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Lucien naît en 1924 à Saint-Étienne. Il se façonne une personnalité dans un monde en pleine tourmente. À seize ans à peine, la guerre vient le chercher, le propulsant loin de chez lui, lui arrachant son insouciance pour en faire un soldat, et lui offrant un vertigineux tête à tête avec la mort. À son retour, il s’engage sur un chemin escarpé, au service des autres, qui le mènera face aux plus grands. Il n’en déviera pas, occupé à servir un dessein plus grand que lui…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Élevé par deux parents grands lecteurs,
Théo Maleysson a vite perçu la puissance des mots, avec le désir lointain d’écrire un jour. Passionné d’histoire et de politique, il a toujours éprouvé une fascination pour les figures audacieuses qui ont su s’affranchir de leur condition pour nager à contre-courant. Théo écrit pour voyager dans l’histoire, explorer, et mieux comprendre les autres.
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Seitenzahl: 381
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Théo Maleysson
Ladies first
Roman
© Lys Bleu Éditions – Théo Maleysson
ISBN : 979-10-422-5637-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Croissez,
et multipliez, et remplissez la terre (…)
Ancien Testament, Genèse 1 : 28
Nous devons libérer la moitié de la race humaine,
les femmes, afin qu’elles puissent nous aider à libérer l’autre moitié.
Emmeline Pankhurst
Cet ouvrage est librement (quoique scrupuleusement) inspiré de la vie d’un homme politique français ayant traversé le XXe siècle, et dont l’histoire mérite, à mon sens, quelques détours que voici.
14 décembre 1967
Dix-sept heures. La lumière du jour achevait de décliner. Dans la promiscuité du bureau, les talons de ses chaussures cirées claquaient sur le carrelage de leur bruit caractéristique. Sa nervosité emplissait la pièce. Il en avait la certitude, s’il échouait aujourd’hui, ce serait la fin.
En réajustant sa cravate face au miroir pour paraître impeccable, le député se jaugea. Aucune approximation ne serait tolérée. Il avait tant attendu cette soirée, et maintenant qu’il se trouvait face au vide, il aurait tout donné pour retarder l’échéance, fût-ce de quelques jours. Mais le temps jouait contre lui, il devait agir maintenant. Il repensa à la veille de son premier grand saut, cette appréhension qui lui avait noué l’estomac, et coupé son appétit d’ordinaire vorace.
Se préparer, désacraliser l’événement, respecter minutieusement ses petits rituels de boxeur, voilà tout ce qu’il avait trouvé pour se tranquilliser un peu face à la perspective de ses opposants. Les prises de parole publiques relevaient pourtant de l’habitude, mais celle qui allait venir surpassait les précédentes, de par l’enjeu immense qu’elle comprenait.
Par superstition plus que par souci du détail, il parcourait une énième fois les feuillets qui, sous la moiteur de ses mains, s’étaient largement gondolés. Chuchotant seul les termes qu’il avait agencés avec application, pour former un bataillon d’idées le plus cohérent possible, il s’était mis à douter de sa préparation. Et s’il bégayait, balbutiait ses premiers mots ?
Pendant des jours, il avait poli ce discours, telle une épée avant un âpre combat. Tout était question d’équilibre, de juste dosage : ne jamais se départir du pragmatisme qui le caractérisait, solliciter la raison de l’auditoire en assénant le plus d’éléments tangibles, tout en ne se privant pas de faire appel à l’affect. Toucher la tête sans épargner le cœur, telle était la ligne de crête qu’il avait empruntée, et de laquelle il n’entendait pas dévier.
Épongeant son front luisant, il fut étreint par le vertige. Ces mots lui permettraient-ils de faire mouche ? Pendant tout cet après-midi glacial de fin d’année, la question l’avait taraudé. Maintes fois, on lui avait répété que le plus dur était derrière lui, qu’il pouvait se contenter de laisser dérouler le cours normal de la séance pour triompher. Mais revenait inlassablement cette sensation désagréable, celle de la ridicule fragilité de son édifice. L’enceinte, à coup sûr, serait pleine. L’atmosphère électrique, la pression décuplée.
Deux coups distincts furent donnés sur la porte. Sa tête se tourna brusquement pour aviser le visiteur. Philippe.
« La séance va commencer, Monsieur », lui glissa-t-il d’une voix blanche.
Il se jeta un dernier regard décidé, expira. Puis, résolu, il ouvrit la porte à la volée, lançant un regard complice à son assistant. Après quelques dizaines de pas silencieux, il se retrouva face à la foule.
*
4 avril 1930
« Lucien ! Il est l’heure, nous avons encore des commissions à faire ! »
La voix de Gabrielle, délicate, mais ferme, avait résonné dans le square de la place Carnot. Lucien, occupé à sautiller sur la balançoire, rajusta sa culotte courte et suivit docilement sa mère, ses petites mains jointes derrière le dos.
— À quoi doit-on penser pour ce soir ? lui demanda-t-elle avec un sourire entendu, moins par pédagogie que pour lui montrer qu’elle comptait sur lui dans la conduite des tâches de la journée.
Issu de cette génération bénie des années vingt, « Lulu » a six ans, les cheveux gentiment en bataille et l’insouciance intacte des enfants choyés. Une insouciance que rien ne semble pouvoir altérer.
Plutôt gringalet pour son âge, il gardait pour rempart la présence chaleureuse de sa mère. Fille de passementier, issue d’une des plus anciennes familles de Saint-Étienne, Gabrielle avait grandi biberonnée à la morale chrétienne. Maniant le métier dès l’enfance, elle avait pour elle un solide esprit d’indépendance, s’interdisant d’être le fardeau de quiconque. Elle n’aurait pas supporté qu’il en soit autrement pour son fils, à plus forte raison parce qu’il s’agissait d’un garçon. Le regard pétri de bienveillance qu’elle portait sur lui le fortifiait. Son cadre éducatif était strict, exigeant, mais toujours empreint de bonté.
Lucien n’était pas gâté. Mieux, il était considéré. Ses parents alternaient les rôles avec justesse, capables de le sermonner si besoin, mais faisant preuve le reste du temps d’une attention soutenue pour lui, ce qui l’animait ou le tracassait. Et si à table, les sujets de discussion étaient l’apanage des parents, son tour venait ensuite.
