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Découvrez la vie extraordinaire du père de l’auteur dans cet ouvrage captivant. Confié à sa grand-mère maternelle à l’âge de deux ans et demi, sa vie prend un tournant inattendu lorsque sa mère bravera le vœu de fidélité pendant la guerre. Son parcours le mènera à devenir interne entre 1927 et 1929 après la retraite de son aïeule. Une altercation bouleversante avec la compagne de son père le pousse à rejoindre la Marine, en réussissant brillamment son examen de Chef de poste radio, il est affecté à la Station radio d’Aïn El Turck. Entre amours et déceptions, sa relation avec une jeune femme de Bou-Sfer connaît une fin abrupte, et son attention se tourne vers celle qui deviendra la mère de l’auteur. Il fait face à des agressions physiques mais en émerge victorieux sans jamais en abuser. Sa passion pour la nature et sa foi en l’âme de chaque créature, en particulier les chiens, les chats et les chevaux, le guident. Plongez dans ce récit captivant, où les expériences singulières de ce protagoniste prennent vie avec une intensité irrésistible.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Dès l’âge de sept ans,
Jean-Marc Garcia Laurent a découvert dans la riche bibliothèque de son père une variété de livres d’auteurs divers, ce qui a enflammé son amour pour la lecture. Récemment, en explorant les écrits de son père, il réalise que celui-ci souhaite que ses enfants perpétuent son héritage en partageant leurs souvenirs. Son précédent livre, fraîchement publié, a répondu à ce vœu. C’est pourquoi, après des semaines d’efforts pour transcrire les témoignages de son père, il les fait publier. Une histoire de partage familial et de transmission qui s’entrelace avec la passion pour l’écriture.
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Seitenzahl: 1231
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Jean-Marc Garcia Laurent
La royale
Souvenirs de l’École des Mousses à Brest
puis à Aïn El Türk et à l’aéronavale à Karouba
© Lys Bleu Éditions – Jean-Marc Garcia Laurent
ISBN : 979-10-422-0422-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
Né à Alger en mars 1913, mon père à partir de l’âge de deux ans et demi, a été élevé chez sa grand-mère paternelle Directrice de l’école maternelle de filles à Bab El Oued. Son éducation a fait de mon père un lettré. Sa « mémé » avait une grande bibliothèque dans laquelle dès l’âge de six ans, il a commencé à lire sans qu’elle le sache, des livres de son choix.
Très tôt, il a aimé passionnément la nature sous toutes ses formes ainsi que toutes les bêtes pour lesquelles il était persuadé qu’elles avaient une âme. Pour ses études, son père qui ne voulait pas de lui à la maison, l’a fait admettre en octobre 1927 comme interne au collège de Boufarik. Au cours d’une dispute avec la compagne de son père, il a été battu et blessé assez sérieusement au visage par celui-ci. Il a exigé et obtenu, sous peine de porter plainte, de pouvoir s’engager à seize ans et demi à l’école des mousses de la Marine Nationale. L’amour de la radio, étant très fort, après avoir été reçu à l’école des mousses, il a étudié cette discipline et est devenu le plus jeune Chef opérateur radio de France dans la Marine Nationale de guerre.
Ensuite il a servi pendant cinq ans jusqu’en 1935 dans la Royale et dans l’aéronavale comme Officier Marinier Chef de Poste Radio. Ayant dans cette spécialité, appartenu aux services spéciaux à Alger de 1943 à 1945, pour son immense bonheur, il a été décoré, le 23 février 1956 dans cette ville, de la médaille militaire par l’Amiral Gelly devant 4 000 personnes.
Dans ses mémoires il ne traite pas du tout de son appartenance aux services spéciaux, alors qu’il m’en a parlé et confié, entre autres, qu’après le débarquement à Alger, les américains sont arrivés dans leurs locaux en arrêtant tous les agents et en fusillant « par erreur » immédiatement son Chef un grand patriote. Deux jours après, de grandes obsèques lui étaient organisées avec la participation de ceux qui avaient décidé sa mort.
Pour ses quatre enfants qu’il adorait, il a tout fait en se privant, pour qu’ils puissent avoir une éducation nous permettant un meilleur avenir que le sien. Son père en effet n’avait fait que le strict minimum alors qu’il avait les moyens en tant que Receveur à la grande poste d’Alger.
Jean-Marc Garcia Laurent
Ô mémoire, don divin, source de richesses de mes souvenirs de jeunesse et d’amour, reliques précieuses à mon âge pour mon âme sensible ! Comme un avare dans son or, je puise souvent dans ton trésor quasi inépuisable car mes remembrances ne sont pas comme des pas sur le sable qu’effacent les vagues !
À l’aube de ma vieillesse, quel plaisir nostalgique et doucement douloureux parfois de retourner dans mon passé, bien en arrière au temps de mon adolescence tantôt malheureuse, tantôt heureuse !
J’y retrouve alors, avec netteté encore, certains détails uniques. Intacts quelques-uns sont merveilleux, tendres et passionnés, d’autres hélas pleins d’une tristesse infinie ! Et de violence et de paix !
Ô mémoire, déesse magnifique, je rends grâce à la fidélité de ton témoignage, même si souvent il me fait mal ! Mais cette souffrance a une valeur, un charme recherché sans masochisme. Je l’aime car elle est ma vie même ! Je puise en elle ma raison d’être ! Par elle j’apprécie, je jouis d’autant plus du bonheur que j’ai eu même s’il est depuis longtemps évanoui ! Si l’ombre d’un être cher que j’évoque ressurgit, elle n’est pas morte puisque je la ressuscite à ma guise ! Je lui redonne non seulement une vie sans doute éphémère, mais l’esprit et des couleurs chatoyantes d’une intensité telle qu’elles n’ont peut-être jamais existé ailleurs que dans mon cœur et dans mes rêves pleins de l’imagination splendide de la jeunesse ! Souvenance toute de sensibilité et d’amour qu’exacerbent les regrets lancinants !
Je plains sincèrement celui qui, hélas pour lui seul, oublie son passé ou plutôt l’abandonne délibérément ! Insensé qui le repousse, sous le prétexte fallacieux qu’il en a souffert et que l’avenir est plus attrayant alors qu’il l’ignore ! C’est bien au contraire de cette souffrance nécessaire du passé que peut jaillir le bonheur ou tout au moins la paix de l’âme du sage ! Quant à l’avenir, ce grand inconnu, qui sait ce qu’il apportera, par hasard, de félicité ou de malheur, ou tout simplement de vide affreux ?
L’homme ne peut vraiment apprécier un verre d’eau fraîche que s’il est altéré par la chaleur ou la fièvre ! Sinon il le trouve insipide et son plaisir n’est que celui du blasé !
Mes joies et mes souffrances passées sont donc pour moi mes véritables grandes richesses naturelles de toujours, d’hier, d’aujourd’hui comme de demain ! Je les porte en moi dans mon cœur et dans mon âme ! Sans elles je ne posséderais plus cette flamme intérieure que je sens vibrer en mon être comme la seule raison profonde de ma vie terrestre périssable ! Je ne serais plus alors qu’un corps sans souffle ! Pour moi je sens qu’il vaudrait mieux mourir !
Juin 1961
Georges Lucien Laurent
Qui n’a pas entendu se moquer de la bêtise animale ? Que de dictons stupides ridiculisent les gens diverses ! Ce sont pures médisances, même si elles sont parfois « réhabilitées » et pas toujours honnêtement par les fabulistes, disciples de leur glorieux prédécesseur Ésope, plus philosophe pourtant ! Je ne crois plus à leurs faux proverbes, erronés pour la plupart,
Depuis mon enfance, je pense au contraire sans aucun paganisme, que les animaux ont une âme. Pour moi, ils sont nos frères, pas toujours inférieurs aux humains en définitive ! Leur intelligence nous semble souvent moins développée que la nôtre parce que nous la comparons faussement et sans aucune mesure aux performances que nous nous attribuons. Par contre nous reconnaissons implicitement, en nous émerveillant, leurs brillantes qualités physiques, mais nous y attachons le sentiment de supériorité de l’homo sapiens. Pourtant l’intelligence animale existe réellement et à des degrés plus ou moins élevés comme chez les différentes ethnies parmi les humains. Elle a même de réelles qualités quelquefois plus grandes que celles qui font partie de notre humanitarisme ! Pour qui les observe avec « les yeux du cœur », elles sont stupéfiantes !
