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Dès son plus jeune âge, Odette résiste aux mots destructeurs qui envahissent son monde intérieur. Est-elle une enfant de Dieu ou du diable ? Elle n’a pas le choix d’être simplement une petite fille. Envers et contre tout, avec une détermination tenace et à travers des alliances et des rencontres, elle lutte sans relâche pour atteindre une zone de liberté où elle peut véritablement exister et penser la complexité et la tragédie des relations humaines. Comment parviendra-t-elle à trouver cette liberté tant recherchée ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Psychologue et psychiatre,
Maëlle Le Roux a pratiqué en tant que psychanalyste et psychothérapeute. Très tôt, elle investit la littérature comme une fidèle compagne et un ailleurs salvateur. Maintenant à la retraite, elle écrit pour transmettre et partager ses questionnements.
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Seitenzahl: 318
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Maëlle Le Roux
La résistante
© Lys Bleu Éditions – Maëlle Le Roux
ISBN : 979-10-422-0980-3
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À la mémoire de Dominique
Malheur à celui par qui le scandale arrive !
Évangile selon Saint Matthieu
Chacun a vécu sa guerre. Ma mère, dans son village, en zone occupée. Fait prisonnier dès le début du conflit, mon père passa sa captivité en Autriche jusqu’à l’arrivée de l’Armée russe. Pour mes
parents, la Seconde Guerre mondiale fut comme la première, une guerre contre les Boches.
Deux ans après la fin du conflit, le monde reste meurtri, violent, intranquille. C’est le début de la Guerre froide, de nouvelles alliances, de rapports de force toujours tendus, souvent menaçants. Des grèves agitent la France.
Je pousse mon premier cri dans une clinique de La Rochelle, au début d’un été très chaud, le jour anniversaire de l’Appel lancé par le général de Gaulle sept ans plus tôt.
Paul et Madeleine deviennent parents d’une petite fille qu’ils prénomment Odette.
Ma mère est une guerrière. Elle a combattu toute sa vie, elle combat encore, même si son champ de bataille se cantonne désormais à l’intérieur de sa tête. Elle n’est pas sentimentale. Ce qui la meut, c’est l’emprise qu’elle peut avoir sur les autres. C’est une stratège. Elle est très inventive : elle a l’art de mettre en scène des histoires dont j’ai souvent été l’héroïne.
Ma mère a toujours aimé chanter. Il lui arrive de chanter encore, accompagnée.
Elle possédait un répertoire très varié de chansons françaises, mais elle affectionnait les cantiques et les chants patriotiques ou militaires. Elle connaissait tous les couplets de la Marseillaise. Elle entonnait avec conviction Maréchal, nous voilà, et poursuivait avec le Chant du Départ ou le Chant des Partisans. Elle nous apprit la Carmagnole.
C’était le rythme, la mesure, l’atmosphère de combat qui comptait, plus que la Cause.
Mais elle ne nous chantait pas l’Internationale.
Certaines chansons comme Que sera, sera, la mettaient hors d’elle, celles qui parlent d’amour, sans référence à Dieu.
Elle m’écrivait de très belles lettres, quand j’étais en vacances, alors éloignée d’elle, et quand plus tard nous ne vivions plus sous le même toit, des lettres idylliques où à leur lecture un inconnu n’aurait pu qu’envier la relation qui nous unissait.
Elle contait sur un ton très intime, complice, le plaisir qu’elle avait eu à me voir. Elle contait sa maison ouverte aux nombreux amis qui venaient leur rendre visite et qu’elle accueillait si bien. Elle avait un plaisir authentique à recevoir ceux qui passaient, des cousins, des amis de longue date qui de loin ou de près partageaient ses idées, mais parfois des personnes très différentes, comme de jeunes ouvriers marocains qui vénéraient en elle la mère qu’ils avaient laissée au pays puisqu’ils l’appelaient maman. Elle se montrait alors extrêmement familière et généreuse. C’était quelqu’un d’enjoué, elle pouvait être très drôle, on ne s’ennuyait pas avec elle.
Ma mère était aux yeux de tous une personne exemplaire. J’entendais de toute part et depuis les premières années de ma vie que j’avais une maman merveilleuse.
Mais derrière cette assurance et cette sérénité se trouvait l’envers du décor.
Ma mère était au centre de deux cercles. Le premier, étroit, qui l’entourait, le cercle privé, avait sa limite extérieure, sa frontière, avec un second, plus large, et en lien avec le monde des autres, les personnes qui partageaient ses croyances religieuses, mais qui n’étaient pas toujours aussi combattantes qu’elle.
Je me situais sur les deux cercles : complètement immergée dans celui qui l’entourait, le cercle privé, je débordais sur le second. Frontalière, je passais sans arrêt d’un monde à l’autre.
Dans le premier cercle, j’étais l’ennemi àcombattre, dès que mon altérité se manifestait. Mais je n’étais pas l’ennemi à abattre, car le combat aurait alors pris fin et le conflit étant ce qui l’animait, il devait durer.
Mais dans le second cercle, la violence qui existait entre nous devait être occultée au profit de l’image d’une relation idéale. Je devais ressembler à Camille et Madeleine, les Petites Filles Modèles de la Comtesse de Ségur, avec mes anglaises et les petites robes brodées qu’elle me faisait.
