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C'est folie de croire que les périodes vides d'amour sont les « blancs » d'une existence de femme. Bien au contraire. Que demeure-t-il, à le raconter, d'un attachement passionné ? L'amour parfait se raconte en trois lignes : Il m'aima, je L'aimai, Sa présence supprima toutes les autres présences ; nous fûmes heureux, puis Il cessa de m'aimer et je souffris… Honnêtement, le reste est éloquence, ou verbiage. L'amour parti, vient une bonace qui ressuscite des amis, des passants, autant d'épisodes qu'en comporte un songe bien peuplé, des sentiments normaux comme la peur, la gaîté, l'ennui, la conscience du temps et de sa fuite.
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Seitenzahl: 210
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Sidonie-Gabrielle Colette
Bella Vista
C’est folie de croire que les périodes vides d’amour sont les « blancs » d’une existence de femme. Bien au contraire. Que demeure-t-il, à le raconter, d’un attachement passionné ? L’amour parfait se raconte en trois lignes : Il m’aima, je L’aimai, Sa présence supprima toutes les autres présences ; nous fûmes heureux, puis Il cessa de m’aimer et je souffris…
Honnêtement, le reste est éloquence, ou verbiage. L’amour parti, vient une bonace qui ressuscite des amis, des passants, autant d’épisodes qu’en comporte un songe bien peuplé, des sentiments normaux comme la peur, la gaîté, l’ennui, la conscience du temps et de sa fuite. Ces « blancs » qui se chargèrent de me fournir l’anecdote, les personnages émus, égarés, illisibles ou simples qui me saisissaient par la manche, me prenaient à témoin puis me laissaient aller, je ne savais pas, autrefois, que j’aurais dû justement les compter pour intermèdes plus romanesques que le drame intime. Je ne finirai pas ma tâche d’écrivain sans essayer, comme je le veux faire ici, de les tirer d’une ombre où les relégua l’impudique devoir de parler de l’amour en mon nom personnel.
Une maison, même lorsqu’elle est très petite, ne s’aménage ni ne nous adopte dans la huitaine qui suit l’échange des signatures. Comme dit l’homme sage et de peu de paroles qui fait des sandales à Saint-Tropez : « Il y a autant de travail et de réflexion sur les sandales pour l’âge de six ans que sur des sandales pour l’âge de quarante. »
Quand j’eus acheté dans le Midi, voici treize ans, le carré de vigne en bordure de mer, le panache de pins, les mimosas et la maisonnette, je les contemplai avec une sécurité expéditive de campeur : « Je déboucle les deux valises, je mets le tub et le collier-douche dans un coin, la table bretonne et son fauteuil sous la fenêtre, le lit-divan et sa moustiquaire dans la pièce sombre. Là je dors, là je travaille, là je me lave. Demain, tout est prêt. » Pour la salle à manger, j’avais le choix entre l’ombre du mûrier et celle des fusains centenaires.
Ayant le nécessaire, c’est-à-dire l’ombrage, le soleil, les roses, la mer, le puits et la vigne, je faisais bon marché du superflu, — ainsi je désignais l’électricité, le fourneau de cuisine, une pompe pour distribuer l’eau. De sages influences me détournèrent de laisser, à sa perfection rudimentaire, la petite maison méridionale, et je me résignai. Je prêtai l’oreille au convaincant entrepreneur, que j’allai voir chez lui.