Je ne vais pas jusqu’à admettre formellement la métempsycose. Ce principe fondamental, commun aux religions des lointains égyptiens et des grecs antiques, séduit pourtant comme toute légende merveilleuse. Celle-ci conduisait ceux qui l’admettaient autrefois ou l’admettent aujourd’hui, à ne pas consommer des viandes. Ceci afin d’éviter d’exposer l’homme à se nourrir de la chair et sans doute de l’âme de l’un des siens ! Non, je ne puis appliquer, pour ma part, la rigueur de la philosophie pythagoricienne ! Cependant j’affirme ma conviction que les « bêtes » n’ont pas seulement un instinct primitif naturel et des qualités physiques plus grands que les nôtres, souvent atrophiés, plus qu’amollis par les facilités du progrès au cours des temps. Les « Bêtes » ont aussi un cœur, une sensibilité et des sentiments surprenants dont bien des hommes sont dépourvus car ils n’en ont pas la délicatesse ! Oui, elles ont une âme ! Elles savent aussi aimer et non pas seulement physiquement avec leurs sexes, mais avec amour ! Elles se rapprochent de nous, ou c’est nous qui nous rapprochons d’elles par la passion et les sens, il est vrai et ceci est indiscutable ! Mais elles nous dépassent parfois parce que certaines aiment avec une mesure, une délicatesse infinie, une réserve pleine de décence que bien des humains dit « civilisés » ignorent totalement ou les méprisent ! Curieusement même, il faut aller retrouver, seulement parmi quelques peuplades dites « sauvages », des règles élémentaires naturelles, pourtant admirables que notre civilisation « évoluée » a négligées puis rejetées dédaigneusement depuis longtemps, car je veux bien supposer qu’elles étaient suivies au début des temps ! Cependant, lesdits « sauvages » conservent simplement celles-ci et les observent très justement comme des traditions sacrées qui ont fait leurs preuves. Je cite pour exemple remarquable parmi bien d’autres connus. Dans certaines tribus, pourtant très proches de la nature, la future mère est isolée dans une ambiance de pureté et de soins particuliers exceptionnels ! Le futur père, ou tout autre homme même impubère est écarté rigoureusement. Le mari n’a pas le droit d’approcher sa propre femme, au sens biblique ou non du terme ! Le fils non plus !
La femme enceinte vit donc séparée dans un gynécée isolé sous la surveillance avisée d’une doyenne experte et farouche gardienne des usages. L’enfant conçu à terme, nait alors dans les meilleurs conditions et grâce au repos et aux activités calculées pour la fécondité sacrée ! Certaines sectes indoues et d’autres négroïdes appliquaient et appliquent encore cette « formule » en apparence draconienne ! En apparence seulement ! Cette coutume ancestrale peut paraître « barbare » à certains par son étrangeté. Pourtant, elle a été certainement puisée dans l’observation des mœurs naturelles des animaux qui ne transgressent pas les lois de la nature !
En effet, nous retrouvons souvent parmi les « Bêtes » des règles morales, suivies plus ou moins diversement par les genres évidemment. Non, il ne s’agit pas seulement d’un instinct dit aveugle, même s’il apparaît évident ! N’a-t-on pas l’habitude de dire que la nature fait bien les choses ? Ne nous étonnons pas comme des brutes contre l’application de certaines lois de la vie ! Malgré notre recherche insensée du progrès, n’est-ce pas nous qui sommes alors les « brutes » ? En attendant le jour que j’espère proche, où certains savants humanitaires résoudront la philosophie de ce problème, permettez-moi, au hasard de quelques souvenirs glanés par ma mémoire, de faire revivre un instant pour vous, quelque unes de ces bêtes, mes amies, toujours vivantes et présentes à mon esprit. Surtout ne m’accusez pas de vouloir embellir, grâce à mon imagination, la vie de ces êtres dits inférieurs. Quant à moi, ils ont embelli mon existence à jamais et je les regrette encore ! Je les évoque parfois avec une certaine nostalgie ! Simples histoires toutes vécues, elles vous feront vous évader comme moi-même quand je les relis. Elles feront apparaître conjointement des images du passé d’une âme enfantine, ou le présent déjà enfui d’un homme âgé découvrant toujours avec la même ferveur, la poésie, cachée aux yeux de tant d’êtres humains, dans le spectacle passionnant et sans cesse renouvelé de la vie des animaux, nos amis ! Ces bêtes qui ont sans doute perdu le Paradis, elles aussi, puisqu’elles doivent lutter pour leur survie et se soumettre à l’homme, leur plus grand prédateur ! Pourtant notre époque de « civilisation de progrès » se veut protéger leur survie. Elle s’alarme à bon escient au constat de la disparition de certaines races animales dont l’utilité apparaît évidente à l’équilibre de la Nature ! Des lois nouvelles sont promulguées pour leur protection. Hélas, elles sont trop souvent lettre morte ! Bien sûr, et fort heureusement, certains chasseurs les appliquent dans une action non désintéressée pour les professionnels : ils vont « chasser » nos amis avec des appareils photographiques au zoom très élaboré. Les merveilleuses images qu’ils rapportent de leurs safaris édulcorés sont si belles qu’elles nous ravissent toujours !
De grandes réserves dans des parcs naturels sont protégées, avec des médecins spécialisés. Mais elles sont peu nombreuses et par ailleurs les braconniers sévissent toujours malgré les gardes. Certains pays peu évolués se désintéressent de l’avenir de leur faune ; ils la détruisent, ne voyant pas le rapport immédiat ! Cette généreuse idée de protection contre le massacre stupide de nos amies les bêtes deviendra-t-elle le mouvement considérable indispensable ? J’en doute, alors qu’on fait si peu cas de la vie humaine ! Il y a cinquante ans environ que déjà un homme a consacré tous ses efforts et une grande partie de sa vie à ce noble but de défense et de survie ! En effet : Grey Owl (1888-1938) s’exprimait ainsi :
« L’homme, c’est-à-dire l’homme civilisé, est généralement enclin à se considérer comme le Roi de la Création, persuadé que l’Univers a été créé pour son usage personnel et que tous les animaux (sans parler de ses congénères des races inférieures) ont été mis sur terre pour le servir. Cela, en dépit de toute évidence : car, parmi ces races que le civilisé qualifie “d’arriérées”, plus d’une pourrait lui opposer un bon nombre d’individus qui le valent bien sous le rapport de l’intelligence et lui sont infiniment supérieures au point de vue physique ; et dans la nature même, tout compte tenu des proportions et si l’on égalisait les chances, ne trouverait-il pas d’innombrables partenaires beaucoup mieux doués que lui et capables de lui damer fortement le pion s’il entrait en compétition avec eux sur leur terrain ? Pourtant depuis quelques années, une transformation notable s’est produite dans les esprits, chez ceux des peuples civilisés qui professent le culte de la tolérance et du véritable esprit sportif. On a vu se répandre une plus juste notion des valeurs réelles, un sentiment plus équitable des droits des inférieurs et l’influence de ces principes a fini par opérer une véritable révolution de l’opinion publique.
