Les Heures longues 1914-1917 - Sidonie-Gabrielle Colette - E-Book

Les Heures longues 1914-1917 E-Book

Sidonie-Gabrielle Colette

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Beschreibung

La guerre ?… Jusqu'à la fin du mois dernier, ce n'était qu'un mot, énorme, barrant les journaux assoupis de l'été. La guerre ? Peut-être, oui, très loin, de l'autre côté de la terre, mais pas ici… Comment imaginer que l'écho même d'une guerre pût franchir ces rochers, farouches uniquement pour que semblent plus doux, à leurs pieds, la vague, le gazon marin clairsemé, le chèvrefeuille, le sable gaufré par la petite serre des oiseaux… Ce paradis n'était point fait pour la guerre, mais pour nos brèves vacances, pour notre solitude. Les récifs cachés sous la mer n'y veulent point de barque ; l'épervier vigilant en bannit les oiseaux. Chaque jour, vers l'heure de midi, il montait au ciel et tardait à redescendre ; notre jumelle marine le découvrait très haut, large ouvert, appuyé sur le vent, et son bel œil brûlant ne regardait pas la terre…

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Les Heures longues 1914-1917

Sidonie-Gabrielle Colette

LA NOUVELLE

LE “RÉSERVOIR”

BLESSÉS L’AUBE

LE PREMIER CAFÉ-CONCERT

LE VIEUX MONSIEUR

LES LETTRES

LA CHASSE AUX PRODUITS ALLEMANDS

À VERDUN

JOUR DE L’AN EN ARGONNE

BEL-GAZOU ET LA GUERRE

LES RETARDATAIRES

FEMMES SEULES

EN ATTENDANT LE ZEPPELIN

MODES

L’ENFANT DE L’ENNEMI

LES MÊMES…

LE REFUGE

JOUETS

RÉPÉTITION GÉNÉRALE

CHIENS SANITAIRES

UN CAMP ANGLAIS

UN ZOUAVE

IMPRESSIONS D’ITALIE

UN TAUBE SUR VENISE

NOCTURNES

LES FOINS

“CITADINS”

L’EXILÉ

DEVOIRS DE VACANCES

LA RÉSURRECTION DES VIEUX

LAC DE CÔME

LAC DE CÔME

LE PETIT ACCIDENT

DÉMÉNAGEMENT

APOLLON, DÉMÉNAGEUR

BEL-GAZOU ET LA VIE CHÈRE

LA CHIENNE

PIEDS

CEUX D’AVANT LA GUERRE

LES HEURES LONGUES

LA NOUVELLE

Saint-Malo, août 1914.

La guerre ?… Jusqu’à la fin du mois dernier, ce n’était qu’un mot, énorme, barrant les journaux assoupis de l’été. La guerre ? Peut-être, oui, très loin, de l’autre côté de la terre, mais pas ici… Comment imaginer que l’écho même d’une guerre pût franchir ces rochers, farouches uniquement pour que semblent plus doux, à leurs pieds, la vague, le gazon marin clairsemé, le chèvrefeuille, le sable gaufré par la petite serre des oiseaux… Ce paradis n’était point fait pour la guerre, mais pour nos brèves vacances, pour notre solitude. Les récifs cachés sous la mer n’y veulent point de barque ; l’épervier vigilant en bannit les oiseaux. Chaque jour, vers l’heure de midi, il montait au ciel et tardait à redescendre ; notre jumelle marine le découvrait très haut, large ouvert, appuyé sur le vent, et son bel œil brûlant ne regardait pas la terre…

C’était pourtant la guerre, cette Cancalaise dure, cette vendeuse de poisson qui avait cessé, le mois dernier, de bavarder et de rire, qui réclamait son dû en argent et en bronze, et refusait les billets de banque, qui regardait au loin sur la mer venir le cortège des jours sans pain ni cidre…

C’était la guerre, ce garçon épicier à bicyclette qui colportait, au grelot allègre de sa machine, des bruits de disette, des avertissements de cacher le sucre, l’huile, le pétrole…

C’était la guerre. Dans Saint-Malo, où nous courions chercher des nouvelles, un coup de tonnerre entrait en même temps que nous : la Mobilisation Générale.