Avoir un fils c’est bien. En faire un homme c’est mieux. La phrase de Rudyard Kipling trônait, encadrée sur l’un des murs du sobre salon familial, dont le gramophone sifflotait de temps à autre un air de Maurice Chevalier. Gabrielle savait parfaitement pourquoi elle avait enfanté, pour façonner un fils à la tête bien faite, doté de valeurs, d’une morale robuste. Un homme libre. Une atmosphère équilibrée, propice à sa construction, régnait entre ces parois.
Son père, Natan, artisan fourreur de son état, était un homme taiseux, à la calvitie avancée et au regard perçant. Sa discrétion pouvait s’expliquer par la lourdeur de son baluchon : mobilisation lors de la Première Guerre mondiale, émigrations, apostasie… Tous ces éléments s’empilaient confusément dans l’esprit du fils unique. Il avait rencontré Gabrielle en juin 1917, lors d’une de ces permissions enchantées où les bienheureux soldats ont la sensation de léviter. Lucien s’était en tout cas figuré la scène ainsi, il ne fallait pas compter sur ses parents pour lui apporter des détails, qu’il n’était d’ailleurs pas certain de vouloir.
Les rapports père-fils se caractérisaient par une certaine solennité. Les élans d’affection étaient rares, circonscrits à des épisodes très particuliers, au cours desquels le bambin sentait se replier sur lui, comme une membrane protectrice, les bras musculeux de son paternel. Le caractère sporadique de ces accès de tendresse leur conférait d’autant plus de valeur.
La tannerie familiale, située rue des Fossés, s’apparentait pour lui à un royaume le protégeant de toutes les misères du dehors. Natan travaillait avec acharnement à la confection de parures, chaussons, et fourrures pour les Stéphanois les plus fortunés.
« Ce sont mes mains qui nous donnent du pain, mon fils », lui avait-il affirmé plein d’abnégation. Le petit observait, captivé, les gestes pleins de minutie de son artisan de père sur l’énorme machine en fonte. Des gestes qui se suivaient avec une cohérence d’automate, pour dompter le monstre imposant qui piquait et repiquait sans discontinuer.
L’établissement remplissait une double fonction : si elle s’apparentait pour lui à un cocon, un repaire familier, le marmot voyait dans l’officine un échantillon du monde des adultes, un monde fait de politesses, de courbettes et de calculs. Il se plaisait à faire la conversation aux dames attendries par sa présence, tandis qu’il fuyait à la vue de messieurs à la carrure imposante ou à l’odeur capiteuse de tabac. « Bon petit ! » lui lâchaient souvent les clients en l’ébouriffant, touchés par un regard dont la tendresse ne se démentait jamais.
L’affaire dépendait largement du cycle des saisons. Il leur fallait chaque année innover, trouver des activités nouvelles sur les pièces déjà vendues, pour se préserver de menues marges. S’il ne fallait pas espérer de ce métier de niche une fortune qui mettrait la famille à l’abri sur trois générations, ils estimaient ne pas avoir à se plaindre. Le ménage vivait modestement, mais assez scrupuleusement pour épargner chaque mois, de sorte que chaque jour médiocre était encaissé sans que leur train de vie ascétique, prévisible, en soit modifié. Rien dans leur consommation ne traduisait de dépense incontrôlée. Lui se contentant de travailler le plus clair de son temps, ne s’accoudant au comptoir qu’occasionnellement ; elle ne faisant que rarement preuve de coquetterie, et ne fréquentant guère les enseignes de prêt-à-porter. Ses parents s’estimaient sur un fil : seul un savoir-faire irréprochable, couplé à un suivi rigoureux de leur trésorerie, assurerait leur subsistance.
Le garçonnet était convaincu, comme beaucoup de ses semblables, d’habiter sinon le centre du monde, du moins l’une des places fortes de la civilisation contemporaine. Il faut dire que la cité forézienne vrombissait chaque jour de mille bruits cosmopolites, et s’apparentait à une ville de première importance, forte de ces nombreuses usines, fleurons de l’armement hexagonal, qui lui donnaient son surnom d’armurerie du monde. De l’autre côté de la vitrine de ses parents, les allées et venues des boutiquiers reconstituaient chaque jour le même ballet. La Manufacture d’armes de Saint-Étienne, que les Stéphanois nommaient « Mass’ », employait des centaines de messieurs. Ses bataillons grossissaient d’une année sur l’autre. Lucien avait trouvé saisissant d’imaginer qu’à des milliers de kilomètres de chez lui, on faisait la guerre et ôtait des vies avec des outils fabriqués dans ces usines, de cette cité qui l’avait vu naître. Contrairement au reste du pays, la production ne faiblissait pas.
Sa condition d’enfant unique, qui dépareillait avec les autres familles du quartier, cristallisait forcément sa propre curiosité de petit être observateur. Il n’osait évidemment pas aborder le sujet avec ses parents, par crainte de glisser vers la si douloureuse question de la reproduction humaine et de ses modalités. L’avaient-ils conçu de leur plein gré ? Se réattelaient-ils à la même opération pour lui donner un petit frère ? À quelle fréquence ? Toutes ces questions le tarabustaient d’autant plus qu’il en percevait le caractère sulfureux. Quoi qu’il en soit, il fut rapidement forcé de se comporter en être social : il ne bénéficiait pas du sillage d’un aîné qui lui aurait dégagé la voie, le prévenant des ornières et lui enseignant des astuces bienvenues. Mais il s’en accommodait fort bien et prenait un certain plaisir, teinté d’appréhension, à faire ses propres découvertes.