Alors qu’il y a seulement vingt ans, on se serait fait moquer de soi en prêchant la bienveillance à l’égard de ces créatures que l’homme évolué contemplait de si haut, aujourd’hui, le sentiment général condamne sévèrement ceux qui abusent de leurs forces pour faire souffrir des bêtes innocentes et désarmées ou pour opprimer et maltraiter des peuplades moins avancées que nous, peut-être, mais qui jusqu’alors vivaient heureuse et libres. C’en est fini désormais de considérer les solitudes comme un terrain de sport pour les vandales ou comme eldorado livré à la convoitise d’une poignée d’aventuriers, qui l’exploiteront à leur aise selon les lois de la foire d’empoigne et les droits du premier occupant. Dépouillons au seuil des forêts l’âme ambitieuse du conquistador, l’obsession meurtrière du chasseur, les vaines fanfaronnades du bravache ! » et, parlant toujours de l’Homme, Grey Owl s’exprime ainsi :
« C’est que, avec le temps et parfois très peu de temps la forêt fait de nous un homme ou un singe. Pour moi elle m’a enseigné l’humilité. Toute une vie écoulée devant la paisible majesté des grands arbres, dans la société de petites créatures au cœur simple, ignorant le vice, la fraude et la trahison et d’hommes qui oublient parfois de se remémorer leur royauté de droit divin tout cela, et la contemplation quotidienne de l’immensité qui m’entoure ont quelque peu diminué à mes propres yeux l’importance de ma personne dans le plan de la Création. Ce sont des réflexions de ce genre qui ont fini par m’inspirer l’horreur du meurtre, à mesure que se développait en moi une amitié fraternelle envers les bêtes inoffensives et charmantes »
Évidemment Grey Owl (de mère indienne apache et de père écossais) a connu : la vie libre et sauvage, la seule qui vaille la peine d’être vécue : dit-il justement ! Ceci explique son lyrisme ! Mais il faut surtout rendre hommage au fait qu’il a accepté en 1935 d’aliéner sa liberté pour des cycles de conférences à travers l’Angleterre, les États-Unis et le Canada. L’épreuve fût un succès total pour sa cause, mais il en revint mourant ! Il remplit sa mission du Monde Sauvage, « d’Ambassadeur des Bêtes » ! ainsi qu’il se désigne lui-même dans ses livres ! Mais il meurt à cinquante et un an, épuisé par son triple labeur d’écrivain, de conférencier et d’Inspecteur d’un vaste district dans le domaine protégé d’Ajawaan, réservé à la protection de la Nature et des Bêtes !
Personnellement je remarque qu’il n’est pas seulement, aussi, un nostalgique du Grand Nord canadien. En parlant de l’Homme, il fait encore une allusion discrète à ce que l’on ne dit pas en ce temps-là : le Racisme ! (Sans parler de ses congénères des races inférieures) Je suppose que son ethnie de métis l’a pourtant, apparemment pas desservi. De plus, par une prémonition de son intelligence supérieure très humaine, il aborde, timidement dans doute, cet autre problème : la Violence ! Mais celui-ci n’est pas son propos actuel. Les petits extraits de mes souvenirs qui vont suivre sont un modeste mais sincère hommage à nos amies les Bêtes ! Je souhaite qu’ils vous plaisent malgré leurs imperfections de style, car je ne suis qu’un autodidacte !
C’est une sotte présomption d’aller dédaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable !
Montaigne
Il y a parfois dans la vie d’un homme certaines choses extraordinaires intéressantes à raconter. Il y en a aussi d’autres étranges ! Si étranges, qu’elles restent et resteront toujours inexplicables, surtout s’il veut essayer de raisonner normalement. Les uns qui croit en Dieu diront : « C’est une intervention divine ! Votre ange gardien vous protège ! » Les autres qui ne croient rien (disent-ils !) : « C’est un concours de circonstances heureuses, un hasard, une pure coïncidence ! » Évidemment, les uns et les autres l’affirment assez péremptoirement, persuadés qu’ils sont de leur certitude ! Pour moi, sans être un fervent croyant sensible à la possibilité de miracles indiscutables, ou un athée contestataire plus ou loin scientifique, je constate simplement et très objectivement je m’étonne. Pourtant, quand les interventions quasi miraculeuses divines ou les hasards curieux de la Providence se reproduisent souvent, je me sens alors assez troublé dans ma recherche intelligente d’une déduction naturelle ou surnaturelle ! Je ne repousse même plus à priori le côté extraordinaire de certains faits mystérieux, sans pour autant leur accorder une valeur absolue. J’émets, pour moi-même, certaines réserves éventuelles ! Je parle de choses vécues et particulièrement de celles assez étranges et directes au cours desquelles ma mort semblait tout à fait inévitable !
Et pourtant je vis encore ! Mais quand j’y pense, je reste marqué par l’étrangeté de ma chance que je qualifie d’inouïe ! Mon bon sens même en reste troublé, peut-être parce que la situation simpliste ne m’apparaissait pas ! Par ailleurs, tout autour de moi dans ma vie, tant de nombreux êtres ont disparu hélas, sans aucune raison valable apparente ! Parfois si sottement que la stupidité de leur fin inattendue paraissait trop évidente. Ils ont été fauchés en pleine jeunesse, comme ces blés verts qui devaient mûrir tous ensemble. Un orage subit les détruits, mais seulement par endroits, au hasard dans les champs sans une loi quelconque décelable ! L’étoile de ces êtres condamnés que j’ai connus brillait cependant, parfois avec un réel éclat, plus que la mienne sans doute ! Je n’en doutais même pas ! Pourtant, il n’en était définitivement rien en vérité ! Qui n’aurait jamais pensé et moi moins qu’un autre, que le Destin aveugle ordonnerait à la parque Atropos l’inflexible, de trancher brutalement de ses ciseaux d’or, le fil de leur vie devenue si brève ? La mienne ne tenait-elle pas aussi à un fil, comme la leur ? Mais Clotho et Lachésis l’enroulent encore de la quenouille au fuseau ! Pourquoi ai-je donc été seul épargné par les divinités infernales, comme dirait le grec antique ? Le Fatum ? (La fatalité) ah oui ! Pourquoi moi et pas la foule des autres personnes, devenues des ombres ?
Dans ces conditions je me sens alors contraint d’y croire, car il est aussi indifférent qu’inexorable ! Événements inexplicables du hasard pur, sans lois rigoureuses inhérentes à la Vie ! Sans doute, et nous sommes loin d’en trouver ou retrouver les règles fondamentales absolues ! Pour vous qui me lisez, certains faits relatés pourront paraître parfois invraisemblables. Pourtant ils ne seront que le reflet exact de la Vérité, sans exagération impertinente ni affabulation romancée et les critiques, ou les parlotes, faussement pertinentes, elles n’y changeront rien quant au fond !
Mes enfants chéris : J’écris pour vous cette demande avec le recueil de mes écrits que je vous lègue, avec mission de le transmettre vous-même, enrichi par vous, à vos enfants puis petits enfants qui devront en faire autant.
Ne souriez pas de ce désir qui peut vous paraître naïf ou simplement puéril. Je suis sain de corps et d’esprit et en pleine force de l’âge. (À trente-sept ans on est loin d’être sénile !) Considérez donc plutôt que c’est parce que je sais que rien n’est éternel sur cette terre, hormis la pensée et l’amour ! C’est pourquoi je veux vivre en vous et vous faire survivre : je veux vous unir subtilement par les liens ineffables et affectueux de la lecture du premier livre de votre bibliothèque. Je ne dis pas le plus beau mais, malgré sa modestie littéraire parmi tant de grands noms d’écrivains connus, il doit avoir pour vous, si vous avez du cœur, la première place, comme vous étant le plus cher !
