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"La Chatte" raconte l’histoire d’une jeune femme qui partage sa vie avec un homme plus âgé, un écrivain renommé. Leur relation semble idyllique jusqu’à ce que l’homme, passionné par son chat, développe une complicité intense avec l’animal. Ce félin, symbole d’autonomie et d’indépendance, devient une source de jalousie pour la narratrice, qui se sent peu à peu mise de côté. L’affection exclusive que son compagnon porte à la chatte suscite chez elle des doutes et une incompréhension grandissante.
Le roman explore les tensions naissantes entre la femme et l’animal, où la narratrice ressent un profond sentiment d’insécurité et de dépossession. Alors qu’elle tente de rétablir l’équilibre et de retrouver sa place dans leur relation, l’omniprésence de la chatte accentue son sentiment d’exclusion et de solitude.
Colette dépeint avec une grande sensibilité les dilemmes émotionnels et les conflits subtils qui surgissent lorsque l’amour semble partagé avec une autre entité.
"La Chatte" est une réflexion poignante sur les dynamiques de pouvoir et de possession dans une relation, où l’animal devient un miroir des angoisses et des tensions de la vie amoureuse. Un récit captivant sur l’amour, la jalousie et l’incompréhension.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Sidonie Gabrielle Colette, née en 1873 en France, fut une icône littéraire intemporelle. Connue sous le nom de
Colette, elle brilla par sa plume unique et sa rébellion subtile. Ses œuvres emblématiques, dont "Claudine à l'école" et "Gigi", captivèrent le public du début du 20e siècle.
Colette n'était pas seulement une auteure, mais une femme audacieuse qui bouscula les conventions sociales. Son art saisissant et son regard perspicace sur la condition féminine lui ont valu une place permanente dans le cœur des lecteurs du monde entier.
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Seitenzahl: 148
Veröffentlichungsjahr: 2025
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La Chatte
Colette
– 1933 –
I
Vers dix heures, les joueurs du poker familial donnaient des signes de lassitude. Camille luttait contre la fatigue comme on lutte à dix-neuf ans, c’est-à-dire que par sursauts elle redevenait fraîche et claire, puis elle bâillait derrière ses mains jointes et reparaissait pâle, le menton blanc, les joues un peu noires sous leur poudre teintée d’ocre, et deux petites larmes dans le coin des yeux.
— Camille, tu devrais aller te coucher !
— À dix heures, maman, à dix heures ! Qui est-ce qui se couche à dix heures ?
Elle en appelait du regard à son fiancé, vaincu au fond d’un fauteuil.
— Laissez-le, dit une autre voix de mère. Ils ont encore sept jours à s’attendre. Ils sont un peu bêtes en ce moment-ci, ça se conçoit.
— Justement. Une heure de plus ou de moins… Camille, tu devrais venir te coucher. Et nous aussi.
— Sept jours ! s’écria Camille. Mais nous sommes lundi ! Moi qui n’y pensais plus… Alain, viens, Alain !…
Elle jeta sa cigarette dans le jardin, en alluma une neuve, tria et battit les cartes du poker abandonné et les disposa cabalistiquement.
— Savoir si on l’aura, la voiture, le mignon roadster des enfants, avant la cérémonie !… Regarde, Alain. Je ne le lui fais pas dire ! Il sort avec le voyage, et avec la nouvelle importante…
— Qui ?
— Le roadster, voyons !
Alain tourna la tête, sans soulever la nuque, vers la porte-fenêtre béante d’où venait une douce odeur d’épinards et de foin frais, car on avait tondu les gazons dans la journée. Le chèvrefeuille, qui drapait un grand arbre mort, apportait aussi le miel de ses premières, fleurs. Un tintement cristallin annonça que les sirops de dix heures et l’eau fraîche entraient, sur les bras tremblants du vieil Émile, et Camille se leva pour emplir les verres.
Elle servit son fiancé le dernier, lui offrit le gobelet embué avec un sourire d’entente. Elle le regarda boire et se troubla brusquement à cause de la bouche qui pressait les bords du verre. Mais il se sentait si fatigué qu’il refusa de participer à ce trouble, et il ne fit que serrer un peu les doigts blancs, les ongles rouges qui lui reprenaient le gobelet vide.
— Tu viens déjeuner demain ? lui demanda-t-elle à mi-voix.
— Demande-le aux cartes.
Camille recula, esquissa une mimique de clown :
— Pas charrier les Vingt-quatre heures ! Charrier couteaux en croix, charrier sous percés, charrier ciné parlant, Dieu le Père…
— Camille !
