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"Chéri" est un chef-d'œuvre de
Colette, l’une des voix les plus marquantes de la littérature française du XXe siècle. Ce roman, empreint de sensualité et de finesse, nous plonge dans l'univers parisien des années 1920, un monde où le luxe, la passion et les relations complexes entre hommes et femmes se mêlent avec élégance. L’histoire suit la romance tumultueuse entre la séduisante Madame Peloux, une courtisane mûre, et son jeune amant, Chéri, un homme insouciant et égoïste, que la différence d’âge et de statut social n’empêche pas de tisser un lien intense et fascinant.
Colette y explore les thèmes de l'amour, de la vieillesse, de la jeunesse et du temps qui passe, avec une subtile réflexion sur la société et ses conventions. Madame Peloux, après avoir été la maîtresse de plusieurs hommes, commence à se questionner sur sa place dans un monde où l'amour se mesure souvent à l'aune de l’apparence et de la possession. Chéri, lui, représente l’illusion de l’amour éternel, celui de la jeunesse, de la beauté et de la liberté, mais aussi celui de l’égoïsme et de l’indifférence.
Le roman est aussi une analyse des rapports de pouvoir et des jeux de séduction qui régissent les relations amoureuses et sociales.
Colette, avec son écriture acérée et poétique, nous livre une réflexion touchante et profonde sur la fragilité humaine et la complexité des sentiments. "Chéri" est un roman intemporel qui s’adresse à ceux qui cherchent à comprendre les méandres de l'amour et du désir, tout en découvrant un Paris en pleine effervescence, entre opulence et déclin.
Un ouvrage incontournable pour les amateurs de littérature qui souhaitent plonger dans l’univers raffiné et décadent de
Colette, tout en abordant des thèmes universels qui résonnent encore aujourd’hui.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Sidonie Gabrielle Colette, née en 1873 en France, fut une icône littéraire intemporelle. Connue sous le nom de Colette, elle brilla par sa plume unique et sa rébellion subtile. Ses œuvres emblématiques, dont "Claudine à l'école" et "Gigi", captivèrent le public du début du 20e siècle. Colette
n'était pas seulement une auteure, mais une femme audacieuse qui bouscula les conventions sociales. Son art saisissant et son regard perspicace sur la condition féminine lui ont valu une place permanente dans le cœur des lecteurs du monde entier.
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Seitenzahl: 204
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Chéri
Colette
– 1920 –
— Léa ! Donne-le-moi, ton collier de perles ! Tu m’entends, Léa ? Donne-moi ton collier !
Aucune réponse ne vint du grand lit de fer forgé et de cuivre ciselé, qui brillait dans l’ombre comme une armure.
— Pourquoi ne me le donnerais-tu pas, ton collier ? Il me va aussi bien qu’à toi, — et même mieux !
Au claquement du fermoir, les dentelles du lit s’agitèrent, deux bras nus, magnifiques, fins au poignet, élevèrent deux belles mains paresseuses.
— Laisse ça, Chéri, tu as assez joué avec ce collier.
— Je m’amuse… Tu as peur que je te le vole ?
Devant les rideaux roses traversés de soleil, il dansait, tout noir, comme un gracieux diable sur fond de fournaise. Mais quand il recula vers le lit, il redevint tout blanc, du pyjama de soie aux babouches de daim.
— Je n’ai pas peur, répondit du lit la voix douce et basse. Mais tu fatigues le fil du collier. Les perles sont lourdes.
— Elles le sont, dit Chéri avec considération. Il ne s’est pas moqué de toi, celui qui t’a donné ce meuble.
Il se tenait devant un miroir long, appliqué au mur entre les deux fenêtres, et contemplait son image de très beau et très jeune homme, ni grand ni petit, le cheveu bleuté comme un plumage de merle. Il ouvrit son vêtement de nuit sur une poitrine mate et dure, bombée en bouclier, et la même étincelle rose joua sur ses dents, sur le blanc de ses yeux sombres et sur les perles du collier.
— Ôte ce collier, insista la voix féminine. Tu entends ce que je te dis ?
Immobile devant son image, le jeune homme riait tout bas :
— Oui, oui, j’entends. Je sais si bien que tu as peur que je te le prenne !
