Le Maréchal de Richelieu (1696-1788) - Paul d' Estrée - E-Book

Le Maréchal de Richelieu (1696-1788) E-Book

Paul d' Estrée

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L’homme qui porta, avec tant de désinvolture, mais non sans fierté, le nom, si lourd, de Richelieu, fut l’image vivante de son siècle. Il en eut l’esprit raffiné, le charme élégant, l’instinct de la tolérance et l’intuition de la liberté, le goût des arts, l’amour des lettres et la curiosité de toutes les connaissances pouvant contribuer au progrès de l’humanité. Mais il eut aussi le scepticisme railleur, l’égoïsme outré, la soif du plaisir, l’absence de scrupules et de sens moral, la corruption et la perversité, particuliers au XVIIIe siècle. S’il ne fut pas complètement l’initiateur du mouvement de réaction qu’appelait l’austérité des dernières années du grand règne, il devint bientôt, et pour longtemps, l’inspirateur, mondain et social, du nouveau. On ne jura plus, à la Cour comme à la Ville, que par Richelieu; et, malgré bien des erreurs et des fautes, malgré les intrigues et les cabales les plus redoutables, ce prestige séculaire n’était pas encore si affaibli, à la veille de 1789, que la jeune génération n’invoquât, à l’occasion, l’autorité du Maréchal de Richelieu.

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LE MARÉCHAL DE RICHELIEU

PAUL D’ESTRÉE

LEMARÉCHAL DE RICHELIEU

(1696-1788)

D’APRÈSLes Mémoires Contemporains et des Documents Inédits

© 2024 Librorium Editions

ISBN : 9782385746001

Ce livre, commencé en 1912 et terminé en 1914, avait été remis à l’imprimeur quelques jours avant la Guerre. Il dut attendre, pour paraître, une heure plus propice.

Par une coïncidence alors impossible à prévoir, il signalait, chez un peuple né à la vie internationale, dès le début du XVIIIe siècle[1], l’essor et les manifestations d’une politique, ne laissant que trop pressentir, même à cent-soixante ans de distance, l’agression inique et féroce qui devait mettre, de nos jours, la France à deux doigts de sa perte.

[1] Dans les siècles précédents, comme le démontrent les historiens allemands et les Archives de Berlin, les Marquis de Brandebourg, et notamment le Grand Électeur, s’étaient efforcés d’affirmer l’existence de la Prusse, soit par des démonstrations militaires, soit par des négociations diplomatiques ou commerciales. Mais ce ne fut qu’à la fin du XVIIe siècle et au commencement du XVIIIe que la Prusse entra réellement dans le concert européen.

Or, auXVIIIesiècle, conformément à des traditions qu’une diplomatie avisée voudrait faire aujourd’hui revivre en les adaptant aux nécessités présentes, la monarchie bourbonienne s’étudiait à maintenir, par un système d’alliances utile à ses intérêts et à sa sécurité, les conditions d’existence qui réglaient les rapports des principautés allemandes entre elles. Et lorsque, à partir de 1740, l’avidité inquiétante de la Prusse, exploitée par son Souverain, tendit à rompre, à son profit, ce salutaire équilibre, un homme—celui qui fait l’objet de cette étude—servi par une manœuvre militaire des plus heureuses, aurait pu étouffer, dans l’œuf, l’entreprise néfaste, dont nous voyons le développement progressif menacer actuellement l’indépendance des Nations!

Le Maréchal de Richelieu n’eut pas cette intuition. Napoléon l’eut peut-être[2]. Mais s’il réduisit de plus de moitié le royaume de Prusse, il n’en soupçonna pas la réorganisation, armée et combative, qui devait avoir raison, dans un avenir prochain, du tout-puissant Empereur.

[2] «Mon plus grand tort, disait-il à Sainte-Hélène, a peut-être été de n’avoir pas détrôné le roi de Prusse, lorsque je pouvais aisément le faire.» (O’Meara, Napoléon en exil, tome I, p. 114.)—C’était la dislocation de la Prusse, la répartition de ce royaume entre divers États de l’Allemagne et la reconstitution possible de la Pologne, qu’aujourd’hui la Révolution russe, aboutissant à la Monarchie constitutionnelle ou à la République, devra réaliser dans sa pleine indépendance, en échange de Constantinople.

Aujourd’hui, la France ne la voit et ne la connaît que trop, cette formidable machine de guerre dressée pour la conquête du globe! Mais elle la brisera par sa volonté de vaincre, et grâce au concours de cette noble alliée qui, pendant leXVIIIesiècle, fut son adversaire implacable et la vigilante auxiliaire de la Prusse.

Si l’Histoire, méprisant les complaisants euphémismes, qui permettent de dissimuler la réalité des faits, doit déterminer avec impartialité le rôle joué par l’Angleterre au cours de la Guerre de Sept ans, elle dira, par contre, qu’au commencement duXXesiècle, cette même Angleterre s’associa vaillamment et loyalement à la France et à ses alliés, pour délivrer le monde du fléau qui voulait en bannir la Liberté, le Droit et l’Honneur.

Paul d’Estrée, 1912-1914-1917.

AVANT-PROPOS

I

Je ne sais quel essayiste, soucieux de caractériser à sa manière chacune des deux périodes de cent années qui vit successivement naître et grandir, fléchir et succomber, la monarchie absolue des Bourbons, nommait le XVIIe siècle le siècle du Cardinal et le XVIIIe le siècle du Maréchal.

Cette appréciation, pour sembler paradoxale, peut cependant se défendre.

Ce fut, en effet, le Cardinal de Richelieu, qui, reprenant en ses fortes mains les destinées de la France compromises à l’intérieur et à l’extérieur par les compétitions impies des principaux feudataires de la Couronne, fut le véritable artisan de la toute-puissance de Louis XIV et en prépara l’apogée.

La vie du Cardinal ne remplit même pas la première moitié du XVIIe siècle; par contre, celle du Maréchal de Richelieu occupa presque entièrement le XVIIIe et ne finit qu’une année à peine avant l’avènement de la Révolution.

L’homme qui porta, avec tant de désinvolture, mais non sans fierté, le nom, si lourd, de Richelieu, fut l’image vivante de son siècle. Il en eut l’esprit raffiné, le charme élégant, l’instinct de la tolérance et l’intuition de la liberté, le goût des arts, l’amour des lettres et la curiosité de toutes les connaissances pouvant contribuer au progrès de l’humanité. Mais il eut aussi le scepticisme railleur, l’égoïsme outré, la soif du plaisir, l’absence de scrupules et de sens moral, la corruption et la perversité, particuliers au XVIIIe siècle. S’il ne fut pas complètement l’initiateur du mouvement de réaction qu’appelait l’austérité des dernières années du grand règne, il devint bientôt, et pour longtemps, l’inspirateur, mondain et social, du nouveau. On ne jura plus, à la Cour comme à la Ville, que par Richelieu; et, malgré bien des erreurs et des fautes, malgré les intrigues et les cabales les plus redoutables, ce prestige séculaire n’était pas encore si affaibli, à la veille de 1789, que la jeune génération n’invoquât, à l’occasion, l’autorité du Maréchal de Richelieu.

Mais, sans insister davantage sur une double désignation qui rapproche l’oncle et le neveu, notons néanmoins entre eux, pour n’y plus revenir, certains points de ressemblance que peuvent justifier, toutes proportions gardées, les lois de l’atavisme. Le Cardinal de Richelieu était de galante humeur, mais trop souvent d’une brutalité méconnaissant la conscience et l’honneur des femmes; il protégeait les lettres et les arts, mais il prétendait les asservir; il était, de sa nature, despote dur et inflexible et ne reculait devant aucune mesure arbitraire pour faire prévaloir sa volonté; par contre, il avait le respect des traditions, le culte du pouvoir royal, la religion de la grandeur de l’État. Son arrière-petit-neveu eut ces qualités maîtresses; mais il fut, lui aussi, un tyran fantasque et capricieux; s’il entra dans la mêlée littéraire et artistique, ce fut bien souvent pour harceler à coups d’épingle philosophes, auteurs dramatiques, comédiens, ou pour leur imposer ses exigences. Enfin, il fut l’amant, le séducteur par excellence, et c’est à ce titre surtout qu’il est connu du grand public; il eut même cette supériorité sur le Cardinal, qu’à de rares exceptions près, il caressait les femmes, alors qu’il les trahissait ou qu’il les abandonnait, avec une fleur de courtoisie, dont le parfum enivrait encore ses victimes.