Comment oublierais-je cette heure-là ? Quatre heures, un beau jour voilé d’été marin, les remparts dorés de la vieille ville debout devant une mer verte sur la plage, bleue à l’horizon, — les enfants en maillots rouges quittent le sable pour le goûter et remontent les rues étranglées… Et du milieu de la cité tous les vacarmes jaillissent à la fois : le tocsin, le tambour, les cris de la foule, les pleurs des enfants… On se presse autour de l’appariteur au tambour, qui lit ; on n’écoute pas ce qu’il lit parce qu’on le sait. Des femmes quittent les groupes en courant, s’arrêtent comme frappées, puis courent de nouveau, avec un air d’avoir dépassé une limite invisible et de s’élancer de l’autre côté de la vie. Certaines pleurent brusquement, et brusquement s’interrompent de pleurer pour réfléchir, la bouche stupide. Des adolescents pâlissent et regardent devant eux en somnambules. L’automobile qui nous porte s’arrête, étroitement insérée dans la foule qui se fige contre ses roues. Des gens l’escaladent, pour mieux voir et entendre, redescendent sans nous avoir même remarqués, comme s’ils avaient grimpé sur un mur ou sur un arbre ; — dans quelques jours, qui saura si ceci est tien ou mien ?… Les détails de cette heure me sont pénibles et nécessaires, comme ceux d’un rêve que je voudrais ensemble quitter et poursuivre avidement.

Un rêve, un rêve… De plus en plus, un rêve : car à mesure que je m’éloigne de la ville, que je retourne vers les campagnes que balaie l’aile effarée des tocsins, ces prés, ces moissons, cette mer endormie ne sont plus qu’un décor, interposé entre moi et la réalité : la réalité c’est Paris, Paris où vit la moitié de moi-même, Paris peut-être fermé à cette heure, Paris suffocant et gris sous sa brume d’août, plein de cris, fermentant de chaleur et de fureur, d’angoisse et de bravoure…

Sera-ce ma plus longue soirée de la guerre, celle que je passe encore ici dans l’attente du départ, celle où le calme plat renverse, dans la mer, l’image des rochers violets ? Toute la nuit la mer se tait, sans pli, sans souffle, et balance à peine, toutes ombrelles épanouies dans un phosphore laiteux, des méduses de cristal bleu…

LE “RÉSERVOIR”

26 août 1914.

Le septième jour de la mobilisation, un sergent de ville arrêta le taxi qui nous menait vers la Madeleine, et deux soldats y montèrent, à qui nous fîmes conduite jusqu’à la gare de l’Est. L’un des deux « réservoirs » était bien sage, mais l’autre !… Nous n’avions jamais vu pareil diable, maigre, tanné et moustachu, avec des gestes qui menaçaient les vitres. Pas méchant, et certainement à jeun, mais exultant d’une joie qu’il raconta tout de suite :

— Monsieur, madame, je ne peux pas croire ce qui m’arrive ! Je me tâte pour savoir que c’est vrai ! Je suis dans tous mes états, et pourtant vous pouvez voir que je ne suis plus un petit garçon, j’ai trente-neuf ans… Ah ! c’est que je reviens de loin !…

— Vous étiez malade ?

— Pire que malade, j’étais désespéré. Songez que quante j’avais dix-huit ans, je me suis engagé parce qu’on disait qu’on allait faire la guerre à l’Allemagne. Je t’en fiche, monsieur, madame, mon temps passe et je ne vois rien venir. Bon sang, que je me dis, j’aurai le dernier mot, je r’engage. Une fois r’engagé, la paix partout. Je me bute, je r’en-r’engage : ce coup-là j’ai eu le battement de cœur, on nous promettait la guerre, je croyais tous les matins qu’on la tenait, mais ces gens du gouvernement ont encore une fois arrangé ça… Alors, j’ai perdu courage, je suis retourné au pays, j’étais si dégoûté de tout que j’ai voulu me marier, avec une bonne femme de mon patelin, une jeunesse dans mon genre… Y a un bon Dieu, monsieur, madame ! le mariage était pour après-demain, et hier on me mobilise ! Ah ! ça n’a pas traîné, ce que je l’ai plantée là, ma bonne femme !…

Il riait, il était terrible et gai. Il avait des yeux jaunes de loup solitaire, il ouvrait ses bras secs comme pour étreindre sa seule fiancée, la Guerre… Puis, rappelé à la réalité et au souci des convenances par les cahots du taxi, il rangea ses coudes anguleux, dit aimablement : « Pardon, esscuse ! » et nous écrasa les pieds d’un godillot cordial.