À travers moi, il lui fallait séduire. À travers moi : si l’une de ses amies, à la sortie de la messe, avait l’idée de dire : « oh ! qu’elle est jolie ! » au lieu de « oh ! quelle jolie robe ! », elle s’empressait de répondre : « Ne dites pas ça, vous allez la rendre orgueilleuse ! »
Ma mère se voulait encensée pour ses doigts de fée qui dans le privé se transformaient en doigts de sorcière. Elle cherchait à être la maman d’une jolie petite fille, elle devait être l’unique destinataire du compliment.
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Elle a quatorze ans quand elle rencontre l’abbé C.
Ayant refusé de partir faire des études à Bordeaux, elle entreprit un apprentissage de couturière, mais cela ne la comblait pas. Elle voulait donner une autre dimension à sa vie. L’abbé allait lui proposer une mission qui serait d’entraîner les jeunes filles de son village à devenir de jeunes femmes modèles, à renoncer à leurs désirs, à se sacrifier aux autres et avant tout à Dieu ; en quelque sorte, à aller vers une annihilation d’elles-mêmes.
Elle prit très au sérieux cette mission qui lui allait comme un gant, elle n’attendait que cela. Ce qui est remarquable, c’est tout ce qu’elle a déployé pour la mener à bien. C’est son acharnement, sa passion, son intolérance.
Elle avait quatorze ans. Elle n’avait que quatorze ans ! Elle a impressionné l’abbé.
La plupart des filles de son village recevaient une éducation religieuse, mais elle s’était édifiée sur l’Adoration que son père avait pour elle.
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Félix, jeune homme, était un joyeux luron. Cela transparaît dans le cahier qu’il a rédigé de ses Mémoires. Il y évoque un certain nombre de filles qu’il décrit dans des situations souvent cocasses et picaresques, où il semble se retrouver par hasard. Il évoque leur comportement, donnant une image vertueuse de lui-même.
Il a rencontré Angèle, ma grand-mère, très tôt. Elle lui inspira immédiatement des projets matrimoniaux. Elle était un modèle de vertu : discrète, introvertie, entière, intègre, fervente chrétienne, une femme très sensible, une parfaite épouse pour Félix qu’on peut tout à fait croire quand il écrit qu’ils ont attendu le mariage pour que chacun prenne possession de son bien.
Le récit de ses Mémoires était destiné à sa fille.
J’ai trouvé ce cahier par hasard, il y a trois ans, dans le fond d’une armoire. Il a été commencé le deux février 1969, le jour de ses quatre-vingt-quatre ans et terminé quelques mois plus tard. Mort en 1973, mon grand-père aurait donc pu transmettre le récit de sa vie à son fils. Il semble qu’il ne l’ait pas fait.
Félix était croyant et allait à la messe. Dans les fêtes, il était recherché pour ses talents de conteur et pour sa fantaisie. Il pouvait mettre une petite touche d’érotisme dans les conversations et n’était pas insensible au charme féminin.
À l’avoir écouté, entendu, vu et enfin à le lire, je ne doute pas qu’il ait été heureux avec sa femme, les quarante-quatre ans que dura leur vie commune, je l’ai vu souvent pleurer après le décès de son Angèle.
Mais il y eut le départ de Madeleine, sa fille tant aimée. Il écrit sa tristesse de se séparer d’elle au moment de son mariage, au terme des vingt-huit ans passés avec eux, ses parents.
La famille était clivée : le père et la fille, solaires. La mère et le fils, dans l’ombre. Il existait d’autres clivages : les deux belles-mères ne s’entendaient pas. La grand-mère Salmon, une femme très pieuse, emmenait régulièrement ses petits-enfants à Lourdes, elle était soucieuse de leur épanouissement spirituel. La grand-mère Pastoureau, se retrouvant veuve très jeune avec trois enfants, deviendra une cuisinière réputée, officiant dans les grandes maisons de La Rochelle et côtoyant du beau monde.
La grand-mère Pastoureau était beaucoup plus matérialiste que la grand-mère Salmon, elle gagnait bien sa vie, avait pu s’acheter une maison, et comblait ses petits-enfants de cadeaux. La tante Jeanne, sa fille, vivait aussi à La Rochelle, avec un mari alcoolique et leur fils Pierre. N’ayant pas eu de fille, elle offrait à sa nièce des robes, des boucles d’oreille et d’autres accessoires féminins. Ma mère, petite fille et adolescente, avait donc l’habitude de recevoir des cadeaux.
Ma grand-mère Angèle est morte quand j’avais six ans, je l’ai donc très peu connue. Je garde juste l’image d’une petite vieille aux cheveux blancs et tout habillée de noir. Âgée d’environ cinq ans, je lui dis un jour :
— Quand maman sera morte, j’aimerais que Madame Devaux soit ma nouvelle maman.
— Ne dis plus jamais ça, me répondit-elle, tu lui ferais beaucoup de peine.
Cette Madame Devaux était la mère d’une petite camarade d’école. La mienne m’était déjà devenue insupportable et j’avais choisi sa propre mère comme confidente !