II

Il n’est pas de Correspondances ni de Mémoires contemporains qui n’aient consacré quelques lignes ou quelques pages au Maréchal de Richelieu. Mais il n’en est guère qui l’aient jugé avec impartialité. Les uns se sont érigés en accusateurs implacables jusqu’à l’injustice, par exemple la duchesse d’Orléans, mère du Régent, Duclos, le Marquis d’Argenson, Papillon de la Ferté, les rédacteurs des Mémoires de Bachaumont et de la Correspondance de Métra. Les autres se sont montrés d’une indulgence parfois excessive, presque des apologistes, Voltaire, Sénac de Meilhan, Rulhière, le duc de Lévis, le duc Emm. de Croÿ, etc. Seuls l’annaliste Dangeau et son successeur, le duc de Luynes, se sont contentés d’enregistrer les faits sans les accompagner de grands commentaires. Une partie de ces témoignages prendra place dans notre étude sur le Maréchal de Richelieu.

Il est, en outre, d’autres sources de documentation qui en ont constitué, presque uniquement jusqu’à nos jours, la biographie et sur lesquelles on ne saurait trop retenir l’attention du lecteur. Le vrai et le faux y sont si intimement amalgamés qu’il est parfois difficile, pour ne pas dire impossible, de séparer ces deux éléments, et de savoir où finit l’histoire et où commence le roman. Mais, quelque suspectes que doivent paraître la plupart des pièces entrant dans leur composition, il importe d’indiquer l’origine et de préciser les tendances, très sommairement bien entendu, de ces ouvrages, parus au lendemain de la mort du Maréchal, avec la prétention de fixer définitivement les traits du défunt pour la postérité:

Les Mémoires du Maréchal de Richelieu, par Soulavie;

La Vie privée du Maréchal de Richelieu, par Faur.

III

En avril 1783, à l’époque où Richelieu sortait d’une maladie qui avait mis ses jours en danger, les rédacteurs de la Correspondance secrète de Métra informaient leurs abonnés que le Maréchal «laisserait vingt-huit volumes de sa main sur son temps»; ils ajoutaient, par manière de plaisanterie: «il aura écrit en billets doux plus que son contemporain Voltaire[3].»

[3]Correspondance secrète, dite de Métra, t. XIV, 23 avril 1783.

Il était, au reste, de notoriété publique, que, depuis quelques années, Richelieu, assisté de plusieurs secrétaires, préparait, avec les pièces officielles dont étaient bourrés ses portefeuilles, une histoire de sa vie, si féconde en événements de toutes sortes.

Aussi les curieux, friands d’anecdotes scandaleuses, ne furent-ils pas autrement surpris, lorsque, en 1790, dix-huit mois après la mort du Maréchal, furent annoncés et parurent les premiers volumes de Mémoires[4] qui étaient une autobiographie de Richelieu.

[4]Mémoires du Maréchal de Richelieu, 1790, 9 vol. in-8o. Cette publication se continua jusqu’en 1792.

Le protagoniste de ce spectacle aguichant expliquait, en effet, au commencement de la publication, le but qu’elle devait atteindre: «J’ai ouvert mes portefeuilles à un historien et j’ai désiré qu’il exposât au grand jour mes fautes et mes erreurs.» Et «l’historien» donnait la parole au Maréchal qui la prenait, à la première personne, pour dauber sur «la rapide succession des maîtresses et des ministres, les dilapidations scandaleuses des finances, etc.». C’était, en un mot, le procès du règne de Louis XV. Un tel langage était bien extraordinaire dans la bouche d’un homme, qui, de son vivant, n’avait pas l’habitude du Confiteor. On sut bientôt que l’éditeur de cette autobiographie était un ancien prêtre du nom de Soulavie, qui préludait ainsi au lancement d’une vaste spéculation de librairie mettant au jour toute une série de Mémoires, sur les règnes de Louis XIV et de Louis XV, Mémoires authentiques ou apocryphes, dont le plus important fut une partie de l’œuvre immortelle de Saint-Simon[5].

[5] Quelques années auparavant avaient paru plusieurs livres des Mémoires de Saint-Simon en partie connus ou consultés par Mme de Pompadour, Richelieu lui-même, Marmontel, Duclos, etc.

Au début du quatrième volume de ces aventures de Richelieu, racontées par lui-même, Soulavie, qui voyait sa publication sérieusement discutée, crut devoir apprendre à ses lecteurs, comment il avait été amené à l’entreprendre. Soulavie, voulant écrire une histoire de Louis XV, avait déjà réuni à cet effet, prétendait-il, deux cents volumes, quand il fut présenté à Richelieu qui lui dit très nettement:

—«On ne peut connaître ce règne sans «avoir compulsé mes portefeuilles.»

Et il donna l’ordre qu’on les communiquât à l’abbé. Celui-ci s’aida, dans son travail, «de l’intelligence et du zèle» de M. Plocques, à qui le Maréchal confiait, depuis vingt-cinq ans, le soin de ses manuscrits et de sa bibliothèque. Richelieu suivait Soulavie dans ses recherches; il lui «montrait la liaison des faits», lui fournissait un supplément d’anecdotes, lui traçait un certain nombre de portraits; et, finalement, il voulut que l’ouvrage de Soulavie portât ce titre de Mémoires de Richelieu. Mais leur rédacteur avait la conviction qu’on les déclarerait apocryphes, tant ces révélations sur l’indignité du régime contrastaient «avec ce que l’on pensait des principes du Maréchal». Néanmoins les raisonnements de Richelieu sur cette corruption gouvernementale lui parurent «si beaux», qu’il abonda dans le sens de son interlocuteur et qu’il se décida enfin à publier ces Mémoires, terminés en 1785.

Soulavie répondait ainsi à l’objection très juste qui lui était faite, que son histoire de Richelieu disparaissait dans celle du règne de Louis XV. Mais ce qu’il ne pouvait contester, c’est qu’il prêtait ses propres idées au Maréchal et qu’il le faisait parler, quand il ne prenait pas lui-même la parole. Car, complètement acquis au nouveau régime, il ne laissait jamais passer l’occasion de confesser, en ces Mémoires, sa foi révolutionnaire, d’abord par prudence, puis dans l’intérêt de son œuvre. Et ces accès d’enthousiasme civique jurent singulièrement, il faut bien le reconnaître, avec le ton général du livre.

Aussi, à la fin du neuvième et dernier volume, Soulavie éprouve-t-il le besoin de plaider pro domo; et cette soi-disant justification est assurément la meilleure critique de son indigeste fatras. Des académiciens, écrit-il, diront: «Voilà un bien étrange ouvrage que ces Mémoires de Richelieu: on fait tenir au Maréchal un langage républicain et on le fait parler après sa mort.» Il aurait fallu, sans doute, pour plaire à ces académiciens, «faire des éloges et mériter d’être avoué par les familles des Richelieu, des Choiseul, des Maurepas, dont ils accueillent les ridicules réclamations... Je consens qu’on déchire le frontispice de mon livre et qu’on ôte le titre de Mémoires de Richelieu; il restera, malgré eux, celui de Mémoires d’un honnête homme.»

Est-ce bien sûr? Un «honnête homme» ne travestit jamais le caractère des personnages qu’il met en scène, ni surtout des faits qu’il expose; encore moins les invente-t-il pour allécher le lecteur par ce que nous appelons aujourd’hui des «informations sensationnelles».

Sans doute, il se peut que le Maréchal, très fier du rôle qu’il avait joué successivement comme amoureux professionnel, diplomate, général, politicien, premier gentilhomme de la Chambre du roi, ait accordé quelques audiences, raconté des anecdotes, montré des documents au futur historien de Louis XV. Il causait volontiers et n’était pas ennemi d’une certaine publicité. Mais ce respect du grand nom de Richelieu qu’il garda jusqu’à sa dernière heure, cette vanité excessive qu’il tenait de son propre fonds, lui eussent-ils jamais permis de renier, dans la plus piteuse des amendes honorables, les principes d’autorité qui avaient été la règle de toute sa vie?