— Non. Mais si je te le donnais, tu serais capable de l’accepter.
Il courut au lit, s’y jeta en boule :
— Et comment ! Je suis au-dessus des conventions, moi. Moi, je trouve idiot qu’un homme puisse accepter d’une femme une perle en épingle, ou deux pour des boutons, et se croie déshonoré si elle lui en donne cinquante…
— Quarante-neuf.
— Quarante-neuf, je connais le chiffre. Dis-le donc que ça me va mal ? Dis-le donc que je suis laid ?
Il penchait sur la femme couchée un rire provocant qui montrait des dents toutes petites et l’envers mouillé de ses lèvres. Léa s’assit sur le lit :
— Non, je ne le dirai pas. D’abord parce que tu ne le croirais pas. Mais tu ne peux donc pas rire sans froncer ton nez comme ça ? Tu seras bien content quand tu auras trois rides dans le coin du nez, n’est-ce pas ?
Il cessa de rire immédiatement, tendit la peau de son front, ravala le dessous de son menton avec une habileté de vieille coquette. Ils se regardaient d’un air hostile ; elle, accoudée parmi ses lingeries et ses dentelles, lui, assis en amazone au bord du lit. Il pensait : « Ça lui va bien de me parler des rides que j’aurai. » Et elle : « Pourquoi est-il laid quand il rit, lui qui est la beauté même ? » Elle réfléchit un instant et acheva tout haut sa pensée :
— C’est que tu as l’air si mauvais quand tu es gai… Tu ne ris que par méchanceté ou par moquerie. Ça te rend laid. Tu es souvent laid.
— Ce n’est pas vrai ! cria Chéri, irrité.
La colère nouait ses sourcils à la racine du nez, agrandissait les yeux pleins d’une lumière insolente, armés de cils, entr’ouvrait l’arc dédaigneux et chaste de la bouche. Léa sourit de le voir tel qu’elle l’aimait, révolté puis soumis, mal enchaîné, incapable d’être libre ; — elle posa une main sur la jeune tête qui secoua impatiemment le joug. Elle murmura, comme on calme une bête :
— Là… là… Qu’est-ce que c’est… qu’est-ce que c’est donc…
Il s’abattit sur la belle épaule large, poussant du front, du nez, creusant sa place familière, fermant déjà les yeux et cherchant son somme protégé des longs matins, mais Léa le repoussa :
— Pas de ça, Chéri ! Tu déjeunes chez notre Harpie nationale et il est midi moins vingt.
— Non ? je déjeune chez la patronne ? Toi aussi ?
Léa glissa paresseusement au fond du lit.
— Pas moi, j’ai vacances. J’irai prendre le café à deux heures et demie — ou le thé à six heures — ou une cigarette à huit heures moins le quart… Ne t’inquiète pas, elle me verra toujours assez… Et puis, elle ne m’a pas invitée.
Chéri, qui boudait debout, s’illumina de malice :
— Je sais, je sais pourquoi ! Nous avons du monde bien ! Nous avons la belle Marie-Laure et sa poison d’enfant !
Les grands yeux bleus de Léa, qui erraient, se fixèrent :
— Ah ! oui ! Charmante, la petite. Moins que sa mère, mais charmante… Ôte donc ce collier, à la fin.
— Dommage, soupira Chéri en le dégrafant. Il ferait bien dans la corbeille.
Léa se souleva sur un coude :
— Quelle corbeille ?
— La mienne, dit Chéri avec une importance bouffonne. MA corbeille de MES bijoux de MON mariage…
Il bondit, retomba sur ses pieds après un correct entrechat-six, enfonça la portière d’un coup de tête et disparut en criant :
— Mon bain, Rose ! Tant que ça peut ! Je déjeune chez la patronne !
— C’est ça, songea Léa. Un lac dans la salle de bain, huit serviettes à la nage, et des raclures de rasoir dans la cuvette. Si j’avais deux salles de bains…
Mais elle s’avisa, comme les autres fois, qu’il eût fallu supprimer une penderie, rogner sur le boudoir à coiffer, et conclut comme les autres fois :
— Je patienterai bien jusqu’au mariage de Chéri.
