La malédiction du manoir de la Chesnaie - Claude Carre - E-Book

La malédiction du manoir de la Chesnaie E-Book

Claude Carré

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Beschreibung

À la veille de la mort programmée de Philippe , un cas de force majeure va obliger son entourage à modifier ses plans. Tout son passé resurgira, en passant de son enfance malheureuse à son incroyable réussite professionnelle, sans oublier les multiples aventures féminines de ce séducteur impénitent et libertin assumé devenu un père de famille nombreuse… malgré lui !
Elevé à la dure dans une famille à peine plus sympathique que les Thénardiers, Philippe est promis à un avenir de garçon de ferme par son beau père alcoolique, violent et dépravé. Le corps d’athlète qu’il se forge grâce aux travaux agricoles et son intelligence séduiront ses premières conquêtes. Des femmes qui, après avoir fait de lui le meilleur des amants, joueront auprès de lui le rôle de « Pygmalion ». Toutes l’aimeront, toutes l’aideront à se rebeller, toutes l’accompagneront dans son irrésistible ascension sociale…Toutes sauf une, dont la trahison mettra en péril l’empire commercial qu’il a créé. Philippe sera-t-il la dernière victime de la terrible malédiction du Manoir de la Chesnaie ?

Cette saga familiale mélange les genres : à la fois roman de terroir et new romance particulièrement sensuelle, avec un final digne d’un roman policier.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Claude Carre - Auteur haut normand d’origine, mais catalan de cœur depuis toujours, marié et père de cinq enfants, il vit dans les Pyrénées Orientales depuis 30 ans, et à Vinça depuis fin 2021.
Après avoir mené de front des études littéraires et des remplacements dans l’éducation nationale, il a été tour à tour commerçant et représentant, avant de revenir à ses premières amours : la littérature. Il a pu assouvir cette passion en exerçant pendant 10 ans le beau métier de bouquiniste à Uzès (30) puis à Saint Cyprien (66). L’écriture de romans est désormais son activité principale. À ce jour, il a publié quatre romans.

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Claude CARRÉ

Avertissement

Prologue

La loi du 22prairial de l’an II du calendrier républicain, (10 juin 1794), rédigée par Georges Couthon à l’initiative de Maximilien Robespierre, marqua le début d’une série d’exécutions massives, qu’on baptisa « La Grande Terreur »

Cette loi supprimait le droit de défense et de recours des accusés. Sans avocat, sans audition préalable ni audition de témoins, le tribunal n’avait d’autre choix que la condamnation à mort ou l’acquittement.

Profitant de l’instauration de cette forme expéditive de justice, Jean Bréant, important négociant en grain Dieppois, accusa le Baron Louis Florent de la Chesnaie et son épouse Marie Marguerite de la Chesnaie, de dépravation des mœurs, et d’avoir porté en public une cocarde blanche. Une seule de ces accusations suffisant pour envoyer n’importe qui à la guillotine, le tribunal révolutionnaire les condamna sans procès.

Ils furent guillotinés à Paris le 13 juillet 1794, soit quinze jours avant que Couthon et Robespierre le soient à leur tour, en application de la loi qu’ils avaient eux-mêmes proclamée.

En montant à l’échafaud, Marie Marguerite de la Chesnaie cria son innocence à la foule et prononça une malédiction qui allait faire grand bruit :

« Maudits soient Jean Bréant, sa famille ainsi que tous ceux qui à jamais tenteront de s’emparer de notre Manoir de la Chesnaie ou d’une partie de son domaine par le crime, le mensonge ou la tromperie.  Je jure devant Dieu que je reviendrai de chez les morts pour les punir. »

J’ai longtemps ignoré l’origine de cette malédiction et si certains esprits faibles ou crédules lui attribuent de nombreux évènements tragiques, je suis beaucoup trop cartésien pour y croire ! Même si les historiens s’accordent à dire que la malheureuse baronne l’aurait effectivement prononcée, elle ne me concernait pas.

Tout d’abord parce qu’à titre personnel, je n’ai jamais tenté de m’approprier ce manoir, et surtout parce que je crois m’être toujours comporté en honnête homme, même si pour quelques culs bénis, le libertin que je suis devenu n’était qu’un horrible pécheur. J’ai beaucoup aimé les femmes mais pour ma défense, elles me l’ont bien rendu en écrivant chaque chapitre de mon histoire !

S’il me faut le confesser, j’avoue avoir cédé plus que de raison au péché de chair mais je ne regrette rien. Je n’ai ni tué ni volé, j’ai menti parfois, mais toujours pour la bonne cause. Sans vouloir me faire passer pour un saint, le leader européen de l’enseignement pour adultes que je suis devenu peut sans prétention affirmer avoir consacré une bonne partie de sa vie à améliorer le sort de centaines de milliers de ses contemporains.

Le corps que j’ai passé des années à entretenir en pratiquant la boxe puis le judo à haut niveau n’est plus qu’une horrible coquille vide. Ma réussite professionnelle et la réputation d’honnête homme qu’on me prête n’empêcheront pas les rapporteurs de la terrible malédiction du « Manoir de la Chesnaie » de me faire passer pour une de ses victimes. Qu’importe, je partirai le cœur léger ! J’ai réglé mes comptes et je sais enfin que la femme exceptionnelle que j’aime en secret depuis des années partage mes sentiments.

Chapitre 1 : Le cancer

Il y a quelques jours, trois ou quatre tout au plus, je m’apprêtais à mourir seul dans une clinique privée, alors qu’à l’aube de mes soixante-cinq ans, j’avais encore de fabuleux projets. À vrai dire, je commençais seulement à m’amuser.

Juliette, ma sœur adorée, était passée en coup de vent avant de s’envoler pour Genève. Comme convenu, Marielle, mon épouse, n’avait rien changé à ses habitudes. Elle était partie la veille à Londres pour y rejoindre notre fils Julien qui, à dix-huit ans passés, espérait poursuivre ses études à Oxford et s’y préparait activement. Aucun de mes proches n’étant censé assister aux dernières heures de ma vie, j’avais insisté pour qu’ils ne modifient pas d’un iota leur emploi du temps. Et pour cause ! Le lendemain matin, on devait me retrouver plongé dans un coma profond et les médecins me déclareraient cliniquement mort quelques jours plus tard. Malgré l’augmentation permanente des doses de morphine, la souffrance était devenue insupportable. Durant la nuit, une dernière injection allait me faire sombrer dans un sommeil dont je ne me réveillerais pas.

Une mort froidement calculée afin que ni mon entourage ni le personnel soignant n’en soit rendu responsable. Pierre, mon chirurgien, devenu l’un de mes meilleurs amis, serait le seul à m’assister ; lui et lui seul, toujours pour des raisons de sécurité. Sans le processus mis au point avec lui, il aurait mis en péril sa carrière et risqué la prison car la loi française, encore sous influence judéo-chrétienne, considère toujours l’euthanasie comme un crime. Du fait de ma notoriété et de la fortune qu’on me prête, le suicide assisté pratiqué en Suisse, bien que parfaitement légal et sans douleur, aurait pu soulever d’énormes problèmes juridiques lors de ma succession.

Quand mon souci de prostate supposé bénin se transforma brutalement en cancer généralisé et que j’en fus réduit aux soins palliatifs, Pierre me fit transférer dans le secteur privé dont il était le patron :

⸺ Viens dans ma clinique Philippe. Chez moi, personne ne t’imposera quoi que ce soit contre ta volonté. Ici, pas de dictat intellectuel ou religieux, pas d’acharnement thérapeutique. Tu seras le seul maître à bord. Je te conseillerai en toute amitié, et tu décideras toi-même du jour où je t’aiderai à larguer les amarres.

J’avais pourtant consulté le meilleur urologue de la place de Paris et Pierre m’avait rassuré :

⸺ C’est un virtuose du bistouri ! S’il te conseille la chirurgie, laisse-le t’opérer. Avec lui, tu es quasiment certain de conserver ton intégrité physique et sauf complications, tu seras tiré d’affaire.