Il souriait. Un mimosa des quatre saisons et des giroflées violettes, dans son jardin, agrémentaient les bancs de béton, les balustres debout en jeu de quilles, les drains et les malons disponibles, gardés par un très joli bouledogue bleu turquoise en céramique de Vallauris…
— Vous savez comme nous sommes ici, disait l’entrepreneur. Si votre villa vous fait besoin pour juillet-août, il faut venir un peu sur place ennuyer l’ouvrier…
Je me souviens que je clignais des paupières, rudoyée par une lumière de mars crayeuse, un ciel à grands ramages blancs, et que le mistral secouait toutes les portes dans leurs cadres. Il faisait froid sous la table, mais un rayon, sur le devis haché de chiffres rouges, de pointillés noirs et de coches au crayon bleu, me brûlait le dos de la main. Je me pris à songer qu’une pluie tiède est, au printemps, bien agréable en Île-de-France et qu’un appartement de Paris, clos, chauffé, jalonné de lampes à chapeaux de parchemin, ne connaît guère de rivaux…
Le Midi triompha. Aussi bien je venais d’essuyer bronchite sur bronchite, et les mots « chaleur… repos… grand air… » se firent les complices de l’entrepreneur souriant. Je décidai donc de chercher, assez loin du port auquel je me suis, depuis, si fort attachée, un lieu de repos d’où je viendrais — « un jour oui, un jour non », comme on dit en Provence — ennuyer un peu l’ouvrier, et qui me permît de fuir le plus épuisant des plaisirs, c’est-à-dire la conversation.
Grâce à un peintre décorateur qui prend des vacances solitaires et se rend, à la Greta Garbo, méconnaissable sous les lunettes jaunes et les chemises Lacoste, j’appris qu’une certaine auberge, excentrique l’été, paisible le reste du temps, m’accueillerait. Mettez qu’elle s’appelait « Bella-Vista », il y a en France autant de Bella-Vista et de Vista-Bella que de Montigny. Vous ne la trouverez pas sur la Côte, elle a perdu ses propriétaires, presque tous ses charmes, et jusqu’à son ancien nom, que je tais.
C’est donc à la fin de mars que je mis dans une valise le demi-kilo de papier bleu pervenche, le long pantalon de gros tricot, les quatre pull-overs, les écharpes de laine, l’imperméable doublé de tartan, bref l’équipement que requièrent les sports dans la neige ou le voyage au Pôle. Mes séjours dans le Midi, une tournée de conférences à la fin d’un hiver, n’évoquaient que Cannes aveuglé de grêle, Marseille et Toulon râpeux et blancs comme des os de seiches sous le mistral de janvier, des paysages bleu vif, vert clair, puis venaient des souvenirs de ventouses et de piqûres d’huile camphrée…
Ces décourageantes images m’accompagnèrent presque jusqu’à « l’hostellerie » que je nomme Bella-Vista et sur laquelle je ne donnerai que des précisions inoffensives, des portraits posthumes comme ceux de ses deux propriétaires, dont l’une, la plus jeune, est morte. À supposer que l’autre vive, Dieu sait dans quels travaux, claustrés, des doigts agiles, des yeux perçants emploient leurs forces…
Il y a treize ans, elles se tenaient toutes deux sur le seuil de Bella-Vista. L’une empoigna d’une main sûre ma terrière brabançonne par la peau abondante de sa nuque et de son dos, la déposa par terre et lui dit :
— Hello, chère petite chien jaune, vous est sûrement soif ?
L’autre me tendit, pour que je descendisse de voiture, sa main ferme à grosse bague, et me salua par mon nom :
— Un quart d’heure de plus, Madame Colette, et vous la ratiez !
— Je ratais qui ?
— La bourride. Ils ne vous en auraient pas laissé, je les connais. Madame Ruby, quand tu voudras bien t’occuper d’autre chose que du clebs ?
Elle avait un charmant accent de la place Blanche, le hâle rouge et grenu des blondes sanguines, des cheveux teints aux racines grisonnantes, un rire spontané dans ses yeux bleu vif, des dents encore belles. Sa robe-blouse, en toile blanche, miroitait de coups de fer. Une personne éclatante, en somme, dont les détails vous sautaient aux yeux. Je ne lui avais pas encore parlé que je savais par cœur, si j’ose écrire, la plaisante forme de ses mains cuites au soleil et au fourneau, sa chevalière d’or, son nez petit, ouvert, son perçant regard qui attaquait droit le regard d’autrui et la bonne odeur de toile lessivée, de thym et d’ail qui refoulait son parfum parisien.
— Madame Suzanne, repartit l’associée américaine, vous est perdue dans l’opinion de Madame Colette, si vous est plus aimable pour elle que pour sa petite chien jaune.