Elle se recoucha sur le dos et constata que Chéri avait jeté, la veille, ses chaussettes sur la cheminée, son petit caleçon sur le bonheur-du-jour, sa cravate au cou d’un buste de Léa. Elle sourit malgré elle à ce chaud désordre masculin et referma à demi ses grands yeux tranquilles, d’un bleu jeune et qui avaient gardé tous leurs cils châtains. À quarante-neuf ans, Léonie Vallon, dite Léa de Lonval, finissait une carrière heureuse de courtisane bien rentée, et de bonne fille à qui la vie a épargné les catastrophes flatteuses et les nobles chagrins. Elle cachait la date de sa naissance ; mais elle avouait volontiers, en laissant tomber sur Chéri un regard de condescendance voluptueuse, qu’elle atteignait l’âge de s’accorder quelques petites douceurs. Elle aimait l’ordre, le beau linge, les vins mûris, la cuisine réfléchie. Sa jeunesse de blonde adulée, puis sa maturité de demi-mondaine riche n’avaient accepté ni l’éclat fâcheux, ni l’équivoque, et ses amis se souvenaient d’une journée de Drags, vers 1895, où Léa répondit au secrétaire du Gil Blas qui la traitait de « chère artiste » :
— Artiste ? Oh ! vraiment, cher ami, mes amants sont bien bavards…
Ses contemporaines jalousaient sa santé imperturbable, les jeunes femmes, que la mode de 1912 bombait déjà du dos et du ventre, raillaient le poitrail avantageux de Léa, — celles-ci et celles-là lui enviaient également Chéri.
― Eh, mon Dieu ! disait Léa, il n’y a pas de quoi. Qu’elles le prennent. Je ne l’attache pas, et il sort tout seul.
En quoi elle mentait à demi, orgueilleuse d’une liaison, — elle disait quelquefois : adoption, par penchant à la sincérité — qui durait depuis six ans.
« La corbeille… redit Léa. Marier Chéri. Ce n’est pas possible, — ce n’est pas humain… Donner une jeune fille à Chéri, — pourquoi pas jeter une biche aux chiens ? Les gens ne savent pas ce que c’est que Chéri. »
Elle roulait entre ses doigts, comme un rosaire, son collier jeté sur le lit. Elle le quittait la nuit, à présent, car Chéri, amoureux des belles perles et qui les caressait le matin, eût remarqué trop souvent que le cou de Léa, épaissi, perdait sa blancheur et montrait, sous la peau, des muscles détendus. Elle l’agrafa sur sa nuque sans se lever et prit un miroir sur la console de chevet.
— J’ai l’air d’une jardinière, jugea-t-elle sans ménagement. Une maraîchère. Une maraîchère normande qui s’en irait aux champs de patates avec un collier. Cela me va comme une plume d’autruche dans le nez, — et je suis polie.
Elle haussa les épaules, sévère à tout ce qu’elle n’aimait plus en elle : un teint vif, sain, un peu rouge, un teint de plein air, propre à enrichir la franche couleur des prunelles bleues cerclées de bleu plus sombre. Le nez fier trouvait grâce encore devant Léa ; « le nez de Marie-Antoinette ! » affirmait la mère de Chéri, qui n’oubliait jamais d’ajouter : « … et dans deux ans, cette bonne Léa aura le menton de Louis XVI. » La bouche aux dents serrées, qui n’éclatait presque jamais de rire, souriait souvent, d’accord avec les grands yeux aux clins lents et rares, sourire cent fois loué, chanté, photographié, sourire profond et confiant qui ne pouvait lasser.
Pour le corps, « on sait bien », disait Léa, « qu’un corps de bonne qualité dure longtemps ». Elle pouvait le montrer encore, ce grand corps blanc teinté de rose, doté des longues jambes, du dos plat qu’on voit aux nymphes des fontaines d’Italie ; la fesse à fossette, le sein haut suspendu pouvaient tenir, disait Léa, « jusque bien après le mariage de Chéri ».