Tu parles ! Au lieu d’un adénome bénin, ils découvrirent un cancer déjà très avancé… J’avais trop attendu et rien ne se passa comme prévu. L’opération n’empêcha pas la propagation de la maladie à d’autres organes et au lieu de devenir simplement stérile, j’en ressortis impuissant et incontinent. Pierre savait pourtant que j’aurais cent fois préféré crever de ce cancer, plutôt que de perdre ma virilité. On se connaissait si bien tous les deux.

Dix longues années s’étaient écoulées depuis qu’il m’avait recollé l’épaule. Une microchirurgie des tendons jamais réalisée en Europe. Ayant participé à la mise au point de cette technique expérimentale aux États-Unis, il était le seul français capable de m’opérer. Malgré mes réticences, j’avais accepté d’être le cobaye de ce chirurgien atypique. Le genre d’individu avec lequel je n’aurais jamais dû accrocher : look de hippie, débraillé, barbu et chevelu, toujours vêtu d’un simple jean et d’une chemise hawaïenne ouverte sur un torse musclé et poilu. Bref, tout ce que je détestais.

Le plus fort, c’est que cet animal me tutoya dès notre premier rendez-vous. Un véritable crime de lèse-majesté pour le tout puissant dirigeant d’entreprise que j’étais. Alors que je cultivais une certaine froideur dans mes relations avec la gent masculine et que j’étais le plus mauvais malade qui soit, je me soumis à tous ses dictats. Il m’expliqua sa façon de travailler sans me ménager.

⸺ Je vais t’embarquer dans une longue et périlleuse aventure. Dans six mois, nous ressemblerons à un vieux couple. Alors pas de salamalecs entre nous. Tu oublies le docteur et tu m’appelles Pierre. Quant à toi, on oublie le PDG. Pour moi, tu seras Philippe. Ça te va, ou tu préfères changer de chirurgien ?

Cet enfoiré savait pertinemment que je n’avais pas le choix.

⸺ Si vous... tu... enfin, si tu veux, et tant qu’on y est je fais comment avec le personnel médical ?

⸺ Pareil ! Mon staff applique mes méthodes et pour que le patient y adhère, nous considérons qu’il fait partie de l’équipe médicale. Ta sœur m’a un peu briefé sur ton niveau d’exigence en ce qui concerne le choix de tes collaborateurs. Tu ne seras pas déçu par les miens. Je ne recrute que des cadors et je peux te certifier que leurs salaires sont au niveau de leurs compétences. Rien à voir avec les conditions de travail habituelles imposées par mes collègues. Dans mon service, la règle c’est disponibilité, dialogue permanent et confiance mutuelle absolue. On est dans le management médical à l’américaine.

Son intervention sur mon épaule fut une vraie réussite, une grande première chirurgicale sur le vieux continent. Comme un gamin, j’étais tombé sous le charme viril et dévastateur de cet éternel étudiant. Il me débaucha ensuite pour me présenter, tel un spécimen rare, dans ses congrès de chirurgiens. J’y eus ma part de célébrité, avec photos et interviews publiées dans les revues médicales. Je participais à ses conférences dans des facs de médecine, j’exhibais mon dos devant des centaines d’étudiants et de toubibs des deux sexes qui m’examinèrent sous toutes les coutures et palpèrent mes cicatrices.

Il avait fait de moi un véritable animal de foire, mais malgré mon emploi du temps de ministre, je ne lui ai jamais rien refusé. Faut dire qu’il avait fini par bien me connaître. Au cours de nos longues discussions, il comprit rapidement que mon rôle de leader européen de la formation pour adultes ne m’amusait plus autant qu’à mes débuts. J’avais atteint les sommets dans mon domaine. Impossible de grimper plus haut. Il me fit sortir du miroir et découvrir un autre monde, celui d’un corps médical vivant en permanence aux côtés de la souffrance, de la mort. Cette profession serait insupportable sans soupape de sécurité. Pour ma part, j’avais un peu perdu le goût de la fête. Mon épouse vivait de façon quasi permanente à Londres et notre couple battait de l’aile, nos relations étant devenues presque exclusivement professionnelles.

Pierre me fit participer à d’incroyables noubas, dans des lieux souvent improbables. Nous passions de réceptions officielles rébarbatives à des soirées de carabins bien plus réjouissantes. Je m’y livrais sans retenue à des abus indécents que la morale réprouve, mais c’était sur prescription de mon médecin personnel. Les femmes ont beaucoup compté dans ma vie, mais pour des raisons différentes, les deux que j’ai épousées choisirent l’une après l’autre de faire chambre à part. Cette abstinence forcée confirma ma réputation de libertin en m’amenant à multiplier les aventures extra-conjugales. Pécheur impénitent devant l’Éternel, je transgressais sans remords les interdits les plus jouissifs.

Tout ce chemin parcouru pour finir comme un pauvre petit animal de compagnie, euthanasié par son vétérinaire. Cette saloperie de crabe allait gagner, mais ma sortie de scène était planifiée. J’avais organisé ma succession avec la complicité de Marielle et l’accord tacite de Juliette, même si ce que j’avais prévu lui déplaisait profondément. Ma sœur, un sacré personnage dont le caractère et la détermination forgés tout au long de notre enfance difficile, n’a jamais beaucoup fréquenté ma seconde épouse alors qu’elle est restée très amie avec la première, ma si chère Sophie. Chère au sens propre comme au figuré !

Les enfants nés de cette première union ne risquaient pas non plus de venir me voir, et pour cause : ils ignoraient que j’allais passer l’arme à gauche !

Il y a dix-neuf ans, alors que je recherchais une secrétaire de direction, je fis la connaissance de Marielle. Elle avait toutes les compétences requises, y compris un physique à damner un saint, et j’étais loin d’en être un ! Sophie et moi étions encore mariés, mais il y avait des lustres que notre union n’était plus qu’une façade. Je menais ma vie comme je l’entendais, ma participation à la vie familiale se résumant à en assurer le confort matériel. Un rôle dont je m’acquittais, on ne peut mieux, compte tenu de mes revenus confortables.

Marielle avait tout juste vingt-deux ans et je dois reconnaître que je fus loin d’être insensible à son charme. À ma grande surprise, rien ne se passa comme d’habitude ! Alors qu’au cours de nos premiers entretiens, elle m’avait assuré qu’étant célibataire elle était professionnellement disponible à cent pour cent, elle me résista plus d’un an. Ce ne fut qu’au cours d’un déplacement à Paris, auquel elle participait pour la toute première fois en qualité de secrétaire de direction nouvellement promue, que nos relations évoluèrent.

Elle accepta enfin une invitation à dîner. Je dus encore patienter vingt-quatre heures avant qu’elle ne se donne à moi. Grisé par sa beauté et peut-être parce qu’elle m’avait longtemps résisté, j’insistai pour que nous vivions ensemble. Moins d’un an plus tard, elle accouchait de notre fils Julien.

Ce n’est qu’afin d’officialiser cette ultime paternité que j’engageai une procédure de divorce, mais rien ne se passa comme je l’espérais. Sophie et nos enfants se liguèrent contre moi. La guerre fut déclarée et ils allaient bientôt payer le prix de leur trahison.

Avec le concours de mes conseillers financiers et de mon notaire, nous avions anticipé mon décès et prévu toutes ses conséquences. Ma mort ne serait annoncée qu’après ma crémation et il ne resterait pratiquement rien de la fortune que nos enfants eussent été en droit d’espérer.

Tout au long de ma carrière, j’avais tenu à ce que les nombreuses sociétés que je créais appartiennent aux salariés qui y travaillaient. On m’accusa bien évidemment d’être un patron paternaliste et manipulateur, asservissant par ce moyen détourné des employés uniquement motivés par le chiffre d’affaires. Une accusation toujours balayée par les intéressés qui ne se plaignirent jamais de leur sort.