— Pardon, maman… Mais pas blaguer. Vingt-quatre heures ! Lui bon petit type, noir gentil messager rapide, valet de pique toujours pressé…
— Pressé de quoi ?
— Mais de parler, voyons ! Songe, il porte les nouvelles des vingt-quatre heures qui suivent et même des deux jours. Si tu l’accompagnes de deux cartes de plus à sa droite et à sa gauche, il prédit sur la semaine qui vient…
Elle parlait vite, en grattant d’un ongle aigu, aux coins de sa bouche, deux petites bavures de fard rouge. Alain l’écoutait sans ennui et sans indulgence. Il la connaissait depuis plusieurs années, et la cotait à son prix de jeune fille d’aujourd’hui. Il savait comme elle menait une voiture, un peu trop vite, un peu trop bien, l’œil à tout et dans sa bouche fleurie une grosse injure toute prête à l’adresse des taxis. Il savait qu’elle mentait sans rougir à la manière des enfants et des adolescents ; qu’elle était capable de tromper ses parents afin de rejoindre Alain, après le dîner, dans les « boîtes » où ils dansaient ensemble ; mais ils n’y buvaient que des jus d’orange parce qu’Alain n’aimait pas l’alcool.
Avant leurs fiançailles officielles, elle lui avait livré, au soleil et dans l’ombre, ses lèvres prudemment essuyées, ses seins, impersonnels et toujours prisonniers d’une double poche de tulle-dentelle, et de très belles jambes dans des bas sans défaut qu’elle achetait en cachette, des bas « comme Mistinguett, tu sais ? Attention à mes bas, Alain ! » Ses bas, ses jambes, voilà ce qu’elle avait de mieux…
« Elle est jolie », raisonnait Alain, « parce qu’aucun de ses traits n’est laid, qu’elle est régulièrement brune, et que le brillant de ses yeux s’accorde avec des cheveux propres, lavés souvent, gommés, et couleur de piano neuf… » Il n’ignorait pas non plus qu’elle pouvait être brusque, et inégale comme une rivière de montagne.
Elle parlait encore du roadster :
— Non, papa, non ! Pas question que je laisse le volant à Alain pendant notre traversée de la Suisse ! Il est trop distrait, — et puis au fond, il n’aime pas vraiment conduire, — je le connais, moi !
« Elle me connaît », répéta Alain en lui-même. « Peut-être qu’elle le croit. Moi aussi je lui ai dit vingt fois : « Je te connais, ma fille ! » Saha aussi la connaît. Où est-elle, cette Saha ? »
Il chercha des yeux la chatte et s’arracha de son fauteuil, épaule après épaule, et les reins ensuite, et enfin le séant, et descendit mollement les cinq marches du perron.
Le jardin, vaste, entouré de jardins, exhalait dans la nuit la grasse odeur des terres à fleurs, nourries, provoquées sans cesse à la fertilité.
Depuis la naissance d’Alain, la maison avait peu changé. « Une maison de fils unique », estimait Camille, qui ne cachait pas son dédain pour le toit en gâteau, pour les fenêtres du haut engagées dans l’ardoise, et pour certaines pâtisseries modestes, aux flancs des portes-fenêtres du rez-de-chaussée.
Le jardin, comme Camille, semblait mépriser la maison. De très grands arbres, d’où pleuvait la noire brindille calcinée qui choit de l’orme en son vieil âge, la défendaient du voisin et du passant. Un peu plus loin sur un terrain à vendre, dans les cours d’un lycée, on eût pu retrouver, égarés par paires, les mêmes vieux ormes, reliquats d’une quadruple et princière avenue, vestiges d’un parc que le nouveau Neuilly ravageait.
— Où es-tu, Alain ?
Camille l’appelait en haut du perron, mais par caprice il s’abstint de répondre et gagna des ténèbres plus sûres, en tâtant du pied le bord de la pelouse tondue. Au haut du ciel siégeait une lune voilée, agrandie par la brume des premières journées tièdes. Un seul arbre, un peuplier à jeunes feuilles vernissées, recueillait la clarté lunaire et dégouttait d’autant de lueurs qu’une cascade. Un reflet d’argent s’élança d’un massif, coula comme un poisson contre les jambes d’Alain.
— Ah ! te voilà, Saha ! Je te cherche. Pourquoi n’es-tu pas venue à table ce soir ?