Elle se leva, s’enveloppa d’un saut-de-lit et ouvrit elle-même les rideaux. Le soleil de midi entra dans la chambre rose, gaie, trop parée et d’un luxe qui datait, dentelles doubles aux fenêtres, faille feuille-de-rose aux murs, bois dorés, lumières électriques voilées de rose et de blanc, et meubles anciens tendus de soies modernes. Léa ne renonçait pas à cette chambre douillette ni à son lit, chef-d’œuvre considérable, indestructible, de cuivre, d’acier forgé, sévère à l’œil et cruel aux tibias.
— Mais non, mais non, protestait la mère de Chéri, ce n’est pas si laid que cela. Je l’aime, moi, cette chambre. C’est une époque, ça a son chic. Ça fait Païva.
Léa souriait à ce souvenir de la « Harpie nationale » tout en relevant ses cheveux épars. Elle se poudra hâtivement le visage en entendant deux portes claquer et le choc d’un pied chaussé contre un meuble délicat. Chéri revenait en pantalon et chemise, sans faux-col, les oreilles blanches de talc et l’humeur agressive.
— Où est mon épingle ? boîte de malheur ! On barbote les bijoux à présent ?
— C’est Marcel qui l’a mise à sa cravate pour aller faire le marché, dit Léa gravement.
Chéri, dénué d’humour, butait sur la plaisanterie comme une fourmi sur un morceau de charbon. Il arrêta sa promenade menaçante et ne trouva à répondre que :
— C’est charmant !… et mes bottines ?
— Lesquelles ?
— De daim !
Léa, assise à sa coiffeuse, leva des yeux trop doux :
— Je ne te le fais pas dire, insinua-t-elle, d’une voix caressante.
— Le jour où une femme m’aimera pour mon intelligence, je serai bien fichu, riposta Chéri. En attendant, je veux mon épingle et mes bottines.
— Pourquoi faire ? On ne met pas d’épingle avec un veston, et tu es déjà chaussé.
Chéri frappa du pied.
— J’en ai assez, personne ne s’occupe de moi, ici ! J’en ai assez.
Léa posa son peigne.
— Eh bien ! Va-t’en.
Il haussa les épaules, grossier :
— On dit ça !
— Va-t’en. J’ai toujours eu horreur des invités qui bêchent la cuisine et qui collent le fromage à la crème contre les glaces. Va chez ta sainte mère, mon enfant, et restes-y.
Il ne soutint pas le regard de Léa, baissa les yeux, protesta en écolier :
— Enfin, quoi, je ne peux rien dire ? Au moins, tu me prêtes l’auto pour aller à Neuilly ?
— Non.
— Parce que ?
— Parce que je sors à deux heures et que Philibert déjeune.
— Où vas-tu, à deux heures ?
— Remplir mes devoirs religieux. Mais si tu veux trois francs pour un taxi ?… Imbécile, reprit-elle doucement, je vais peut-être prendre le café chez Madame Mère, à deux heures. Tu n’es pas content ?
Il secouait le front comme un petit bélier.
— On me bourre, on me refuse tout, on me cache mes affaires, on me…
— Tu ne sauras donc jamais t’habiller tout seul ?
Elle prit des mains de Chéri le faux-col qu’elle boutonna, la cravate qu’elle noua.
— Là !… Oh ! cette cravate violette… Au fait, c’est bien bon pour la belle Marie-Laure et sa famille… Et tu voulais encore une perle, là-dessus ? Petit rasta… Pourquoi pas des pendants d’oreilles ?…
Il se laissait faire, béat, mou, vacillant, repris d’une paresse et d’un plaisir qui lui fermaient les yeux…
— Nounoune chérie… murmura-t-il.
Elle lui brossa les oreilles, rectifia la raie, fine et bleuâtre, qui divisait les cheveux noirs de Chéri, lui toucha les tempes d’un doigt mouillé de parfum et baisa rapidement, parce qu’elle ne put s’en défendre, la bouche tentante qui respirait si près d’elle. Chéri ouvrit les yeux, les lèvres, tendit les mains… Elle l’écarta :
— Non ! une heure moins le quart ! File et que je ne te revoie plus !
— Jamais ?
— Jamais ! lui jeta-t-elle en riant avec une tendresse emportée.