Je me souviens de son décès. Mes grands-parents étaient venus passer quelques jours à la maison. Ma grand-mère, qui souffrait d’hypertension, a fait un accident vasculaire cérébral, une congestion cérébrale comme on disait à l’époque. Elle est partie en vingt-quatre heures.
Je me souviens de l’atmosphère très fervente de la veillée mortuaire, des prières prononcées autour de son lit et du chagrin de mon grand-père. Ma mère porta le deuil, se vêtit de noir puis de gris pendant un certain temps. C’était mon premier contact avec la mort ; je dus embrasser le visage blanc et glacé de ma grand-mère. Cela ne m’effraya pas ; mon lien avec elle n’était sans doute pas assez fort pour que j’aie un chagrin à moi. Ce qui me touchait, c’étaient les larmes de mon grand-père.
Le père d’Angèle était charpentier de navire et sa mère faisait des journées ; ils vivaient à La Rochelle. Devenue veuve, la grand-mère Salmon s’installa au Gué et quand mes grands-parents ouvrirent leur épicerie, elle vint aider sa fille dans les tâches de la maison. Les deux femmes, très proches, partageaient la même ferveur religieuse. Angèle, c’était l’intime, le dedans, la réserve, la modestie. Félix, le dehors où il était apprécié pour sa gaîté.
Sur leur enfance, les versions de ma mère et de son frère sont très différentes.
« Nous n’avions pas beaucoup d’argent, mais nous étions heureux. Nous n’avons jamais manqué de l’essentiel. Le samedi, quand papa revenait de La Rochelle, il ramenait à chacun sa revue, moi c’était la Semaine de Suzette et Lisette, maman, la Veillée des Chaumières, Ernest, Le petit Journal, et l’Illustration pour lui et chacun se mettait à lire ».
Voilà ce que disait ma mère qui garde un excellent souvenir de ces soirées en famille.
Une fois par semaine, mes grands-parents offraient un repas aux institutrices et aux pensionnaires de l’école libre, toute proche, avec le poisson ramené de La Rochelle. Ce devait être leur contribution au financement de l’institution.
Alors que mon oncle disait qu’ils avaient souffert de la faim et que son père échouait dans tout ce qu’il entreprenait. Est-ce l’amertume qui lui a dicté ces propos, l’amertume d’être dans l’ombre d’une sœur qui éblouissait leur père ?
Ce dernier menait sa barque avec une âme d’artiste. Amasser ne l’intéressait pas, ce qu’il souhaitait, c’était mettre sa famille à l’abri du besoin, l’ouvrir sur l’extérieur à travers des livres et des revues, et surtout être heureux avec sa fille ainsi qu’avec sa femme, la gardienne du foyer. Ernest avait la portion congrue. Il devait avoir faim d’un père qui ne le voyait pas. Il s’était replié vers sa mère.
Ma grand-mère avait été façonnée par sa mère et par les sœurs de son école, celles de Saint Vincent de Paul, pour être une épouse attentive à son mari et une mère éduquant religieusement ses enfants. C’était une élève modèle, intelligente et sage. Elle fit un apprentissage de lingère et ses enseignantes la voyaient bien devenir contremaîtresse dans un atelier. Mais ses parents préférèrent la placer dans une maison bourgeoise où elle resta de quatorze à vingt et un ans, jusqu’à son mariage. Elle s’occupait du linge, mais surtout des deux enfants de la jeune maman dont la sœur était la dame de la maison où Félix était entré comme homme à tout faire. C’est dans un parc de la ville que mon grand-père croisa la petite bonne à peine plus haute que le landau qu’elle poussait et qu’il en devint immédiatement amoureux. Elle avait quatorze ans, il en avait dix-sept.
Angèle, très estimée, resta sept ans dans la même maison où elle prit soin des enfants de ses maîtres. En matière d’éducation, elle avait donc de l’expérience quand elle s’est mariée en 1909.
La première petite fille, mort-née en 1911, fut appelée Marguerite-Marie, en l’honneur de Sainte Marguerite-Marie, une religieuse du XVII siècle qui avait eu des apparitions. La seconde, Marie-Marguerite, naquit en 1913, vécut six mois et mourut d’une bronchiolite.
La troisième, ma mère, arriva le vingt-cinq décembre 1918 et fut appelée Madeleine, c’était le prénom de la petite fille dont Angèle s’était occupée pendant des années. Ernest naquit fin 1920. Puis un autre petit garçon, Jean, vit le jour en 1925, mais mourut à l’âge de trois mois.
J’imagine ces deux couples : Angèle et Ernest, Angèle, en deuil de ses deux Marguerite, puis du petit Jean, et Ernest, transparent pour son père, se consolant l’un l’autre et Félix et Madeleine débordant quotidiennement de la joie de leur rencontre…
Félix faisait vivre les siens matériellement. L’épanouissement et l’élévation spirituels revenaient à Angèle et à la grand-mère Salmon. C’étaient deux valeurs sûres. Il y avait chez ces femmes une grande intégrité, on ne transigeait pas.