Le tout jeune homme cultivait une relation à part avec sa tante maternelle Jeanne, que ses parents lui avaient choisie pour marraine. Employée aux écritures pour une compagnie d’assurances, celle-ci ne s’était jamais mariée, passant son temps libre dans la famille, ou aux Petites Sœurs des pauvres auxquelles elle prêtait main forte. Elle avait développé avec son neveu un rapport privilégié, empli de complicité. Pour Lucien, il s’agissait d’une relation parentale délestée de sa couche d’autorité et de contraintes. Il se demandait si ce célibat était volontaire ou subi, et tentait à chaque fois qu’il le pouvait de lui témoigner de l’affection, avec les gestes d’un garçon de sept ans. Son bénévolat auprès des religieuses nourrissait ses questionnements. « Comment peut-on s’oublier à ce point pour autrui ? »
Jeanne habitait un modeste appartement de la rue Victor Duchamp, où elle prenait plaisir à recevoir son filleul pour lui concocter des crêpes au sucre dont la texture aérienne ne se retrouvait nulle part ailleurs. On pouvait entendre depuis son balcon les pleurs des nourrissons hébergés un pâté de maisons plus loin. La rue abritait la Maison Familiale de la Loire, sortie de terre dans les années vingt. Il observait perplexe les va-et-vient des mères nourrices et du personnel médical portant sous le bras ces chétifs êtres enrubannés. Il n’avait pas précisément compris ce qu’ils venaient faire ici, et n’était pas entièrement satisfait par l’explication qui lui avait été donnée.
« C’est là que naissent les bébés ? questionna-t-il, en contre-plongée.
— Non mon lapin, c’est un lieu d’assistance. » Il s’en était tenu à ces informations lapidaires.
On imputait sa grande vitalité à son signe astrologique, celui du taureau, combatif et téméraire sans pour autant être querelleur. Lulu plaçait de grands espoirs dans l’école, qui lui donnerait les clés pour comprendre les multiples curiosités de ce monde, de la vie des insectes à celle de Charlemagne. Il attendait l’entrée au cours préparatoire de pied ferme. S’il pouvait faire preuve de vantardise comme beaucoup d’enfants uniques du fait des multiples louanges dont le couvraient sa marraine ou les clientes charmées, il acquit assez vite le réflexe de la modestie. Lorsqu’il pouvait se sentir fier de lui, il faisait son maximum pour n’en laisser rien paraître.
La veille du grand jour, excité comme un puceron, il s’amusait à disloquer dans son potage l’épaisse tranche de pain de seigle découpée grossièrement par sa mère. Ce lundi serait un jour à part à marquer d’une pierre blanche, le début d’une ère nouvelle. Il était presque déçu de l’enthousiasme de ses parents, bien faible en comparaison du sien.
Fier comme Artaban, il franchit le portail grinçant de l’école, persuadé que le soir même, il serait quelqu’un d’autre, doté d’un tout nouveau statut. Le champ intellectuel des possibles s’ouvrirait à lui, car, il en était intimement persuadé, il saurait lire en revenant chez lui.
Il fut catastrophé de sentir la journée passer à grande vitesse sans que l’instituteur parle une seule fois de langue française, s’attardant seulement sur les règles collectives et les fournitures nécessaires. Il était défait à l’heure de la sonnerie, ravalant son dépit d’avoir été berné.
Il l’ignorait, mais il se remettrait vite de cette déconvenue. Hormis quelques subtilités, l’essentiel était chez lui déjà intégré. Il savait déchiffrer la plupart des sons, du fait d’une vivacité bien au-dessus de la moyenne. S’il ne le savait pas encore, son année allait être celle des approfondissements, de l’utilité de la lettre « h » dans le mot « cahier » et autres particularismes, mais l’aspirant semblait déjà parti sur de bons rails. C’était en tout cas ce qu’il se répétait lorsqu’il s’inquiétait. Le goût du travail de ses parents suffisait à lui faire croire que sa volonté et son opiniâtreté lui permettraient, sans rêver d’empire, de lui assurer un futur, le talent étant un paramètre trop aléatoire pour que l’on se laisse aller à miser uniquement dessus. Travaillez et prenez de la peine, pouvait-il lire dans les couloirs de son école, en se plaçant sur la pointe des pieds.
En classe, ses résultats honorables ne le plaçaient pas dans le trio de tête, objectif qu’il s’était fixé. Il s’employa à digérer l’échec sans effusion. Le milieu scolaire pouvait se révéler franchement hostile, et il prenait garde à ne pas commettre d’erreur qui l’aurait fait remarquer.
Le premier faux pas survint un après-midi d’octobre. Le cours de calcul mental allait débuter lorsqu’il se rendit compte qu’il avait oublié son étui à craies chez lui. Il se pencha discrètement vers son camarade de bureau, mais la voix charismatique de Monsieur Maroni résonna une seconde plus tard :
« DÉBUT DU COURS DE CALCUL MENTAL.
Lucien, complètement démuni, fixa son ardoise par réflexe. C’est alors que l’instituteur se pencha sur son bureau, et le tança sur un ton taquin :
— Dites donc vous, quand votre mère manque de sel pour le repas du soir, va-t-elle sonner chez la voisine ? »
Sous l’hilarité générale, le visage de Lucien prit un ton ocre. Il retint à grande peine ses larmes jusque sur les bords de ses paupières, et se jura, tel le Corbeau, qu’on ne l’y prendrait plus.
Cette broutille le marqua moins que ce qu’il aurait imaginé, et il se surprit à deviner les prémices de sa propre résilience, préparant soigneusement son cartable les jours suivants. Du reste l’enseignant, qui avait eu cet après-midi-là cette formule maladroite quoique dénuée de méchanceté, s’avérait être un excellent pédagogue. S’il avait été permis de dénicher l’archétype du célèbre hussard noir de la République, il se serait sans doute penché sur ce Monsieur Maroni, maître exigeant, mais juste vis-à-vis des écoliers qu’il avait sous sa coupe.
Le maître prit rapidement dans le cœur de Lucien une place à part, celle d’une figure tutélaire auréolée d’une autorité morale comparable à celle de son artisan de père, en plus loquace. Chez son élève admiratif, les deux images ne pouvaient en aucun cas être concurrentes, elles appartenaient à des sphères cloisonnées l’une et l’autre, et l’admiration qu’il nourrissait pour le pédagogue n’enlevait rien à son amour filial. Les gestes du maître étaient un subtil alliage de force et de délicatesse, lui qui était capable d’empiler et de porter l’ensemble des chaises de classe à la manière d’un gaillard cafetier, comme de déclamer des vers de du Bellay avec une habileté qui impressionnait ses disciples. Son visage impeccablement rasé traduisait la méticulosité des êtres consciencieux, ceux qui se donnaient du mal dans leur travail quotidien, tant pis si celui-ci consistait à faire réciter une table de multiplication, ou à donner des lignes aux irrévérencieux.