— Me-rrouin, répondit la chatte, me-rrouin…
— Comment, me-rrouin ? Et pourquoi mer-rouin ? Est-ce une manière de parler ?
— Me-rrouin, insista la chatte, me-rrouin…
Il caressa tendrement à tâtons la longue échine plus douce qu’un pelage de lièvre, rencontra sous sa main les petites narines fraîches, dilatées par le ronronnement actif. « C’est ma chatte… Ma chatte à moi. »
— Me-rrouin, disait tout bas la chatte. R…rrouin…
Un nouvel appel de Camille vint de la maison, et Saha disparut sous une haie de fusains taillés, noirs-verts comme la nuit.
— Alain !… On s’en va !…
Il courut vers le perron, accueilli par le rire de Camille.
— Je vois tes cheveux courir, criait-elle. C’est fou d’être blond à ce point-là !
Il courut plus vite, franchit d’un saut les cinq marches et trouva Camille seule dans le salon.
— Les autres ? demanda-t-il à mi-voix.
— Vestiaire, dit-elle sur le même ton. Vestiaire et visite des « travaux ». Désolation générale. « Ça n’avance pas ! Ça ne sera jamais fini. » Ce qu’on s’en fout, nous deux ! Si on était malins, on le garderait pour nous, le studio de Patrick. Patrick s’en refera un autre. Je m’en occupe, si tu veux ?
— Mais Patrick ne laissera le Quart-de-Brie que pour t’être agréable…
— Naturellement ! On en profitera !
Elle rayonnait d’une immoralité exclusivement féminine, à laquelle Alain ne s’habituait pas. Mais il ne la reprit que sur sa manière de dire « on » à la place de « nous » et elle crut à un reproche tendre.
— Ça me viendra assez vite, l’habitude de dire « nous »…
Pour qu’il eût envie de l’embrasser, elle éteignit comme par jeu le plafonnier. L’unique lampe, allumée sur une table, projeta derrière la jeune fille une ombre nette et longue.
Camille, les bras levés et noués en anses derrière sa nuque, l’appelait du regard. Mais il n’avait d’yeux que pour l’ombre. « Qu’elle est belle sur le mur ! Juste assez étirée, juste comme je l’aimerais… »
Il s’assit pour les comparer l’une à l’autre. Flattée, Camille se cambra, tendit ses seins, et fit la bayadère, mais l’ombre savait ce jeu-là mieux qu’elle. Dénouant ses mains, la jeune fille marcha, précédée de l’ombre exemplaire. Arrivée à la porte-fenêtre béante, l’ombre bondit de côté et s’enfuit dans le jardin, sur le cailloutis rosé d’une allée, étreignant au passage, de ses deux longs bras, le peuplier couvert de gouttes de lune… « C’est dommage… », soupira Alain. Il se reprocha mollement ensuite son inclination à aimer, en Camille, une forme perfectionnée ou immobile de Camille, cette ombre, par exemple, un portrait, ou le vif souvenir qu’elle lui laissait de certaines heures, de certaines robes…
— Qu’est-ce que tu as, ce soir ? Viens m’aider à mettre ma cape, au moins…
Il fut choqué de ce que sous-entendait cet « au moins » et aussi parce que Camille, en franchissant devant lui la porte qui menait au vestiaire et à l’office, avait haussé imperceptiblement les épaules. « Elle n’a pas besoin de hausser les épaules. La nature et l’habitude s’en chargent. Quand elle ne fait pas attention, son encolure la rend courtaude. Légèrement, légèrement courtaude. »
Dans le vestiaire, ils retrouvèrent la mère d’Alain, les parents de Camille, qui battaient la semelle, comme par le froid, sur le tapis de corde et y laissaient des empreintes couleur de neige sale.
La chatte, assise sur le rebord extérieur de la fenêtre, les regardait d’une manière inhospitalière, mais sans animosité. Alain imita sa patience et endura les manifestations du pessimisme rituel.
— Plus ça change…
— Ça n’a pour ainsi dire pas avancé depuis huit jours…
— Si vous voulez mon sentiment, ma chère amie, ce n’est pas quinze jours, c’est un mois — qu’est-ce que je dis, un mois ? — deux mois, pour que leur nid…
Au mot de « nid », Camille se jeta dans la paisible mêlée, si aigrement qu’Alain et Saha fermèrent les yeux.
— Mais puisque nous en avons pris notre parti ! Et même que ça nous amuse de loger chez Patrick ! Et que ça arrange très bien Patrick qui n’a pas le rond, — pas d’argent, pardon, maman… Nos valises, et hop ! en plein ciel, au neuvième ! N’est-ce pas, Alain ?