Si un certain nombre d’anecdotes et de faits rapportés par Soulavie sont exacts et confirmés par d’irréfutables témoignages, d’autres demandent à être soumis à un rigoureux contrôle ou sont radicalement faux[6]. Il ne faut donc consulter qu’avec une extrême circonspection cette interminable et fastidieuse biographie.

[6] Deux exemples entre mille.

1o: Soulavie fait dire à Richelieu qu’il a reçu, comme présent, des mains de Mme de Pompadour (et l’on sait s’ils se détestaient réciproquement), les Mémoires de Saint-Simon, «aussi curieux que dangereux à la tranquillité des familles», et confisqués par ordre de Louis XIV.—Or, Saint-Simon y travailla jusqu’à sa dernière heure et ne mourut que sous le règne de Louis XV. A vrai dire (et il importe de lire à cet égard le bel ouvrage de M. A. Baschet: Le duc de Saint-Simon; son Cabinet, 1874) les scellés furent apposés, au lendemain de la mort du mémorialiste, sur ses papiers, le 2 mars 1755. Et, bientôt, ceux-ci (les portefeuilles historiques et politiques s’entend) furent transportés aux Archives des Affaires étrangères qu’ils suivirent dans leurs divers déménagements. Le 28 juillet 1755, Laudier, le secrétaire de Saint-Simon, vint exprès de la Ferté-Vidame, attester, devant un Commissaire du Châtelet, entre autres déclarations, que «QUELQUES cahiers avaient été prêtés au Maréchal de Richelieu», que Laudier avait remis depuis à l’évêque de Metz, sur l’ordre du feu duc.

Richelieu n’avait donc pas reçu les Mémoires de Saint-Simon des mains de Mme de Pompadour.

2o: En 1719, toujours d’après Soulavie, Richelieu, curieux de connaître l’énigme du Masque de fer, avait décidé une princesse, dont il était l’amant, à se laisser séduire par le Régent qui l’adorait et qu’elle exécrait (Mlle de Valois), afin de lui arracher, dans les transports de l’amour, toute la vérité sur ce secret d’État. Elle avait réussi et révélé le mystère à Richelieu dans un billet chiffré. Par extraordinaire, le duc garda toujours le silence sur une détention qui ne faisait pas grand honneur à son oncle, affirme Soulavie; et quand ce même Soulavie l’interrogeait à cet égard, Richelieu le renvoyait à la version de Voltaire qui concluait à l’accouchement gémellaire d’Anne d’Autriche. Et le Maréchal n’avait révélé ce secret d’État à Voltaire que sur son serment de n’en parler à qui que ce fût, pour ne pas déshonorer le grand nom du Cardinal. Soulavie, qui rappelle ce roman au commencement de son VIe livre des Mémoires, dut l’inventer à plaisir, à moins qu’il n’ait été victime d’une mystification du Maréchal qui ne détestait pas ce genre de mauvaises farces. Déjà, au tome III, Soulavie affirmait que Mlle de Valois avait remis à Richelieu, après sa complaisance incestueuse pour le Régent (encore une légende), la «Relation de la naissance et de l’éducation du prince-enfant soustrait par les Cardinaux de Richelieu et de Mazarin à la société et renfermé par ordre de Louis XIV, composée par le Gouverneur (Saint-Mars) de ce prince à son lit de mort».

M. Funck-Brentano a, du reste, péremptoirement démontré que ce masque mystérieux n’était autre que l’envoyé de Mantoue Mattioli.

IV

En 1791, paraissait un autre ouvrage du même genre, moins prolixe, puisqu’il ne comprenait que trois volumes, et qui était dû à la plume de Faur, secrétaire de Fronsac[7]. Il était intitulé Vie privée du Maréchal de Richelieu; et bien qu’il ne passât point sous silence la vie publique du personnage, il en narrait surtout les intrigues et les aventures galantes. Faur promettait, il le dit dans sa préface, de présenter «le héros en déshabillé»; et il tient scrupuleusement parole. Ses récits sont parfois amusants, mais aussi dépourvus d’authenticité que ceux de Soulavie; il rappelle souvent les mêmes épisodes de la vie amoureuse de Richelieu, mais il en révèle d’autres qui sont le comble de l’invraisemblance; et cette multiplicité même d’anecdotes libertines, moins spirituellement écrites que celles, restées classiques, de Rulhière, finit par lasser jusqu’à l’écœurement.

[7] Le duc de Fronsac, fils du Maréchal de Richelieu.

Cependant le troisième et dernier volume contient, dans sa seconde partie, toute une série de lettres d’amis et d’amies du Maréchal, dont plusieurs historiens, et non des moindres, ont fait volontiers état dans leurs livres, garantissant ainsi l’exactitude et la sincérité de cette correspondance intime, tour à tour politique et galante.

Faur qui, à l’exemple de Soulavie, n’entend pas que le lecteur puisse mettre en doute sa véracité, affirme qu’il tient sa documentation d’un familier de Richelieu, à qui le Maréchal aurait confié ses notes manuscrites et son recueil de lettres en lui disant: «Vous verrez toutes mes folies et vous serez seul instruit de la vérité.»

Avant de publier la Vie privée, Faur avait demandé à la succession de Richelieu et en avait obtenu l’autorisation de la faire imprimer. Son point de départ paraît, en tout cas, plus acceptable que celui de Soulavie. D’ailleurs, il avait assez justement critiqué, dans l’Avant-Propos de son premier volume, le procédé de l’auteur des Mémoires. Son livre, dit-il, est «plutôt l’histoire de la fin du règne de Louis XIV, de la Régence et du règne de Louis XV, que celle du Nestor de la galanterie». Se proclamant, ensuite, seul dépositaire de la pensée du Maréchal, il espérait sans doute étouffer ainsi dans l’œuf le reste de la publication de Soulavie[8].

[8] Moins exclusif que Soulavie, Faur, ou son éditeur, confessait toutefois dans la Vie privée (t. III, p. 261) que «M. de Richelieu avait confié des matériaux, pour faire son histoire, à plusieurs personnes. MM. de Meilhan, Soulavie, de Serres et autres en possédaient.» Faur parle également d’une Vie secrète du Maréchal qui avait paru un peu avant sa Vie privée et qui était «très ordurière». Nous l’avons vu annoncer, sur des catalogues de librairie, à la date, évidemment apocryphe, de 1809.

Soulavie signale, lui aussi (t. III, p. 305), des anecdotes scandaleuses, ultra-libertines, sur la Régence, parues sous le nom de Richelieu et qu’il attribue à Mme de Tencin. D’autre part, comme il s’entendait à tirer plusieurs moutures du même sac, il publia, en 1809, chez Collin, deux volumes qu’il intitulait Pièces inédites sur les règnes de Louis XIV et Louis XV, dont le second tome était une «Chronique scandaleuse de la Cour de Philippe, duc d’Orléans, régent de France, etc... composée, en 1722, par le duc de Richelieu, à sa sortie pour la troisième fois de la Bastille».

Il avait déjà parlé de ce prétendu document, en 1790, dans le Tome III (pp. 350 et suiv.) de ses Mémoires du Maréchal de Richelieu. Celui-ci, à l’entendre, lui aurait révélé, en 1785, l’existence de cette Chronique scandaleuse, à laquelle avait collaboré Voltaire et dont Louis XV avait possédé un exemplaire. Les faits qu’elle contenait étaient «exacts», affirmait Richelieu; mais Soulavie ajoutait que «l’opinion du Maréchal, moins passionné en 1785, était préférable à celle du Duc, irrité en 1725 contre le duc d’Orléans».

Cette Chronique scandaleuse n’était, en réalité, qu’une réédition, plus ou moins remaniée, d’un certain nombre de chapitres des Mémoires, où le vrai et le faux étaient indistinctement confondus. Elle était suivie d’une «Correspondance du Cardinal de Polignac, du Marquis de Silly, du Marquis de Fénelon, etc... avec M. le Duc de Richelieu, alors ambassadeur du roi près la Cour de Vienne, sur les intrigues de la Cour de France, etc... en 1725, 1726, 1727, copiée sur les pièces originales conservées, en 1787, dans le cabinet de M. le Maréchal de Richelieu.» Cette correspondance, qui est accompagnée de lettres de Vauréal, évêque de Rennes, du Cardinal de Tencin, de Mme de Tencin, de Mme de Châteauroux et même de Richelieu, nous semble plus digne de créance, si toutefois Soulavie ne lui a pas fait subir, suivant son habitude, ce que notre argot moderne appelle un tripatouillage.