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Eustache et Mathilde avaient trois enfants : Félix, mon grand-père, Jeanne et Emmanuel. N’ayant pas de travail, ils partirent à la ville et laissèrent leur fils aîné aux grands-parents paternels. Ils revinrent quelques années plus tard cultiver les terres d’un oncle, mais Eustache mourut brutalement. Félix, âgé de onze ans, retourna chez ses « braves vieux ». Mathilde partit se placer à La Rochelle.
Il existe deux versions de la mort d’Eustache. Celle que j’ai toujours entendu raconter est qu’il avait succombé à une agression dans un bois où des détrousseurs l’avaient attaqué pour lui voler sa montre. Alors que mon grand-père écrit que son père est mort d’une crise cardiaque sans mentionner la moindre agression.
Son grand-père, sacristain, était un homme un peu fantaisiste qui s’enivrait parfois. Le curé du village enseignait à Félix des rudiments de latin, pensant qu’il irait peut-être un jour au séminaire. L’instituteur, profondément laïc, patriote, voyait un successeur possible chez ce petit garçon doté d’une grande intelligence, d’une vive curiosité et avide d’étudier.
Mais sa mère préféra l’introduire dans une riche maison de La Rochelle qui employait des domestiques. Félix, qui rêvait d’être militaire, se voyait au service de ces familles en attendant d’avoir l’âge d’entrer dans l’Armée. Il était profondément patriote comme beaucoup de garçons de l’époque.
Mais il y eut la maladie ou l’accident – le plus grand flou règne sur le sujet –, qui fit qu’il se retrouva définitivement avec une jambe raide. Il nous racontait qu’à la suite d’un bain nocturne avec des copains, il avait perdu brutalement l’usage d’un genou et qu’on l’avait plâtré, alors que dans son écrit, il évoque une crise de rhumatisme articulaire aigu. Il dut renoncer à entrer dans l’Armée, ce fut le drame de sa vie. Il ne pourrait pas offrir à son Angèle l’image d’un valeureux militaire.
Ayant hérité de l’esprit citadin de sa mère, il se fit commerçant ambulant au bout de quelques années de mariage. Il collectait des œufs qu’il allait vendre à La Rochelle et ramenait poissons et fruits de mer. Il fit d’abord les trajets sur un âne, puis s’acheta un cheval et enfin une voiture. Et bien plus tard, il ouvrit son épicerie. Il était trop généreux, disait mon père, pour réussir vraiment dans son commerce.
J’ai entendu, de sources différentes, qu’il avait eu des aventures avec des femmes lors de ses tournées. Conteur, mon grand-père pouvait s’inventer dans un sens comme dans un autre, en fonction des personnes rencontrées. Il a transmis ce don à sa fille…
Et il y a cette étrange histoire avec sa cousine Alma, cousine issue de germains avec laquelle il va vivre une grande amitié. Le père d’Alma, « très avare, sauf pour sa fille » est un propriétaire terrien aisé et souhaite avoir pour gendre quelqu’un qui vienne du même milieu. Félix n’est donc pas un bon parti. Il le sait depuis le départ. Mais pendant des années, il entretiendra un lien avec Alma, la cousine Alma. Il écrit qu’ils s’aimaient comme un frère et une sœur, mais au dos des cartes postales qu’elle lui envoyait de ses nombreux voyages, les messages sont tendres, romantiques, passionnés alors qu’Angèle existait déjà comme fiancée.
Tout aurait pu s’arrêter là. Alma et son mari exploitant agricole étaient devenus les cousins de Saint-Médard, un tout petit village du sud du département. Mais ils étaient sans enfant et un beau jour, ils vinrent demander à mes grands-parents l’autorisation d’adopter Madeleine qui deviendrait la demoiselle de la maison et qui hériterait plus tard de leurs biens. Ma mère à peine âgée de quatorze ans se retrouva chez eux où elle s’ennuya très vite et demanda à ce qu’on mette fin à l’expérience.
Mon grand-père se garde bien d’évoquer cette histoire dans son récit. C’est ma mère qui en parlait. Ma grand-mère, qui avait déjà perdu deux filles, aurait accepté que la troisième lui soit enlevée !
Dans ce projet mis en acte, Alma volait la fille de Félix et d’Angèle. Comment mon grand-père a-t-il pu répondre à une telle demande, lui qui adorait sa fille ? Comment a-t-il pu accepter d’être dépossédé de sa petite reine ? Et pourquoi ma mère, si volontaire et si têtue, a-t-elle accepté de partir là-bas ?
Le mari désirait avoir un héritier ou une héritière et le couple proposa cet étrange arrangement. Madeleine tenta l’expérience, mais sut dire que cela ne lui convenait pas. Coincée au milieu de ses terres, attendant sagement l’arrivée d’un gentleman-farmer quelques années plus tard, elle serait devenue la cousine de ses parents…
La rencontre avec l’abbé C. a dû se faire peu après. Madeleine voulait devenir une femme d’exception. Elle répondit à l’appel de l’abbé qui lui confia la mission de guider les jeunes filles vers Dieu dans le cadre de la Jeunesse Agricole Catholique Féminine.