Sur quoi Madame Ruby agita, pour annoncer le déjeuner, une clochette de cuivre dont la voix rageuse mit ma chienne hors de ses gonds. Au lieu d’obéir à la cloche, je restais debout dans la cour, quadrilatère auquel manquait, comme à un décor de théâtre, un de ses côtés. Juchée sur une modeste éminence, Bella-Vista tournait sagement le dos à la mer, offrait sa façade et ses deux ailes aux vents bénins et se contentait d’une vue bornée. De sa cour-terrasse, je découvrais la forêt, quelques cultures abritées et un tesson de Méditerranée sombre et bleu, coincé entre deux versants de collines…
— Vous n’est pas d’autres colis ?
— La valise, ma trousse de toilette, le fourre-tout, la couverture… C’est tout, Madame Ruby.
À entendre son nom, elle me sourit familièrement, appela une servante brune et lui désigna mes bagages :
— Appartement dix !
Mais si la chambre dix, au premier étage, envisageait la mer, elle boudait mon exposition favorite, le sud-ouest, et j’optai pour une chambre de rez-de-chaussée qui s’ouvrait directement sur la cour-terrasse, non loin de la volière aux perruches, en face du garage.
— Ici, objecta Madame Ruby, vous est plus bruyant. Le garage…
— Il est vide, Dieu merci.
— Exact ! Notre voiture couche dehors. C’est plus commode que entrer, sortir, entrer, sortir… Alors, vous aime mieux le quatre ?
— J’aime mieux.
— All right. Ici est le bain, ici la lumière, ici pour sonner, ici placards…
Elle ramassa ma chienne, la jeta adroitement sur le couvre-pieds à fleurettes.
— …Ici chien jaune !
Et la chienne rit aux éclats, tandis que Madame Ruby, enchantée de son effet, pivotait sur ses semelles de caoutchouc. Je la regardai traverser la cour et la trouvai de la tête aux pieds telle qu’on me l’avait dépeinte, scandaleuse et sympathique, virile sans disgrâce, des hanches d’homme et les épaules carrées, bien sanglée dans de la ratine bleue et de la toile blanche, une rose au revers de sa veste. Pour la tête, ronde et de la plus belle forme qu’on puisse voir, moulée sous des cheveux de vermeil dédoré, blancs par place, collés au crâne avec une roide et provocante coquetterie, elle plaisait par les yeux larges et gris, le nez modéré, une grosse bouche à grosses dents épaisses qui semblaient indestructibles, un teint piqueté sur les pommettes. Quarante-cinq ans ? Plutôt cinquante ; le cou, dans la chemise de cellular ouverte, avait pris de l’épaisseur, et sur le dos des fortes mains les veines saillantes, la peau relâchée révélaient la cinquantaine, sinon davantage.
Sûrement, je montre Madame Ruby moins bien que je n’entendis Madame Suzanne la peindre, plus tard, en quelques mots irrités :
— Tu as l’air d’un curé anglais ! T’as tout de la sportive boche ! T’as tout de la gouvernante vicieuse ! On le sait, que t’étais institutrice américaine ! Mais c’est sûr que je ne t’aurais pas plus confié l’éducation de ma petite sœur que celle de mon petit frère !
Le jour de mon arrivée, je ne savais pas encore grand’chose des deux amies qui dirigeaient Bella-Vista. Un bien-être, plus imprévu qu’escompté, me retenait dans ma chambre numéro quatre, les bras croisés sur l’appui de la fenêtre. Je subissais, passive, la réverbération des murs jaunes et des volets bleus, j’oubliais ma chienne exigeante, ma propre faim et la bourride. En proie à cette sorte de convalescence qui suit les voyages fatigants et nocturnes, je faisais, du regard, le tour de la cour, j’accompagnais le balancement du rosier fleuri, au-dessus de ma fenêtre : « Déjà des roses… Et des arums blancs… Déjà le commencement des glycines… Et toutes ces pensées jaunes et noires… »
Un long chien prostré, dans la cour, avait battu de la queue au passage de Madame Ruby. Un pigeon blanc était venu piquer du bec le bout de ses souliers blancs…
De la volière venait le grincement émoussé, le langage égal et doux des perruches vertes, et j’aimais que ma chambre inconnue, derrière moi, fût imprégnée du parfum des lavandes, nouées en bottillons secs aux balustres du lit et dans le placard.