À titre personnel, je ne possédais qu’une partie de la holding suisse qui déposait et gérait les licences que tous nos franchisés exploitaient en la rémunérant. Mes parts m’en conféraient la direction, car elles représentaient la majorité de blocage. Elles constituaient également l’essentiel de ma fortune qui, grâce à un savant montage juridique, reviendrait presque intégralement à Julien et à Marielle. Cette dernière pourrait de plein droit me succéder à la présidence du conseil d’administration.

Après avoir déduit les frais de fonctionnement et la rémunération des actionnaires, le plus gros des bénéfices alimentait la fondation humanitaire qui porte mon nom, à Genève. Ma sœur Juliette en était la directrice générale et en assumait également la présidence depuis que j’étais trop malade pour exercer cette fonction. Mes comptes bancaires personnels étaient pratiquement vides et je ne possédais plus aucun meuble ou immeuble. Tout ce qui faisait partie de la communauté de biens avec Sophie lui avait été attribué lors de notre divorce, accompagné d’une généreuse pension compensatoire. En contrepartie, elle n’avait aucun droit sur mes parts de la holding. En tout et pour tout, je ne possédais plus qu’une cinquantaine d’hectares de terres agricoles dont j’avais hérité à titre personnel, des terres invendables, car la plupart étaient louées et exploitées par mon frère. Le meilleur spécialiste des successions de la capitale trouva la solution pour que ce soit Marielle qui hérite de ces terres à ma mort, et non les enfants nés de mon premier mariage.

À cause des témoignages à charge qu’ils avaient rédigés, j’avais perdu la première procédure de divorce pour faute entamée contre leur mère. À la demande expresse de mon avocat, j’avais moi aussi produit des témoignages signés par des amis. Ils ne l’épargnaient certes pas, mais ils ne provenaient pas de membres de ma propre famille. En fait ils ne faisaient que rétablir la vérité sur la nature singulière de notre union. Cette pratique certes peu honorable, était pourtant très courante à une époque où le divorce par consentement mutuel n’existait pas, et plutôt de bonne guerre compte tenu de l’importante contrepartie financière que je proposais. Sophie n’accepta jamais de reconnaître sa responsabilité dans les écarts de conduite qu’elle me reprochait, préférant dresser mes propres enfants contre moi. Tout ce bazar coûta une fortune en frais de justice et ne servit finalement à rien. Notre divorce, qu’elle finit par accepter, fut effectivement prononcé, mais quelques années plus tard, lorsqu’elle apprit que Pierre allait devoir m’opérer. Mon offre financière lui sembla préférable à ce que nos enfants et elle pourraient perdre si j’étais victime d’un incident médical. Elle opta donc pour la sécurité, malgré l’horreur que lui inspirait l’idée que je puisse me remarier. Elle me le confirma à la sortie du Palais de Justice :

⸺ Maintenant, tu es libre d’épouser ta petite secrétaire puisque tu en meurs d’envie, mais tu ne tarderas pas à t’en mordre les doigts !

Je jugeai inutile de relever la menace à peine voilée dans ses propos et tournai le dos à cette femme pourtant épousée par amour, bien des années auparavant. Elle n’avait rien cédé, mais par sa faute, nos enfants, même s’ils étaient loin d’être dans la misère, ne profiteraient jamais de ce que j’aurais pu leur laisser. Pourquoi étaient-ils allés raconter que je ne m’occupais pas d’eux, que j’étais un père absent ? N’avais-je pas toujours été celui qui leur offrait un cadre de vie exceptionnellement confortable en Normandie, entretenant à grands frais pour leurs vacances, de luxueuses résidences secondaires à la mer comme à la montagne ?

Je n’étais bon qu’à me comporter en trésorier-payeur général, réglant sans sourciller les frais de maison, les salaires du personnel, les séjours linguistiques et les études en écoles privées pour gosses de riches. Grâce à mon argent, ils avaient mené une existence dorée.

Ils m’avaient traîné dans la boue, moi, leur propre père. Ces ingrats ne savaient pas réellement à quoi ressemblait l’absence d’un père.

Moi si !

Chapitre 2 : Mon père

Joseph Carpentier… Voilà comment s’appelait mon père. C’était un Picard, né à Abbeville. Un grand et bel homme, du moins d’après les quelques photos que j’ai pu voir. En m’en tenant aux dires de ma grand-tante Adèle, c’était un dandy et un grand séducteur. « Mais avant son mariage ! »

Vu l’époque et compte tenu de son appartenance à une famille de bourgeois aisés, conservateurs et fervents catholiques, ce devait être un sacré coureur de jupons. Je l’imaginais bien, passant d’une épouse de notable délaissée par un vieux mari à une commerçante aux charmes ravageurs… Pas question de courtiser une demoiselle de bonne famille et de risquer un mariage forcé en la mettant enceinte. Ce célibataire endurci assurait à qui voulait bien l’entendre que s’il était trop vieux pour faire la guerre, il ne l’était pas encore assez pour se ranger. Chose rare pour l’époque, il avait prolongé de deux ans ses études au Cours supérieur, après son Certificat d’études primaires. Sportif et excellent danseur, il fréquentait assidûment les bals, se déplaçant parfois jusqu’à Paris pour assister aux spectacles donnés dans les cabarets à la mode.

La majeure partie du temps, il parcourait la région à moto pour son travail. Directeur commercial de l’entreprise familiale, il vendait du matériel agricole à de riches fermiers picards et normands.

 Au cours d’un de ses déplacements professionnels, juché sur une Triumph H 550 cm3, il rencontra celle qui allait devenir son épouse et ma mère par la même occasion. Il avait un rendez-vous important dans un des hameaux du Coudray, un petit village de Seine Maritime perdu en pleine campagne à mi-chemin entre les villes de Dieppe et Eu. Il devait y rencontrer le Baron Auguste de la Chesnaie, héritier d’un superbe manoir du début du 18ième siècle, niché au cœur d’un domaine de plus de quarante hectares, constitué d’un parc, de bois, de terres agricoles, d’un étang, le tout étant traversé par une rivière. Cette immense propriété constituait la principale demeure de ce hameau isolé qui outre le manoir, ne comportait que deux exploitations agricoles.

L’intendant du domaine entretenant d’excellentes relations avec ses voisins, lui conseilla de rencontrer les exploitants de la plus importante des deux, celle dont les terres jouxtaient celles du manoir : La famille Maillot.

Les « Maillot » appartenaient à ce qu’il conviendrait d’appeler des agriculteurs aisés, propriétaires d’une belle exploitation de cent vingt hectares. Comme de coutume dans cette riche région agricole, ils pratiquaient la polyculture et l’élevage, respectueux de l’adage selon lequel : « On ne met jamais tous ses œufs dans le même panier. »

Fortune faite, il leur restait un dernier problème à régler, mais pas des moindres dans le monde rural : assurer leur succession.

Malgré de nombreuses tentatives, une seule grossesse avait été menée à terme, et à leur grand désespoir, ce fut une fille. Pour ne rien arranger, elle n’était pas bien jolie. C’était une petite bonne femme aux cheveux roux, le visage constellé de taches de rousseur, le tout posé sur un corps râblé, plus proche de celui d’un déménageur que de celui d’une reine de beauté. Somme toute, un physique assez éloigné des canons habituels de l’esthétique féminine.

Le père, handicapé après un grave accident, fut contraint de confier les rênes de l’exploitation à ce curieux personnage androgyne. Véritable garçon manqué, elle abandonna ses études et assuma son rôle de patronne, jurant comme un charretier et terrorisant autant les employés permanents que les saisonniers. La pauvre n’avait donc que sa dot conséquente pour attirer d’éventuels prétendants, ce qui faisait craindre le pire à des parents aimants, mais lucides.

Ce fut donc cette jeune fermière, prénommée Léontine, que mon futur père rencontra pour lui vendre je ne sais quels engins agricoles que ses parents, les plus gros concessionnaires du nord de la France, importaient de différents pays. D’après le peu que j’ai su de lui, il ne serait jamais tombé amoureux d’elle sans un concours de circonstances assez particulier.