Celui-ci, de son côté, avait regimbé contre une concurrence qu’il croyait le fait de Sénac de Meilhan et que lui opposait le libraire Buisson dont il s’était séparé. Il déclarait que, ne voulant pas s’occuper de la vie galante de Richelieu, il avait chargé de ce soin son ami «M. de la B***» (De La Borde, le principal commanditaire et collaborateur de Soulavie) qui avait si longtemps vécu à la Cour de Louis XV. D’ailleurs, à propos des lettres d’amour et des billets doux que Richelieu jetait dans des cassettes sans les ouvrir, Soulavie ajoutait que seuls avaient pu en rompre le cachet «les historiens du temps du Maréchal qui avaient eu la communication de ses papiers»[9].

[9] Dans une note des Mémoires de Mme Campan sur la Vie de Marie-Antoinette (édition Barrière, 1849) p. 42, nous lisons: «J’ai entendu M. le Maréchal de Richelieu dire à M. Campan, bibliothécaire de la Reine, de ne point acheter les Mémoires que, sans doute, on lui attribuerait après sa mort, que d’avance il les lui déclarait faux, qu’il ne savait pas l’orthographe et ne s’était jamais amusé à écrire. Peu de temps après la mort du Maréchal, M. Soulavie fit paraître les Mémoires du Maréchal de Richelieu.»—Voilà encore une preuve nouvelle des contradictions que nous relèverons, au cours de notre étude, chez cet esprit ondoyant et railleur jusqu’à la mystification qu’était le duc de Richelieu. Il n’écrivait pas, dans le sens propre du mot, mais il inspirait, il dictait, sinon des mémoires, du moins des notes, celles-là qu’ont reproduites, en les... maquillant,—c’est fort possible—des soi-disant historiographes qui avaient été plus ou moins ses secrétaires. Mais la Correspondance de Voltaire dit assez combien de fois le solitaire de Ferney eut recours à la documentation historique du Maréchal, sans doute reprise et remaniée par ses soins, avant d’être expédiée à son thuriféraire.

V

Au XIXe siècle, quand Barrière, entreprenant une réédition partielle des Mémoires relatifs à la Révolution française publiés par les Baudouin, voulut la corser de documents inédits ou à peu près oubliés, il y donna place à des Mémoires de Richelieu, où il «intercalait», dans la pâte lourde de Soulavie, «les faits intéressants et neufs» de la Vie privée. Il les termina par un «Morceau original» de l’œuvre de Faur, le commencement du troisième volume, récit de Richelieu octogénaire à Mme de Monconseil, que l’éditeur trouvait «remarquable par sa perversité de bon ton».

Quelque temps après, M. de Lescure, un érudit de la bonne école, à qui l’Histoire doit d’excellentes publications, et qui eut à cœur de continuer celle de Barrière[10], faisait paraître en quatre volumes, représentant près de 2000 pages, une autobiographie de Richelieu[11], où il avait amalgamé, avec les ouvrages de Soulavie et de Faur, plus ou moins expurgés, des documents empruntés à divers Mémoires contemporains, négligés par Barrière. Le très grave reproche qu’on pouvait adresser à cette énorme compilation était celui que Faur infligeait aux neuf volumes de Soulavie, c’était que l’histoire de Richelieu s’y trouvait perdue dans celle du XVIIIe siècle.

[10] A. Marquiset: Table alphabétique des Mémoires relatifs à l’histoire de France pendant le XVIIIe siècle, publiés de 1857 à 1881, par MM. Barrière et de Lescure (Paris, 1913).

[11]De Lescure: Nouveaux Mémoires du Maréchal de Richelieu. (Paris, 1871).

Enfin, pour citer la seule, uniquement consacrée à cet illustre personnage, qui ne soit pas en même temps et en grande partie un tissu de fables ou de contes trop souvent graveleux, nous rappellerons que l’honnête Capefigue, auteur de plusieurs monographies sur divers originaux du XVIIIe siècle, en écrivit une[12], de proportions autrement modestes, sur Richelieu. Certes, tous les documents qu’il met en œuvre et qui étaient déjà connus sont d’une scrupuleuse authenticité; mais s’il rend justice à la valeur intellectuelle du Maréchal, à ses talents diplomatiques et militaires, il se montre d’une indulgence inexcusable pour les faiblesses et les fautes, pour les travers et les vices de son héros. Il en fait volontiers un petit saint, comme il exalte parfois un peu plus que de raison les heureux accidents de sa vie publique, comme il passe souvent sous silence les inconséquences, les variations ou les maladresses de l’homme politique.

[12]Capefigue: Le Maréchal de Richelieu, Paris, 1857.

N’importe; quelque blâmables ou simplement discutables qu’aient jamais été ses actes, si coupable et si condamnable qu’ait pu être sa conduite, Richelieu a laissé une impression ineffaçable dans l’esprit de ses contemporains. Mais ce qui frappa surtout l’opinion dans les facettes chatoyantes d’une mentalité mobile et complexe, si déconcertante par ses contradictions imprévues, ce fut l’aspect de cette figure fine et spirituelle, câline et caressante, prometteuse d’éternel amour et prodigue de traîtrises, séduisante et trompeuse image d’un continuateur de Don Juan. La littérature d’alors, fidèle expression de l’âme du siècle, fixa les traits de ce roué aimable, insinuant et perfide, sans pudeur, sans scrupule et sans cœur, dans la création de types qui vivront éternellement.

Nous n’oserions affirmer que le Lovelace de Clarisse Harlowe lui dût quelques-unes de ses noirceurs. Cependant, Richardson publiait, en 1748, son immortel roman, à l’heure où Richelieu, dont la réputation avait passé la Manche, était considéré comme un conquérant irrésistible, oublieux de tous les serments et capable de toutes les trahisons.

Mais il est, sans conteste, le Sélim des Bijoux indiscrets de Diderot; puis, dans la dernière moitié du XVIIIe siècle, nous le voyons, nous le reconnaissons sous l’ajustement féminin du Faublas de Louvet. Le Chérubin de Beaumarchais rappelle assez bien «la poupée» de la duchesse de Bourgogne... sa marraine; et Choderlos de Laclos pensait assurément au Maréchal de Richelieu, quand il peignait sous le plus odieux aspect l’infâme séducteur de ses Liaisons dangereuses.

Dans le roman licencieux, intitulé Les Sonnettes, d’un auteur bien oublié aujourd’hui, Guiard de Servigné[13], le Maréchal était visé plus directement. L’écrivain avait imaginé un Richelieu épuisé par l’abus des plaisirs et s’efforçant de stimuler ses sens lamentablement engourdis par des artifices dignes d’un tel libertin. Il attirait dans son château des couples jeunes et ardents et leur donnait, avec une hospitalité princière, des chambres magnifiques, dont les lits étaient secrètement pourvus de ressorts et de fils qui faisaient mouvoir des sonnettes disposées autour de l’appartement de Richelieu. Celui-ci était si bien désigné dans le roman et se trouva tellement mortifié, paraît-il, du rôle muet que lui faisait jouer, en cette symphonie carillonnante, Guiard de Servigné, qu’il demanda l’embastillement du conteur.

[13]Guiard de Servigné: Les Sonnettes. A Berg-op-Zoom, chez F. de Richebourg, 1751.