L’obligation de prospecter empoisonne les sites nouveaux. J’appréhendais la salle à manger comme fait le voyageur qui contemple le panorama d’une ville inconnue et songe : « Quel dommage qu’il me faille visiter deux musées, la cathédrale et les docks… » Car rien ne vaut pour lui le rempart tiède, ou le petit jardin de tombeaux, ou les douves anciennes comblées de lierre et d’herbe, et l’immobilité…
— Venez, Pati.
La brabançonne me suivit avec dignité, parce que je n’avais pas redoublé son nom. Elle se nommait Pati quand il convenait qu’elle gardât son sérieux et moi le mien ; Pati-Pati lorsque sonnait l’heure de la promenade ; enfin Pati-Pati-Pati et davantage encore pour le jeu et toutes les folies. Ainsi nous avions accommodé son petit nom aux circonstances essentielles de notre vie. De même Madame Ruby se contentait du seul verbe auxiliaire être, qui supplantait tous les autres : « Vous est soif, vous est plus commode… » En traversant la cour, je rangeais déjà Madame Ruby dans une catégorie de gens actifs et un peu bornés, qui, dans une langue étrangère, apprennent aisément substantifs et adjectifs mais butent sur le verbe et ses conjugaisons.
Le chien prostré dressa, pour Pati, la partie antérieure de son corps ; elle feignit d’ignorer son existence, et il laissa retomber successivement ses épaules, son cou trop mince, sa tête trop grosse de lévrier bâtard. Une brise vive, plutôt froide, roulait sur le sable des pétales de giroflées, mais je sentis avec gratitude la morsure du soleil sur mon épaule, et un jardin invisible délégua par-dessus le mur le parfum qui défait tous les courages, l’odeur de l’oranger en fleurs.
Dans la salle à manger, qui n’était point monumentale mais basse, et soigneusement assombrie, une douzaine de petites tables égaillées, nappées de grosse toile basque, rassurèrent mon insociabilité. Point de beurre en coquilles, point de maître d’hôtel en frac noir-verdâtre, point de porte-bouquets parcimonieux contenant un anthémis, une anémone fatiguée, un brin de mimosa. Mais un gros dé de beurre glacé, et, sur la serviette pliée, une rose du rosier grimpant, une seule rose aux lèvres un peu roussies par le mistral et le sel, une rose que je serais libre d’épingler à mon sweater ou de manger en hors-d’œuvre. Je glissai, vers la direction amphisbène, un sourire qui manqua son but ; Madame Ruby, seule à une table, expédiait vivement son repas et Madame Suzanne n’était visible qu’en buste, chaque fois que le guichet de la cuisine, s’ouvrant, encadrait sa chevelure d’or et sa figure toute chaude, sur fond de bassines fourbies et de grils à poissons en forme de nasses. Nous eûmes, Pati et moi, la bourride bien veloutée, corsée d’ail généreusement, une forte part de cochon rôti à la sauge, flanqué de pommes-fruit et de pommes-légume, du fromage, de la confiture de poires vanillées, des amandes sèches, un carafon de « rosé » du pays, et j’augurai que trois semaines d’un tel régime répareraient les dégâts de deux bronchites. Le café versé, café banal mais très chaud, Madame Ruby vint et m’offrit inutilement la flamme de son briquet.
— Vous n’est pas fumeur ? All right !
Elle montra du tact en ne prolongeant pas la conversation, et d’un beau pas balancé s’en fut où l’appelaient ses fonctions.