Après une déception amoureuse, il envisageait, à presque trente-cinq ans, de mettre fin à sa vie de colporteur, mais l’idée d’épouser la fille d’une de ses conquêtes, même ravissante, ne le réjouissait pas. Il n’était pas fait pour une vie de salon. Depuis quelque temps déjà, il recherchait l’occasion qui lui permettrait de s’installer pour de bon dans ce monde rural qu’il fréquentait depuis des années. Il s’y sentait légitime, persuadé qu’avec ses connaissances en mécanique, il pouvait moderniser et développer n’importe quelle exploitation. Sans savoir où ça le mènerait et plus par habitude que par désir, il lui fut aisé de séduire la fille et les parents. Héritier d’une famille riche, il n’avait rien du coureur de dot, mais Léontine éprouva tout de même quelques difficultés à convaincre son père de l’accepter comme gendre. En bon fermier, il rechignait à confier sa fille à quelqu’un qui n’apportait pas de terre dans la corbeille de la mariée, une coutume répandue dans les campagnes. Un mariage arrangé entre voisins permettait souvent d’agrandir la taille de l’exploitation. Léontine trouva les bons arguments.

⸺ Il n’a pas de terres, mais il connaît bien le travail. Il fera venir à prix d’usine tout le matériel moderne nécessaire pour remplacer une bonne partie des saisonniers. Une machine ne compte pas ses heures, ne fait pas semblant de travailler et ne boit pas en cachette. On gagnera plus d’argent en se mécanisant qu’en exploitant quelques hectares de plus.

Je crois qu’en fait, c’est l’intelligence de Léontine qui séduisit Joseph. Elle était vive, dotée d’un esprit pratique et surtout, elle avait une vision avant-gardiste du métier d’exploitant agricole. C’est sur ce point que mes futurs parents s’entendirent comme larrons en foire. Elle imaginait déjà la possibilité de mutualiser certains matériels, trop chers pour de petites exploitations, mais vite rentabilisés si on pouvait les acheter à plusieurs, ou les louer à d’autres. Joseph se serait exclamé :

⸺ Bravo ! C’est aussi ce que je pense, mais je n’ai jamais rencontré de partenaire suffisamment visionnaire pour mettre en application mes idées. À nous deux, avec l’appui de vos parents, nous gérerons votre exploitation, et avec les miens, j’envisage de créer une entreprise de location de matériel. Chaque famille sera gagnante sans prendre de risque, puisque chacune continuera à exercer la profession qu’elle connaît le mieux, aidée par l’autre. 

En bon commercial, connaisseur des pratiques en vigueur dans le monde rural, il s’était volontairement effacé et placé sous la tutelle des anciens. Il faisait ainsi preuve de respect pour le savoir-faire de ses futurs beaux-parents, tout en démontrant les énormes bénéfices que chacun pouvait espérer d’une telle association.

Le cultivateur normand est dur au labeur et âpre au gain. S’il a gagné son indépendance au fil des siècles, il n’en garde pas moins la mémoire des temps difficiles où la noblesse et le clergé s’octroyaient la majeure partie de ce que rapportait son travail. Il en est resté une grande méfiance à l’égard des gens de la ville, grands bourgeois ou hommes de loi dont les mains ne sont pas calleuses comme les siennes.

Ce n’était pas le cas de Joseph ! Habitué au travail mécanique, il avait des mains d’ouvrier. Quelques semaines plus tard, il faisait officiellement sa demande. L’idée d’association devint promesse de mariage et tout alla très vite. Ils se fiancèrent au mois de juin 1921 et le mariage eut lieu un an plus tard.

La cérémonie fut grandiose. Cathédrale et mairie d’Abbeville pour la partie officielle et paraît-il, le plus important banquet que la région ait connu après les années noires de la Première Guerre mondiale. Mes grands-parents paternels avaient tenu à convier tous leurs plus importants clients, transformant un peu la noce en comice agricole. Si on ne les avait pas retenus, ils en auraient profité pour exposer leurs dernières nouveautés. Les mauvaises langues prétendirent que les ventes conclues les jours suivants compensèrent largement ce qu’avait coûté le repas.

Si cette union ne changea pas la taille de la ferme familiale, elle contribua grandement à l’amélioration de son exploitation, car Joseph reçut en cadeau toutes les machines nécessaires pour la mécaniser. Tracteurs et matériel ultra moderne remplacèrent sous des hangars remis à neufs les vieilleries poussives et rouillées. La première partie du contrat étant remplie, il leur fallut ensuite s’atteler à la seconde et néanmoins la plus importante aux yeux des parents de Joseph et de Léontine : la mise en chantier des futurs héritiers. Les choses du sexe n’avaient pas semblé essentielles lors de leurs premières rencontres et compte tenu des précédentes aventures amoureuses de mon père, on pouvait douter que sa jeune épouse puisse avoir le moindre attrait physique pour lui.

Et pourtant ! La sœur du père de Joseph, ma chère tante Adèle, habituellement pudique sur ce sujet m’affirma bien des années plus tard :

⸺ Ces deux-là y sont allés de bon cœur. 

Elle semblait vouloir dire qu’il y avait tout de même eu de l’amour entre ces deux êtres si différents.

⸺ Tu sais, ton père était très attentif et aux petits soins pour Léontine. Toujours en train de la cajoler devant tout le monde.

Incroyable pour ceux qui, comme moi, ont vécu avec elle par la suite. Comment imaginer que l’espèce de harpie qui m’a servi de mère ait pu se comporter comme une amante rougissante qu’il taquinait en public ? Comment mon père pouvait-il la trouver désirable ? Toujours est-il que je suis né, onze mois jour pour jour après le mariage, le 20 mai 1922. Accouchement difficile, mais superbe bébé, attendu comme le messie par ses parents comme par ses grands-parents, toujours d’après la tante Adèle :

⸺ Tu comprends, des deux côtés, il n’y avait pas d’héritier mâle. C’était important à l’époque. Trop d’hommes avaient été tués dans les tranchées. Nous, les filles, on comptait pour du beurre. Ton baptême fut l’évènement de l’année, presque plus important que le mariage. Et comme ils semblaient y avoir pris goût, ou peut-être parce qu’à trente-huit ans, ton père ne voulait pas attendre, ils remirent ça. Trois mois plus tard, Léontine était de nouveau enceinte. 

Beaucoup d’eaux ont coulé sous les ponts depuis, mais je revois encore le beau visage de ma tante s’assombrir et ses yeux s’embuer de larmes lorsque de ma petite voix d’enfant, je lui ai demandé :

⸺ C’est là que c’est arrivé ?

La voix étranglée par l’émotion, elle me répondit :

⸺ Oui, mon petit. Ta mère était enceinte d’un peu plus de deux mois quand ton pauvre papa a eu ce tragique accident de moto !

Chapitre 3 : Stupide accident 

On dit toujours ça d’un accident, mais là ce fut vraiment le cas. Mon père était au mauvais endroit à la mauvaise heure, et le comble, c’est qu’il est mort à cause d’une poule ! Pas celle qu’on pourrait imaginer, vu ses goûts féminins d’avant mariage. Non, une véritable poule de ferme, plantée au beau milieu d’une petite route de campagne à la sortie d’un virage. Chercha-t-il à l’éviter dans un geste réflexe, aborda-t-il simplement cette courbe à trop grande vitesse, ou les deux à la fois ?

De mauvaises langues prétendirent que mon père et ma mère s’étaient entendus avec l’intendant du manoir pour exploiter en commun la partie cultivable du domaine, voire d’en acquérir quelques hectares. Selon eux, Joseph s’était attiré les foudres du fantôme du manoir !

Sans preuves formelles, les gendarmes, peu enclins à valider une intervention de l’au-delà, s’en tinrent à la version accidentelle. Le fait est qu’on retrouva les deux protagonistes étendus sur le sol et que c’est Joseph qui paya le prix fort, alors que le volatile s’en sortit à peine engourdi, avant probablement de finir en poule au pot comme il se doit.