Suivez-moi attentivement et affectueusement. Une fois mort, que reste-t-il de nous ? Des meubles, des pierres qui se désagrègent et changent de maître ou se démolissent, quelques photos jaunies (ou un tableau peut-être) sans autre personnalité que celle figée et apprêtée de circonstance par le photographe ou le peintre ! Rien de notre âme vivante disparue ! En bref, le vide seul, l’oubli affreux ! Voilà la mort véritable ! Nous aurons beau survivre en nos enfants (notre seule œuvre durable et la plus belle à vrai dire !) notre souvenir s’effacera avec le temps si nous ne leur laissons pas l’héritage vivant de notre pensée ! Et au-delà des ans, ils devront transmettre ce flambeau sacré, comme une flamme vivante jusqu’à l’extinction de notre famille que je souhaite très lointaine, sinon impossible !
Je veux vivre en vous, non pas comme un pâle souvenir du passé, mais enfant, jeune homme, vieillard, avec la vigueur de mes muscles et la chaleur de mes sentiments et de mes pensées. Je veux que vous connaissiez comme je suis, comme j’étais, et non pas comme vous pourriez m’imaginer d’une manière plus ou moins déformée. Peut-être trouverez-vous un charme à cette lecture, comme je l’aurais éprouvé moi-même si mes parents avaient songé à recueillir quelques mémoires de leur vie. Hélas, au contraire j’en sais peu de choses. Aussi je ne veux pas, mes enfants chéris, qu’elles se perdent irrémédiablement ! Certains hommes qui se disent nobles et de « bonne souche », comme s’ils y étaient pour quelque chose ! s’énorgueillissent dans la contemplation vaniteuse autant que vaine d’un mur sur lequel s’étale un arbre généalogique en stuc, aux blasons tarabiscotés ; leurs armoiries sont plus ou moins véridiques ! Pour notre orgueil discret, nos souvenirs familiaux feront revivre avec une émotion sentimentale, page à page, les êtres chers à notre cœur aimant. Que Dieu me prête longue vie pour me permettre d’écrire tout ce que j’aimerais assembler de souvenirs et vous les laisser écrits.
En déroulant l’histoire de ma vie, vous revivrez mes peines et mes joies, mes regrets et mes désirs, mes luttes intérieures entre le bien et le mal. Vous souffrirez et serez heureux avec moi ! En découvrant l’inconnu de mon cœur et de mon âme vous vous reconnaîtrez peut-être avec surprise ! Quelquefois nos pensées seront si semblables que vous sentirez passionnément combien est puissant le lien du sang. Vous retrouverez avec joie des souvenirs de votre propre enfance que je serai seul à vous rappeler tendrement. Que vous m’approuviez ou me critiquiez que vous me pardonniez ou non mes défauts, émus et souriants en me lisant vous me ferez et vous ferez revivre ! Vous vous direz avec un doux sentiment de fierté indicible : « C’était mon père ou mon aïeul ! » En me lisant vous donnerez la vie future à ma mémoire. Mon expérience vous servira si vous savez en tirer la leçon. Dans la peine vous trouverez un certain réconfort à vous dire que j’ai souffert comme vous et lutté, beaucoup lutté car il faut toujours lutter !
Je serai peut-être encore utile ! Ce sera là ma grande joie, par-delà la mort, de reparaître auprès de vous, non pas comme un pâle fantôme nébuleusement évoqué, mais plein du dynamisme de la jeunesse ou de la sagesse de la maternité. Et si l’âme meurt elle aussi en même temps que le corps ? Si elle ne survit que dans l’œuvre accomplie et seulement dans nos descendants sous une nouvelle enveloppe charnelle ? Comme je ne laisserai de moi que le souvenir d’un homme moyen et non celui éclatant d’un « grand homme » fameux de l’histoire du monde : savant, général, inventeur, politicien, ou martyr, c’est vous seuls qui serez alors l’unique témoignage de mon âme, sinon de ma… célébrité ! Vous devrez le transmettre à votre tour en l’embellissant de votre mieux par la chair et par l’esprit, celui dans lequel j’existerai en partie, mêlé intimement au votre, même malgré vous ! Mais je ne crois pas que, si modeste soit l’apport du mien, vous l’écartiez avec indifférence ! Au contraire votre intelligence cristallisera votre esprit autour de ce petit noyau de ma pensée qui vivra avec la vôtre !
Pendant des siècles chaque foyer romain conservait un feu dans chaque maison, symbole de vie et de respect. Autour du trépied, des scènes ciselées en spirales perpétuant les faits saillants de la vie des ancêtres du nom… Pour nous ce sera bien mieux ! Je serais fier d’avoir été le premier ancêtre de notre race, le pionnier, le précurseur de cette idée qui en vaut bien d’autres : un lien familial plus fort que la Mort, un lien d’amour qui vous unira puissamment, indéfectiblement si vous respectez mon désir !
Je veux survivre dans vos pensées et celles de vos descendants.
Papa Laurent Georges Lucien
Né le 17 mars 1913 à Alger
(Mort le 18 septembre 1983 à Lagny-sur-Marne)
Qui peut se sentir mieux que soi-même en vérité, quant au regard du passé, l’âge vous permet de juger avec l’objectivité et l’impartialité désirable !
Je suis souvent intensément avec le passé (ma jeunesse), avec ce qui a été, avec mes remords et surtout avec la douceur des regrets de ce qui aurait pu être plus ou moins follement ! L’avenir m’apporte aussi sa part de rêve, l’espérance paisible de buts possibles que je compte atteindre et ce qui seront peut-être ma vieillesse et ma mort dans le bref passage sur Terre.
Je puise en eux ma philosophie et ma sérénité. Me contenter du peu que j’ai avec l’espoir de l’améliorer peut-être, sûrement un jour ? Oui, mais avec l’ambition du sage ! Ne pas vivre pour mais par, sans excès ! Douceur de vivre en communion avec la Nature, sainement et franchement ! Savoir-faire se rejoindre le rêve avec la réalité et laisser l’imagination fée embellir les vécus avec celles idéalisées de l’âme. Cela m’a permis, me permettra toujours de juger sans passion les laideurs de la vie et des hommes, de n’en souffrir surtout jamais qu’un temps, car je sais jouir des beautés de la Vie et surtout les découvrir sans effort ! Que d’êtres sont aveugles qui ne savent et ne veulent pas voir ! Je suis, je veux être et espère être toujours comme ces plantes qui se dessèchent faute d’eau et qu’une goutte de rosée fait reverdir vigoureusement après tout, la vie a du bon, il suffit de savoir en dégager l’optimisme et s’en imprégner. Pour moi, elle m’apparaît trop courte.
Je me demande comment font certains blasés, ou soi-disant tels, pour s’ennuyer ! Il me faudrait plusieurs vies pour combler ma soif de vivre et de savoir. Sans être un homme Protée j’aurais aimé « toucher à tout ». J’aurais voulu être riche, non pas pour l’argent lui-même ou l’orgueil d’en posséder, mais pour satisfaire avant tout plusieurs de mes désirs irréalisables sans lui ! Quel programme et quelles jouissances : arts, sports, voyages, aventures et le plaisir de faire du bien partout : m’entourer des merveilles d’arts les plus rares, choisies avec goût, vivre dans un luxe réel et raffiné pour moi-même et non pour éblouir les autres avec une ostentation de mauvais aloi comme le font tant d’égoïstes ! Je n’en aurais fait jouir les miens et mes rares amis éprouvés qu’avec la satisfaction profonde d’être apprécié et compris.
Mais hélas ces merveilleux rêves ne me seront sans doute jamais permis qu’en imagination. Ils ne sont d’ailleurs pas compatibles avec l’amour du foyer et le travail besogneux de huit par jour qui assure la pitance et la matérielle, sans rêves ! Ils me font rire ceux qui parlent « des qualités » de tel ou tel magnat ! Quel levier que son argent, quelles possibilités en toutes choses ! Et je me fais parfois l’illusion de posséder en moi des réserves puissantes pour accomplir de grandes choses dignes d’un autre siècle que le nôtre où il faut avant tout de l’argent ! Je suis comme l’albatros enchaîné (mes chaînes sont la médiocrité) dont les grandes ailes ne brasseront jamais les vents du large. Parfois elles se déploient dans une brasse puissante, mais retombent aussitôt brisées par la tension de mes chaînes ! Et il me faut souffrir de la laideur des choses, de leur mesquinerie et des miennes apparentes.