Ma chienne se tenait sur une chaise en face de moi, assise dans le fond d’un bonnet de laine tricoté dont je lui avais fait cadeau. Pour la correction et le silence à table, elle en eût remontré à un enfant anglais. Réserve qui n’allait pas sans calcul ; sachant que la perfection de son attitude attirait non seulement la considération générale, mais encore des témoignages particuliers d’estime tels que « canards » imbibés de café et bribes de gâteau, elle multipliait les airs de tête, les jeux de prunelles, les ruses de la fausse modestie, de la gravité affectée et toutes les grâces terrières. Une sorte de salut militaire, inventé par elle, la patte de devant levée à la hauteur de l’oreille — qui était, si j’ose écrire, son ut de poitrine — déchaînait les rires et les ah ! et les oh ! et je dois reconnaître qu’elle en abusait parfois.
J’ai parlé ailleurs de cette chienne très petite, réduction de chien athlétique, le poitrail bien ouvert, cornue d’oreilles taillées, d’une santé et d’une intelligence à toute épreuve. Comme quelques chiens à crâne rond — bouledogues, brabançons, chiens chinois — elle « travaillait » seule, apprenait les mots par dizaines, mettait au net un emploi du temps, enregistrait les sons et leur attribuait sans erreur leur signification. Elle possédait un « code de la route » selon que le voyage s’accomplissait en chemin de fer ou en auto. Élevée en Belgique, auprès des chevaux, elle suivait passionnément tout sabot ferré, pour le plaisir de courir en ligne, et se garait des atteintes.
Subtile, elle savait naturellement mentir et simuler. Je l’ai vue, en Bretagne, imiter la tristesse courageuse et la joue enflée d’une pauvre petite chienne qui a été piquée par un frelon. Mais nous étions à deux de jeu, et d’une tape je lui fis cracher sa fluxion : un crottin d’âne bien sec, tout rond, qu’elle avait logé dans sa joue pour le rapporter à domicile et l’exploiter longuement.
De l’autre côté de la table, droite, rassasiée et moins touchée que moi-même par la fatigue, Pati faisait l’inventaire des choses et des gens : une dame et sa fille, sensiblement du même âge, la fille déjà décrépite et la mère encore jeune. Deux garçons en vacances de Pâques redemandaient du pain à chaque plat ; enfin un pensionnaire isolé, non loin de nous, me sembla quelconque, bien qu’il retînt l’attention de Pati. Par deux fois, la chienne, lorsqu’il adressa la parole à la servante brune, gonfla ses babines pour préparer quelque invective, puis garda le silence après réflexion.
Je ne me blâmais pas de demeurer assise, deux doigts de café tiède au fond de ma tasse, donnant un regard au rosier oscillant, un regard aux murs jaunes, aux copies de gravures anglaises ; un à la cour ensoleillée, un regard ici, un autre nulle part. Quand j’erre ainsi, molle, et que je ne me défends de rien, c’est signe que je ne m’ennuie pas, que mes forces s’agrègent sourdement, que je voyage comme une graine, signe que de brins, de fils, d’atomes, de fétus épars, je me refais un fragment, encore un, d’une sorte de jeunesse. Je pensais : « Si j’allais dormir ?… Si j’allais voir la mer ? Si j’envoyais une dépêche à Paris ? Si je téléphonais à l’entrepreneur ? »
Le pensionnaire qui n’avait pas l’heur de plaire à ma chienne se leva, parla à la servante brune : « Tout de suite, monsieur Daste », lui répondit-elle. Il passa près de ma table, fit un vague salut d’excuse, et dit à ma chienne quelque chose comme : « Huisipisi », en manière de plaisanterie. Sur quoi elle leva le poil de son dos jusqu’à ressembler à un rince-bouteille, et fit mine de lui mordre la main.
— Pati ! Tu es folle ?… Elle n’est pas méchante, dis-je à M. Daste. Un peu protocolaire seulement. Elle ne vous connaît pas.
— Si, si, elle me connaît, elle me connaît, chuchota M. Daste.
