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Les heures longues est un recueil d’articles, une mosaïque de souvenirs personnels, de choses vues, de détails véridiques de la vie quotidienne pendant la grande guerre. Un des rares ouvrages de Colette publiés pendant la Première Guerre mondiale et directement inspiré par le conflit. L’auteur y rassemble sous le beau titre des « Heures longues » des articles parus pour l’essentiel dans Le Matin, mais aussi dans La Vie Parisienne, Excelsior et Le Flambeau. Contrevenant à l’image d’une écrivaine indifférente à l’Histoire, le recueil témoigne de l’attention extrême de l’écrivaine aux différents aspects du conflit, telle qu’une femme, la plupart du temps retenue à l’arrière, pouvait les percevoir, qu’il s’agisse des portraits des gueules cassées alors qu’elle a accepté d’être infirmière au lycée Janson de Sailly, des scènes de guerre alors que bravant les interdictions elle a rejoint son mari Henry de Jouvenel à Verdun ou bien encore de l’Italie où elle a été envoyée comme correspondante. Véritable « album de guerre », Les Heures longues se présente comme une série de croquis à l’eau-forte saisissant au plus près des visages, des paysages, et quelques scènes de combats vus de loin qui frappent le lecteur contemporain par leur refus du pathétique et du grandiloquent auxquels la littérature de guerre échappe rarement, privilégiant un regard à hauteur d’homme (ou de femme) sur le quotidien des français pendant cette période charnière de l’Histoire. Avec La Chambre éclairée (1921) et Une parisienne dans la Grande Guerre, Colette offre sur la Première Guerre mondiale un témoignage littéraire unique dont on n’a pas suffisamment souligné l’originalité. |Source Société des amis de Colette|
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Veröffentlichungsjahr: 2024
LES HEURES LONGUES La Nouvelle
Le "Réservoir"
Blessés.—L'Aube
Blessés.—La Tête
Blessés.—Renouveau
Le Premier Café-Concert
Le Vieux Monsieur
Les Lettres
La Chasse aux Produits allemands
A Verdun
Jour de l'An en Argonne
Bel-Gazou et la guerre
Les Retardataires
Femmes seules
En attendant le Zeppelin
Modes
L'Enfant de l'Ennemi
Les Mêmes
Le Refuge
Jouets
Répétition générale
Chiens sanitaires
Un Camp anglais
Un Zouave
Impressions d'Italie
Un Taube sur Venise
Nocturnes
Un Entretien avec un prince de Hohenlohe
Les Foins
"Citadins"
L'Exilé
Devoirs de vacances
La Résurrection des Vieux
Lac de Côme
Lac de Côme
Le Petit Accident
Déménagement
Apollon, déménageur |Carnet d'une femme de mobilisé|
Bel-Gazou et la vie chère
La Chienne
Pieds
Ceux d'avant la guerre
Série :Colette
|22| LES HEURES LONGUES, 1914-1917
Ce recueil d’articles fait suite à : |21| Gigi
COLETTE
LES HEURES LONGUES
1914-1917
RECUEIL D’ARTICLES
Paris, 1917
Raanan Éditeur
Livre 1228 | édition 1
raananediteur.com
Saint-Malo, août 1914.
La guerre?... Jusqu'à la fin du mois dernier, ce n'était qu'un mot, énorme, barrant les journaux assoupis de l'été. La guerre? Peut-être, oui, très loin, de l'autre côté de la terre, mais pas ici.... Comment imaginer que l'écho même d'une guerre pût franchir ces rochers, farouches uniquement pour que semblent plus doux, à leurs pieds, la vague, le gazon marin clairsemé, le chèvrefeuille, le sable gaufré par la petite serre des oiseaux.... Ce paradis n'était point fait pour la guerre, mais pour nos brèves vacances, pour notre solitude. Les récifs cachés sous la mer n'y veulent point de barque; l'épervier vigilant en bannit les oiseaux. Chaque jour, vers l'heure de midi, il montait au ciel et tardait à redescendre; notre jumelle marine le découvrait très haut, large ouvert, appuyé sur le vent, et son bel œil brûlant ne regardait pas la terre....