Qui sait ce qu’il serait advenu de moi, sans la présence inopinée de cette foutue bestiole. Étant l’aîné, j’aurais sans aucun doute repris le flambeau d’une entreprise familiale florissante. Me connaissant, je ne m’en serais pas contenté et j’aurais développé la composante mécanique pour en faire un fleuron du marché national, voire international.

C’est probablement à cette poule vagabonde que je dois ma brillante carrière, mais dans un tout autre domaine. Un peu plus d’un demi-siècle plus tard, je suis devenu le patron tout puissant du plus important groupement d’entreprises à vocation éducative d’Europe. Une holding installée en Suisse dont les activités s’étendent sur plusieurs continents, l’une des premières mondiales dans son domaine. Je ne devrais donc pas me poser en victime.

Et pourtant ! Mon enfance, comme celle de ma sœur, devint un enfer après cet accident. Alors que nous avions tout pour vivre heureux, le cours de notre existence fut bouleversé par la succession d’évènements tragiques qui suivirent le décès de notre père. L’état des lieux était déjà catastrophique. Léontine, veuve inconsolable et enceinte de deux mois, se retrouva à la tête d’une exploitation que les modifications techniques apportées par mon père avaient rendue bien trop complexe. Plus rien ne fonctionnait comme avant et il lui fallut près d’un an pour en reprendre les rênes. Pour faire bonne mesure, une partie de la famille fut décimée au cours de cette année de deuil. Les deux parents de Joseph moururent, de chagrin sans doute, à un mois d’intervalle.

Le père de Léontine, inquiet de voir sa fille dépassée par les évènements, voulut reprendre le travail malgré un état de santé déplorable. Une vilaine grippe l’emporta en quelques jours et sa veuve, choquée par cette hécatombe, sombra dans la dépression pour ne jamais en sortir. Léontine se retrouva seule pour mener une barque à la dérive, handicapée par deux rejetons, ma sœur Juliette, âgée de quelques mois et un gamin de deux ans : moi !

Une brave femme, mi-nourrice sèche, mi-cuisinière, était censée s’occuper de nous, malgré des compétences limitées en matière d’éducation et une absence totale d’instinct maternel. Pendant ce temps, notre mère reprenait vaillamment toutes les activités de la ferme. Elle était si dure à la peine qu’elle effectuait la tâche de deux hommes à la fois. Le travail dans les champs, les soins aux animaux, la traite des vaches et une foule de corvées aussi diverses qu’épuisantes l’occupaient douze à quinze heures par jour, sept jours par semaine. Une forme d’esclavage moderne librement consenti. Il va sans dire qu’avec cet emploi du temps surchargé, Léontine ne disposait ni de moments de loisir ni de temps pour prendre soin de sa personne. C’est dire si le personnage, dont la féminité naturelle était déjà bien cachée, perdit le peu d’attrait qui lui restait. C’est pourtant sur elle qu’un jeune ouvrier belge prétendument mécanicien et en quête d’emploi, jeta son dévolu.

Albert Valest avait postulé dans l’entreprise de mécanique agricole de mes grands-parents, à l’époque où elle était sur le point de sombrer. Informé par les vieux ouvriers encore présents du décès des anciens patrons et de celui du fils de la maison, il imagina aisément l’embarras dans lequel se trouvait la jeune veuve. Il lui fut facile d’approcher Léontine, muni de recommandations et de certificats invérifiables. Elle vit en lui un envoyé de la Providence, un ouvrier capable de faire fonctionner et d’entretenir tous les engins modernes de la ferme. Albert avait une tout autre idée en tête.

J’appris des années plus tard que ce prétendu mécanicien au physique avantageux avait un passé particulièrement trouble. Il aurait exercé pendant ses jeunes années l’honorable métier de danseur mondain, mais ses véritables revenus étaient assurés par quelques prostituées de ses amies. Une vilaine affaire de règlement de comptes au couteau, consécutive à sa rivalité avec des proxénètes locaux, l’aurait contraint à se mettre au vert. Une frontière et plus de deux cents kilomètres le mettaient opportunément à l’abri de ses encombrants collègues et de la police belge qui commençait à s’intéresser à son cas. Il avait jugé plus prudent de mettre de la distance entre ses relations interlopes et la nouvelle vie que cette veuve crédule pouvait lui offrir. On ne se refait pas. Maquereau un jour, maquereau toujours. Albert avait la mentalité et toutes les compétences d’un gigolo. La pauvre Léontine, avec sa totale méconnaissance des hommes et privée des conseils de bon sens de son père, était une proie rêvée. Quand il se présenta, propre et élégant avec ses habits de la ville, casquette à la mode et foulard autour du cou, il fit son petit effet. Léontine n’avait rencontré d’hommes aussi bien habillés que dans sa belle-famille, lors de son mariage.

Mise en confiance, elle tomba immédiatement sous le charme du bellâtre, estimant que s’il venait de la part des ouvriers de son ex-beau-père, il ne pouvait s’agir que d’un homme de qualité. La mécanique n’était pas aussi compliquée qu’aujourd’hui, et il en possédait assurément quelques notions. Sa nouvelle patronne fut suffisamment impressionnée pour lui accorder le statut privilégié de chef mécano. Un rang dont il profita pour refuser d’être logé dans les communs, avec les autres employés de la ferme.

Il savait ce qu’il voulait et en démontra la nécessité à Léontine :

⸺ Vous comprenez, madame, il me faut lire les fiches techniques pour l’entretien des machines. J’ai également étudié la gestion comptable d’une entreprise moderne, telle que la concevait votre mari. Mes connaissances vous seront utiles, mais pour effectuer tout ce travail important, je dois disposer d’un bureau au calme.

Ayant déjà jaugé le peu d’estime que sa patronne accordait aux hommes de peine, il ajouta en noircissant à dessein le tableau :

⸺ Je suis habitué à la propreté, à l’hygiène de la ville et tous ces saisonniers vivent un peu comme des cochons. Ils sont souvent alcooliques, crasseux et bruyants, sans parler de leurs mœurs de dépravés.

Léontine, persuadée d’avoir affaire à un homme de la même trempe que mon père, accéda à toutes ses requêtes. La plus grande chambre de la maison lui fut donc affectée, et on y installa le fameux bureau, excellent prétexte pour éviter les commérages. Je suis persuadé que ma mère pressentait déjà que leur relation ne s’en tiendrait pas là.

En quelques jours, Albert s’octroya la place du maître de maison à table. Je pense qu’il n’eut pas besoin de plus de temps pour le remplacer aussi dans le cœur et accessoirement, dans le lit de sa patronne. Comme l’animal n’était pas manchot, il sut se rendre indispensable au travail comme dans l’intimité et mit toute l’ardeur nécessaire pour parvenir à son but : s’imposer comme le patron de la ferme. Grand connaisseur de la chose féminine grâce à sa précédente profession et malgré le peu d’attraits de sa partenaire, il s’efforça probablement de l’honorer le plus souvent possible, et ce jusqu’au résultat espéré.

Il m’a toujours été impossible d’imaginer ma mère en femme passionnée, succombant aux assauts de son amant. Cela me semblait d’autant plus incongru que pour faire honneur à sa réputation de souteneur, Albert se devait de l’amener au septième ciel à chaque fois, pour qu’elle en redemande.

L’assiduité d’Albert fut récompensée. Léontine tomba enceinte ! Une situation inimaginable à cette époque, surtout pour une veuve de fraîche date. Leur mariage, devenu indispensable, eut lieu quelques semaines plus tard, dans la plus stricte intimité. Il était temps. Le ventre de Léontine s’arrondissait et les langues commençaient à se délier aux alentours. De commérages en vraies fausses nouvelles, le vilain passé d’Albert pouvait ressurgir et anéantir ses beaux projets d’avenir.