Cette droiture n’empêchait pas les débordements, dans cette cour d’école que Lucien perçut tôt comme le théâtre de toutes les injustices. Le crépitement des insultes, les attitudes frondeuses, la façon de rudoyer son prochain… Il comprenait que cet environnement austère pouvait précipiter les plus faibles dans une spirale de souffrances.
Ce fut le cas de Blaise Verdier, élève timide et potelé, que des fortes têtes avaient érigé en souffre-douleur. Sa surcharge pondérale l’obligeait à porter des vêtements déformés, rapiécés. Des lunettes usées encadraient un regard bleu-gris inexpressif, qui lui donnait un air benêt. Même les garçons qui ne ressentaient envers lui aucune animosité se mettaient à le terroriser gratuitement.
Lucien, par mimétisme, se mit à rire de lui. Un jour, souhaitant expérimenter l’emprise qu’il pouvait avoir sur un camarade plus faible, il s’avança et leva la main vers lui, faisant mine de le frapper. Le malheureux leva les mains par réflexe, pour parer le coup imaginaire. Il eut la mauvaise idée de relater ce fait d’armes à sa mère un soir sur le chemin qui menait à la maison, fanfaronnant.
« Ne parle pas de lui de cette façon ! Ce pauvre petit aurait de la peine. Je ne veux plus t’entendre employer ces mots, et si j’apprends que tu t’es à nouveau comporté de la sorte, gare à toi ! »
Le fait que sa propre mère, qui ignorait tout de ce malheureux, en parle en des termes si engagés frappa Lucien, qui se promit que cet événement resterait le premier et le dernier du genre. Il se maudit doublement : d’avoir pu imaginer que sa mère eut réagi différemment, et d’avoir opté pour un comportement aussi brutal vis-à-vis de ce pauvre gamin, à la place duquel il aurait aussi bien pu se trouver. Le retour au logis fut secoué de légers sanglots, comme un acte de pénitence.
Le supplice n’était pas fini. Deux jours plus tard, le pauvre beauseigne1 avait été enfermé dans une remise par quatre fortes têtes, qui s’esclaffaient en l’entendant tambouriner contre la porte en bois écaillé. Monsieur Maroni intervint heureusement, pour mettre fin aux hostilités. Il punit les coupables avec une sévérité exemplaire, mais dans l’esprit de Lucien, nul châtiment n’eut été assez fort pour effacer un tel affront. Il réfléchissait au sort acharné sur ce garçon, et s’interrogeait sur sa condition : y avait-il malgré tout un coin de ciel bleu dans son existence ? Avait-il des parents aimants qui pourraient colmater les brèches dans un amour-propre bien mal en point ?
Un autre exemple de l’instinct grégaire de ses semblables s’incarnait dans les duels réguliers entre garçons. La pratique obéissait à un rituel gravé : quand le différend éclatait, un laps de temps s’écoulait, permettant au choix de se rétracter, parlementer, ou peaufiner une stratégie d’attaque. À la récréation suivante, le décor se plantait, prestement : l’air ambiant se chargeait d’une électricité indécelable qui annonçait la confrontation, se formait dans la cour un énorme anneau humain, au milieu duquel les deux protagonistes se faisaient face dans un brouhaha primitif.
L’absence totale de pitié le décontenançait. Les coups les plus violents s’échangeaient. L’expression de combat à mort se justifiait amplement. Personne n’intervenait, ni pour séparer ces gladiateurs miniatures ni pour leur prêter main forte. La fin du pugilat était sonnée par les instituteurs, qui dispersaient les chiffonniers comme ils le pouvaient.
Si les enfants se montraient capables des pires sauvageries, l’entrée en salle de classe était synonyme de calme, de trêve. Le temps du cours, Lucien se nichait confortablement, bien que sur le qui-vive, dans cette bulle de savoir que l’instituteur soufflait dans l’enceinte de la salle.
Au 11 novembre correspondait une date bien particulière : suffisamment pour que Natan consente à abaisser le rideau de fer afin de commémorer la fin d’une Grande Guerre à laquelle il avait participé bien malgré lui.
« Nous payons notre dette irrécouvrable envers les morts »,lui avait dit sa grand-mère d’un air pieux.
Français et Allemands, c’est ce qu’il en comprenait, avaient pour habitude de croiser le fer. Quand viendrait le prochain tour ? Chaque année à Saint-Étienne, les interventions des élus de la Nation succédaient au dépôt de volumineuses gerbes de fleurs, les noms des défunts scandés les uns après les autres. De volubiles fanfares de cuivre venaient apporter une touche festive au milieu de cette gravité.
Le long des collines qui sertissaient la ville se répartissaient harmonieusement les jardins ouvriers, comme autant de minuscules îlots de douceur. Aux beaux jours, quand il s’y promenait accompagné de sa tante, l’on pouvait y observer de gros scarabées se dandinant sur les salades ou les plants de patates.
Cet ensorcellement opérait, aussi difficile à assumer qu’à expliquer. Lorsqu’il allait faire sa commission du côté des sanitaires des garçons, il ne pouvait s’empêcher d’épier ceux des filles dont l’accès était rigoureusement interdit, et d’où émanait un parfum singulier. Se déboutonnant face aux latrines, il se questionnait inlassablement sur les scènes gentiment coquines qui se déroulaient de l’autre côté du mur dans son imaginaire. Il se disait qu’il ne pourrait rester dans cet état d’ignorance. Garçons et filles avaient beau être séparés hermétiquement dans la plupart de leurs activités, Lucien sentait au fond de lui que les femmes allaient jalonner toute sa construction individuelle, et peut-être – qui sait ? – jouer un rôle central dans sa vie.
La découverte des Louveteaux fut l’une des expériences structurantes dans sa quête d’identité d’enfant. Sans qu’il lui soit trop expliqué en quoi consisteraient les activités, il intégra la troupe des Loups Bruns à huit ans. Il s’agissait des premières expériences de nature et de camaraderie pour ce fils unique. Ces heures passées dans la nature lui enseignèrent des qualités qu’il mettrait un point d’honneur à aiguiser et à entretenir : solidarité, endurance, lucidité. Le plus précieux restait cette appartenance à une collectivité close, enveloppante. La meute ne s’était pas montrée d’emblée accueillante envers cette jeune pousse ingénue, mais lors d’un jeu d’équipe dans le domaine de la Perrotière, le garçonnet était tombé de tout son poids sur l’asphalte, saignant fort de la hanche, à tel point que l’un des encadrants avait manqué de défaillir. Tordu par la douleur, il s’était montré incapable de verser une seule larme, et avait gagné pour cela le respect de l’ensemble de la troupe. Le poids du regard porté sur lui avait changé de nature, allégé par le tribut du sang versé.