BLESSÉSL’AUBE

10 octobre 1914.

Trois heures… La belle lune glacée a quitté le ciel, et il s’en faut de deux heures encore que les fenêtres bleuissent. C’est le moment le plus obscur, et le plus calme, dans le dortoir du collège-hôpital. Sous l’électricité en veilleuse, les huit blessés sont endormis. Endormis, mais non silencieux. Le sommeil libère la plainte qu’ils retiennent tout le long du jour par orgueil. Le pleurétique geint régulièrement, d’une voix douce, comme une femme. Celui qui a la mâchoire et l’œil éclatés dit, de temps en temps : « oh ! » avec l’accent de l’effarement, du scandale. Un mince jeune homme blond, amputé de la jambe depuis quatre jours, gît sur le dos, les bras ouverts, et son sommeil semble avoir renoncé à la vie. Un barbu, le bras pris dans le plâtre, cherche dans son lit, en soupirant, la place où il souffrirait moins. Cet autre, la gorge bandée, râle ?… non, il ronfle, en étouffant à demi…

D’hier soir jusqu’à cette heure, ils n’ont goûté que des miettes de repos, brisées, mesurées par la fièvre, la soif, l’élancement intolérable. Ils ont imploré tour à tour le verre de tisane, le grog, le lait chaud, la piqûre, surtout la piqûre… Les voilà, ces braves, vaincus par la longue nuit. Misérables comme les voilà, s’éveilleront-ils ?

Oui, ils s’éveilleront ! Quand les passereaux crient sur le gazon blanc de gelée, les huit blessés saluent aussi l’aube rouge, d’un cri plus vif, d’un soupir plus haut, d’un juron étouffé où reparaissent la vie et le rire. Ce sont les fils d’une bonne race, qui ressuscitent et bondissent avec la lumière. Assis et flairant le parfum du café, le pauvre monstre à la tête éclatée et pourpre clignera vers moi son œil unique, et me dira de sa demi-bouche malicieuse :

— Avouez que j’ai vraiment ce qu’on peut appeler une trogne rubiconde !

Et il réclamera sa double ration de petit déjeuner, alléguant que le liquide, ça ne lui tient pas au corps.

Soulevant son lourd bras plâtré, le voisin, grivois et gaulois, se réjouira selon Rabelais, et le petit amputé, exsangue, préoccupé de son moignon, de la barbe blonde qui salit ses joues, de son avenir de joli garçon, m’interrogera encore une fois :

— Dites voir… Dites voir comment il était amputé, votre père ? Plus haut que moi, hein ? et il marchait, oui ? Il courait, dites voir ?… Comme un lapin, qu’il courait… Et c’est vrai, qu’il a trouvé à se marier tout de même ? Oui ? Avec une jolie femme ? C’est vrai ?… Comment qu’elle était, sa femme ? dites voir ?…

LA TÊTE

— La Tête va bien ?

— La Tête ne va pas plus mal.

Il est assis sur son lit, dans un angle de la salle blanche, et son œil nous suit, brillant et intelligent entre les bandes entre-croisées, entre des décamètres et des décamètres de gaze à pansements… Il soupire caninement au passage des escalopes odorantes et des pommes de terre frites : son gros appétit campagnard méprise la nourriture liquide, la seule que lui permette son affreuse blessure…