Cent ans après la naissance de Richelieu, en 1796, (et la coïncidence ne laisse pas que d’être curieuse) un drame en cinq actes, Le Lovelace français[14] ou La Jeunesse de Richelieu, joué sur la scène du Théâtre de la République, représentait encore, comme un monstre de perversité amoureuse, l’homme que Voltaire s’était plu à nommer «l’Alcibiade moderne». Le tableau était d’Alexandre Duval, un auteur plutôt contre-révolutionnaire, mais portait la signature de Monvel, comédien français, qui avait été jadis justiciable, comme tel, du premier gentilhomme de la Chambre et avait voué à l’ancien régime la plus effroyable des haines. Le titre seul, vraisemblablement de son invention, Le Lovelace français, disait assez de quelles sombres couleurs Monvel avait chargé la Jeunesse de Richelieu, en exploitant le douloureux épisode des amours de Mme Michelin, d’après la publication de Faur. Cette diatribe, où perçait la rancune du comédien contre l’aristocratie française, sous le couvert d’un des personnages de la pièce, le secrétaire, vertueux et diffus, du séducteur, cette diatribe rappelait le cri de joie féroce de Chamfort à la lecture des «Mémoires du Don Juan français mine de scandales». L’Académicien exhalait toute son indignation, devant la touchante et malheureuse Mme Michelin, se mourant de douleur et de remords, tandis «qu’à l’exemple de Mercure, qui, après avoir pris la figure de Sosie, allait se nettoyer dans l’Olympe avec de l’ambroisie», Fronsac, le futur maréchal de Richelieu, «allait, lui aussi, se décrasser de cette liaison roturière, auprès d’une céleste princesse».

[14] Déjà, d’après l’Histoire de l’Odéon, par Porel et Monval (1876, t. I, p. 91) Richelieu avait été représenté «comme un scélérat» dans Lovelace ou Clarisse Harlowe, tragédie de Lemercier, jouée, le 20 avril 1792, sur la scène du Théâtre de la Nation.

Vers le milieu du XIXe siècle, nous retrouvons dans le vaudeville de Bayard et Dumanoir, les Premières Armes de Richelieu[15], un tout autre Fronsac, non moins léger, non moins charmant, non moins délicieux, quoique également frivole, présomptueux et coureur, mais combien différent du petit-maître dont l’Histoire nous a tracé le portrait. Les auteurs ont mis à la scène son premier mariage; et leur dénouement ne ressemble guère à celui que n’avait pu pressentir Louis XIV, quand il envoya cet époux irréductible à la Bastille.

—«Je vous présente Madame de Richelieu, dit le duc à sa belle-mère par manière de conclusion.»

La femme délaissée n’était pas encore et ne fut sans doute jamais Mme de Fronsac.

[15]Bayard et Dumanoir: Les premières armes de Richelieu, 3 décembre 1839.

Les premières armes de Richelieu en appelaient inévitablement les dernières[16]; et ce fut sous ce titre que parut, non plus une pièce, mais un livre, où Mary-Lafon racontait la romanesque histoire du Maréchal avec la Marquise de Saint-Vincent. Le vieux renard, pris au piège par une poulette, rusée et coquine, ne devait en sortir qu’en y laissant des dépouilles opimes. Notons enfin, que Mlle de Belle-Isle[17], la fameuse comédie dramatique d’Alexandre Dumas, met également en scène un Richelieu dupé, pour avoir voulu jouer le rôle de dupeur. Il est vrai que celui-ci est jeune et tout auréolé de son prestige d’amoureux irrésistible, puisque l’action se passe sous le principat du duc de Bourbon.

[16]Mary-Lafon: Les dernières armes de Richelieu, 1862.

[17]Alexandre Dumas: Mademoiselle de Belle-Isle, 2 avril 1839.

VI

Richelieu, au dire de ses contemporains, écrivit beaucoup. Nous savons déjà quel bagage littéraire lui attribuait la Correspondance secrète de Métra. Malheureusement, il ne nous en reste presque rien, si toutefois ces documents ont jamais existé; et les commérages de Soulavie et de Faur autoriseraient à croire cette hypothèse très vraisemblable. Il est certain qu’il était en commerce épistolaire avec l’auteur de la Pucelle. Voltaire lui répond fort souvent, et dut traiter avec lui des questions les plus variées; ses lettres le prouvent surabondamment, mais celles de Richelieu n’ont jamais été retrouvées.

En dehors de ses correspondances diplomatiques, administratives ou militaires, conservées aux Archives des Affaires étrangères et de la Guerre, ou dans les Archives municipales d’Agen[18], il ne subsiste donc que fort peu de documents originaux émanant de Richelieu. On tient cependant pour véritable une correspondance entre les Tencin et le duc en 1744, correspondance qui fut imprimée en 1790. Une autre, datant de la campagne de Hanovre (1757), et qu’édita le général de Grimoard, contient un certain nombre de lettres du Maréchal, presque entièrement consacrées aux exigences du service.

[18] Le distingué secrétaire général de la Société archéologique du Gers, M. Philippe Lauzun, a bien voulu nous signaler, en même temps que diverses particularités sur le séjour de Richelieu en Guyenne, l’existence d’une nombreuse correspondance administrative du Maréchal dans les Archives municipales d’Agen.

Des détracteurs de Richelieu se sont égayés sur la pauvreté de son style et de ses idées; ils en ont inféré l’insuffisance de l’épistolier au point de vue littéraire et même intellectuel.

Sans doute, la langue de l’Académicien-Duc est incorrecte, de même que son écriture est peu lisible et son orthographe mal ordonnée. Mais l’esprit n’y manque pas; et telle lettre, inédite, que nous signalerons ou transcrirons en temps voulu, démontrera que l’enjouement et la grâce du Maréchal, si vantés par les Mémoires du temps, n’étaient pas un vain mot.

C’est, à l’aide de tous les documents, déjà publiés, ou demeurés inédits, dont nous avons cité la provenance, mais soumis l’authenticité à un sévère contrôle, que nous avons écrit notre étude sur le Maréchal de Richelieu. Elle ne saurait être, ni un panégyrique, ni une satire. Elle visera surtout à rester impartiale. Si elle ne peut ignorer la vie privée d’un homme qui dut à la galanterie tant de succès de sa vie publique, elle s’efforcera de déterminer pour celle-ci le rôle joué sur le théâtre de l’Histoire par le grand seigneur que Voltaire nomma si souvent, et même trop souvent, «son héros». Peut-être la postérité, retenant cet hommage, l’eût-elle sanctionné en comptant le Maréchal de Richelieu parmi les personnalités dont l’existence fut un bienfait pour le pays, si l’amour des intrigues et les intrigues de l’amour n’en avaient faussé les plus puissants ressorts.

VII

Au moment où nous terminions notre travail, une de ces bonnes fortunes, dont le hasard ou d’heureuses interventions font profiter l’Histoire, nous permettait de consulter une suite de relations, d’une authenticité indiscutable, sur divers épisodes de la vie diplomatique, politique et militaire du Maréchal de Richelieu.

En effet, feu M. de Boislisle, le savant dont le monde de l’érudition regrettera toujours la perte, avait découvert, dans les Archives du Marquis de Chabrillan—sources précieuses de vérité historique—les pages manuscrites qu’avait déjà signalées, d’après son indication, le livre du duc de Broglie sur Frédéric II et Louis XV.

M. de Boislisle obtint de prendre une copie de ces Mémoires.

Dictée par le Maréchal de Richelieu à l’un de ses secrétaires, cette autobiographie est marquée au coin de cet esprit vif et léger, souple et fin, évoluant avec une merveilleuse prestesse au milieu d’intrigues de Cour qui sont souvent son ouvrage, pour en sortir le plus aisément du monde et avec tous les honneurs de la guerre. Cette apologie de ses actes officiels est le développement, aussi simple qu’agréable, du Mémoire justificatif présenté par le Maréchal au roi Louis XVI, en 1783, alors que sa santé subissait la crise si grave qui faillit l’emporter.

Grâce à l’intermédiaire obligeant de M. Lecestre, des Archives Nationales, M. Jean de Boislisle a bien voulu nous communiquer ces Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu qu’il doit publier très prochainement. Nous le prions de recevoir ici l’expression de tous nos remerciements.

Par un sentiment de discrétion, facile à comprendre, nous ne donnerons que des extraits, peu nombreux et fort courts, de Mémoires encore inédits. Mais, comme nous aurons maintes fois l’occasion de citer, à titre de référence, cette série de documents, nous la désignerons, dans notre texte ou dans nos notes, sous le nom de Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu.

CHAPITRE I

La naissance de Richelieu-Fronsac. — Un ressuscité qui devient nonagénaire. — Première enfance. — Une éducation négligée. — Succès de Fronsac à la Cour. — L’habit de belle-mère. — Esprit d’à-propos d’un danseur. — Mariage d’enfants. — Un ancêtre de Chérubin. — Imprudences de la duchesse de Bourgogne; effronterie de Fronsac. — Premier séjour à la Bastille.