Il appréciait d’accomplir seul ou à plusieurs des tâches qu’il n’apprenait pas dans son quotidien, qu’il croyait réservées aux grandes personnes : le feu, l’orientation… La promesse du Louveteau valait alors plus que tous les saints sacrements réunis. Il usait et abusait du salut louveteau, sorte de V de la victoire avant l’heure, avec cette sensation délicieuse de manier des codes corporels incompréhensibles pour le commun des mortels.
L’apprentissage des responsabilités lui donnait envie de s’aventurer toujours plus loin. Il garderait de ces après-midi la bonne senteur de terre, le sentiment de l’inquiétude collectivement maîtrisée, la fraîcheur des pastilles de Vichy distribuées à la grataille2. Il apprenait à gérer ses peurs, ses douleurs aussi. Un de ses instructeurs leur donna une technique de Sioux : compter sur ses doigts jusqu’à dix. Au bout des dix secondes, le temps imparti à la douleur était écoulé, et il importait de repartir de l’avant.
Le petit homme s’était attelé à aiguiser son sens de l’observation en toute circonstance : la publicité florissant partout à cette époque lui permettait à chaque sortie en ville de parfaire son autonomie. Ses parents s’amusaient des défis qu’il se lançait, de déchiffrer une enseigne ou de trouver un sens à une réclame. À la façon qu’il avait, jeune déjà, de se pencher sur les journaux pour tenter de décrypter les nouvelles du jour avec un air sourcilleux, l’on pouvait déjà attribuer au jeune Lucien cette soif de sentir les palpitations de la société.
Le moindre contact avec une fille de sa tranche d’âge tenait de l’événement. Et ils se multiplièrent avec l’apparition dans son quotidien de la petite Edith Guichard. Sa mère, mince dame aux corsages parfumés, avait pour habitude de s’asseoir de longues heures sur les bancs de la place Carnot, laissant sa fille vaquer à ses occupations en ne la surveillant que d’un œil distrait. Le visage de son enfant, constellé de taches de rousseur et son sourire spontané traduisaient une espièglerie qui troublait Lucien, même s’il ne s’en livrait à quiconque.
Un jour qu’il s’amusait aux billes avec Marc et Gervais, elle accourut, se planta face à eux sans prêter aucune attention aux limites de l’aire de jeux tracées sommairement à la branche de platane, et leur lança avec aplomb :
« À mon tour ! »
Les trois ne surent que répondre : les billes étaient selon la coutume tacite cataloguées comme un jeu de garçon. Pour un motif purement physique : leur pratique imposait de s’accroupir, pratique inconvenante pour une toute jeune fille, pour une raison qu’il n’était pas besoin d’expliciter. Partant du principe que leur silence valait acceptation, elle s’empara de trois calots bleu pastel et se mit à jouer pour son compte sans même que la moindre règle lui ait été expliquée. Le repli de peau à la base de son aisselle comportait pour Lucien quelque chose de bouleversant, et le plus insoutenable était à venir. La vue fortuite de la petite culotte en coton au premier coup de vent, alors que la fillette se concentrait intensément sur son lancer, produisit chez Lucien une émotion aussi plaisante qu’incommodante. Il sentit une partie bien précise de son corps – trop précise pour qu’il ne s’agisse que d’une coïncidence – durcir et se contracter, submergé par les prémices de son désir charnel.
Parmi les enfants de leur âge régnait une règle implicite, mais stricte de démarcation. Si une fille s’aventurait dans un groupe de garçons, elle se voyait affublée de l’étiquette de « garçon manqué », si un garçon faisait le chemin inverse, il était rapidement moqué, vilipendé, traité de mauviette. Il arrivait à Lucien d’entendre d’autres sobriquets qu’il ne connaissait pas, mais dont il saisissait pleinement, rien qu’à l’oreille, le caractère humiliant. Comme tout enfant ayant grandi avec de tels codes, il n’envisageait pas de sortir de ces sentiers battus, et avait fini par conclure qu’il était bien chanceux d’être né mâle, car l’obligation de se cantonner à la dînette et à la poupée l’aurait assurément barbé.
Le soir même dans son lit, Lucien pensait à l’attitude effrontée d’Edith. Les piliers du café des Sports s’amusaient à l’appeler « Spirita » en référence à un roman dont Lucien entendrait bientôt parler. Les filles constituaient indéniablement une espèce qui l’intriguait, mais il avait bien compris qu’une connivence trop marquée avec elles le ferait passer pour une « femmelette », ce qu’il redoutait par-dessus tout, tant sa volonté de se faire accepter était forte. Il cultivait un léger penchant pour la rêverie, et laissait son esprit déambuler de longues minutes. Il avait compris que cette vertu n’en était pas une non plus, et qu’il avait plutôt intérêt à la dissimuler, faute de quoi il pourrait lui aussi être malmené.
Il avait eu raison de placer de si grands espoirs dans la lecture. Sa mère l’y avait initié via les aventures d’un éléphant en complet vert, qui deviendrait bientôt célèbre. Il plongeait dans les ouvrages avec un bonheur chaque fois renouvelé. Il se révélait être un public facile, et mettait un point d’honneur à ne jamais laisser de côté un livre sans l’avoir terminé. Il prenait plaisir au fur et à mesure que s’esquissaient les personnages à les affubler d’un physique familier : cela pouvait être celui du boucher du quartier comme celui des personnalités photographiées dans les gazettes, sans oublier son instituteur qui occupait une place de choix. Les être fantasmés prenaient parfois le pas sur ceux qu’il croisait. En tournant les pages s’ouvrait une multitude de mondes différents auxquels il avait accès depuis son lit de bois verni.