Elle avait quelque chose à défendre, il existait une menace. Elle aimait passionnément ce père pour l’amour qu’il lui portait. Elle pleurait, le soir, quand il rentrait avec un peu de retard. Redoutait-elle que quelqu’une le retienne au-dehors ? Et il y avait cette mère énigmatique avec laquelle il dormait dans le lit d’en face.
Leur lieu de vie était une pièce rectangulaire assez grande. De l’épicerie, on y accédait par une porte. À droite, c’était la salle à manger dont la fenêtre donnait sur une petite cour ouverte sur la rue. La table au milieu, la cheminée en face et plaquée contre le mur de droite, la grande et belle armoire, celle dans laquelle on raconte qu’un prêtre célébrait clandestinement la messe pendant la Révolution. À gauche de la porte, je revois la chambre avec les deux grands lits. Tous dormaient dans la même pièce.
Si Félix était extraverti et bon vivant, Angèle restait très affectée par la perte de ses enfants. Que se disaient-ils une fois couchés ? Que faisaient-ils ?
Dans la plupart des chaumières de cette époque, on manquait d’intimité, cette situation était banale, habituelle. Ce qui la rendait unique, c’était la qualité, la nature du lien de chacun avec les autres et avec lui-même.
L’un des traits de ma mère est sa capacité d’observation : encore actuellement, aucun détail ne lui échappe. Centenaire depuis trois ans, elle a gardé un œil et une oreille que tout le monde lui envie et elle fait des commentaires et souvent des critiques sur la façon de s’habiller des uns et des autres. Je l’ai toujours connue ainsi. Elle a dû acquérir cette aptitude très tôt.
Un autre trait plus curieux est d’affirmer, dès qu’on évoque un sujet, une situation, un lieu ou une personne, qu’elle sait aussi bien que nous, voire qu’elle savait, qu’elle connaissait la chose depuis bien plus longtemps. Elle affirme ainsi une omniprésence et une omniscience. Et cela ne date pas d’hier. Elle entend tout, elle voit tout et elle connaît tout. N’est-ce pas une définition de Dieu ?
Aussi ai-je du mal à imaginer la petite Madeleine s’endormant paisiblement dans son coin tout près de ses parents…
Elle devait craindre qu’à l’extérieur, on lui fauche l’amour de son père. À la maison, ce dernier dormait avec Angèle, mais elle, Madeleine, régnait sur son cœur.
La Femme était la tentatrice de l’homme. Combien de fois me l’a-t-elle répété ?
La Femme, c’était l’Ennemi à combattre.
L’abbé C. est arrivé ! et avec lui, la Jeunesse Agricole Catholique Féminine. Prendre en main la JACF, c’était le moyen de combattre et d’abattre l’ennemi. Avec sa devise : Voir, Juger, Agir.
C’est à ce moment-là que la croisade a commencé pour ne jamais s’arrêter.
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Elle aurait pu se contenter d’être pieuse et vertueuse, comme la plupart de ses amies.
Était-elle pieuse ? Certes, elle observait parfaitement les pratiques religieuses, mais elle n’avait pas beaucoup d’humilité, elle aimait à se donner en modèle, elle se voulait une référence. Elle n’était pas assez modeste pour être pieuse. Elle utilisait le religieux pour être visible.
Était-elle vertueuse ? Elle détenait le savoir sur ce qui était bien et ce qui était mal. Le Mal, c’était penser à soi avant de penser aux autres, c’étaitne pas accepter de se soumettre à la volonté de celui qui détenait la Vérité. Le Mal englobait la sexualité qui n’en était qu’un aspect.
Ma mère ne passait pas inaperçue, elle aimait à se faire remarquer et quand elle pensait aux autres, les filles de son village, c’était pour les juger : elles étaient futiles, recherchaient les bals et les garçons et se moquaient de la religion.
Ma mère n’était pas vertueuse, elle détenait le savoir sur la Vertu. Et elle avait une mission : rendre les autres pieuses et vertueuses. Et la Loi, c’est elle qui l’incarnait du haut de l’estime qu’elle avait d’elle-même…
À quatorze ans, elle est partie en guerre contre la Femme.
Mon grand-père aimait la vie, passionnément. Et Madeleine débordait de vie, il se retrouvait en elle. Ma mère aimait l’amour qu’elle recevait de son père, Félix aimait l’amour qu’il recevait de sa fille et de sa femme, mais elle le voyait sensible au charme féminin.
Si elle perdait sa place de petite reine, elle serait comme toutes les autres… Alors, il fallait agir ! agir sur le danger potentiel et l’abbé C. est arrivé à point nommé. Et dans cette croisade, ma mère fut vraiment authentique.
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Trouver un mari était une question de statut.
Elle vivait de l’emprise qu’elle exerçait sur les autres, elle jouissait de l’estime de ses aînés, ecclésiastiques très souvent, et de l’admiration de ses pairs et des plus jeunes. Tout cela faisait écho à l’image exceptionnelle que son père lui avait donnée d’elle-même.
Elle avait plutôt des soupirants que des amoureux. Elle visait un mariage sous le regard de Dieu qui avait dit : « Croissez et multipliez-vous ». Elle ne voulait rien savoir du reste. Le reste, c’était pour les filles de mauvaise vie, mais ces filles-là suscitaient son intérêt au plus haut point : il fallait les débusquer pour mieux les combattre, car elles étaient dangereuses. C’en était une obsession.