Quand il revint à lui, après un long évanouissement, il avait la tête dans une flaque d’eau. Il se dit : « Allons, je ne suis pas trop blessé. » Puis il aperçut un bon morceau de sa langue, toutes ses dents, et divers autres éclats de lui-même, qui baignaient dans la flaque. Alors il se dit : « Si, je suis pas mal blessé. » Il se mit debout, lentement, et commença de souffrir. Pas à pas, parmi les corps silencieux et les corps gémissants, il fit deux kilomètres, jusqu’à un village en ruines, où quelques habitants épouvantés s’écrièrent à sa vue :

— Ah ! mon pauvre garçon ! dans quel état… On ne peut pas vous panser ici, et les nôtres sont là-bas, à X…, à douze kilomètres !…

Muet, le blessé fit les douze kilomètres. Il ne peut pas dire en combien d’heures. À X… on le conduisit au commandant, et il écrivit sur un bout de papier :

« Mon commandant, voulez-vous, s’il vous plaît, me prêter votre revolver. » Et il signa.

— Jamais de la vie ! se récria le commandant. On va t’arranger ça, mon garçon, on va te guérir, tu m’en diras des nouvelles ! Tu viens d’où ?

Réponse écrite.

— Mais c’est à douze kilomètres, ça ! Comment se fait-il que tu n’aies pas rencontré des voitures d’ambulance ? Tu n’en as pas rencontré ?

— Si, plusieurs, écrit La Tête.

— Et ils ne t’ont pas vu ?

— Si mon commandant, écrit posément La Tête ; mais ceux qu’ils ramassaient étaient tellement plus malades que moi ; mais je pouvais encore marcher ; alors, je n’ai pas crudevoir leur demander de me prendre.

RENOUVEAU

Je n’ai pas encore rencontré d’infirmières neurasthéniques. Le secret de leur sérénité ne tient peut-être pas tout entier dans le don total qu’elles font de leur activité physique et morale. Peut-être leur optimisme s’alimente-t-il à celui des blessés — car je n’ai pas non plus rencontré de blessés neurasthéniques. Je n’ai vu de tristes, dans une salle où l’on compte, pour douze hommes, vingt et un bras et vingt jambes, que les gens bien portants, les passants, les visiteurs.

La plupart de ces jeunes Français, échappés à la mort au prix d’un membre, guérissent, verdoient comme un arbre ébranché. À voir le teint vivace, l’œil humide et gai d’un enfant de vingt ans, le bras droit scié à l’épaule, et qui rit de sa maladresse à manger de la main gauche, on se dit follement : « Son bras va repousser, mais oui, c’est tout naturel… » Son voisin, pendant qu’on lui panse un moignon de pied informe, se penche, froidement curieux : « Si on ne jurerait pas un morceau de viande que les chats se sont battus dessus ! » Et il rit, lui aussi. Cela est admirable, cela est simple. Nous n’aurons pas à consoler, autrement que par notre amour, notre gratitude, la foule glorieuse de nos jeunes amputés. Déjà ils nous réconfortent, déjà leur bravoure a la suprême coquetterie du sourire, et leur malice redressée joue avec toutes les difficultés. L’un saura dans quelques jours écrire de la main gauche ; celui-là pince, entre ses genoux durs de cavalier, un petit miroir, et d’un seul bras se rase et se peigne.

Un amputé du pied se congratule : « J’ai de la chance, on m’a conservé le genou, et on fait à présent des appareils tellement légers ! Ma mère qui se désole là-bas, je n’irai la voir qu’avec mon faux pied ; elle qui s’attend à voir arriver un pilon, ça lui fera une bien bonne blague ! »

Leur hâte de guérir est révélée par leur sagesse même, l’immobilité appliquée, le soin de ne pas déplacer un pansement, l’intensité du regard qu’ils tournent vers la fenêtre et la porte. Mais que l’un des douze vienne à demander :

— Quelle heure est-il ?

Onze voix lui répondent, se récrient, discutent une avance ou un retard d’un quart d’heure. Car ils l’avouent tous, amputés crâneurs ou blessés mélancoliques, ce lieu-ci est un lieu entre tous où l’on sent le prix des minutes et des heures, et l’austère, l’inexorable lenteur du Sablier.

LE PREMIER CAFÉ-CONCERT

6 novembre 1914.