Il rouvrit les yeux, sourit dans le vague, et lui posa sur les épaules sa cape claire. Dans le miroir, en face d’eux, il reçut le regard de Camille, noir de reproche, qui ne l’attendrit pas. « Je ne l’ai pas embrassée sur la bouche pendant que nous étions seuls. Eh bien ! non, je ne l’ai pas embrassée sur la bouche, là ! Elle n’a pas eu son compte de baisers-sur-la-bouche aujourd’hui. Elle a eu celui de midi moins le quart dans une allée du Bois, celui de deux heures après le café, celui de six heures et demie dans le jardin ; alors il lui manque celui de ce soir. Eh bien ! elle n’a qu’à le marquer sur le compte, si elle n’est pas contente… Qu’est-ce que j’ai ? Je suis fou de sommeil. Cette vie est idiote ; nous nous voyons mal et beaucoup trop. Lundi j’irai tout bonnement au magasin, et… »
L’acidité chimique des pièces de soie neuve lui monta imaginairement aux narines. Mais le sourire impénétrable de M. Veuillet lui apparut comme en songe, et comme en songe il entendit des paroles qu’il n’avait pas encore appris, à vingt-quatre ans, à ne pas redouter : « Non, non, jeune ami, une nouvelle machine-comptable, qui coûte dix-sept mille francs, amortira-t-elle son prix de revient dans l’année ? Tout est là. Permettez au plus ancien collaborateur de votre pauvre père… » Et retrouvant dans le miroir l’image vindicative, les beaux yeux noirs qui l’épiaient, il enveloppa Camille de ses deux bras.
— Eh bien, Alain ?
— Oh ! ma chère, laissez-le ! Ces pauvres enfants…
Camille rougit et se dégagea, puis elle tendit sa joue à Alain avec une grâce si garçonnière et si fraternelle qu’il faillit se réfugier sur son épaule : « Me coucher, dormir… Oh ! bon Dieu, me coucher, dormir… »
Du jardin vint la voix de la chatte :
— Me-rrouin… Rrr-rrrouin.
— Écoute la chatte ! Elle doit être en chasse, dit sereinement Camille. Saha ! Saha !
La chatte se tut…
— En chasse ? protesta Alain. Comment veux-tu ? D’abord nous sommes en mai. Et puis elle dit : « Me-rrouin ! »
— Alors ?
— Elle ne dirait pas me-rrouin si elle était en chasse ! Ce qu’elle dit là — et c’est même assez curieux — c’est l’avertissement, et presque le cri pour rassembler les petits.
— Seigneur ! s’écria Camille en levant les bras. Si Alain se met à interpréter la chatte, nous n’avons pas fini !
Elle descendit en sautant les marches, et, sous la tremblante main du vieil Émile, deux grosses planètes mauves, à l’ancienne mode, s’allumèrent dans le jardin.
Alain marchait avec Camille en avant. À la grille, il l’embrassa sous l’oreille, respira, sous un parfum qui la vieillissait, une bonne odeur de pain et de pelage sombre, et serra sous la cape les coudes nus de la jeune fille. Quand elle s’assit au volant, devant ses parents, il se sentit éveillé et gai.
— Saha ! Saha !
La chatte jaillit de l’ombre, presque sous ses pieds, courut quand il courut, le précéda à longues foulées. Il la devinait sans la voir, elle fit irruption avant lui dans le hall et revint l’attendre en haut du perron. Le jabot gonflé, les oreilles basses, elle le regardait accourir en le provoquant de ses yeux jaunes, profondément enchâssés, soupçonneux, fiers, maîtres d’eux-mêmes.
— Saha ! Saha !
Proféré d’une certaine manière, à mi-voix avec l’h fortement aspirée, son nom la rendait folle. Elle battit de la queue, bondit au milieu de la table de poker et de ses deux mains de chatte, grandes ouvertes, éparpilla les cartes du jeu.
— Cette chatte, cette chatte… dit la voix maternelle. Elle n’a aucune notion de l’hospitalité. Regarde comme elle se réjouit du départ de nos amis !
Alain jeta un éclat de rire enfantin, le rire qu’il gardait pour la maison et l’étroite intimité, qui ne franchissait pas la charmille d’ormes ni la grille noire. Puis il bâilla frénétiquement.