Acceptation, renonciation, non ! Je me fais l’effet d’un homme qui vit deux vies : l’une matérielle sordide obligatoire et qui m’asservit, l’autre idéale inaccessible dans le rêve et pourtant la seule qui compte réellement pour moi ! Qui a écrit un jour que « le Paradis est sur la Terre ? » Prétentieux ? Que non pas. Je suis un homme simple mais avec une certaine indépendance de caractère et j’aime planer au-dessus de notre boue. J’aime d’ailleurs le faire seul. Les honneurs et la vaine gloriole ne me tentent pas. C’est si éphémère ou si sujette à caution parfois. Et « Il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne ». Honnis soient ces honneurs relatifs qui vous attirent tant de jalousies quand ce n’est pas des haines véritables !
Orgueilleux ? Je ne suis peut-être pas tout à fait modeste, mais sans orgueil non plus ! Mon père m’a accusé d’orgueil, mais celui-ci ne serait pas digne, quand il n’est pas vanité, mais fierté consciente de son indépendance ? Je suis fier de m’être fait moi-même, d’avoir obtenu seul le peu que j’ai, d’être le peu que je suis devenu, mais au prix de quelle volonté et de combien de combats. Orgueil la satisfaction de ma conscience qui m’a fait traverser mes années de marine de guerre, de privations, de vie dure autant physique que morale ? Tinté de mes humbles galons dorés, et de ma médaille militaire chèrement gagnés, par mon amour du métier de marin et de radio !
Fierté d’avoir su rester propre physiquement et moralement (combien je dois aux conseils de ma chère grand-mère !) Fierté du devoir accompli contre vents et marées, dans mon foyer où j’ai dû lutter surtout pour mes enfants plus que je ne l’aurais cru ! Fierté de ma vie intérieure intense et des quelques qualités que j’y découvre auprès de mes défauts. Fierté de me sentir toujours prêt à m’enthousiasmer, à vibrer, à aimer, à me dévouer pour qui me donnerait une simple preuve d’amitié. Fierté de ma sensibilité (et non ma sensiblerie !) Incapable de haïr longtemps, je suis parfois resté moi-même confondu et j’ai dû me ressaisir car j’allais naïvement oublier l’offense grave et pardonner à mon ennemi. Je me suis ressaisi presque honteux d’être aussi faible, non pas pour garder le souvenir de l’injure et me complaire dans un vilain sentiment de rancune, mais pour ne pas être victime à nouveau de ma bonté vis-à-vis du méchant ! Et au fond de cette faiblesse, qui n’en est pas une, j’en suis fier !
Je ne peux souffrir et rester triste longtemps, le côté gai des choses m’apparaît. Malgré moi je sens l’humour me gagner, je critique, j’observe et trouve la compensation naturelle à mes ennuis ! Mon air jeune et franc me fait souvent prendre pour un naïf qu’on va avoir facilement ! C’est une arme excellente qui me permet heureusement de découvrir le jeu des « super-malins » qui se dévoilent à moi avec l’assurance que dans ma candeur je ne les ai pas vu venir ! Aussi je n’ai confiance qu’en moi-même, en ma conscience, en mon instinct ! Je préfère suivre mon impulsion quand je la sens raisonnable même dans son apparente exaltation. Mon « instinct » surtout a toujours su me garder du pire et me freiner à temps si nécessaire !
Dans mes « souvenirs » on m’y retrouvera toujours alerte, gai, aimant l’humour, désabusé parfois, mais toujours ironique et sans véritable cynisme jamais ! Profondément droit et juste au fond d’un cœur timide, sachant faire la part du bon et du mauvais sans exagération pernicieuses. Luttant de mon mieux contre les soucis inévitables et ne m’abandonnant pas. Succombant parfois, oui, mais après avoir fait tout ce qu’il m’était possible de faire ! Disant « Non pas, tant pis ! » mais au contraire : « Ce qui peut m’arriver, je m’y attends, ça pourrait être pire et j’ai de la chance dans mon malheur, car je suis armé ! » Mon imagination a toujours su adoucir mes plus durs moments au lieu de les envenimer. Ma volonté a fait le reste, avec une certaine ruse malicieuse genre celle d’Ulysse ! Et je reste lucide dans mon apparente exaltation…
Ce que j’ai pu souffrir intensément me vient surtout de mes parents, de ma famille où j’ai manqué d’affection. Aigri d’abord, j’ai su puiser en moi-même le réconfort nécessaire et la volonté qui m’a permis d’atteindre quelques buts de ma vie d’homme sans trop m’endurcir et m’a donné cette joie de vivre en dépit de tout ! Et cet air jeune qui n’est sans doute que le reflet de ma conscience, ne puis-je en être fier ? Pourtant ce n’est ni l’émulation, ni l’exemple, ni l’occasion qui m’ont manqué, dans ces années de marine où ma jeunesse aurait pu se pervertir facilement ! J’ai toujours su me garder ! J’ai freiné à temps !
Pour moi les années passent comme pour d’autres les mois ! La vie m’appartient parce que je sais qu’elle est courte et que malgré les apparences, elle a du bon ! Il faut savoir en jouir. Il ne s’agit pas, pour moi, de jouissances abusives qui ne laissent toujours qu’amertume, mais celles que je sais reconnaître en spectateur de la vie, cette comédie !
Je découvre tant de joies simples ou élevées qui me donnent celle de vivre que beaucoup ignorent ! Un exemple au hasard ! Suivez-moi, nous sommes en hiver à Alger, il est midi passé et il pleut ! Je me promène… Cela vous paraît peut-être idiot ? Et bien non ! Tout en foulant le macadam ou le trottoir d’un pas égal je me sens libre. Il n’y a pas grand monde dans les rues à cette heure sous la pluie, pourtant, seul, je me sens bien. Je suis maître d’une force en mouvement que je dirige à mon gré. Tous mes muscles jouent au balancement de mes bras et de mes jambes et ma poitrine se gonfle d’air frais bien qu’humide ! La pluie fine qui mouille mon visage, mon cou nu et mes mains, me rappelle celle de Toulon (j’étais marin à cette époque) que je savourais les yeux fermés comme une rosée du Bon Dieu !
J’ai mangé sobrement et suffisamment tout à l’heure du poisson frais cuit devant moi à la Pêcherie. Quelques fruits, un verre de vin blanc ont complété mon repas de ce vendredi maigre. Je respecte ce dernier parfois même un autre jour, moins par religion pure que pour moi-même, pour le plaisir de me sentir alerte de corps et d’esprit, avec ce rien d’optimisme sans lequel la vie me paraitrait terne et triste ! La religion ne contient-elle pas aussi des enseignements physiologiques dont le vendredi ? Je marche et la ville est à moi, ma belle Ville d’Alger, les quais, la baie entrevue qui s’étale jusqu’à l’horizon méditerranéen ; quartier par quartier, avec ses rues, ses maisons, ses habitants, ses beautés et ses laideurs. J’observe, j’admire, je critique, je compare, je détaille, je m’émeus et m’attendris ou m’endurcis… je marche !