Il eut été humiliant pour elle de ne pas se marier : cela aurait voulu dire qu’elle n’était pas digne d’intérêt, que personne ne l’aurait choisie, honorée et aimée. À l’époque, le mariage était encore et pour longtemps l’avenir des femmes.
Les jeunes du village pensaient qu’elle épouserait Maurice, un militant comme elle. Mais il n’a pas déclaré sa flamme. Et elle n’a pas voulu de Gabriel quand il est rentré de captivité : il était agriculteur, veuf et papa d’un petit garçon. Et très croyant, il n’avait rien d’un militant.
Ce fut Paul Lemoine, un homme taillé sur mesure. Elle n’aurait pas à travailler et pourrait continuer sa mission tout en élevant les enfants que Dieu leur donnerait. Et Paul a pressenti qu’elle ferait une bonne épouse. Introverti, mais non moins militant, il enfourcha le cheval de sa guerrière…
Mon père écrit que le jour de leur mariage, elle était la star et lui le figurant. Ce fut un événement à la Gloire de Madeleine, un événement où tout se déroula dans la démesure. Dieu a veillé au grain : je suis née neuf mois après. Fille ! Comme elle, comme sa mère, comme ses grands-mères, si différentes l’une de l’autre, et comme la Femme à combattre.
Il ne fallait pas perdre de temps et confirmer mon statut d’enfantde Dieu : je serai baptisée trois jours après ma naissance et le premier geste de ma mère sera de me mettre sa chaîne avec sa croix en or autour du cou. À travers leur rapprochement physique, mes parents n’avaient été que l’instrument de la Volonté de Dieu.
On me donna pour marraine une femme dont la vie avait mal commencé. Colette et ses sœurs avaient grandi à La Rochelle auprès d’une mère qui recevait des hommes et à seize ans ma tante se retrouva enceinte d’un garçon qui voulait l’épouser, mais qu’elle n’aimait pas. Elle avait rencontré Ernest dont elle était tombée très amoureuse…
Cela fit l’effet d’une bombe, au Gué, dans la famille Pastoureau. Ma grand-mère s’alita pendant trois jours. Son éducation n’avait pas porté ses fruits ! son fils, si proche d’elle, s’était mal conduit. Mon cousin Jean-Claude naquit au début de l’Occupation. Ernest avait vingt ans. Il avait dit à son père que le commerce ne l’intéressait pas et commencé un apprentissage de mécanicien, mais il y eut la guerre et son mariage avec Colette. À la Libération, son beau-père le fit entrer dans la police où lui-même terminait sa carrière.
Mon oncle était sensible et réservé, il avait une âme d’artiste. Il jouait bien du violon. Plus tard, il réalisera des tableaux. Et pendant que sa sœur s’enflammait pour la bonne cause, il faisait des courses de vélo.
J’ai toujours senti chez lui beaucoup de rancœur muette. Il ne s’est jamais révolté ouvertement. Mais quand Félix a réparti ses quelques biens entre ses enfants, Ernest a floué sa sœur sous les yeux de leur père qui n’est pas intervenu et qui a même demandé à sa fille de ne pas faire d’histoires. Il fallait que chacun garde la place qui lui avait été assignée : Madeleine, la fille parfaite et sans reproche, qui n’hésitait pas à se sacrifier face à l’avidité de son frère Ernest.
Mon oncle devait être très amoureux pour décider d’épouser une jeune femme déjà enceinte d’un autre. Il eut à affronter une terrible tempête familiale et se retrouva face à l’immense douleur, l’immense déception qu’il faisait vivre à sa mère.
Dans son récit, Félix blâme les parents de Colette, mais il absout sa bru qui a eu la malchance de naître dans cette famille. Ma tante est belle, elle est franche et directe. Elle est très jeune. Elle quitte la maison de ses parents pour épouser l’homme qu’elle aime. Elle va s’attacher à ses beaux-parents, les estimer et sans doute les aimer.
Félix n’évoque pas la réaction de ma mère dans son récit. Le silence à ce sujet est probablement à la mesure du bruit et de la fureur qui ont dû faire trembler les murs de la maison. La guerrière n’a pas pu se taire ! Elle avait reçu en plein cœur la flèche de la honte ! Cette situation terrible était un exemple vivant, caricatural de ce qu’il fallait combattre.
Ernest aimait Colette, il n’aurait jamais supporté qu’elle le quitte, mais elle ne lui suffisait pas. Il y avait d’autres femmes, de nombreuses, paraît-il, mais cela ne changeait rien à l’amour inconditionnel qu’elle lui portait. Peut-être avait-il senti, quand il l’avait rencontrée, qu’il se l’attachait pour toujours…
J’ai donc eu comme marraine une pécheresse repentie. Ma mère, très proche de ses neveux pendant la guerre, veillait à leur épanouissement religieux, mais c’étaient des petits garçons et elle n’avait pas à leur égard la même obsession que celle qu’elle avait à l’égard des filles. Ma tante fut ravie d’être choisie, elle qui rêvait d’avoir une petite fille. Elle devenait un peu plus pour moi qu’une simple tante.