Les plus vives émotions d’avant-victoire, ce n’est pas là que je les cherchais. Elles m’attendaient pourtant dans cette salle enfumée, longue, qui étouffe les sons d’un ardent et maigre orchestre.

Ici, on chante, ici, on danse, et le public s’y presse tous les soirs. L’étrange public, de femmes jeunes, d’hommes âgés, d’étrangers cordiaux, de petits chiens sur les genoux… Public avide, naïf, rajeuni jusqu’à la candeur et déjà si renouvelé par la guerre qu’il ne chérit plus que les chansons de son passé et murmure en chœur, avec des duettistes aux cheveux gris, le Temps des Cerises… Mais il résonne aussi, en sourdine, d’un grondement harmonieux, lorsqu’un bras débile, une voix usée miment et chantent :

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand…

Miracle, auquel nous ne pensions pas, rédemption d’un art, d’un genre décrié, avili : les mots qu’on évitait, qu’on délaissait comme des joyaux démodés et trop lourds ont repris vie ; ils suscitent des images magnifiques ou sanglantes ; ils heurtent, réveillent, rallument un brasier assoupi de souvenirs… Un soupir unanime les accompagne, ces mots : « Patrie… nos soldats… la France, le drapeau… la gloire… » et la voix du baryton, le soprano pauvre de la diseuse hésitent, se mouillent : une mitraille de bravos couvre ces défaillances. Le public se dresse, têtes nues, quand un fantaisiste minable commence, sur un violon fait d’une boîte à cigares, l’Hymne belge, suivi de la Marseillaise, puis de l’Hymne russe, enfin le chant national anglais. Droits comme à l’église, les hommes chantent. Un vieillard, près de nous, chante, en martelant le parquet de sa canne, et dédaigne d’essuyer les larmes qui roulent sur ses joues. Une jolie fille en bonnet de police veut chanter, et sanglote. Deux jeunes soldats anglais, frais, tirés à quatre épingles, chantent religieusement, les yeux levés, sans regarder personne, et leur raide modestie semble ignorer que les applaudissements vont à eux, à la fin du God save the king.

Belles larmes, claire averse portée par un orage de musique sacrée ! Et comme le rire s’y mêle promptement, sans presque les tarir, lorsqu’on nous raconte, ensuite, que Guillaumeest enrhumé, ou les tribulations glorieuses d’un autobus Madeleine-Bastille ! Un peuple vif, déconcertant, tenace, rebondissant, capable de nonchalance, capable aussi de trop de hâte, d’héroïsme, de patience, détenteur des défauts les plus flatteurs et des qualités les plus contradictoires — le peuple français, enfin — pouvait seul inventer et lancer par-dessus la rampe, dès aujourd’hui, ces chansons qui sont, au vrai, celles de demain, les unes férocement gaies, les autres où l’humour vengeur s’adoucit déjà d’une commisération méprisante — des chansons d’après la victoire.

LE VIEUX MONSIEUR

4 décembre 1914.

— Ma laine chinée ? qu’a-t-on fait de ma laine chinée ? Ah ! la voilà sous le fauteuil !

S’étant relevé avec un peu de peine, son crochet d’écaille d’une main et sa pelote gris-bleu de l’autre, le vieux monsieur se rassit et se remit à crocheter.

Il y est, à présent, presque aussi habile que vous et moi. Je n’ai même pas eu envie de rire, quand il vint, il y a trois ou quatre semaines, me dire simplement :

— Ma chère amie, j’ai soixante-cinq ans, des yeux passables à condition de porter binocle, des doigts que la goutte a épargnés. Voulez-vous être assez aimable pour m’apprendre à faire du crochet pour nos soldats ?

Il y mit beaucoup d’adresse et de patience, et le point marguerite, la demi-barrette et le tricot tunisien n’ont plus de secret pour lui.