Parvenu à ses fins, il n’était plus désormais un employé parmi les autres, mais le mari de la patronne. La naissance à venir lui conférerait bientôt le grade supérieur : celui de patron et heureux père de celui qui, un jour, hériterait de la ferme. Ma sœur et moi n’étions déjà plus dans ses projets que de vulgaires bâtards à écarter. S’il n’y avait eu, à proprement parler, de véritable coup de foudre entre mon père et ma mère, je suis certain en revanche qu’Albert tomba follement amoureux, mais de la ferme, pas de Léontine !

Chapitre 4 : Il s’appellera Jacques

J’ai peu de souvenirs de cette époque. Ni ma sœur Juliette ni moi du haut de mes trois ans, ne pouvions imaginer le sort qui nous était réservé. Il semblerait que nous vivions assez bien, donnant l’image d’une famille reconstituée dans une certaine harmonie. Nous grandissions, correctement nourris et à l’abri dans une maison bien tenue. Albert, en fin diplomate, n’avait pas encore dévoilé son jeu. Il prêta sans doute quelques attentions aux enfants de son prédécesseur, soucieux de ne pas anéantir une stratégie finement élaborée en commettant une erreur de comportement. Trop préoccupé par ses manœuvres de séduction, il était incapable d’évaluer correctement le niveau d’attachement de Léontine envers nous. Surtout ne pas trébucher en contrariant son amour maternel !

Connaissant le sujet par cœur, je peux affirmer sans risquer de me tromper qu’elle ne devait pas être particulièrement démonstratrice. Ma mère sut toujours masquer l’affection qu’elle portait à ses enfants, et ce n’était pas par pudeur. Évoquer ses élans de tendresse ou une quelconque preuve de son amour maternel serait peine perdue, car elle ignorait tout de ce sentiment. Cette femme n’aima jamais autre chose que son bétail, ses terres, et l’argent qu’elle en tirait. Elle ne faisait aucune différence entre les animaux de la ferme et les êtres humains, aussi proches soient-ils. Aussi loin que je remonte dans mon passé, je n'ai aucun souvenir de câlins de sa part. Elle ne me prenait jamais dans ses bras, alors qu’elle ressentait un plaisir évident lorsque ses chiens venaient se fourrer dans ses jambes pour se faire caresser.

J’étais cependant loin d’être le plus à plaindre. Juliette, née sept mois après le décès de notre père, ne reçut jamais le moindre baiser de notre mère. Confiée à une nourrice dès sa naissance, ses premières années se passèrent en ma compagnie, sans jamais avoir affaire à Léontine, qui agissait comme si elle n’existait pas, comme si la présence de cette petite fille était un accident, une erreur de la nature. En travaillant à la ferme, j’ai pu observer des comportements identiques chez certains animaux. Des mères fuient parfois leur petit après l’avoir expulsé, apeurées par cette chose sortie douloureusement de leur ventre. Elles ne le reconnaissent pas et refusent de le nourrir, quand elles ne cherchent pas à le tuer, tout simplement. La difficulté pour l’éleveur consiste alors à lui trouver une mère nourricière.

Léontine nous avait « pondus », mais ne s’intéressait pas à nous. Si nous avions vécu en pleine nature, je ne serais sans doute pas là pour raconter notre histoire. Elle nous aurait abandonnés sur place à la naissance et nous serions morts de faim. Elle ne se souciait des êtres humains vivant dans son entourage que pour leur utilité immédiate. Leur passé, leur présent, et encore moins leur avenir ne l’intéressaient pas, tandis qu’elle s’inquiétait nuits et jours des dangers climatiques pour les récoltes, de la bonne santé du bétail ou de la prochaine mise bas d’une de ses vaches. Léontine n’a jamais eu d’amis, et encore moins d’amies !  C’est à cause, ou grâce à cet isolement, qu’Albert put aisément la manipuler. Il se montra empressé tout au long de sa grossesse, travaillant d’arrache-pied pour éviter toute fatigue inutile à la future mère de son enfant. Pas question de faire courir le moindre risque à son héritier. Mais pas question non plus, de se tuer à la tâche ad vitam aeternam ! 

Il ne faisait pas tous ces efforts pour rien et ne comptait pas garder les mains calleuses ni conserver cette odeur de sueur qui empestait ses vêtements. Il devait d’ailleurs en éprouver une certaine frustration, car les filles de ferme qui n’avaient d’yeux que pour cet homme de la ville à son arrivée ne se retournaient plus sur son passage en gloussant.

À son grand regret, il dut jouer cette comédie du mari fidèle et prévenant jusqu’à son terme, tout en se réjouissant à l’avance des petites jeunesses dont il ferait ses maîtresses dès la fin de son purgatoire. On ne dit pas non au patron de la ferme ! Comme tous les souteneurs du monde, il ne pouvait envisager de gagner son pain autrement qu’en exploitant la crédulité des femmes. Avec cette grossesse en cours, il tenait son avenir entre ses mains. L’enfant né de ses œuvres serait son assurance-vie. Époux comblé, devenu le véritable chef de famille, il allait pouvoir tout régenter et s’approprier l’exploitation le plus légalement du monde ; son objectif ultime étant de faire de son enfant l’unique propriétaire de la ferme.

Il y a de la chance pour les crapules, car Léontine accoucha d’un beau garçon en parfaite santé. Contre la volonté de ma mère qui, dans un dernier remords, avait pensé le prénommer Joseph en l’honneur de son premier mari, Albert décida seul :

⸺ Joseph… Pas question ! J’aurais l’impression d’être cocu. Je ne veux rien ici qui rappelle la présence d’un autre homme. Il s’appellera Jacques.

Cette phrase resta gravée dans ma mémoire d’enfant, car c’était la toute première fois qu’Albert se montrait aussi autoritaire en public. Il n’aurait jamais osé contredire aussi durement son épouse, avant que la naissance de son fils ne lui confère sa légitimité.

Comme de braves couillons, Juliette et moi étions les enfants les plus heureux du monde avec l’arrivée de ce nouveau frangin. Ma sœur âgée d’à peine deux ans le voyait comme un beau baigneur, un jouet vivant pour petite fille. Quant à moi, j’imaginais déjà que Jacques allait devenir mon futur camarade de jeux. Connaissant tous les recoins et tous les animaux de la ferme, je me réjouissais à l’avance de nos parties de cache-cache à venir et de tout ce que j’allais lui faire découvrir. Il y avait toutefois un mot dont la signification m’avait échappé, dans la phrase accompagnant la prise de pouvoir d’Albert : « Rien… rien ici qui me rappelle la présence… » C’était pourtant évident ! Ce « rien » nous concernait au premier chef, Juliette et moi. Nous étions même directement visés. Après s’être occupé de notre mère, Albert allait s’occuper de nous et à plein temps, puisqu’il avait désormais les coudées franches !

  Si nous n’avions qu’une très vague idée de ce que vivent des enfants choyés par des parents aimants, nous allions faire connaissance avec ce que l’on peut faire subir à ceux que l’on déteste.

Chapitre 5 : Première séparation

L’arrivée du petit frère provoqua notre premier éloignement de ce qui ressemblait malgré tout à un cocon familial. Totalement dépassée par les évènements, notre pseudo « nurse » alla se plaindre auprès du nouveau patron :

⸺ Faut m’comprendre, m’sieur Albert. Avec ces deux-là qui courent à hue et à dia, j’peux point y faire avec le p’tit Jacques !

Sans le savoir, elle venait de lui servir sur un plateau le prétexte idéal pour se débarrasser de nous :

⸺ C’est vrai ça ! On a trop de travail pour bien faire. Et puis, le p’tit est fragile. Les deux autres pourraient lui faire du mal avec leurs sauvageries. Dis donc, la famille de leur père pourrait bien s’occuper d’eux un moment ? Ça nous soulagerait un peu.

Nul besoin d’argumenter davantage pour convaincre une mère comme Léontine. Ses préoccupations étaient ailleurs. N’ayant aucune envie de s’occuper de nous, elle avait probablement déjà envisagé de nous placer, quitte à devoir payer des parents nourriciers le temps que nous soyons capables de gagner notre pitance. Toute seule, elle n’aurait jamais osé quémander ce service à son ex-belle famille, ces « gens de la ville » dont elle se méfiait :

⸺ Ils ne sont pas d’notre monde, ils ne vivent pas comme nous !