Natan et son épouse tiraient une profonde fierté de la trajectoire que prenait leur bambin : ils s’efforçaient de le trahir le moins possible, eux-mêmes qui, jeunes, s’étaient vu enseigner l’humilité comme valeur cardinale, mais ils se réjouissaient de l’appétit d’apprendre que développait Lucien. Ils faisaient partie de ces couples besogneux, persuadés que leur progéniture était destinée à une vie plus douce que la leur. Même la grande dépression qui pointait le bout de son nez ne parvenait pas à altérer ces espoirs. Loin des obsessions de passage des témoins des familles d’artisans, ils voyaient au contraire comme une victoire l’envol de leur enfant vers des professions nouvelles, dont les noms ne leur évoquaient pas grand-chose, mais dont ils sentaient le caractère émancipateur.
Pour compléter son instruction, des leçons de catéchisme étaient dispensées au patronage Saint-Joseph, par une religieuse ridée comme une pomme d’api. Les cours étaient unanimement abhorrés, tant la bigote monologuait sans même entendre les objections formulées par son jeune auditoire. Malgré cela, il ressentait une forme de fascination pour ces récits qui confinaient au fantastique. Il était difficile de ne pas être parcouru par l’exaltation quand, les dimanches de fêtes, la toute jeune cathédrale Saint-Charles vibrait du chant des deux cents êtres qui s’étaient amassés sous l’orgue majestueux et entonnaient en chœur : « Gloire à toi, qui étais mort… »
Tout le lexique biblique renfermait un pouvoir symbolique, renforcé par la crédulité de ses jeunes congénères. « Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez. » Lucien ne manquait pas de s’interroger sur la piété de tous ceux qui l’entouraient. Les prières, si elles étaient des marques de dévotion, gardaient une part intéressée. Il l’avait compris et il s’imaginait le bon Dieu, pauvre être mystique terrassé par la charge de ces millions de requêtes à satisfaire.
Il se gardait bien d’évoquer ces réflexions à la maison, où se trouvait appliquée l’incarnation la plus littérale de la loi de 1905 : vivez votre foi avec toute la dévotion nécessaire, mais n’en faites pas étalage. À dire vrai, on parlait essentiellement de travail. Natan était un agnostique pacifique d’éducation hébraïque, ne se joignant à eux pour la messe des familles qu’en de rares occasions. Gabrielle était quant à elle catholique pratiquante. Cette dichotomie s’avérait être un bien curieux schéma pour la bonne société, sans même parler de leur mise en ménage qui n’avait pas manqué de susciter d’abondants commérages.
Le paternel, né Polonais, mais français « de papiers3 », avait à cœur de transmettre à son fiston l’amour de la patrie. Naturalisé un an avant la naissance de Lucien, il relatait sa cérémonie de naturalisation avec une émotion que nul ne pouvait croire feinte. Toute une imagerie y était convoquée, de la Marianne de Delacroix à Ernest Renan, provoquant tout à fait l’effervescence patriotique escomptée. Cet amour se manifestait chez ce modeste gabarit venu de l’est par une grande pudeur, et une discrétion absolue dans la vie civile.
Il aurait préféré qu’on lui arrache la langue au tisonnier plutôt que d’oser critiquer la nation dont il était maintenant un membre reconnu. La métaphore filiale n’avait pour lui rien de la figure de style, et il s’était juré de ne jamais dénigrer la patrie qui l’avait reconnu aux yeux de tous comme l’un de ses enfants. Les concepts d’État et de Nation se mélangeaient et aucune critique de l’un comme de l’autre n’était admise sous son toit.
Sa mentalité se rapprochait de celle de toute une génération d’immigrés qui gardaient, bien ancrée en eux, la peur que leur nouvelle nationalité soit un bien éphémère qui risquait de leur être confisqué à la première contrariété. Aussi se gardait-il bien de fréquenter les groupes de Polonais, presque aussi nombreux à Saint-Étienne que les Italiens. Il incarnait à lui seul la figure de l’immigré au dos voûté et aux mains enfoncées dans les poches.
Cela l’amenait parfois à tenir des positions contradictoires, lui qui s’inquiétait de la hausse des impôts, mais gardait une réserve gênée devant les diatribes de Charles Maurras contre Léon Blum4. Ce qui primait avant tout était, comme pour beaucoup des commerçants de l’époque, la crainte du désordre. Aussi se concentrait-il sur ses fourrures, pour se fondre autant qu’il le pouvait dans le paysage. Son fiston, de son côté, se demandait ce que ce fin personnage à la mine affable sous ses lunettes rondes5 avait bien pu commettre de si pendable pour déchaîner contre lui un tel déferlement de haine.
Un soir de décembre, il emmena Lucien aux Nouvelles Galeries, non loin de la boutique. Il projetait d’acheter un bijou à Gabrielle et souhaitait, à sa manière un peu gauche, mettre son garçon dans la confidence en l’associant au choix du cadeau. Leurs bouches libéraient en rythme, sous l’effet du froid, des nuages de vapeur qui disparaissaient puis renaissaient à chaque pas.
Le magasin était bondé à l’approche des fêtes, et les pauvres vendeurs sollicités à merci peinaient à gérer la cohue de clients amassés en file indienne face aux caisses. Alors que père et fils patientaient depuis vingt bonnes minutes le petit paquet à la main, un homme replet en queue de pie fit irruption dans la file et se planta ostensiblement devant eux. Lucien le reconnut de suite. Il s’agissait de Monsieur Gonthier, un négociant en grains dont la femme venait fréquemment à la boutique s’offrir les visons les plus en vogue. Il ne s’attardait jamais dans l’échoppe, y restant seulement le temps de régler d’un air pressé les achats de son épouse, mais son visage rougeaud leur revint tout de suite. Il leur tourna le dos, ses articles en main, prochain client à être encaissé à leur place.
Natan comprit que la situation était en train de lui échapper. Irrité tant par l’attente que par le geste déplacé, il avança d’un pas devant lui et lui lança, d’une voix polie un brin hésitante : « Veuillez m’excuser, nous étions là avant vous.
Il avait réuni toutes ses forces pour refouler son accent de l’Est qui resurgissait parfois à l’improviste. Gonthier se retourna vers lui, le toisa, et réajusta son costume avec nonchalance avant de répliquer :
— J’en suis bien navré, mon bon Monsieur.