Louis-François-Armand de Vignerot du Plessis naquit à Paris, le 13 mars 1696. Il était fils d’Armand Jean II de Vignerot du Plessis, duc de Richelieu, lequel était petit-neveu du Grand Cardinal et «substitué aux noms et armes de Richelieu».

Louis-François trouva dans son berceau le duché de Fronsac et le titre de pair de France; car, le 12 février 1711, du vivant même d’Armand-Jean, il se dénommait et signait ainsi sur l’acte de son premier mariage[19].

[19]Registres de Saint-Sulpice.—Toutefois il ne devait siéger au Parlement, comme duc de Richelieu, que le 2 mars 1721 et, comme pair de France, en qualité de duc de Fronsac, que le 15 avril 1723 (Dictionnaire de La Chesnaye des Bois.)

La date de sa naissance, donnée par le P. Anselme, est restée en blanc, comme celle de son ondoiement, sur son acte de baptême, qu’Eudore Soulié a découvert dans le registre de Notre-Dame de Versailles[20]. Cette pièce, authentique, porte la double signature de Louis et de Marie-Adélaïde. Louis-François, baptisé le 15 février 1699, «par permission de Mgr l’Archevêque de Paris», avait été, en effet, tenu sur les fonts par Louis XIV et par la duchesse de Bourgogne[21].

[20]Dictionnaire de Jal, 1872, p. 1062.

[21]La Gazette du 20 février 1699 annonce le baptême donné le 15 par l’abbé de Pomponne, aumônier de Sa Majesté, à l’issue de la messe. Elle dit, en outre et à tort, que l’enfant est âgé de 2 ans et 10 mois.

Pendant sa première enfance, son état de santé fut des plus précaires. Venu avant terme (à sept mois), il fut élevé dans du coton. Peu de temps après, il fut assailli par de violentes convulsions. Les médecins en désespéraient. A la suite d’une de ces crises, on le croyait perdu, quand une servante, qui était fort jolie—détail relevé par ses biographes—s’aperçut qu’il avait encore un souffle de vie et parvint à le ranimer.

A quatre-vingt-dix ans de là, un des commis qui dressaient l’état des prisonniers de la Bastille, écrivait, au bas d’une des fiches consacrées au Maréchal duc de Richelieu:

«Le 25 août 1786, il est venu voir le Château de la Bastille. Il est monté sur les tours, âgé de 90 ans, 5 mois, 12 jours[22].»

[22] Chiffres qui concordent exactement avec la date indiquée par le P. Anselme. Cette note se trouve reproduite dans les Mémoires historiques et authentiques sur la Bastille (1789, 3 vol.), t. II, p. 102.

Cette sorte d’escalade, inouïe chez un nonagénaire, dépeint à souhait la crânerie, la belle humeur, la coquetterie, la volonté de rester jeune, qui furent toujours le fond du caractère de Richelieu[23].

[23]Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille. Carton 10598, p. 58.

Quelles pensées, quels spectacles durent surgir et revivre en son cerveau, quand il pénétra dans la fameuse prison d’État, symbole, indestructible en apparence, d’un pouvoir absolu qui lui était si cher, cette Bastille, dont il avait été, par trois fois, le pensionnaire malgré lui et d’où il aurait bien pu ne plus sortir, la dernière, que pour expier sur un échafaud, comme un autre chevalier de Rohan, le crime de haute trahison!

Mais, grâce à cette mobilité d’esprit qui ne l’abandonna pas, même aux dernières heures de son existence, qu’il dut vite se rasséréner, lorsqu’il fut parvenu au terme de son ascension! De cette plateforme massive semblant menacer Paris, il contemplait le panorama mouvant de la Grande Ville, de la cité toujours grondante et tumultueuse, mais aussi toujours charmante et toujours adorée, témoin plus ou moins discret des fêtes somptueuses, des duels retentissants, des aventures galantes de Fronsac et de Richelieu. Et peut-être croyait-il revoir, de l’autre côté des fossés, ces théories de belles dames, qui, jadis, au cours d’une de ses captivités, et pendant une de ses promenades sur cette même terrasse, agitaient leurs mouchoirs de dentelles pour se faire reconnaître du prisonnier et lui envoyaient «sur l’aile des zéphyrs»—le langage du temps—leurs plus tendres baisers.

Fronsac (il faut bien désigner Richelieu par le nom qu’il porta jusqu’en 1715), Fronsac fut fort mal élevé en sa prime jeunesse, ou plutôt ne fut pas élevé du tout. Sa mère, née Anne-Marguerite d’Acigné, était morte le 19 août 1698, alors qu’il n’avait pas encore atteint sa troisième année; et son père, une manière de vert-galant, bizarre et désordonné, épousait, en troisièmes noces, le 20 mars 1702, Marguerite-Thérèse de Rouillé, veuve du marquis de Noailles. La nouvelle duchesse de Richelieu ne s’occupa guère de son beau-fils, que pour en prévoir et même arrêter l’union éventuelle avec l’aînée des filles qu’elle avait eues de son premier mariage.

L’instruction de Fronsac fut des plus négligées, soit que, volontaire, étourdi et turbulent, il préférât—ce qui était tout naturel—le jeu à l’étude, soit que le soin de son éducation eût été remis, au dire de ses biographes, entre les mains d’un gouverneur plus inepte encore qu’insouciant.

Ce fut l’atmosphère des salons de Versailles et de Marly, «l’air de la Cour», comme on disait alors, qui fit de ce médiocre écolier un parfait gentilhomme. L’étoffe, il est vrai, se prêtait singulièrement à cette transformation. Petit, mais de taille bien proportionnée, d’agréable figure, souriant, gracieux, spirituel, adroit cavalier et merveilleux danseur, Fronsac fut remarqué dès le premier jour de sa présentation. Il n’avait pas encore quinze ans: «Il a été trouvé fort joli à la Cour», écrit, le 28 janvier 1711, la marquise d’Uxelles; et, dans le même mois, Dangeau, en consciencieux annaliste, note les succès, chaque jour plus marqués, du nouveau venu. Fronsac avait dansé à la Cour; et bientôt Louis XIV daignait abaisser son majestueux regard sur l’adolescent: «Le Roi parla, à sa promenade, au petit duc de Fronsac, qui est fort à la mode, ce voyage-ci et qui a beaucoup d’esprit[24].»

[24] Marquis de Dangeau: Mémoires ou Journal (Paris, 1854 et suiv.), t. XIII, pp. 316-317.

Bien qu’assez mal renseigné sur l’âge exact de ce courtisan précoce, Saint-Simon décrit plus longuement, mais avec sa précision coutumière, une entrée qui serait qualifiée aujourd’hui de sensationnelle.

«Ce petit duc de Fronsac, qui n’avait guère alors que seize ans, était la plus jolie créature de corps et d’esprit qu’on pût voir. Son père l’avait présenté à la Cour, où Mme de Maintenon, ancienne amie de M. de Richelieu, en fit comme son fils[25]; et, par conséquent, Mme la duchesse de Bourgogne, et tout le monde lui fit merveille, jusqu’au Roi. Il y sut répondre avec tant de grâce et se démêler avec tant d’esprit, de finesse, de liberté, de politesse, qu’il devint bientôt la coqueluche de la Cour. Sa figure enchante les dames[26].»

[25] Duc de Saint-Simon: Mémoires (édit. Chéruel, 1873), t. VIII, p. 301.—Mémoires (édit. de Boislisle continuée par MM. J. Lecestre et J. de Boislisle), Hachette 1879 et suiv. t. XX, p. 303-305.

[26] Mme de Maintenon écrivait, en 1710, au duc de Richelieu: «M. le duc de Fronsac réussit très bien à Marly.»

Ce n’était pas que, sur un terrain si glissant, partant si périlleux pour un novice, il n’eût à vaincre de sérieux obstacles. La parcimonie de sa belle-mère le réduisait à un train des plus modestes; et si, par aventure, il protestait:

—«Allons, allons, lui disait en riant la bonne dame, les grâces de votre personne suppléent à l’insuffisance dont vous vous plaignez.»