J’ai été une enfant de Dieu.
J’ai toujours entendu ma mère dire avec conviction qu’elle aurait aimé avoir une famille nombreuse. Petite, je la croyais : elle voulait sans doute lui offrir beaucoup d’enfants. Mais elle répétait que nous étions des bébés Ogino. La méthode Ogino, une méthode de contraception, très aléatoire, pratiquée par les catholiques, et dont nous étions les accidents.
Les études que Paul avait faites au séminaire avant la guerre lui avaient donné le niveau du baccalauréat et la possibilité de préparer une capacité en Droit. Il devint rédacteur dans le service de l’Inspection de la Santé, à La Rochelle où le couple s’était installé.
J’ai retrouvé des lettres écrites à ma mère, quelques mois après leur mariage. Très fatiguée, enceinte de moi, cafardeuse, insatisfaite de leur appartement rochelais, elle est retournée quelque temps chez ses parents. Il tente de la réconforter, il l’exhorte à suivre les conseils du médecin. Elle peut prolonger son séjour chez ses parents si elle le souhaite. Elle doit penser au petit être qu’elle porte en son sein. C’est la seule allusion à mon existence.
Ce sont des lettres attentives, affectueuses avec quelques lignes amoureuses et tendres à la fin, mais qui se terminent toujours par une référence à la Vierge Marie. La fantaisie, la légèreté sont absentes de ces lettres où des incidents, des conflits sans doute rapportés par ma mère sont relevés de façon allusive et prudente.
Je ne sais pas comment Madeleine vivait les belles paroles de son mari, ces pieuses paroles de directeur de conscience. Peut-être aurait-elle aimé qu’il s’agenouille parfois devant elle avec Dieu en toile de fond alors que l’idée de Paul était qu’ils s’agenouillent tous les deux, côte à côte, devant Lui comme dans l’église le jour de leur mariage.
Elle fut très blessée que mon futur père ne lui offre pas un bouquet de fleurs le jour de la fête des Mères alors qu’elle allait accoucher trois semaines plus tard !
Son mari n’était pas généreux et n’avait pas le sens de la fête. Paul n’était pas Félix.
Madeleine et lui auraient peut-être aimé attendre un peu avant d’être parents, mais selon l’expression de mon père, ils s’étaient adonnés à la procréation et Dieu en avait décidé ainsi.
Elle n’a pas pu me donner son lait : ma bouche lui a tout de suite provoqué des abcès aux seins. Ma bouche, le contact de ma bouche, mon corps de petite fille. Une enfant de Dieu ne devait pas susciter trop d’émotion chez la mère qui l’avait portée, elle devait être rendue immédiatement, dans l’urgence du baptême, à Celui qui avait voulu son existence. L’éducation religieuse commençait le jour de ma naissance, c’était l’âme qui comptait. Il fallait tellement se méfier des plaisirs du corps.
Je fus d’emblée confrontée à la violence de ma mère. Notre proximité soudaine la rendit folle et enflamma ses seins. À partir de mes trois mois, elle me tenait au-dessus du pot en attendant avec impatience que cela vienne… Elle voulait contrôler des manifestations corporelles qui lui étaient insupportables et indignes d’une enfant de Dieu. Je souillais tout. Je lui donnais beaucoup de travail, elle devait sans arrêt laver mes couches. Elle se plaignait du dos. Elle n’avait pourtant que vingt-neuf ans.
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Dans son récit, Félix évoque peu le ressenti de ma grand-mère à l’arrivée de Madeleine. Comment pouvait-elle investir cette troisième petite fille qu’elle risquait encore de perdre ? Peut-être avait-elle espéré avoir un garçon ? Mon grand-père écrit combien sa femme était heureuse de lui avoir donné un fils deux ans plus tard.
Angèle avait idéalisé ses deux Marguerite et se retrouvait avec une petite Madeleine avide, bruyante, capricieuse et adorée par son père.
La grand-mère Salmon avait deux filles, Angèle, l’ange et Lucie, le démon.
Angèle était dans l’abnégation, dans l’effacement, elle devint une jeune fille vertueuse puis une femme de devoir. Lucie voulait tout pour elle, était grossière, insolente, méchante, dépensière. Angèle pouvait-elle craindre que Madeleine, dans sa vitalité, sa façon d’occuper l’espace devienne comme sa sœur Lucie ?
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La proximité du corps de ma mère me donne le vertige. J’ai récupéré le non symbolisé maternel. Impénétrable, hermétique, impensable. J’ai essayé en vain de piocher dedans. Il surgit dès que je l’aperçois. Sa voix, son regard me plongent dans un espace insondable, où je tourne, je tourne sans pouvoir m’arrêter. Et la représentation de mon petit corps dans celui de ma mère m’est insoutenable. C’est du contre nature !
J’ai longtemps pensé que mes tout premiers moments avec elle avaient été heureux. Je suis maintenant certaine du contraire.
Il n’y a pas eu rencontre entre elle et moi.
Il n’y a pas eu rencontre entre elle et sa mère.