— Je ne mets plus les pieds à mon cercle, nous avoue-t-il. J’ai enfin trouvé un motif honorable pour fuir les vieilles barbes comme moi qui y sont restées, et dont l’optimisme même est lugubre. Je trouve un foyer, moi qui n’ai plus de famille. Je découvre que les femmes causent, qu’elles pensent, qu’elles souffrent avec grâce, et que la conversation, douairière amène qu’on croyait morte, ressuscite… Je découvre qu’un vieil homme inutile tient, sans ridicule, un crochet aussi bien qu’un éventail de cartes… Je médite, je constate les lacunes de l’éducation masculine, — car il n’y a pas d’école où l’on apprenne à coudre aux jeunes garçons, à part l’armée ! Un étudiant pauvre saura tout faire, s’il est intelligent, sauf ajuster une pièce à son pantalon ou ravauder une chaussette… Tenez, ma chère amie, dites-moi donc s’il faut que je commence ici les diminués de l’emmanchure, et je vous raconterai tout bas comment, petit provincial timide, pauvre et gourmé, je suis resté pendant dix ans la proie d’une servante avisée, parce qu’elle savait coudre, et que moi je ne savais pas…

LES LETTRES

Décembre 1914.

Mon amie Valentine est de celles dont on dit : « Elle est bien gentille, mais elle n’a rien inventé. » Ce n’est pas là un mauvais compliment, et je ne vois pas ce que pourrait ajouter, à cette femme charmante, le brusque souffle du génie inventif. Mon amie Valentine a le tact, en toute circonstance, d’obéir à une routine qui est presque du bon goût : elle s’habille comme tout le monde et depuis la guerre, comme tout le monde elle tricote, pleure un peu en secret, et écrit chaque jour à son mari, qui est dans les tranchées — comme tout le monde, « une tranchée de troisième ordre », écrit-il gaiement, « où il n’y a même pas de salle de douche ».

Mon amie Valentine témoigne d’une grande discrétion dans l’anxiété, et n’en donne rien à remarquer, sauf qu’elle éclate de rire trop facilement, malgré elle, et se le reproche avec deux promptes larmes dans les yeux. Elle a subi deux rudes surprises, depuis quatre mois : la guerre, d’abord, puis celle de découvrir, après une tiède union de dix années, qu’elle aime son mari. Elle songe à lui à toute heure, espère ses lettres, les lit, les promène dans un grand sac parmi des pelotons de laine, les relit jusqu’entre les lignes — et la voici justement tout inquiète, dans un fauteuil en face de moi :

— Je ne comprends rien au ton des lettres de Jacques, me confie-t-elle. Et lui, de son côté, me parle des miennes comme s’il n’en était pas tout à fait content. Ainsi, dans l’avant-dernière (attendez, je l’ai là), il écrit : « Tu me parles tout le temps de la guerre ; j’aimerais mieux autre chose. J’en ai plein le dos, moi, de la guerre, et plein les yeux, et plein les oreilles. En lisant ta lettre du 8, j’avais l’impression d’avoir épousé Joffre ! Raconte-moi des potins, des histoires de notre petit, de la maisonnée… Si je compte bien, c’est ce mois-ci que la vieille jument doit mettre bas à la campagne ; informe-toi d’elle… » Vous ne trouvez pas ça singulier que mon mari, du fond de la tranchée, calcule les jours de mise-bas de la jument ?… Mais voici le plus fort, sa lettre de ce matin : « Veux-tu aller choisir dans un grand magasin et m’envoyer, sous une enveloppe de papier fort, des échantillons de moquette unie, dans les teintes havane et or un peu sombre ? Je voudrais que tu fisses changer le tapis de notre chambre, que la fuite d’eau a gâté en juillet. Cette grande tache, entre la commode et la fenêtre, me tire l’œil, m’obsède, et j’aime bien avoir l’esprit libre pour me battre ». Enfin, voyons, ma chère amie, je vous fais juge ! Vous trouvez normal que cet homme, dans sa cave où l’eau monte, et qui a déjà été deux fois à demi enterré par des explosions d’obus allemands, ne soit « obsédé » que par la tache du tapis de notre chambre ? Il y a des moments où je crains que…

Et mon amie Valentine se toucha le front d’un geste significatif. Je la rassurai de mon mieux, brièvement, en évitant les paroles trop affectueuses, les fraternels baisers qui invitent aux larmes, et nous parlâmes d’autre chose, tandis que j’aurais voulu lui dire :



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