Il se pencha vers la chienne en la menaçant malicieusement de l’index, et la chienne manifesta qu’elle ne goûtait pas beaucoup d’être assimilée à un enfant turbulent. Je la retins, cependant que M. Daste s’éloignait en riant tout bas. Pour autant que j’y fis attention, c’était un homme plutôt petit, preste, un peu gris de partout, vêtements, cheveux, fin visage. J’avais remarqué son index délié, dont l’ongle brillait. La chienne grommela je ne sais quoi de désobligeant.
— Il faudra pourtant, lui dis-je, vous faire à l’idée que vous n’êtes pas ici dans votre village d’Auteuil. Ici, il y a chiens, oiseaux, peut-être poules et lapins et même chats ; tenez-le vous pour dit. Maintenant, allons faire un tour.
Madame Suzanne venait justement s’attabler à son repas bien gagné.
— Alors ? Ce déjeuner ? me cria-t-elle de loin.
— Parfait, Madame Suzanne. Un comme ça tous les jours — pas plus ! Nous allons le secouer un peu autour de la maison.
— Et la sieste ?
— Chaque chose en son temps. Le premier jour, je n’ai pas sommeil.
Sa ronde personne me portait à converser par proverbes, sentences et faciles décrets de la sagesse populaire.
— Nous tenons le beau temps, Madame Suzanne ?
Elle se poudra, lustra ses sourcils, fit claquer sa serviette en la déroulant.
— Un peu de vent d’est… Ici, c’est la pluie, si le vent ne saute pas.
Elle eut une moue en vidant dans son assiette le ravier qui contenait la salade d’œufs durs.
— Pour la bourride, je peux toujours me brosser… Je m’en fiche, j’ai léché le mortier où j’ai fait la sauce.
Son rire l’ensoleilla, et je me dis en la regardant qu’avant la mode des femelles maigres, c’étaient les Madame Suzanne, blondes, le sang sous la peau et les seins près du menton, qui étaient les belles femmes…
— Tous les jours la main à la pâte, Madame Suzanne ?
— Oh ! vous savez, j’aime ça. À Paris, j’ai tenu une petite boîte… Vous n’êtes jamais venue manger ma poule au riz, le samedi soir, rue Lepic ? Je vous en ferai une. Mais quel sacré foutu pays, passez-moi l’expression, que la Côte pour les provisions !
— Et les primeurs ?
— Les primeurs ? Laissez-moi rire. Tout est en retard sur la Bretagne. Des petites laitues de rien, des fèves… On commence à voir l’artichaut, à peine… Pas de tomates avant juin, sauf celles d’Italie et d’Espagne. En hiver, leurs mauvaises oranges, et les quatre mendiants en fait de fruits. Pour les œufs frais, on se bat dessus, et le poisson, alors !… Le plus heureux, c’est le pensionnaire des hôtels, au moins vous êtes au fixe.
Elle rit, frottant l’une contre l’autre ses mains éprouvées par tous les travaux.
— Moi, j’aime le fourneau. Je ne suis pas comme Madame Ruby. Lucie, cria-t-elle vers le guichet, porte-moi le cochon et un peu de poires ! Madame Ruby, reprit-elle avec une considération ironique, son affaire ce n’est pas la cuistance, oh ! non… Ce n’est pas l’administration et la comptabilité, oh ! non…
Elle laissa la moquerie et accentua la considération :
— Non, c’est… le chic et la manière. Meubler une chambre, dresser une table, recevoir le voyageur dans une hostellerie (elle prononçait l’s), elle a ça de naissance. Je reconnais et j’apprécie. J’apprécie. Mais…
Une petite lumière coléreuse aviva les yeux bleus de Madame Suzanne.
— …mais je n’entends pas la voir traîner par là dans la cuisine, lever les couvercles des casseroles et faire l’empressée : « Madame Suzanne, tu sais que tu es fait une lavasse de café ce matin ? Lucie, vous est pas oublié de remplir les tiroirs à glace du réfrigérateur ? » Ah ! non… Ah ! non…
Elle imitait, à s’y tromper, la voix et la syntaxe de son amie, rougissait d’une irritation, d’une jalousie aux dehors enfantins, et se souciait peu de dévoiler ou de souligner ce qu’on nomme « l’étrange intimité » qui la liait à son associée. Elle changea de ton en voyant approcher Lucie, qui avait la bouche succulente et stupide, et un gros orage noir de cheveux frisés sur la nuque.