Tant d’émotions rapides et contradictoires sont pour moi comme les tableaux variés d’un spectacle que je me sens seul à découvrir et à apprécier : le spectacle de la rue, de la vie ! Mon temps est limité car tout à l’heure mon bureau à l’odeur exécrable de « mégots », retrouvera son esclave parmi les autres esclaves ! Mais, pour un temps bref magnifié, je suis libre et je jouis de ma liberté ! Tout fonctionne encore très bien dans ce mécanisme délicat et résistant de mon corps humain. Ma quarantaine est proche bientôt, mais j’ai su la conserver intacte. Il n’y a ni orgueil, ni pédantisme en le disant, mais une action de grâce envers la Nature et envers Dieu !
Vous avez me dit-on souvent vingt-cinq à trente ans au plus ! Merci bien, car je pense que je pourrais paraître aussi bien plus que mon âge réel ! Si je n’avais pas toujours repoussé les abus de toutes sortes, même les sports trop violents, si je ne m’étais pas toujours arrêté sur la pente au moment précis où mon instinct me criait ! « Casse-cou ! » je ferais « vieux » aujourd’hui ! Et je ne le serais pas seulement de corps mais peut-être d’esprit ce qui est pire ! Et que l’on ne me dise pas : « Ce n’est qu’une question de tempérament ! » Je dis, moi, que c’est une question de volonté et de bon sens ! Avec la santé évidemment !
Je me sens si jeune parfois que ma jeunesse éclate comme une joie trop vive dont je goûte la puissance bienfaisante ! Dans mon cœur s’élève une fervente prière pour ma chère grand-mère qui m’a élevé et à laquelle je dois les principes de base de mon éducation. Pauvre « mémé » comme j’étais « diable » avec toi et comme je t’aime et te respecte maintenant, alors que tu n’es plus ! Tu me dirais « Écoute-moi Lucien, c’est pour ton bien ! Aujourd’hui je t’ennuie, mais plus tard quand je ne serais plus, tu me remercieras et tu penseras à moi et à mes conseils ! »
Quelle expérience finement intuitive, quelle méthode, alliés à sa vive intelligence animait sa manière de m’élever ! Si je ne suis pas le brillant instituteur ou même le professeur qu’elle avait désiré me voir être un jour, tout au moins, grâce à elle, à ses conseils, sans cesse rabâchés, je suis devenu et resté un homme ! Un vrai ! Je l’entends encore me dénonçant comme d’horribles dangers les vices dont elle voulait me préserver en m’en faisant horreur ! « L’alcool, le tabac, le jeu, les femmes ! » (Comprendre maladies vénériennes) Que d’exemples elle me fournissait afin de m’immuniser ! Dans mon âme d’enfant, mon imagination me représentait ces noms comme d’épouvantables dragons, prêts à me déchirer de leurs griffes et de leurs dents acérées !
Il m’en est d’ailleurs resté longtemps l’image épouvantable que je bénis, car elle m’a servi d’égide protectrice ! C’est elle qui m’a causé un effroi naïf des vices qui asservissent l’homme et le dégradent, l’usent très vite ! C’est elle qui dans les moments les plus critiques de mon existence m’a donné la force de vouloir rester propre et de ne pas m’avilir à mes propres yeux. Avec la volonté d’un homme véritable j’ai pu ne pas devenir l’esclave dominé par ses vices. De là à me dominer moi-même, à acquérir cette intuition salvatrice qui m’a toujours guidé, il n’y a eu qu’un pas que j’ai franchi au-dessus de la boue de l’expérience nécessaire…
Merci encore, chère grand-mère ; je vénère ton cœur et respecte ta mémoire. De quelle affection, de quel amour filial j’aurais voulu et su t’entourer, si Dieu ne t’avait pas rappelée auprès de lui ! Comme est profonde la pensée : « On ne se rend compte combien certains êtres vous sont chers et vous manquent, que quand on les a perdus ! »
Mon père Fin 1915
De plus loin que je l’évoque, un homme m’apparaît en uniforme bleu horizon. Il tient ma main droite dans sa main gauche et nous marchons. Sa voix est forte quand il me parle. De grosses moustaches noires barrent son visage étroit mais fin. Il a des bottes noires montantes à lacets. Elles brillent et craquent à chaque pas. Ils sont vifs et je trottine assez rapidement. Cet homme est mon père : c’est mon père puisque je l’appelle « Papa » ! J’ai deux ans et demi et je suis tout petit, si petit ! Cependant je n’en ai nulle conscience précise, la loi des relativités m’étant inconnue à cette époque.
Nous croisons d’autres uniformes et parfois papa fait un drôle de mouvement avec son avant-bras droit. Je ne m’en inquiète pas pour autant car à mon âge j’ignore encore la règle impérative du salut militaire ! Nous sommes fin 1915. La France est en guerre et mon père simple soldat est en permission à Alger. D’où venons-nous ? Je suis incapable de m’en souvenir compte tenu du vide de ma mémoire avant ce jour-là. Chaque chose n’a pas pour moi la signification propre qu’elle acquerra bien plus tard ! Par contre certains détails demeurent gravés en moi et y resteront jusqu’à ma mort sans doute ! Passé le porche sombre d’une maison, je me revois grimpant de hautes marches de bois, hautes pour mes petites jambes. Les paliers sont éclairés chichement par des vitraux, diversement colorés donnant sur une courette intérieure obscure. Nous nous arrêtons devant une porte fermée. Mon père tire sur un anneau qui déclenche le tintement étouffé d’une clochette. Une femme âgée nous reçoit et nous entrons. Mon père l’appelle Mme Roux ? Je vais rester chez cette dame âgée qui s’occupera de moi. Puis se sera ma grand-mère paternelle.
Un Noël Ordinaire
Chaque année, mon noël de gosse est bien triste à Bab El Oued. Grand-mère Thévenin, est directrice de l’école des filles rue de Normandie. Dans son appartement de fonctions, l’ombre des grandes pièces (elles me paraissent telles car je suis encore bien jeune) est profonde à mon cœur. Je la sens peser sur nous, sur moi surtout dont la sensibilité grandit ! Elle m’isole, malgré les quelques jouets obtenus pour la circonstance exceptionnelle. Mémé devine-t-elle ma peine d’enfant esseulé sans foyer normal ? Elle a assez de soucis à diriger son école et à m’élever correctement ! Pour moi, ce jour-là et si loin de ceux que j’imagine ! J’en ai déjà dévoré quelques descriptions, au hasard de ma lecture, de récits puisés dans les nombreux livres de la bibliothèque grand-maternelle. (Souvent en cachette !). Ceux-ci sont mes compagnons les plus chers et ils enrichissent mon expression.
J’écoute dans l’air de la nuit, comme les bruits d’un monde invisible dont je vois vivre les images ! Au travers des vitres de ma chambre, point lumineux dans le soir bleu de la rue mal éclairée par les becs de gaz, chaque fenêtre me dévoile un noël merveilleux ! Comme en un songe, je crois voir la famille gaiement assise autour d’une grande table chargée de bonnes choses appétissantes. Je crois entendre les rires joyeux de petits enfants comme moi, leurs cris aussi ! Les joues rouges, les yeux brillants d’excitation ils tendent leurs mains avides vers un sapin étincelant de lumières et de sphères brillantes ! Et leur bonheur me rend plus amer encore, la cuisine où nous mangeons seuls tous les deux, sous la lumière tremblotante du pavillon de gaz ! Les autres enfants ont leur maison, leur papa, leur maman, la chaleur intime d’un foyer que je pressens et sans lesquels leur Noël ne serait pas Noël.
Une Veillée de Noël à Boufarik en 1918
C’était un soir, un soir de réveillon de Noël. J’avais cinq ans. Papa Noël avait devancé sa tournée annuelle d’une nuit pour moi, pour moi seul, du moins je le croyais. Il m’avait apporté, je ris en l’écrivant, une boîte de ménage de poupée et un chemin de fer mécanique ; je faisais remarquer gaiment que ce dernier marchait tout seul comme une « bébête » !