Seule, elle sourit orgueilleusement, fit un soupir saccadé de convoitise matée, et écouta les pas de Chéri dans la cour de l’hôtel. Elle le vit ouvrir et refermer la grille, s’éloigner de son pas ailé, tout de suite salué par l’extase de trois trottins qui marchaient bras sur bras :
— Ah ! maman !… c’est pas possible, il est en toc !… On demande à toucher ?
Mais Chéri, blasé, ne se retourna même pas.
— Mon bain, Rose ! La manucure peut s’en aller ; il est trop tard. Le costume tailleur bleu, le nouveau, le chapeau bleu, celui qui est doublé de blanc, et les petits souliers à pattes… non, attends…
Léa, les jambes croisées, tâta sa cheville nue et hocha la tête :
— Non, les bottines lacées en chevreau bleu. J’ai les jambes un peu enflées aujourd’hui. C’est la chaleur.
La femme de chambre, âgée, coiffée de tulle, leva sur Léa un regard entendu :
— C’est… c’est la chaleur, répéta-t-elle docilement, en haussant les épaules comme pour dire : « Nous savons… Il faut bien que tout s’use… »
Chéri parti, Léa redevint vive, précise, allégée. En moins d’une heure, elle fut baignée, frottée d’alcool parfumé au santal, coiffée, chaussée. Pendant que le fer à friser chauffait, elle trouva le temps d’éplucher le livre de comptes du maître d’hôtel, d’appeler le valet de chambre Émile pour lui montrer, sur un miroir, une buée bleue. Elle darda autour d’elle un œil assuré, qu’on ne trompait presque jamais, et déjeuna dans une solitude joyeuse, souriant au Vouvray sec et aux fraises de juin servies avec leurs queues sur un plat de Rubelles, vert comme une rainette mouillée. Un beau mangeur dut choisir autrefois, pour cette salle à manger rectangulaire, les grandes glaces Louis XVI et les meubles anglais de la même époque, dressoirs aérés, desserte haute sur pieds, chaises maigres et solides, le tout d’un bois presque noir, à guirlandes minces. Les miroirs et de massives pièces d’argenterie recevaient le jour abondant, les reflets verts des arbres de l’avenue Bugeaud, et Léa scrutait, tout en mangeant, la poudre rouge demeurée aux ciselures d’une fourchette, fermait un œil pour mieux juger le poli des bois sombres. Le maître d’hôtel, derrière elle, redoutait ces jeux.
— Marcel, dit Léa, votre encaustique colle, depuis une huitaine.
— Madame croit ?
— Elle croit. Rajoutez-y de l’essence en fondant au bain-marie, ce n’est rien à refaire. Vous avez monté le Vouvray un peu tôt. Tirez les persiennes dès que vous aurez desservi, nous tenons la vraie chaleur.
— Bien, Madame. Monsieur Ch… Monsieur Peloux dîne ?
— Je pense… Pas de crème-surprise ce soir, qu’on nous fasse seulement des sorbets au jus de fraises. Le café au boudoir.
En se levant, grande et droite, les jambes visibles sous la jupe plaquée aux cuisses, elle eut le loisir de lire, dans le regard contenu du maître d’hôtel, le « Madame est belle » qui ne lui déplaisait pas.
« Belle… » se disait Léa en montant au boudoir. Non. Plus maintenant. À présent il me faut le blanc du linge près du visage, le rose très pâle pour les dessous et les déshabillés. Belle… Peuh… je n’en ai plus guère besoin…
Pourtant, elle ne s’accorda point de sieste dans le boudoir aux soies peintes, après le café et les journaux. Et ce fut avec un visage de bataille qu’elle commanda à son chauffeur :
— Chez Madame Peloux.
Les allées du Bois, sèches sous leur verdure neuve de juin que le vent fane, la grille de l’octroi, Neuilly, le boulevard d’Inkermann… « Combien de fois l’ai-je fait, ce trajet-là ? » se demanda Léa. Elle compta, puis se lassa de compter, et épia, en retenant ses pas sur le gravier de Mme Peloux, les bruits qui venaient de la maison.
— Ils sont dans le hall, dit-elle.
Elle avait remis de la poudre avant d’arriver et tendu sur son menton la voilette bleue, un grillage fin comme un brouillard. Et elle répondit au valet qui l’invitait à traverser la maison :
— Non, j’aime mieux faire le tour par le jardin.