— Madame Colette, je fais ce soir une crème caramel spéciale pour Monsieur Daste, j’en ferai un peu plus si vous voulez ? Monsieur Daste n’aime que ce qui est doux, et les viandes rouges.
— Et qui est Monsieur Daste ?
— Un homme très bien… Moi, je crois ce que je vois, n’est-ce pas ? Un homme seul, d’abord. Un homme qui doit être célibataire. Vous l’avez vu, d’ailleurs ?
— Mal.
— Un homme qui joue le bridge et le poker. Et comme éducation, vous savez, il n’y a pas mieux.
— C’est une proposition de mariage déguisée, Madame Suzanne ?
Elle se leva, me claqua sur l’épaule.
— Ah ! vous l’avez gardé, le genre artiste. Je monte dormir une demi-heure. C’est que je me lève à cinq heures et demie tous les jours, moi.
— Vous n’avez presque rien mangé, Madame Suzanne.
— Ça me fera maigrir.
Elle fronça les sourcils, bâilla, souleva un des rideaux de gros tulle roux.
— Où est-ce qu’elle s’est encore cavalée, cette Ruby ? Vous m’excusez, Madame Colette ? Si je ne suis pas partout à la fois…
Elle me planta là, et j’engageai ma chienne à faire le tour du pensionnaire. Un vent pointu nous enveloppa dès la terrasse, mais le soleil ne quittait pas, en face, mon petit perron à porte-fenêtre, ni la volière des perruches qui par couples s’embrassaient et jouaient à cache-cache dans leurs nids en tronc de bouleau, encore vides. Au pied de la volière se chauffait un lapin blanc. Il ne s’enfuit pas et fit à ma chienne un œil si guerrier et si rouge qu’elle alla uriner à l’écart pour se donner une contenance.
Au delà des murs de la cour, le vent régnait. Pati coucha les oreilles et j’aurais rebroussé chemin vers ma chambre si je n’avais aperçu toute proche, serrée entre deux mamelons de forêt, la Méditerranée.
Je n’avais à cette époque qu’une connaissance rudimentaire de la Méditerranée. Comparée aux basses marées bretonnes, à leur humidité odorante, la mer la plus bleue, la plus salée, immuable et décorative, m’était de peu. Mais rien qu’à la flairer de loin, le museau camard de la brabançonne se mouilla et je n’eus qu’à suivre Pati jusqu’au bas d’une petite faille, comblée de verdures insensibles à l’hiver. Point de plage ; quelques roches plates, entre lesquelles une algue en queue de paon battait doucement de ses éventails immergés à fleur d’eau. La valeureuse chienne trempa ses pattes, goûta l’eau, approuva, éternua vingt fois et chercha ses crabes bretons. Nulle vague n’est moins giboyeuse que celles qui baignent la Côte, et elle dut s’en tenir à un plaisir touristique qui la mena de tamaris en lentisque, d’agave en myrte, jusqu’à un homme, assis sous des branches basses, qu’elle injuria. Je devinai qu’elle venait de rencontrer Monsieur Daste. Il riait d’elle, lui tendait l’index et lui disait : « Huisipisi », toutes démonstrations propres à offenser une chienne très petite, orgueilleuse et assoiffée d’égards.
Quand je l’eus rappelée, Monsieur Daste, qui ne s’était pas levé, s’excusa d’un geste et me désigna sans parler la cime d’un arbre. Du menton, je l’interrogeai :
— Des ramiers, me dit-il. Je crois qu’ils feront leur nid ici. Et un autre couple, à la limite du potager de Bella-Vista.
— Vous ne chassez pas, au moins ?
Il leva les deux mains en signe de protestation.
— Moi, chasser ? Grand Dieu ! Vous ne me verrez jamais plus armé que je ne le suis en ce moment. Mais je les contemple. Je les écoute.