Mais Fronsac avait sa vengeance toute prête; et certain jour que les courtisans s’étonnaient de le voir mesquinement vêtu, il leur répondit fort sérieusement qu’il portait «un habit de belle-mère».

Ce pauvre équipage semblait n’en rehausser que mieux le charme séducteur et surtout l’esprit d’à-propos de Fronsac, au milieu des plaisirs frivoles qui passaient pour les plus graves occupations de la Cour. Ce fut ainsi que Brissac, un ami du jeune duc, ayant commis l’impardonnable faute, au «retour d’un menuet», de ne pas «prendre» la duchesse de Bourgogne, sa danseuse, Fronsac lâcha aussitôt la sienne, pour réparer l’erreur du coupable. De ce jour, l’aimable et parfois trop impulsive princesse voulut que son cavalier... occasionnel fût de toutes les fêtes de la Cour. Elle lui fit même l’insigne honneur de l’appeler sa «jolie poupée».

Cependant d’austères devoirs attendaient ce gentil fantoche. Lorsque, ruiné par le jeu, son père avait épousé la veuve du marquis de Noailles, les deux conjoints avaient signé au contrat de mariage de leur belle-fille et fille, âgée de onze ans, avec le duc de Fronsac, qui en avait à peine six. Louis XIV «y signait» également, «pour lui donner plus de force»; et une clause formelle de ce même contrat stipulait expressément que, si «l’aînée venait à manquer», Fronsac épouserait la seconde[27]. Il fallait absolument sanctionner l’alliance des deux familles, d’autant que la protection de Mme de Maintenon était toute acquise aux Noailles.

[27]Dangeau: Journal, t. VIII, p. 349.

La prévoyance de ces parents, si préoccupés des avantages d’une telle faveur, devait se trouver bientôt justifiée. La fiancée de Fronsac mourut en juillet 1703[28]; et le fiancé dut épouser, aux termes du contrat, la seconde fille de la duchesse, Mlle de Sansac, qui était, comme sa sœur, plus âgée que lui[29]. Le mariage fut célébré, en février 1711, à Paris, dans la chapelle du Cardinal de Noailles, oncle de la jeune fille[30].

[28]Ibid., t. IX, p. 243.

[29] Une note des Mémoires de Sourches (édition de Cosnac, t. XIII, p. 22) porte qu’un courtisan, à la vue de ce couple enfantin qui entrait dans le cabinet du roi pour y signer le contrat, «dit qu’il ne savait si c’était un mariage ou un baptême».—Et Mme de Maintenon écrivait (Recueil Geffroy, t. II, p. 270) «qu’elle avait été sur le point de prendre le menton à Fronsac». Mém. de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. XX, p. 203.

[30]Dangeau: Journal, t. XIII, p. 317.

Ce fut la plus déplorable des unions. Fronsac ne pouvait souffrir sa femme, qu’il prétendait d’un caractère aussi acariâtre[31] que celui de la duchesse de Richelieu, doublement sa belle-mère. Puis une passion folle avait envahi ce jeune et bouillant cerveau. Déjà choyé et caressé par des grandes dames qui n’avaient plus rien à lui refuser, Fronsac avait osé lever les yeux sur cette princesse[32] qui le trouvait «un enfant fort aimable» et l’admettait assez étourdiment dans son intimité. S’il pouvait chanter, comme plus tard le Chérubin de Beaumarchais, «J’avais une marraine», il n’avait plus l’ingénuité du page. Il ne se blottissait pas au fond d’un fauteuil, dans la chambre «bleue» de la duchesse de Bourgogne, mais derrière un rideau, d’où son ami Brissac dut le tirer par la jambe[33], pour le déloger.

[31] Dans une des notes autographes du Maréchal qui accompagnent la fin de ses Mémoires authentiques, Richelieu se sert de ce terme pour qualifier le caractère de Mlle de Sansac. Il ajoute qu’elle n’était «pas jolie». «Elle est parfaitement laide», écrivait Mme de Maintenon.

[32] Cependant, malgré son insolente fatuité, Richelieu se défendit toujours d’avoir été l’amant heureux de la duchesse de Bourgogne, en dépit même de Louis XV, assez pervers pour provoquer cet aveu.

[33] «Derrière un écran», dit Rulhière, dans ses jolies et croustillantes Anecdotes sur le Maréchal de Richelieu. Cet effronté Fronsac lève la tête. Cri général. On recommanda le silence aux femmes de chambre qui étaient autour de la toilette de la petite Dauphine. Mais on parla.

—«On excuse tout, hors la peur que vous nous avez faite, dit la petite-fille du roi à Fronsac qui vint se mettre à genoux devant elle et lui baiser la main.»

Il poussa plus loin la témérité. On le vit embrasser un jour la duchesse. On prétendit même qu’il avait été surpris en tête-à-tête avec elle, dans une attitude qui ne témoignait que trop de son peu de respect pour le sang royal; il s’était aussitôt caché sous le lit[34] de la princesse, et, dans sa fuite, avait laissé tomber une miniature de la duchesse de Bourgogne.

[34] Le grave Ravaisson dit «dans le lit,» (Archives de la Bastille, t. XII, p. 77). Les Mémoires historiques et authentiques sur la Bastille (de Carra) prétendent que Fronsac, surpris dans le lit de la duchesse par Cavoie, qui devait en aviser Mme de Maintenon, se cacha «tout nu» sous le lit: ce fut, disent ces Mémoires, la vraie cause de sa détention.

Ces racontars eussent été de pures calomnies, que Fronsac aurait eu à se défendre contre d’autres imputations, assurément moins graves, mais qui ne laissaient pas que de provoquer le mécontentement du roi et les inquiétudes de son Égérie. Ce jeune seigneur, disait-on, n’était pas seulement léger, inconséquent et coureur de ruelles; il jouait et perdait des sommes considérables. Mme de Maintenon le fit surveiller par Cavoie; et ce gentilhomme lui apprit, un jour, que Fronsac venait d’être délesté de mille louis. Sans doute sa femme était fort riche; mais c’était payer un peu cher l’honneur d’avoir épousé un homme qui la dédaignait. Le duc de Richelieu, bien qu’il ne prêchât pas d’exemple, était exaspéré; et, pour l’apaiser, Mme de Maintenon lui écrivit, après avoir sermonné Fronsac qui avait vraisemblablement fait amende honorable: «Je lui ai dit que je dirais au roi que j’ai sa parole et que s’il ne la tient pas, il achèverait de se noyer.»

Il «se noya». Continua-t-il à jouer à la bassette—ce jeu qui avait déjà dévoré tant de fortunes à la Cour? Lui fallut-il contracter des emprunts usuraires pour éteindre ses dettes? Ou bien, avait-il fait, comme le dit assez mystérieusement Dangeau, «quelque nouvelle imprudence»[35]? Toujours est-il que son père et sa famille, de concert avec Mme de Maintenon, demandèrent une lettre de cachet au roi pour envoyer Fronsac à la Bastille et l’y garder le plus longtemps possible. Nous avons sous les yeux la fiche qui se rapporte à sa détention[36]. Elle est ainsi libellée:

Tabul. No 3 20 mai 1711 M. le duc de Fronsac pour correction. Il a été mis trois fois à la Bastille, le 4 mars 1716 et le 28 mars 1719. Sorti le 19 juin 1712.

[35]Dangeau: Journal, t. XIII, p. 394. C’est le 5 avril, dit l’Annaliste, que fut demandée la lettre de cachet.—«Livré au monde avec tout ce qu’il fallait pour plaire, écrit Saint-Simon, il fit force sottises.»

[36]Bibl. Arsenal: Papiers de la Bastille, 10598.

CHAPITRE II

Quatorze mois de Bastille. — Sollicitude du Gouverneur Bernaville pour son prisonnier. — Visite de la petite duchesse de Fronsac à son époux: les suites d’un mariage blanc. — Études et «amusements» du détenu. — Attaque de petite vérole: traitement du malade. — Isolement et terreurs de Fronsac. — Sa guérison; sa convalescence. — Bulletins de Bernaville. — Repentir, en apparence sincère, de Fronsac. — Sa mise en liberté.