C'était pourtant la guerre, cette Cancalaise dure, cette vendeuse de poisson qui avait cessé, le mois dernier, de bavarder et de rire, qui réclamait son dû en argent et en bronze, et refusait les billets de banque, qui regardait au loin sur la mer venir le cortège des jours sans pain ni cidre....
C'était la guerre, ce garçon épicier à bicyclette qui colportait, au grelot allègre de sa machine, des bruits de disette, des avertissements de cacher le sucre, l'huile, le pétrole....
C'était la guerre. Dans Saint-Malo, où nous courions chercher des nouvelles, un coup de tonnerre entrait en même temps que nous: la Mobilisation Générale.
Comment oublierais-je cette heure-là? Quatre heures, un beau jour voilé d'été marin, les remparts dorés de la vieille ville debout devant une mer verte sur la plage, bleue à l'horizon, —les enfants en maillots rouges quittent le sable pour le goûter et remontent les rues étranglées.... Et du milieu de la cité tous les vacarmes jaillissent à la fois: le tocsin, le tambour, les cris de la foule, les pleurs des enfants.... On se presse autour de l'appariteur au tambour, qui lit; on n'écoute pas ce qu'il lit parce qu'on le sait. Des femmes quittent les groupes en courant, s'arrêtent comme frappées, puis courent de nouveau, avec un air d'avoir dépassé une limite invisible et de s'élancer de l'autre côté de la vie. Certaines pleurent brusquement, et brusquement s'interrompent de pleurer pour réfléchir, la bouche stupide. Des adolescents pâlissent et regardent devant eux en somnambules. L'automobile qui nous porte s'arrête, étroitement insérée dans la foule qui se fige contre ses roues. Des gens l'escaladent, pour mieux voir et entendre, redescendent sans nous avoir même remarqués, comme s'ils avaient grimpé sur un mur ou sur un arbre;—dans quelques jours, qui saura si ceci est tien ou mien?... Les détails de cette heure me sont pénibles et nécessaires, comme ceux d'un rêve que je voudrais ensemble quitter et poursuivre avidement.
Un rêve, un rêve.... De plus en plus, un rêve: car à mesure que je m'éloigne de la ville, que je retourne vers les campagnes que balaie l'aile effarée des tocsins, ces prés, ces moissons, cette mer endormie ne sont plus qu'un décor, interposé entre moi et la réalité: la réalité c'est Paris, Paris où vit la moitié de moi-même, Paris peut-être fermé à cette heure, Paris suffocant et gris sous sa brume d'août, plein de cris, fermentant de chaleur et de fureur, d'angoisse et de bravoure....
Sera-ce ma plus longue soirée de la guerre, celle que je passe encore ici dans l'attente du départ, celle où le calme plat renverse, dans la mer, l'image des rochers violets? Toute la nuit la mer se tait, sans pli, sans souffle, et balance à peine, toutes ombrelles épanouies dans un phosphore laiteux, des méduses de cristal bleu....
26 août 1914.
Le septième jour de la mobilisation, un sergent de ville arrêta le taxi qui nous menait vers la Madeleine, et deux soldats y montèrent, à qui nous fîmes conduite jusqu'à la gare de l'Est. L'un des deux «réservoirs» était bien sage, mais l'autre!... Nous n'avions jamais vu pareil diable, maigre, tanné et moustachu, avec des gestes qui menaçaient les vitres. Pas méchant, et certainement à jeun, mais exultant d'une joie qu'il raconta tout de suite:
—Monsieur, madame, je ne peux pas croire ce qui m'arrive! Je me tâte pour savoir que c'est vrai! Je suis dans tous mes états, et pourtant vous pouvez voir que je ne suis plus un petit garçon, j'ai trente-neuf ans.... Ah! c'est que je reviens de loin!...
—Vous étiez malade?