Un vrai jardin, presque un parc, isolait, toute blanche, une vaste villa de grande banlieue parisienne. La villa de Mme Peloux s’appelait « une propriété à la campagne » dans le temps où Neuilly était encore aux environs de Paris. Les écuries, devenues garages, les communs avec leurs chenils et leurs buanderies en témoignaient, et aussi les dimensions de la salle de billard, du vestibule, de la salle à manger.
— Madame Peloux en a là pour de l’argent, redisaient dévotement les vieilles parasites qui venaient, en échange d’un dîner et d’un verre de fine, tenir en face d’elle les cartes du bésigue et du poker. Et elles ajoutaient : « Mais où Madame Peloux n’a-t-elle pas d’argent ? »
En marchant sous l’ombre des acacias, entre des massifs embrasés de rhododendrons et des arceaux de roses, Léa écoutait un murmure de voix, percé par la trompette nasillarde de Mme Peloux et l’éclat de rire sec de Chéri.
« Il rit mal, cet enfant », songea-t-elle. Elle s’arrêta un instant, pour entendre mieux un timbre féminin nouveau, faible, aimable, vite couvert par la trompette redoutable.
« Ça, c’est la petite », se dit Léa.
Elle fit quelques pas rapides et se trouva au seuil d’un hall vitré, d’où Mme Peloux s’élança en criant :
« Voici notre belle amie ! »
Ce tonnelet, Mme Peloux, en vérité Mlle Peloux, avait été danseuse, de dix à seize ans. Léa cherchait parfois sur Mme Peloux ce qui pouvait rappeler l’ancien petit Éros blond et potelé, puis la nymphe à fossettes, et ne retrouvait que les grands yeux implacables, le nez délicat et dur, et encore une manière coquette de poser les pieds en « cinquième » comme les sujets du corps de ballet.
Chéri, ressuscité du fond d’un rocking, baisa la main de Léa avec une grâce involontaire, et gâta son geste par un :
— Flûte ! tu as encore mis une voilette, j’ai horreur de ça.
— Veux-tu la laisser tranquille ! intervint Mme Peloux. On ne demande pas à une femme pourquoi elle a mis une voilette ! Nous n’en ferons jamais rien, dit-elle tendrement à Léa.
Deux femmes s’étaient levées dans l’ombre blonde du store de paille. L’une, en mauve, tendit assez froidement sa main à Léa, qui la contempla des pieds à la tête.
— Mon Dieu, que vous êtes belle, Marie-Laure, il n’y a rien d’aussi parfait que vous !
Marie-Laure daigna sourire. C’était une jeune femme rousse, aux yeux bruns, qui émerveillait sans geste et sans paroles. Elle désigna, comme par coquetterie, l’autre jeune femme :
— Mais reconnaîtrez-vous ma fille Edmée ? dit-elle.
Léa tendit vers la jeune fille une main qu’on tarda à prendre :
— J’aurais dû vous reconnaître, mon enfant, mais une pensionnaire change vite, et Marie-Laure ne change que pour déconcerter chaque fois davantage. Vous voilà libre de tout pensionnat ?
— Je crois bien, je crois bien, s’écria Mme Peloux. On ne peut pas laisser sous le boisseau éternellement ce charme, cette grâce, cette merveille de dix-neuf printemps !
— Dix-huit, dit suavement Marie-Laure.
— Dix-huit, dix-huit !… Mais oui, dix-huit ! Léa, tu te souviens ? Cette enfant faisait sa première communion l’année où Chéri s’est sauvé du collège, tu sais bien ? Oui, mauvais garnement, tu t’étais sauvé et nous étions aussi affolées l’une que l’autre !
— Je me souviens très bien, dit Léa, et elle échangea avec Marie-Laure un petit signe de tête, — quelque chose comme le « touché » des escrimeurs loyaux.
— Il faut la marier, il faut la marier ! continua Mme Peloux qui ne répétait jamais moins de deux fois une vérité première. Nous irons tous à la noce !
Elle battit l’air de ses petits bras et la jeune fille la regarda avec une frayeur ingénue.