— Mon Dieu, comme tu as l’air fatigué ! Est-il possible d’avoir l’air si fatigué quand on est heureux ? Il reste de l’orangeade. Non ! Alors nous pouvons monter… Laisse, Émile éteindra.
« Maman me parle comme si je relevais de maladie, ou comme si je recommençais une paratyphoïde… »
— Saha ! Saha ! Quel démon ! Alain, tu ne pourrais pas obtenir de cette chatte…
Par un chemin vertical connu d’elle, marqué sur la brocatelle élimée, la chatte venait d’atteindre presque le plafond. Un instant elle imita le lézard gris, plaquée contre la muraille et les pattes écartées, puis elle feignit le vertige et risqua un petit appel maniéré.
Docilement, Alain vint se placer au-dessous d’elle, offrit ses épaules, et Saha descendit collée au mur comme une goutte de pluie le long d’une vitre. Elle prit pied sur l’épaule d’Alain, et ils gagnèrent ensemble leur chambre à coucher.
Une longue grappe pendante de cytise, noire devant la fenêtre ouverte, devint une longue grappe jaune clair quand Alain alluma le plafonnier et la lampe de chevet. Il versa la chatte sur le lit en penchant l’épaule, et erra, de sa chambre à la salle de bains, inutilement, en homme que la fatigue empêche de se coucher.
Il se pencha sur le jardin, chercha d’un regard hostile l’amas blanc des « travaux » inachevés, ouvrit et ferma des tiroirs, des boîtes où dormaient ses véritables secrets : un dollar d’or, une bague chevalière, une breloque d’agate pendue à la chaîne de montre de son père ; quelques graines rouges et noires provenant d’un balisier exotique ; un chapelet de communiant en nacre ; un mince bracelet rompu, souvenir d’une jeune maîtresse orageuse qui avait passé vite et à grand bruit… Le reste de ses biens terrestres n’étaient que livres brochés et reliés, lettres, photographies…
Il maniait rêveusement ces petites épaves, brillantes et sans valeur comme la pierraille colorée qu’on trouve dans les nids des oiseaux pillards. « Il faut jeter tout cela… ou le laisser ici ? Je n’y tiens pas… Est-ce que j’y tiens ?… » Sa condition d’enfant unique l’attachait à tout ce qu’il n’avait jamais partagé, ni disputé.
Il vit son visage dans le miroir et s’irrita contre lui-même. « Mais couche-toi donc ! Tu es délabré, c’est honteux ! » dit-il au beau jeune homme blond. « On ne me trouve beau que parce que je suis blond. Brun, je serais affreux. » Il critiqua une fois de plus son nez un peu chevalin, sa joue longue. Mais une fois de plus il sourit pour se montrer ses dents, flatta de la main le pli naturel de ses cheveux blonds trop épais, et fut content de la nuance de ses yeux, d’un gris verdissant entre des cils foncés. Deux plis creusèrent les joues, de part et d’autre du sourire, l’œil recula, cerné de mauve. Une barbe rude et pâle, rasée le matin, grossissait déjà la lèvre. « Quelle gueule ! je me fais pitié. Non, je me dégoûte. Ça, une figure de nuit de noces ?… » Au fond du miroir, Saha le dévisageait, de loin, gravement.
— Je viens, je viens !
Il se jeta sur le champ frais des draps, en ménageant la chatte. Il lui dédia rapidement quelques litanies rituelles qui convenaient aux grâces caractéristiques et aux vertus d’une chatte dite des Chartreux, pure de race, petite et parfaite.
— Mon petit ours à grosses joues… Fine-fine-fine chatte… Mon pigeon bleu… Démon couleur de perle…
Dès qu’il supprima la lumière, la chatte se mit à fouler délicatement la poitrine de son ami, perçant d’une seule griffe, à chaque foulée, la soie du pyjama et atteignant la peau juste assez pour qu’Alain endurât un plaisir anxieux.
— Encore sept jours, Saha… soupira-t-il.
Dans sept jours, sept nuits, une vie nouvelle, dans un gîte nouveau, avec une jeune femme amoureuse et indomptée… Il caresse le pelage de la chatte, chaud et frais, fleurant le buis taillé, le thuya, le gazon bien nourri. Elle ronronnait à pleine gorge, et dans l’ombre elle lui donna un baiser de chat, posant son nez humide, un instant, sous le nez d’Alain, entre les narines et la lèvre. Baiser immatériel, rapide, et qu’elle n’accordait que rarement…
— Ah ! Saha, nos nuits…