—Pire que malade, j'étais désespéré. Songez que quante j'avais dix-huit ans, je me suis engagé parce qu'on disait qu'on allait faire la guerre à l'Allemagne. Je t'en fiche, monsieur, madame, mon temps passe et je ne vois rien venir. Bon sang, que je me dis, j'aurai le dernier mot, je r'engage. Une fois r'engagé, la paix partout. Je me bute, je r'en-r'engage: ce coup-là j'ai eu le battement de cœur, on nous promettait la guerre, je croyais tous les matins qu'on la tenait, mais ces gens du gouvernement ont encore une fois arrangé ça.... Alors, j'ai perdu courage, je suis retourné au pays, j'étais si dégoûté de tout que j'ai voulu me marier, avec une bonne femme de mon patelin, une jeunesse dans mon genre.... Y a un bon Dieu, monsieur, madame! le mariage était pour après-demain, et hier on me mobilise! Ah! ça n'a pas traîné, ce que je l'ai plantée là, ma bonne femme!...
Il riait, il était terrible et gai. Il avait des yeux jaunes de loup solitaire, il ouvrait ses bras secs comme pour étreindre sa seule fiancée, la Guerre.... Puis, rappelé à la réalité et au souci des convenances par les cahots du taxi, il rangea ses coudes anguleux, dit aimablement: «Pardon, esscuse!» et nous écrasa les pieds d'un godillot cordial.
10 octobre 1914.
Trois heures.... La belle lune glacée a quitté le ciel, et il s'en faut de deux heures encore que les fenêtres bleuissent. C'est le moment le plus obscur, et le plus calme, dans le dortoir du collège-hôpital. Sous l'électricité en veilleuse, les huit blessés sont endormis. Endormis, mais non silencieux. Le sommeil libère la plainte qu'ils retiennent tout le long du jour par orgueil. Le pleurétique geint régulièrement, d'une voix douce, comme une femme. Celui qui a la mâchoire et l'œil éclatés dit, de temps en temps: «oh!» avec l'accent de l'effarement, du scandale. Un mince jeune homme blond, amputé de la jambe depuis quatre jours, gît sur le dos, les bras ouverts, et son sommeil semble avoir renoncé à la vie. Un barbu, le bras pris dans le plâtre, cherche dans son lit, en soupirant, la place où il souffrirait moins. Cet autre, la gorge bandée, râle?... non, il ronfle, en étouffant à demi....
D'hier soir jusqu'à cette heure, ils n'ont goûté que des miettes de repos, brisées, mesurées par la fièvre, la soif, l'élancement intolérable. Ils ont imploré tour à tour le verre de tisane, le grog, le lait chaud, la piqûre, surtout la piqûre.... Les voilà, ces braves, vaincus par la longue nuit. Misérables comme les voilà, s'éveilleront-ils?
Oui, ils s'éveilleront! Quand les passereaux crient sur le gazon blanc de gelée, les huit blessés saluent aussi l'aube rouge, d'un cri plus vif, d'un soupir plus haut, d'un juron étouffé où reparaissent la vie et le rire. Ce sont les fils d'une bonne race, qui ressuscitent et bondissent avec la lumière. Assis et flairant le parfum du café, le pauvre monstre à la tête éclatée et pourpre clignera vers moi son œil unique, et me dira de sa demi-bouche malicieuse:
—Avouez que j'ai vraiment ce qu'on peut appeler une trogne rubiconde!
Et il réclamera sa double ration de petit déjeuner, alléguant que le liquide, ça ne lui tient pas au corps.
Soulevant son lourd bras plâtré, le voisin, grivois et gaulois, se réjouira selon Rabelais, et le petit amputé, exsangue, préoccupé de son moignon, de la barbe blonde qui salit ses joues, de son avenir de joli garçon, m'interrogera encore une fois:
—Dites voir.... Dites voir comment il était amputé, votre père? Plus haut que moi, hein? et il marchait, oui? Il courait, dites voir?... Comme un lapin, qu'il courait.... Et c'est vrai, qu'il a trouvé à se marier tout de même? Oui? Avec une jolie femme? C'est vrai?... Comment qu'elle était, sa femme? dites voir?...
—La Tête va bien?
—La Tête ne va pas plus mal.
Il est assis sur son lit, dans un angle de la salle blanche, et son œil nous suit, brillant et intelligent entre les bandes entre-croisées, entre des décamètres et des décamètres de gaze à pansements.... Il soupire caninement au passage des escalopes odorantes et des pommes de terre frites: son gros appétit campagnard méprise la nourriture liquide, la seule que lui permette son affreuse blessure....