Contrairement à l’indication (c’était peut-être une date d’inscription) donnée par la fiche précédente, Fronsac était déjà embastillé le 8 mai 1711, car, ce jour-là, Bernaville, le gouverneur de la forteresse, écrivait au Ministre d’État Pontchartrain[37]:

«Je suis convenu avec M. le Cardinal de Noailles, M. le duc de Richelieu et Mme la Duchesse, que M. le duc de Fronsac viendrait dîner avec moi et y resterait jusqu’à 5 heures que ses maîtres de langues et de mathématiques se rendent chez lui. Il ne m’a pas paru possible qu’il passât seul ses journées dans sa chambre sans intéresser sa santé. Ils sont persuadés que je ne vois personne qui lui donne de mauvais exemples; et j’ose me flatter que vous avez assez bonne opinion de moi pour croire qu’il ne se passe rien en ma présence et celle de M. de Launay, soit dans ma chambre ou à nos promenades dans la cour et sur le bastion, qui soit contre les bonnes mœurs.

«Mme la Marquise du Chastelet[38] qui nous a fait l’honneur de dîner avec nous, vous peut dire comme nous vivons ensemble. Elle y est assez intéressée par son fils pour y avoir pris garde. Il est vrai aussi que ces éducations-là me contraignent beaucoup. Je m’en fais un devoir à l’égard de M. de Fronsac, que j’ai reçu par vos ordres et à l’égard de M. le Chevalier du Chastelet[39], que j’aime et dont j’honore infiniment le père et la mère.»

[37]Ravaisson: Archives de la Bastille, t. XII, p. 77 (d’après les manuscrits de la Bibliothèque Nationale).

[38] C’était la femme du gouverneur de Vincennes.

[39] Il épousa, en 1714, Catherine de Richelieu, la sœur de Fronsac.

Louis XIV avait ordonné, en effet, qu’on envoyât, comme précepteur, au prisonnier, l’abbé de Saint-Rémy. Chargé de l’ingrate besogne de recommencer sur de nouveaux frais une éducation restée incomplète, cet ecclésiastique avait consenti (ainsi le voulait la règle) à se laisser enfermer avec son élève. Il lui fit d’abord traduire Virgile.

Bernaville est très content du maître, «un fort honnête homme, fort sage et fort capable, qui se gouverne fort bien avec» le duc de Fronsac. Il n’est pas moins enchanté de l’élève: «Je n’ai à mon égard, écrit-il, que des louanges à dire de sa conduite avec moi et les officiers: il n’y a personne plus civil et plus poli que lui; il va au devant de tout ce qui peut nous faire plaisir; nous ne lui avons rien entendu dire contre les bonnes mœurs[40].»

[40]Ravaisson: Archives de la Bastille, t. XII. «Tous ces rapports étaient lus du Roi», écrit en apostille Pontchartrain.

Assurément, l’effréné viveur qu’était déjà Fronsac rongeait son frein: il fallait bien se soumettre; mais il s’ennuyait mortellement. Aussi, malgré les distractions de toute nature que s’efforçait de lui offrir le personnel de la Bastille, le prisonnier en cherchait-il de moins monotones et surtout de plus originales. Il se souvint alors qu’il avait une femme. Et malgré que tous les mémorialistes aient affirmé que la jeune duchesse de Fronsac avait en quelque sorte forcé les portes du cachot de son époux, ce fut, au contraire, celui-ci qui sollicita à plusieurs reprises la visite de sa femme.

Bernaville le déclare formellement.

Dans l’agréable roman qu’il a brodé sur le canevas des Mémoires de Richelieu, M. de Lescure a complaisamment décrit les fêtes fastueuses du premier mariage de Fronsac, sans oublier aucun détail sur la nuit de noces qui servit de clôture à cette magnifique cérémonie. Les mariés restèrent couchés un quart d’heure dans leur lit, les lampes à peine baissées, pendant que les invités circulaient bruyamment autour d’eux, aux sons joyeux des violons et des flûtes qui faisaient rage.

Et ce fut tout.

Fronsac avait, aussitôt, oublié Mlle de Sansac. La jeune vierge en fut dépitée et désolée. La belle famille protesta. Et ses plaintes, assurent certains biographes, ne furent pas étrangères à la détention de ce mari indifférent[41].

[41] «La famille voulait que la duchesse de Fronsac fût grosse», dit Richelieu dans les notes autographes qui terminent les Mémoires authentiques, et dont l’une se rapporte à sa première détention.

Nous croyons peu à cette version. Quoi qu’il en soit, la petite duchesse, avisée du désir de son époux, ne le fit pas languir. Au dire de l’anecdotier de la Vie privée, elle accourut, se présenta au prisonnier, avec tous les artifices de la coquetterie la plus raffinée et sous le plus galant des costumes, multiplia les sourires mouillés de larmes, les baisers, les caresses, les témoignages les moins équivoques d’une passion qui ne demandait qu’à être payée de retour. Mais ce fut encore en pure perte. Fronsac se montra charmant, gracieux, empressé, ainsi qu’il l’était avec toutes les femmes; il reçut la sienne comme «l’envoyée du plus grand roi du monde»; et même, sevré qu’il était de ses plaisirs coutumiers, il ressentit, à la voir et à l’entendre, un certain trouble, mais bientôt il se ressaisit; et la petite duchesse partit comme elle était venue. Au reste, l’honnête Bernaville ne souffle mot de l’entrevue: il se contente de signaler au ministre les effusions de gratitude que lui prodigua Fronsac, pour le zèle obligeant qu’avait apporté le Gouverneur à lui donner satisfaction.

Cependant, le pensionnaire de Bernaville recevait nombre de visites, entr’autres celles des princes de Conti et d’Espinoy, «la conversation roulant sur les occupations et amusements (!!!) de Fronsac»[42]. C’étaient encore M. et Mme de Cavoie qui venaient le «préparer, par de sages instructions, à recevoir la première visite de M. le duc de Richelieu... Elle s’est passée avec beaucoup de tendresse de part et d’autre.» En comédien consommé, Fronsac dit à son père «qu’il reconnaissait toutes ses fautes, qu’il n’oublierait jamais la grâce que le roi lui avait faite de l’envoyer ici pour en faire pénitence et les réparer, qu’il était trop heureux d’y être, qu’il ne négligerait rien de tout ce qui pouvait dépendre de lui pour les réparer, et pour se rendre digne des bontés de Sa Majesté. Il lui a encore dit ce qu’il nous dit tous les jours, qu’il n’a nulle impatience d’en sortir et qu’il regarderait comme un grand malheur une prompte liberté[43].»

[42]Ravaisson: Archives de la Bastille, t. XII, (lettre du 1er juillet.)—Voltaire venait aussi, disait-il, «lui rendre ses devoirs».

[43]Ravaisson: Archives de la Bastille, t. XII, (lettre du 8 juillet).

Soudain, un coup de théâtre.

Le 27 septembre, Fronsac tombe malade: il a une fièvre intense. La Carlière, le médecin en titre de la prison d’État, vient le saigner le lendemain. La petite duchesse, qui n’avait pas abjuré toute tendresse pour l’ingrat, amène avec elle Barère, chirurgien des mousquetaires, que le duc, accouru au chevet de son fils, voudrait également substituer à La Carlière. Toutefois il s’entend avec le médecin officiel; et Fronsac est saigné au pied.

Le prisonnier, qui se sent plus malade, s’inquiète et demande un confesseur. On lui envoie un prêtre de Saint-Paul, M. Dolé, en qui le Cardinal de Noailles a pleine confiance. Cependant, Barère, qui est revenu, croit que cette fièvre persistante n’aura pas de suite. Or, le 30 septembre, la petite vérole se déclare. Et cette famille, jadis si empressée autour du malade, tous, jusqu’à l’amoureuse Mme de Fronsac, se défilent avec rapidité. Seuls restent dans la chambre du délaissé l’abbé de Saint-Rémy[44] et un valet de chambre.

[44] Richelieu en fut toujours reconnaissant à Saint-Rémy; et bien que Voltaire appelât cet abbé «un bœuf», Richelieu fit de son ancien précepteur son premier secrétaire à l’ambassade de Vienne.

Au surplus, Bernaville, qui a le sentiment de sa responsabilité, a mis Fronsac en quarantaine. Il doit préserver son personnel d’un mal contagieux. Il ne s’en inquiète guère pour lui-même: sa figure est toute couturée de petite vérole.