Natan comprit qu’il n’avait aucune intention de s’effacer, et réitéra sa demande en s’efforçant de paraître plus ferme.
— Laissez-nous passer, je vous prie.
Le notable prit un ton plus dédaigneux :
— On vous a laissé entrer ici avec cet accoutrement ? L’exigence de bonne tenue se perd, dites-moi… en souriant aux vendeurs les plus proches.
Natan commença à perdre ses moyens :
— Je ne vous permets pas, nous sommes là depuis près d’une heure et… »
Mais il n’eut pas le temps de terminer.
— MAIS POUR QUI IL SE PREND LE POLAK ? Il n’a qu’à retourner repriser ses guenilles et cuver sa mauvaise vodka plutôt que de rouspéter. Non, mais ! »
Les secondes qui suivirent ce cri furent comme suspendues. Un murmure vaguement réprobateur parcourut l’assistance. Impossible de dire si c’était la rage ou la honte d’avoir été ainsi insulté au grand jour qui maintint Natan dans le silence, mais il se tut. Un esclandre causé par un artisan métèque, vous n’y pensez pas… Les vendeurs, statufiés un court instant, reprirent leurs besognes respectives, comme rappelés à leur devoir par un gong insonore. Plus que l’attitude abjecte du bourgeois, Lucien garderait en sa mémoire la lâcheté des témoins, dont aucun n’avait osé remettre ce rustre à sa place, fût-ce en lui indiquant le bout de la file d’attente. Tous ou presque regardaient leurs pieds, sans même avancer dans la file.
Il aurait rêvé que son père maintienne sa tête haute, s’avance et lui décoche un crochet de son poing d’artisan, lui montrant du même coup les bienfaits du travail manuel. Au lieu de cela, le grossier notable qui venait de les humilier se pressa devant la caisse avec l’air bravache de l’usager sûr de son bon droit. Lui et son père n’eurent qu’à prendre leur mal en patience silencieusement, le cœur battant à tout rompre sous leur paletot.
Le froid les cueillit de plus belle au sortir du magasin. Salutaire.
« Ça va Papa ?
— Oui… Oui, mon grand. Ça va. À ce moment-là, Lucien reconnut le même timbre que quand son père évoquait sa naturalisation, avec une vibration toute différente…
Arrivés sur le pas de la porte, son ton s’assécha brusquement.
— Pas un mot à ta mère, c’est compris ?
Son fils opina de suite, comprenant bien qu’il n’était pas question du bracelet en or pâle ramené – à quel prix – de la Grand-rue.
Le traumatisme le hanterait longtemps, produisant en lui le premier choc mental de sa courte vie. Dans cette ambiance lourde et suffocante de la galerie, il avait pour la première fois vu son père dans une position de fragilité telle qu’il semblait être à la fois un enfant vulnérable et un immigré destitué.
À y repenser, le coup le plus rude lui fut porté à lui, lui inculquant la violence de rapports de classes dont il ne pouvait soupçonner l’existence. La blessure s’avérait d’autant plus difficile à panser qu’elle était celle de son père et non la sienne. Et Lucien comprit aussi, au travers de ce cri, qu’on souffrait toujours davantage pour les autres que pour soi. Un camarade qu’il avait bousculé par mégarde l’avait traité de youpin dans la cour d’école. Ne connaissant pas le mot, il n’en avait pas pris ombrage, croyant ici à une moquerie sans animosité. La situation ici n’avait rien à voir, on visait ad hominem son père.
Parallèlement, Lucien observait tous les jours des poches de misère se développer dans une ville qui avait gagné près de quarante mille habitants en dix ans. Il était sensible comme un enfant de son âge pouvait l’être aux misères les plus immédiates, sur la place Boivin où il voyait les mendiants transparents lever le bras devant les badauds. L’église, édifice de presque trois cents ans, était celle où lui et sa mère avaient leurs habitudes. Le curé au visage racorni, mais toujours ouvert, y dispensait des homélies bienveillantes, embaumées par l’odeur apaisante de l’encens.
Il observait ces bonnes âmes se rendre à la messe tout en n’y écoutant rien, simplement pour se retrouver. Les plus filous se mettaient dans des angles morts, derrière les piliers, et devisaient, ne quittant leurs cachettes que pour l’Eucharistie. D’autres au contraire chantaient jusqu’à s’en écarter les veines de la gorge, comme s’ils se livraient au concours du fidèle le plus pieux. Ils quittaient l’édifice à la hâte, en piétinant à moitié les indigents qui faisaient la manche, et pestant après eux. « Voilà des individus à la mémoire bien courte, eux qui entonnaient “donne la paix à ton frère”… »
Il avait fini par identifier, sans savoir s’il fallait sans réjouir ou s’en préoccuper, son père en immigré de seconde zone : derrière les Espagnols et les Italiens, mais loin devant les Marocains et les Kabyles. Ceux-ci s’amoncelaient dans les cités ouvrières de Chavassieux ou du quartier du Soleil6, qui les avalaient tels des monstres insatiables. Lulu était sensibilisé à ces questions par sa propre condition, et un patronyme qui ne sonnait pas gaulois. Il était toutefois capable de déceler les différences entre ces ethnies : on raillait plus volontiers ses pauvres Algériens couverts de suie, qui semblaient faire l’unanimité contre eux.
Ces arrivées de main-d’œuvre fraîche étaient observées avec méfiance, mais considérées comme nécessaires. Nul ne les plaignait jamais, mais chacun savait qu’ils occupaient des emplois durs, mal payés, et surtout indispensables. Leur vigueur, leur vitalité contrastaient avec une démographie française en berne. Un matin, aux alentours de la quincaillerie de la Tour, il entreprit de déchiffrer les bribes de conversation de sa mère avec une femme de médecin :
« Voyez comme les Allemands sont nombreux, eux ! »
À chaque fois qu’il passait à proximité, il contemplait sans s’en lasser le chevalement, gigantesque carcasse métallique installée devant la gare du Clapier, et qui représentait la face émergée de la mine. Des légendes prêtaient à ce lieu des propriétés surnaturelles, presque maléfiques, corroborées par l’immense amas de remblais que des ouvriers suants amoncelaient derrière le bâtiment, qui formerait bientôt le célèbre crassier. Des figures encrassées, couvertes de suie, sortaient de terre, exténuées, les yeux brillants, et regagnaient à pas lents la salle des pendus7, se débarrassant sans attendre de leur ensemble noirci.