Quand il revint à lui, après un long évanouissement, il avait la tête dans une flaque d'eau. Il se dit: «Allons, je ne suis pas trop blessé.» Puis il aperçut un bon morceau de sa langue, toutes ses dents, et divers autres éclats de lui-même, qui baignaient dans la flaque. Alors il se dit: «Si, je suis pas mal blessé.» Il se mit debout, lentement, et commença de souffrir. Pas à pas, parmi les corps silencieux et les corps gémissants, il fit deux kilomètres, jusqu'à un village en ruines, où quelques habitants épouvantés s'écrièrent à sa vue:
—Ah! mon pauvre garçon! dans quel état.... On ne peut pas vous panser ici, et les nôtres sont là-bas, à X..., à douze kilomètres!...
Muet, le blessé fit les douze kilomètres. Il ne peut pas dire en combien d'heures. A X... on le conduisit au commandant, et il écrivit sur un bout de papier:
«Mon commandant, voulez-vous, s'il vous plaît, me prêter votre revolver.» Et il signa.
—Jamais de la vie! se récria le commandant. On va t'arranger ça, mon garçon, on va te guérir, tu m'en diras des nouvelles! Tu viens d'où?
Réponse écrite.
—Mais c'est à douze kilomètres, ça! Comment se fait-il que tu n'aies pas rencontré des voitures d'ambulance? Tu n'en as pas rencontré?
—Si, plusieurs, écrit La Tête.
—Et ils ne t'ont pas vu?
—Si mon commandant, écrit posément La Tête; mais ceux qu'ils ramassaient étaient tellement plus malades que moi; mais je pouvais encore marcher; alors, je n'ai pas cru devoir leur demander de me prendre.
Je n'ai pas encore rencontré d'infirmières neurasthéniques. Le secret de leur sérénité ne tient peut-être pas tout entier dans le don total qu'elles font de leur activité physique et morale. Peut-être leur optimisme s'alimente-t-il à celui des blessés—car je n'ai pas non plus rencontré de blessés neurasthéniques. Je n'ai vu de tristes, dans une salle où l'on compte, pour douze hommes, vingt et un bras et vingt jambes, que les gens bien portants, les passants, les visiteurs.
La plupart de ces jeunes Français, échappés à la mort au prix d'un membre, guérissent, verdoient comme un arbre ébranché. A voir le teint vivace, l'œil humide et gai d'un enfant de vingt ans, le bras droit scié à l'épaule, et qui rit de sa maladresse à manger de la main gauche, on se dit follement: «Son bras va repousser, mais oui, c'est tout naturel....» Son voisin, pendant qu'on lui panse un moignon de pied informe, se penche, froidement curieux: «Si on ne jurerait pas un morceau de viande que les chats se sont battus dessus!» Et il rit, lui aussi. Cela est admirable, cela est simple. Nous n'aurons pas à consoler, autrement que par notre amour, notre gratitude, la foule glorieuse de nos jeunes amputés. Déjà ils nous réconfortent, déjà leur bravoure a la suprême coquetterie du sourire, et leur malice redressée joue avec toutes les difficultés. L'un saura dans quelques jours écrire de la main gauche; celui-là pince, entre ses genoux durs de cavalier, un petit miroir, et d'un seul bras se rase et se peigne.
Un amputé du pied se congratule: «J'ai de la chance, on m'a conservé le genou, et on fait à présent des appareils tellement légers! Ma mère qui se désole là-bas, je n'irai la voir qu'avec mon faux pied; elle qui s'attend à voir arriver un pilon, ça lui fera une bien bonne blague!»
Leur hâte de guérir est révélée par leur sagesse même, l'immobilité appliquée, le soin de ne pas déplacer un pansement, l'intensité du regard qu'ils tournent vers la fenêtre et la porte. Mais que l'un des douze vienne à demander:
—Quelle heure est-il?
Onze voix lui répondent, se récrient, discutent une avance ou un retard d'un quart d'heure. Car ils l'avouent tous, amputés crâneurs ou blessés mélancoliques, ce lieu-ci est un lieu entre tous où l'on sent le prix des minutes et des heures, et l'austère, l'inexorable lenteur du sablier.