Le trait d’union que représentait mon père ayant disparu, elle avait définitivement renoncé à les fréquenter. Aucun souci pour Albert qui ne s’encombrait d’aucun complexe. Séduit par l’idée de se débarrasser de deux bouches à nourrir tout en mettant à profit notre absence pour asseoir son autorité sur la ferme, il se mit immédiatement en chasse pour nous caser. Mes grands-parents étant décédés, il se tourna vers la sœur du père de Joseph.

Je fus donc confié à ma tante Adèle Lampin et à Jules, son mari, un couple d’anciens négociants en produits alimentaires. Ils avaient élevé leurs trois enfants, Marie, épouse de Robert, Joséphine, célibataire endurcie, et Michel qui leur avait succédé à la tête de l’affaire familiale. À leur grand regret, Marie et Robert n’avaient pas d’enfants et pour une raison que j’ignore, ne semblaient pas pouvoir en avoir. Ces derniers héritèrent de ma sœur Juliette.

Quitter la ferme familiale dans l’indifférence générale ne me fit ni chaud ni froid, mais j’appréhendais tout de même, la séparation d’avec ma sœur. Mes craintes ne durèrent pas bien longtemps. Nous allions découvrir tous les deux un statut dont nous ignorions tout : celui de l’enfant roi !

Robert et Marie, fous de joie d’avoir enfin leur petite fille à élever, se comportèrent comme de véritables parents adoptifs pour Juliette. Toute la famille Lampin, aimante et chaleureuse, nous accueillit avec un plaisir non dissimulé. Ils adoraient tous mon père et sa disparition brutale les avait profondément attristés.

 Comme souvent en Picardie, les femmes régnaient sur la maison, pendant que les hommes allaient gagner l’argent du ménage à l’extérieur. Chacun étant maître dans son domaine, nous fûmes placés d’office sous une tutelle aussi affectueuse que matriarcale. J’étais donc toujours fourré dans les jambes de ma Tante tandis que Juliette ronronnait de plaisir dans les bras de Marie.

Je dois préciser que les trois femmes de la famille étaient de ferventes catholiques, très pratiquantes, avec une mention particulière pour Joséphine, dont l’assiduité aux offices allait de pair avec son statut de vieille fille. En dehors de la corvée de la messe dominicale, à laquelle j’étais tenu d’assister alors que je n’y comprenais rien, je vécus chez ma tante les trois plus belles années de ma vie. Véritable coq en pâte, j’étais choyé, embrassé, câliné par les femmes et gentiment rudoyé par l’oncle Jules, dont un des grands plaisirs était de m’emmener à la chasse.

La famille possédait quelques terres données en fermage, sur lesquelles il s’adonnait régulièrement à cette activité. Après les récoltes, je parcourais avec lui les champs et les herbages, je longeais les bois, armé d’un bâton pour faire sortir les lapins des fourrés. Je servais de rabatteur pour débusquer les lièvres ou faire s’envoler les compagnies de perdreaux. Le gibier était alors assez rare. Mon oncle m’en avait expliqué la raison :

⸺ C’est à cause de la guerre ! Les pauvres gens n’ayant pas grand-chose à manger, ils braconnaient à cœur d’année. Les espèces n’ont pas eu le temps de se reproduire. Il nous faudra plusieurs saisons pour retrouver les beaux tableaux de chasse d’avant.

À cette époque, les chasseurs n’étaient pas les « viandards » qui prétendent chasser de nos jours en massacrant des faisans d’élevage, relâchés la veille. Les parties de chasse de l’oncle Jules n’avaient rien de commun avec ces boucheries pour aventuriers de salons de thé. Un chasseur digne de ce nom respecte les animaux et ne tue que ceux qu’il mangera. Il devrait même savoir les plumer ou les dépouiller et si possible les cuisiner. Une évidence lorsqu’on est issu du monde paysan où chaque repas est issu de son travail. J’ai conservé toute ma vie un goût immodéré pour les saveurs particulières de ces viandes sauvages, sortes de « madeleines de Proust » qui me remettaient en mémoire les belles tablées d’antan. Perdrix, cailles, lapins de garenne ou lièvres, sangliers ou chevreuils, tous ces animaux qu’on ne tue souvent aujourd’hui que pour le plaisir, devenaient des mets de rois, dont ma tante nous régalait. En rôtis, en daube, en terrines ou en pâtés, nous nous pourléchions les babines de tout ce que Dame Nature nous offrait parcimonieusement.

Parfois, après une matinée entière à courir les prés sans rien dénicher, Jules se défoulait en tirant quelques coups de fusil sur des cibles improvisées, juste pour le plaisir. Les murets, les bottes de paille, ou les plaques publicitaires émaillées clouées sur les portes des bâtiments agricoles en prenaient pour leur grade sous mes applaudissements. Cette aimable distraction me valut la seule et unique gifle de mon séjour chez lui. Nous rentrions bredouilles, comme souvent, quand sans me fournir d’explications, l’oncle m’ordonna :

⸺ Lance ton béret en l’air, aussi loin que tu peux.

Je le fis, en toute innocence. Ce tireur émérite n’eut besoin que d’un seul coup de fusil pour que les petits plombs transpercent de part en part mon vieux béret… De retour à la maison, il me cacha derrière la porte avant de tendre mon couvre-chef à son épouse :

⸺ Tiens, c’est tout ce qui reste de Philippe. Un coup de fusil malheureux…

La brave tante Adèle fut prise d’une telle frayeur, qu’en me voyant sortir tout rigolard de ma cachette, elle ne put s’empêcher de me donner une gifle retentissante. La malheureuse réalisa en une fraction de seconde que son mari était le seul responsable de cette mauvaise blague. Elle se confondit en excuses et me tendit les bras, tout en enguirlandant copieusement le pauvre Jules, qui n’avait pas prévu une telle réaction :

⸺ Tu n’as pas idée ! Me faire une telle peur …Ah ça c’est sûr, il n’ira plus à la chasse avec toi !

L’oncle se renfrogna dans son coin jusqu’à ce que l’orage passe et je reçus ce jour-là une triple ration de confiseries. La punition fut rapidement levée, puisque le dimanche suivant, j’étrennais fièrement une casquette à carreaux dernier cri, en suivant à bonne distance, mon Tartarin picard. Il valait mieux que nous respections les recommandations de tante Adèle.

Chapitre 6 : 1928

J’ai six ans et le retour à la réalité allait dur

Ce qui devait n’être qu’un court séjour, quelques semaines tout au plus, et permettre à mon petit frère Jacques de grandir dans le calme, dura près de trois longues et belles années. Nous n’avions aucune nouvelle de la ferme et je crois bien que nous n’en attendions pas. Jamais ma tante Adèle et encore moins l’oncle Jules, ne dirent du mal de ma mère devant moi, pas plus que du bien d’ailleurs, mais il est certain qu’ils ne portaient pas mon beau-père dans leur cœur. D’abord parce qu’il avait pris la place de mon père, leur unique neveu qu’ils aimaient comme un fils, mais surtout parce qu’ils voyaient clair dans son jeu, sans toutefois pouvoir s’y opposer. Le monde rural est ainsi fait ; on ne s’occupe pas des affaires du voisin et encore moins s’il fait partie de la famille.

Un beau dimanche, Léontine et Albert débarquèrent chez ma tante. Ils venaient tout bonnement me récupérer. Sans m’avoir embrassé, ni même vraiment regardé, ma chère mère déclara d’une traite :

⸺ Ça vous fait bien du travail, ma Tante, et puis y’a l’école. Y faut qu’il apprenne à lire et à compter, alors on vous en débarrasse et on le ramène à la maison.