Le ciel continuait de s’assombrir : la France se retrouvait progressivement encerclée d’États totalitaires. Le chômage, l’inflation, ces mots d’adultes qui cristallisaient l’inquiétude se faisaient de moins en moins abstraits et de plus en plus menaçants. Il avait été donné à Lucien d’observer, dubitatif, les étranges processions de pauvres hères qui se pressaient devant la Bourse du Travail lors des soupes populaires. Les prix avaient atteint un pic historique en 1937. Ses parents provisionnaient, provisionnaient, inquiets de devoir payer encore plus cher le lendemain. « Ça va finir par faire du vilain ! » prédisait tour à tour chacun des habitués du Café des Sports. Entre les scandales financiers et un antiparlementarisme insidieux, l’atmosphère se faisait pesante.
Les soirs de cafard, Lulu se réfugiait dans la lecture, ou bûchait pour se rassurer. Il ne le claironnait pas, de peur de passer pour un fayot, mais le travail à la maison produisait l’effet d’un léger tranquillisant. Il avait une prédisposition pour les mathématiques. On eut dit que les chiffres se rangeaient d’eux-mêmes sagement dans sa tête, à leur juste place, s’imbriquant avec fluidité suivant l’opération demandée. Les tables de multiplication s’apparentaient à des comptines, qu’il aimait réciter à sa marraine, constatant devant témoin que tout s’équilibrait à la perfection.
Son plaisir d’apprendre ne s’arrêtait pas à l’algèbre. L’imaginaire du garçonnet se façonnait au gré des cartes de Vidal de la Blache ou des illustrations du Tour de France de deux enfants, par-dessus lequel son père lisait dès qu’il le pouvait, appliquant lui-même l’ambitieuse préface la connaissance de la patrie est le fondement de toute instruction civique. Pour frapper son esprit, il faut lui rendre la patrie visible et vivante. Le frêle écolier de l’entre-deux-guerres se construisait un univers qu’il croyait infini, mettant un point d’honneur à connaître les noms de Préfectures sur le bout des doigts. En plus de la géographie, Lucien affectionnait la leçon de choses. Omnivore, aucun enseignement ne lui déplaisait au point qu’il s’en désintéresse.
Au canit8 traînait fréquemment un ancien Poilu, Ferdinand. Il claudiquait de table en table avec la majesté passée du vieil albatros. La plupart des soldats démobilisés avaient diverses caractéristiques en commun : un air las, un visage plein d’imperfections grossières, et une déférence authentique qui se manifestait sur leur passage. Cette fameuse Première Guerre mondiale demeurait un sujet de conversation fréquent au bistrot. Si l’expression « poilu » amusait les enfants, lui-même n’était pas bien capable de raconter précisément ni les circonstances des batailles ni – c’était bien l’élément qui laissait le plus perplexe – les raisons du conflit. Ce vide avait frappé un jeune Lucien encore candide, qui s’imaginait qu’on allait à la guerre sans demi-mesure, comme un acte de domination, avec la volonté farouche de faire laver un affront par celui qui l’avait infligé. Que des milliers de fantassins obéissants prennent les armes sans conviction, avec face à eux leurs exactes répliques, lui semblait farfelu.
Lucien se demandait si ce vieux Ferdinand, bête fatiguée à la prestance indéniable, qui déambulait de sa démarche mal assurée vers qui était disposé à l’écouter, ne connaissait pas plus d’êtres morts que vivants. L’idée qu’il en serait peut-être un jour de même pour lui le démangea instantanément, il se força à penser à autre chose, comme on avale trois fois sa salive pour faire passer une amertume tenace.
Le canonique examen d’entrée en sixième faisait figure d’épreuve du feu. De rite d’entrée dans l’adolescence. Les plus âgés le décrivaient avec un sourire malicieux. Jouaient-ils de leur âge pour impressionner les plus jeunes ? Il le souhaitait ardemment…
Et l’échéance se rapprochait. Se rapprochait…
Un matin pluvieux. Il se retrouve dans une salle exiguë à peine éclairée, sous le regard d’un surveillant austère.
« Monsieur N. Lucien, citez la capitale du Vermont. »
Il déglutit avec peine, comprenant tout juste que celui qu’il prenait pour un surveillant s’avère en fait être son juré. Il devait réagir. Mais que faire ? Admettre qu’il ne savait pas le disqualifierait d’office. Tenter quelque chose à la cantonade ? Il n’avait pourtant jamais entendu parler de ce pays…
Excédé par son indécision, l’examinateur enchaîna :
« Monsieur N. Lucien, pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste le théorème de Pythalès ? »
De quoi diable pouvait il s’agit ? Lucien se racla la gorge pour se donner un semblant de courage. La sueur perlait à grosses gouttes. Comment avait-il pu s’endormir à ce point sur ses lauriers et aborder l’épreuve avec une telle suffisance ? Son tortionnaire ne lui laissa aucun répit :
« Monsieur N. Lucien… »
« Monsieur N. Lucien… »
« Monsieur N. Lucien… »
Les questions se faisaient de moins en moins intelligibles, la voix de l’instructeur de plus en plus forte, jusqu’à ce qu’elle soit recouverte par son écho.
Sauvé par le gong, il se réveilla en sueur, retrouvant ses esprits dans un soupir de soulagement : l’examen fatidique avait lieu seulement la semaine prochaine.
Celui-ci réussit sans trop de difficultés, il allait profiter avec sa famille des premiers congés payés. Les vacances de Lucien n’étaient pas permises par les avancées du Front Populaire, mais par Natan qui, après un bon premier semestre à la boutique, avait consenti à un court séjour aux alentours de Saint-Didier-la-Seauve, où une partie de la famille maternelle était établie.
Pour beaucoup de ces classes laborieuses, la société de loisirs dépeinte avait l’air trop belle pour être tout à fait réelle. Les préoccupations des parents étaient ailleurs, bassement matérielles : trouver des topinambours, ou d’autres légumes bon marché qui épaissiraient la soupe. S’accommodant de la pénurie, Lucien se délectait des pommes de terre en robe de chambre, agrémentée d’une portion raisonnable de fromage blanc.