Pour me faire peur ma tante Lucienne très taquine, me dit que le père Noël s’était trompé dans sa distribution. Il m’avait donné par mégarde cette boîte de ménage de fille, à moi petit garçon ! Le jouet devait échoir à une petite voisine, gamine plus portée à faire marcher son ménage que moi, « homme » ! Aussi, allait-on faire honnêtement une restitution. Mais à cet âge au diable l’honnêteté, surtout au sujet d’un joujou. Bref, la galanterie m’étant chose inconnue à cette époque, je m’opposais de toutes mes forces à cette bonne action ! Je pensais : « Pauvre papa Noël ! Il est bien vieux, ses pas ne sont pas fermes sur les pentes des toits glissants. Il fait froid la nuit. Il devait être bien fatigué ce bon vieillard ! En remplissant mes souliers, la boîte s’est échappée de sa hôte trop pleine mais… tant mieux ! » Les larmes aux yeux, je suppliai pour qu’on ne soit pas honnête !
On me rassura en m’embrassant. Ma frayeur disparut, ma joie s’exhala et s’exalta tout à son aise en une crise nerveuse où les lames se mêlaient à de fusants éclats de rire ! Enfin calmé, radieux maintenant, j’étalais avec orgueil, dans un ordre que je croyais parfait, les plats, les assiettes, les couverts minuscules, les tasses, la petite cafetière d’étain ouvragé. Tout ce fourniment à même le carreau de la salle à manger, contre le marbre blanc de la cheminée. Une petite armoire à glace, moins haute que ma main, miroitait de son vernis encore frais, imitation ébène ! je ne me lassais pas de m’y regarder et de l’ouvrir à tout instant, pour en compter les rayons et la refermer à clef. Il faisait sombre dans la chambre, mais il n’y faisait pas froid : dans l’âtre flambaient de bonnes grosses bûches et j’avais réclamé l’honneur de les porter moi-même ! Elles lançaient de longues flammes jaunes, frangées de bleu et de rouge, avec des étincelles, des pétillements, une odeur de résine et des craquements insolites qu’accompagnait, dans la poêle, la pétarade des marrons. J’étais charmé.
Je me vois, je me sens encore serré sur les genoux de mon oncle. Il me souriait avec douceur, me caressait. Je retroussais ses longues et épaisses moustaches de « gaulois » pour qu’il pût mieux m’embrasser, sans me piquer ! On s’amusait de me voir si vite remis d’une grande émotion. Oh, oui, grande émotion si je songe qu’à cet âge j’adorais les petits jeux de fille tout comme ceux des garçons d’ailleurs, et que j’étais déjà prématurément père de deux poupons joufflus en celluloïd ! Le feu chauffait et rougissait mes joues. Mes petits mollets nus semblaient brûler, tant la douce chaleur du foyer était bonne, malgré le froid vif de décembre. Mais, me semblait-il, rien ne brûlait autant, et mieux, que la joie dans ma petite poitrine ! J’admirais, les yeux ardents, mon petit train mécanique : il marchait sur la table, le long de ses rails miniatures, à toute vitesse. Mon père lui avait enfoncé dans la cheminée, une cigarette allumée, qui mettait le comble à ma joie. Par de violents coups de sifflet, j’enjoignais impérieusement à mon jouet de s’arrêter, mais il narguait son chef de gare et ne cessait de tourner, qu’à bout de souffle, ou dans un superbe déraillement ! Rapide, il projetait à la lueur du foyer, la lampe étant éteinte pour plus d’intimité, des ombres fantastiques, de mystérieux panaches de fumée qui se mouvaient, se croisaient dans le noir où ils se noyaient, reparaissaient et disparaissaient à nouveau…
Subitement, je dégringolai de toute la hauteur des longues jambes de mon oncle. Puis, avec les lourdes pinettes, plus grandes, et, je crois aussi plus lourdes que moi, j’essayai vraiment à deux mains de fourgonner le feu. Quand j’avais fait beaucoup de fumée, j’étais tout fier de ma force, malgré ma toux et mes yeux pleins larmes ! « Attention, disait mon père, cette nuit tu vas faire pipi au lit ». Alors, avec un sourire et un regard brillant où se lisaient ma honte et mon naïf orgueil enfantins, je répondais : « Oh, non papa, tu verras ! »
Dois-je dire que malgré ma crâne assurance, je gardais une certaine inquiétude quant à tenir ma promesse ! Las de fourgonner n’est pas le terme propre, je battais enfin en retraite devant la fumée constellée d’étincelles que je provoquais. Je regrimpais sur les genoux complaisants, en en meurtrissant quelque peu les rotules. Là, un peu las, je me sentais heureux, comme le petit oiseau dans son nid, couvé par la maman oiseau. J’avais complètement conscience que, dans mon petit cœur, quelque chose d’infiniment doux, d’ineffable et de suave s’agitait. Mes joujoux étaient près de moi, neufs et bien à moi, combien d’heures heureuses j’allais passer encore avec eux ! Mes parents étaient là : papa, mémé, tonton, tata, tous me choyaient, m’aimaient, ce jour-là ils étaient pleins d’indulgence… Et quoique bien fatigué, j’avais envie de courir, de bondir comme une chèvre, pour apaiser ma joie trop forte.
(Souvenirs d’enfance)
Boufarik
Noël 1920, Ma petite crèche
J’ai sept ans maintenant. Mon père est paraît-t-il, de service à la Grande poste ! Ma mère est divorcée. Elle n’a plus le droit de me voir ! Je suis devenu « trop grand » pour me blottir encore dans les bras de ma grand-mère ! Je suis toujours trop grand quand j’ai besoin de caresses ! Ce n’est pas que Mémé n’est pas affectueuse. À sa façon, elle m’aime bien, mais elle a si peu de temps à m’accorder ! De plus elle prend de l’âge et souffre de diverses affections !
Aussi, combien je me sens seul malgré mon imagination fée qui embellit tout pour moi, dans ma joie de vivre intérieure ! Je fixe la corolle mobile, bleue, jaune et blanche, et fusante, comme si elle va se transformer en un splendide papillon lumineux et me prendre toutes mes illusions ! Mais il n’en est rien. Ce matin même mon père a avoué que le père Noël n’existe que pour faire plaisir aux tout jeunes enfants ! Pourtant ne suis-je pas encore tout petit dont l’âme inquiète assombrit souvent les pensées les plus enfantines ? En ce jour de fête je regrette d’avoir « l’expérience ».
Elle brise mes plus beaux rêves de gosse ! Mais il me reste au moins une légende magnifique, celle de la naissance du « petit Jésus » ! Il est sur de la paille fraîche, dans la rustique étable de Bethléem. Près de lui, à genoux, sa mère Marie, et debout son père Joseph. Tous deux regardent leur bébé et, les mains jointes, ils prient ! Des bergers, simplement vêtus de peaux de mouton portent des agneaux et s’agenouillent humblement. Trois rois mages merveilleusement parés offrent de splendides présents. Et le petit Jésus, tout nu, potelé et gracieux, lui le Bon Dieu des enfants (car l’autre, le grand monsieur barbu les intimide) tend ses petits doigts menus vers tous. Une étoile brille intensément dans le ciel nocturne. Derrière Jésus ils mêlent leurs souffles chauds sur sa nudité rose, se penchent, le bœuf placide qui rumine et l’âne aux grandes oreilles mobiles ! L’humble décor semble rayonner de mille feux tendres ! Une immense félicité émane du nouveau-né sacré ! Tout baigne dans cette ambiance lumineuse indéfinissable ! Mon cœur d’enfant est submergé de tendresse, je rêve !