« C’est bien une fille pour Marie-Laure, songeait Léa très attentive. Elle a, en discret, tout ce que sa mère a d’éclatant. Des cheveux mousseux, cendrés, comme poudrés, des yeux inquiets qui se cachent, une bouche qui se retient de parler, de sourire… Tout à fait ce qu’il fallait à Marie-Laure, qui doit la haïr quand même… »
Mme Peloux interposa entre Léa et la jeune fille un sourire maternel :
— Ce qu’ils ont déjà camaradé dans le jardin, ces deux enfants-là !
Elle désignait Chéri, debout devant la paroi vitrée et fumant. Il tenait son fume-cigarette entre les dents et rejetait la tête en arrière pour éviter la fumée. Les trois femmes regardèrent le jeune homme qui, le front renversé, les cils mi-clos, les pieds joints et immobiles, semblait pourtant une figure ailée, planante et dormante dans l’air… Léa ne se trompa point à l’expression effarée, vaincue, des yeux de la jeune fille. Elle se donna le plaisir de la faire tressaillir en lui touchant le bras. Edmée frémit toute entière, retira son bras et dit farouchement tout bas :
— Quoi ?…
— Rien, répondit Léa. C’est mon gant qui était tombé.
— Allons, Edmée ? ordonna Marie-Laure avec nonchalance.
La jeune fille, muette et docile, marcha vers Mme Peloux qui battit des ailerons :
— Déjà ? Mais non ! On va se revoir ! on va se revoir !
— Il est tard, dit Marie-Laure. Et puis, vous attendez beaucoup de gens, le dimanche après-midi. Cette enfant n’a pas l’habitude du monde…
— Oui, oui, cria tendrement Mme Peloux, elle a vécu si enfermée, si seule !
Marie-Laure sourit, et Léa la regarda pour dire : « À vous ! »
— … Mais nous reviendrons bientôt.
— Jeudi, jeudi ! Léa, tu viens déjeuner aussi, jeudi ?
— Je viens, répondit Léa.
Chéri avait rejoint Edmée au seuil du hall, où il se tenait auprès d’elle, dédaigneux de toute conversation. Il entendit la promesse de Léa et se retourna :
— C’est ça. On fera une balade, proposa-t-il.
— Oui, oui, c’est de votre âge, insista Mme Peloux attendrie. Edmée ira avec Chéri sur le devant, il nous mènera, et nous irons au fond, nous autres. Place à la jeunesse ! Place à la jeunesse ! Chéri, mon amour, veux-tu demander la voiture de Marie-Laure ?
Encore que ses petits pieds ronds chavirassent sur les graviers, elle emmena ses visiteuses jusqu’au tournant d’une allée, puis les abandonna à Chéri. Quand elle revint, Léa avait retiré son chapeau et allumé une cigarette.
— Ce qu’ils sont jolis, tous les deux ! haleta Mme Peloux. Pas, Léa ?
— Ravissants, souffla Léa avec un jet de fumée. Mais c’est cette Marie-Laure !…
Chéri rentrait :
— Qu’est ce qu’elle a fait, Marie-Laure ? demanda-t-il.
— Quelle beauté !
— Ah !… Ah !… approuva Mme Peloux, c’est vrai… qu’elle a été bien jolie !
Chéri et Léa rirent en se regardant.
— « A été ! » souligna Léa. Mais c’est la jeunesse même ! Elle n’a pas un pli ! Et elle peut porter du mauve tendre, cette sale couleur que je déteste et qui me le rend !
Les grands yeux impitoyables et le nez mince se détournèrent d’un verre de fine :
— La jeunesse même ! la jeunesse même ! glapit Mme Peloux. Pardon ! pardon ! Marie-Laure a eu Edmée en 1895, non, 14. Elle avait à ce moment-là fichu le camp avec un professeur de chant et plaqué Khalil-Bey qui lui avait donné le fameux diamant rose que… Non ! non !… Attends !… C’est d’un an plus tôt !…
Elle trompettait fort et faux. Léa mit une main sur son oreille et Chéri déclara, sentencieux :
— Ça serait trop beau, un après-midi comme ça, s’il n’y avait pas la voix de ma mère.