La grand-mère Salmon a eu un ange, ma grand-mère Angèle et un démon, la tante Lucie, Lucifer.
Je ne peux pas remonter plus haut.
Je pleurais beaucoup, surtout la nuit. Je prenais la nuit pour le jour, disait-on. Mais je pleurais aussi le jour. Le médecin lui dit qu’elle me couvrait beaucoup trop : il lui fallait cacher mon corps.
J’avais deux ans quand nous avons quitté La Rochelle pour Saint-Jean. On pensait que mon « nervosisme anxieux » allait diminuer, car on l’imputait à l’air iodé de la mer. C’était l’air de ma mère qui ne me convenait pas.
Matin et soir, j’étais immergée dans un bain de prières. « Petit Jésus, protégez mon papa, ma maman et tous ceux que j’aime… » C’est la première phrase qu’on m’a apprise, mais elle était beaucoup plus longue. Je fus immergée dans un bain de cantiques comme celui-ci :
« Petit Jésus, fils de Marie, venez, venez, entrez chez nous, c’est ma maman qui vous en prie… ».
J’ai encore l’air dans la tête. Les trois premiers mots que j’ai prononcés furent maman, papa, zézu !
J’ai marché à neuf mois, paraît-il, et je suivais n’importe quel inconnu, disait ma mère d’un air entendu. Un jour, elle aurait retrouvé une de mes chaussettes dans mes couches de bébé. Elle en déduisit que l’ayant observée alors qu’elle changeait sa serviette hygiénique, j’avais voulu faire pareil ! J’étais décidément une petite fille très précoce ! j’avais déjà l’esprit placé au mauvais endroit !
Étais-je une enfant de Dieu ou une enfant du Diable ?
Mais ce qui se grava en moi, pour toujours, fut l’accusation répétée de jeux sexuels avec mes poupées, d’abus sexuels sur mes poupées, sur mes enfants-poupées. Pour un tel crime, il n’existait qu’un châtiment : l’Enfer.
J’avais trois ou quatre ans. Je jouais tranquillement avec ma poupée dans la pièce où se trouvaient mes parents, baignée dans une lumière douce. Soudain, ma mère s’est dressée devant moi, m’a arraché ma poupée et un petit coton que j’avais dans la main en criant : « Qu’as-tu fait ? ».
J’avais fait quelque chose de mal. J’étais accusée d’avoir touché avec le morceau de coton l’entrejambe de ma poupée.
J’avais entre cinq et six ans. J’opérais tranquillement mon Jeannot du ventre – la veille, nous avions rendu visite à une vieille dame qui venait de subir ce type d’intervention –, j’avais fait un trait au crayon sur la paroi en celluloïd de mon baigneur, alors elle a surgi derrière moi en criant : « Qu’as-tu fait ? ». « J’opère Jeannot du ventre ». Elle me baisse ma culotte, regarde mon ventre, crie : « Tu as touché ton ventre avec le crayon, je le vois ! ». Elle hurle que Dieu va me punir et que j’irai en Enfer.
Elle était passée du ventre de mon Jeannot complètement asexué au mien, tellement plus intéressant. Jeannot était le prétexte. Demain, elle me conduirait dans ma classe et montrerait mon ventre à Mademoiselle Alain, ma maîtresse, et à mes petits camarades et ils verraient ce que je m’étais fait sur le ventre avec le crayon.
Dès que mon père a franchi la porte, elle lui a lancé mon crime à la figure. Son visage est devenu très dur, sa voix cassante. Je ne sais plus quels furent ses mots, les mêmes que d’habitude quand j’avais commis une faute.
Quand je me suis couchée, j’étais morte de honte, de chagrin, d’injustice, d’incompréhension, de solitude. La révolte commençait à sourdre en moi. Je savais bien que je n’avais rien fait de mal, je n’avais jamais rien fait de mal avec mes poupées, mais j’étais pleine de haine et je commençais à me révolter contre Dieu et c’était un crime impardonnable.
Pourtant, j’attribuai encore à mes parents une certaine clémence : le lendemain matin, ils auraient peut-être oublié. Que nenni ! On avait placé le martinet près de mon bol de chocolat. Ma mère m’emmena à l’école, mais ne chercha pas à parler à ma maîtresse.
Je relate ces deux histoires orchestrées par ma mère, histoires à travers lesquelles surgit l’insupportable, l’irreprésentable pour elle d’une relation intime entre une mère et sa petite fille. Ce n’étaient pas des histoires sorties de nulle part, le quotidien de mon enfance fut peuplé d’anecdotes, d’incidents qui allaient tous dans le même sens : j’étais celle par qui le scandale arrive. Une enfant du diable, qu’il fallait dresser, c’était le terme employé par mon père. J’étais surtout une enfant harcelée, persécutée par les obsessions de ma mère.
Elle me disait terrible, c’était son expression, inlassablement répétée. C’est mon enfance qui le fut. Terrible.
J’ai un souvenir plus ancien, tellement ancien qu’il est sans contenu. C’est une histoire sans paroles, presque sans images. À l’origine d’un malheur irrévocable, je me retrouve dans une position de condamnée, entre mes deux parents dans l’air épais et glauque d’une petite pièce.
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