Soudain un vif désir m’empoigne et me transporte joyeusement : je vais construire une crèche « Ma » crèche ! Mémé ne m’a pourtant jamais élevé dans une religion quelle qu’elle soit. Elle proteste que ma mère m’a fait baptiser en cachette comme catholique. Nous ne pratiquons pas dans la famille. Pourtant grand-mère croit en Dieu ! Ne l’invoque-t-elle pas, quand étrangement elle le prie de lui faire retrouver un objet égaré, ou un nom oublié ? Cela me semble un peu contradictoire et m’étonne ! Je saurais plus tard qu’elle n’aime pas la curaille et les grenouilles de bénitier. J’ignore tout du catéchisme. Seuls mes chers amis les livres m’ont bien décrit la légendaire nuit de la nativité, puisque j’en ai parlé précédemment ! Ils m’en ont donné aussi des images pieuses naïvement enluminées. J’ai même vu une vraie crèche grandeur nature à Notre-Dame d’Afrique où nous nous sommes rendus un jour au cours d’une promenade ! Mais sa représentation m’a paru trop grande, peu naturelle et assez froide. Par ailleurs son luxe recherché en a exclu à mes yeux le sentiment réel de chaleur humaine absente ! Il y manquait ce rayonnement divin, cette vie et cet amour merveilleux que mon imagination concentre sur « Lui », tandis que je dispose mes personnages.
Ceux-ci sont disparates et contrastés, maintenant dans la grotte de papier que je cabosse convenablement. Elle est brune et verte et je remplis de mousse certains creux afin de faire plus vrai ! Bien sûr, les bergers sont des soldats de toutes armes et de carton bouilli, mais je leur fais des capes avec du coton ! De plus les sujets n’ont pas tous le même volume : mon soi-disant Saint Joseph est un géant ! Mais il semble un nain, comparé à un des moutons qui, toutes proportions gardées, a la taille d’un éléphant ! Par contre je sème du borax un peu partout pour imiter la neige ! Je découpe aussi de belles étoiles dans une enveloppe d’étain de chocolat. Collées sur un grand papier bleu qui forme le ciel du tableau, elles scintillent à la lueur mouvante, bouts coupés d’une bougie que j’allume avec componction ! Que m’importe alors les disproportions et les incohérences matérielles de ma « fabrication » puisqu’il est là, « Lui », le petit Jésus dans sa crèche. Ce n’est qu’un petit « baigneur » de celluloïd. (À sept ans, alité aves une bronchite grand-mère m’a donné à choisir entre trois « nourrissons ». À sa stupeur, j’ai désiré le plus petit, le plus mignon pour moi ! (Oui, je n’ai pas honte de l’avouer : à cet âge et dans une école de filles comment voulez-vous que je n’aime pas moi aussi les jeux féminins enfantins ?) Pour ce soir j’oublie que mon poupon, se nomme Henri, (je lui ai donné le prénom de mon grand-oncle que je vénère à ce point-là.) Le voici donc tout nu (je l’ai déshabillé !).
Il est tout dodu et tout rose sur de la vraie paille ! J’ai l’impression qu’il est à moi, à moi tout seul ! Ce Noël est aussi le mien. En toute innocence j’éprouve une joie douce, profonde et grave à la fois : je dévore des yeux ma grossière crèche que j’admire dans mon affabulation ! Je rêve éveillé ! Je suis parti dans un monde inconnu comme « Alice au pays des merveilles » au travers d’une glace. Soudain un miracle, tout se transforme merveilleusement et m’éblouit ! Tous mes personnages jouets sont là. Ils grandissent ou rapetissent. Ils restent lilliputiens mais bien proportionnés. Ils s’animent, ils vivent ! Oui ils vivent ! Dans mon extase je ne m’étonne pas !
Je vois vraiment les membres délicats de l’enfant le divin. La vache et l’âne paisibles se penchent et réchauffent de leur haleine le petit corps de Jésus qui sourit. Sous l’étoile scintillante, les rois mages, venus de très loin, se prosternent humblement devant lui. Dans leurs mains tendues, sont offertes les luminosités des ors, leurs dons. Tout autour de la grotte-étable, dans leurs vestes aux flocons laineux, les pâtres sont agenouillés. Leur houlette enrubannée, comme pour une fête. Sur leur cou, ils portent un agnelet tout blanc aux pattes liées qui bêle plaintivement. C’est le cadeau de ces hommes rustiques que l’étoile a guidé jusqu’ici vers l’enfant-Dieu tout comme les trois rois venus de très loin. Dans la fraicheur de cette nuit du 24 décembre je hume la chaude odeur de toutes les bêtes : moutons, chèvres et chameaux qui nous entourent. Je perçois leurs haleines confondues et le chœur de leurs voix diverses ! C’est comme une musique, un chant qui se mêle au doux cantique de cette foule d’être et d’animaux comme unis dans une même vibrante adoration !
Le chou à la crème
Un des plus lointains souvenirs que je garde encore de ma grand-tante, « Tata Lucienne », sœur cadette de ma grand-mère, est assez curieusement lié à un chou à la crème ! Mais oui. Tata Brocard en fût la victime ! Vous vous demandez peut-être ce que vient faire cette pâtisserie, même réputée délicieuse, avec le souvenir de ma grand-tante ? Il vous faut alors me permettre le temps de vous relater ce petit épisode marquant de ma vie ! En effet, souvent les choses, dans leur bizarrerie inattendue, frappent l’esprit vif d’un enfant pour tout le reste de son existence. Qui me contredira ? Je me revois à sept ans environ, époque où se situe mon histoire. Pour une raison que j’ignore, Tata Lucienne est descendue, de Boufarik où elle demeure, sur Alger. Seule elle venue nous rendre visite. Tonton occupé en ville viendra la chercher plus tard et ils repartiront chez eux, dans la soirée même, car ils sont venus par le train. Tata et moi sommes dans la luxueuse salle à manger-salon de grand-mère Thévenin, où plutôt dans son appartement de fonctions à Bab El Oued. Mémé y exerce en tant que Directrice d’école de filles rue de Normandie. Je vis avec elle qui m’élève depuis l’âge de deux ans et demi ! Je suis assis face à ma tante car nous jouons au jeu de dames. Mémé lui a affirmé que, éveillé pour mon âge, j’excelle à ce jeu !
Tata Lucienne est très taquine. Comme Saint-Thomas, elle dit qu’elle veut le voir pour y croire ! De plus, elle jure à haute voix qu’elle battra à plates coutures son phénomène de petit neveu ! Ah mais ! Son nez pointu est curieusement rond du bout, remue assez comiquement tandis qu’elle s’exclame, mais je me garde bien de le lui faire remarquer ! En effet, je suis respectueux et de plus je la crains un peu car elle s’énerve facilement, je l’ai déjà constaté ! Par contre je me promets de porter toute mon attention sur ma façon de jouer ! Je veux surtout faire honneur à ma grand-mère ! Près du damier aux carrés noirs et blancs, dans une assiette de fine porcelaine, il reste un petit chou à la crème, dernier orphelin d’un lot de gâteaux que nous avons dégustés en chœur tout à l’heure avec Mémé ! Tata en a mangé deux et moi un seul ! C’est donc bien le mien qui me cligne de l’œil pour attirer mon attention ! Mais pour l’instant je suis trop absorbé par mon jeu pour désirer lui faire le sort qu’il mérite ! Je ne suis pas d’ailleurs un gourmand mais un gourmet !
Toute Directrice d’École maternelle qu’elle est, Tata Lucienne est en très mauvaise posture et elle le sait ! Je l’ai déjà battue une première fois. Pour la seconde, j’ai deux dames très dangereuses et le dernier pion rescapé de mon adversaire, destiné au sacrifice, va se faire « manger » inexorablement ! Ma tante se voit donc perdue et fait triste mine ! C’est à elle d’avancer son pion et à perdre une seconde fois ! Elle a beau se creuser la tête, elle se rend bien compte que, c’est dur, elle va être « battue à plates coutures » par son petit « phénomène de petit neveu » ! L’instant est solennel et on entend vraiment voler une mouche !