Tante Adèle, visiblement surprise et attristée, tenta de protester :

⸺ Fallait pas vous inquiéter… Nous avions prévu de le mettre à l’école ici, au village. Philippe ne nous gêne pas du tout. D’ailleurs, il nous donne déjà des coups de main.

Mais Albert nous prouva qu’il était désormais le maître chez lui.

⸺ Encore heureux qu’il aide à son âge et d’ailleurs, sa mère en a besoin à la ferme… Les temps sont durs et on a du travail qui l’attend. Les grandes vacances à se tourner les pouces, c’est fini.

La messe était dite ! Tante Adèle ne pouvait s’opposer à la décision de mes parents. Si elle n’en comprenait pas l’urgence, elle pressentait que ce n’était pas du tout dans mon intérêt. Les deux compères réussirent leur coup, sans jamais avoir prononcé mon prénom. Ce détail n’avait pas échappé à ma tante, qui me le rappela quelques années plus tard, me prouvant ainsi qu’elle n’avait jamais été dupe de leurs manigances et que ses craintes pour mon avenir dataient de cette séparation forcée.

Sans laisser la moindre place aux attendrissements ni attendre le retour à la maison de l’oncle Jules, Léontine s’empressa de préparer ma valise. Pas un vêtement, pas un de mes jouets, tous offerts par ma famille d’accueil, ne fut oublié. C’est tout juste si ma pauvre tante parvint à glisser en douce quelques friandises dans ma besace avant mon départ.

⸺ Tiens, mon chéri, tu partageras avec ton petit frère.

Je suis monté dans une voiture noire que je n’avais jamais vue et nous sommes partis comme des voleurs. Tante Adèle, en larmes, répondit aux baisers que je lui envoyais avec mes mains jusqu’à ce qu’elle disparaisse complètement. Tout en conduisant, Albert s’exclama :

⸺ La vieille radine ! Crois-tu qu’elle m’aurait offert à boire, pendant que tu ramassais les affaires du gosse ? Il a fallu que j’réclame pour avoir un coup de gnole. Et j’peux t’dire qu’elle n’a pas sorti celle du dimanche. C’est du calva coupé qu’elle m’a donné, le même qu’on donne aux ouvriers.

Probablement habituée à ce genre de récrimination, Léontine le laissa continuer sans lui couper la parole.

⸺ Encore heureux qu’elle n’ait pas rangé la bouteille… Avec c’qu’elle m’a servi, je n’avais pas d’quoi me mouiller la glotte. Tu parles que j’me suis resservi et pas qu’une fois. T’aurais vu les coups d’œil qu’elle m’envoyait pour m’faire honte. Ils ne me feront pas croire qu’y picolent pas les deux vieux !

Choqué par cette affirmation insultante et mensongère, j’eus l’audace de répliquer :

⸺ Ce n’est pas vrai ! Ils n’en boivent jamais de cette goutte. Elle est réservée au facteur ou aux hommes de peine.

J’aurais mieux fait de me taire ! Sans prendre la peine de se retourner, Albert me lança son poing à la figure :

⸺ Non, mais j’le crois pas ! Y m’répond le morveux ! Tu vas voir, j’vais t’apprendre à la fermer moi. Tu vas trinquer, ça, j’te l’promets.

J’avais pris le coup sur le dessus de la tête, sans trop de dégâts, mais ce déferlement de violence et les menaces qui l’accompagnaient m’incitèrent à jouer la comédie. Je me mis à pleurer en geignant un peu, espérant obtenir le soutien de ma mère. Grave erreur ! Elle ne conduisait pas, elle, et pouvait se retourner. Le réconfort espéré se transforma en une rafale de claques à la volée, en plein visage et sur les cuisses :

⸺ J’m’en doutais qu’ils allaient t’pourrir, ceux-là ! Crois-moi, t’es pas prêt d’y retourner.

Elle avait cogné de toutes ses forces. Je compris du haut de mes six ans que je n’avais aucune complicité à attendre de ma mère, et encore moins d’amour ou d’affection. Recroquevillé dans un coin de la banquette, je m’enfermai dans un mutisme prudent, tout en massant doucement les marques laissées par les coups. C’était la première fois que ma mère me frappait. Du vivant de mon père, elle avait probablement joué la comédie et fait semblant de s’intéresser à moi, mais l’arrivée de son amant m’avait rendu transparent. Comme elle n’avait encore jamais levé la main sur moi, j’ignorais tout de la brutalité dont elle était capable.  Qu’un étranger comme Albert puisse me frapper, je pouvais à la limite l’admettre, mais que ma propre mère l’approuve et se joigne à lui pour me corriger me stupéfia.

Au cours de mon séjour dans la famille Lampin, j’avais bien surpris quelques allusions aux comportements bizarres de certains individus, mais sans en comprendre le véritable sens. Un soir, au cours d’une conversation entre grandes personnes, l’oncle Jules expliquait à ma tante en parlant d’une famille très pauvre du village :

⸺ Tu comprends, chez eux, personne n’est allé à l’école.

Comme s’il préférait que je n’entende pas, il ajouta tout bas :

⸺ L’homme ne travaille pas ! Toujours fourré au bistrot, pendant que sa femme fait ses petites affaires avec les hommes de passage pour de l’argent. Ça ne le gêne pas d’en profiter, mais quand il est ivre, il rentre chez lui et tout le monde trinque, la femme comme les gosses.

Une fois couché dans mon lit, je m’étais représenté la scène qu’il avait décrite. Le pauvre mari sans emploi qui rentrait à la maison et que son épouse réconfortait en lui montrant joyeusement tout l’argent qu’elle avait gagné. Alors pour fêter ça, ils ouvraient une bonne bouteille et toute la famille trinquait. Mon retour mouvementé à la ferme familiale, la diatribe agressive de mon beau-père inspirée par l’alcool et les coups reçus me rappelèrent cette histoire. Je m’étais peut-être fourvoyé dans l’interprétation du mot « trinquer ». En grandissant, j’ai souvent pu constater que l’alcool ne sert pas uniquement à faire la fête. La plupart du temps, il ne rend joyeux que celui qui en boit.

En revanche, c’est souvent le reste de la famille qui trinque !

Chapitre 7 : Le canard au sang

Rien ne semblait avoir changé à la ferme, mais après avoir passé la barrière et être entré dans la cour, je constatai que le logement d’un ouvrier avait été transformé en local technique pour le tracteur et la voiture. J’appris qu’Albert avait renvoyé son occupant, le brave Marcel, en prétextant devoir faire des économies. C’était l’ouvrier agricole le plus ancien de l’exploitation. Un homme courageux et sobre qui avait vu naître Léontine. Son seul tort était de commencer à traîner la patte, suite à une fracture mal réduite par un rebouteux. Il n’en faisait pas moins son travail habituel. Qu’importe, il fut sacrifié sans remords sur l’autel du modernisme, un modernisme qui portait un nom : Renault ! La fameuse voiture noire, avec quatre vraies places à l’intérieur, achetée presque neuve. Pressée de questions, ma mère se décida à me fournir quelques explications :

⸺ Y’a beaucoup d’choses qu’ont changé ! Maintenant, on fait le gros marché du vendredi à la ville d’Eu pour vendre des volailles, des œufs, du beurre et de la crème. La vieille voiture ne pouvait pas tout transporter et comme y fallait des sous pour la remplacer, on a renvoyé Marcel qu’est à moitié estropié. Tu feras son travail.

Je connaissais enfin la véritable raison de mon retour à la ferme. C’était moi qui allais la payer cette foutue bagnole ! Grâce à moi, Albert allait pouvoir reprendre son ancien mode de vie et se pavaner en ville, habillé en « Monsieur » et au volant d’une voiture chic. Encore très entichée de son séducteur, Léontine aurait tout accepté pour ne pas le perdre. Il voulait sa voiture et ce fin négociateur avait su la convaincre de son utilité. Pas si bête ! Il connaissait ses classiques. À la manière de Perette se rendant au marché, il avait énuméré tous les bénéfices qu’ils tireraient de cet investissement :