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Tout est mystère, magie, sortilège, tout ce qui s'accomplit entre le moment de poser sur le feu la cocotte, le coquemar, la marmite et leur contenu, et le moment plein de douce anxiété, de voluptueux espoir, où vous décoiffez sur la table le plat fumant. Des démons, connus du cuisinier, conspirent contre le chef-d'œuvre : ils ont noms Vent-d'Ouest, qui renfonce dans la gorge de la cheminée, et jusque sous le couvercle des casseroles, la fumée à goût de créosote ; — Bois-mal-séché, qui flambe d'un bout et pleure de l'autre ; — Soleil, qui chauffe le tuyau du tirage et le frappe d'une étrange atonie circulatoire ; Chagrin-d'Amour, qui obsède le cordon-bleu et lui fait la main lourde sur le sel. Un minuscule lutin suffit à tout gâter, tandis qu'un concours d'esprits bienveillants assure, à grand'peine, la réussite.
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Seitenzahl: 198
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Sidonie-Gabrielle Colette
Prisons
et Paradis
SERPENTS
LES PAONS
ÉCUREUIL
CHIENNE BULL
LÉZARD
LA PANTHÈRE NOIRE ET LES LIONS
CHATS-HUANTS
RAPACES
LÉOPARDS
SINGES
PREMIÈRE TREILLE MUSCATE
VOYAGES
LE POISSON AU COUP DE PIED
MIDI SÉVÈRE
TREILLE MUSCATE 1930
VINS
EN BOURGOGNE
RÉCRIMINATIONS
LE FEU SOUS LA CENDRE
38°5
PUÉRICULTURE
RITES
SUR L’ « ÉROS »
PHILIPPE BERTHELOT
MISTINGUETT
CHANEL
LANDRU
PIERRE FAGET, SORCIER
FLEURS
FLEUR DU DÉSERT
AHMED
OULED-NAÏL
NOTES MAROCAINES
LE MUET
RABAT
LYAUTEY
FEZ
SEFROU
DAR-EL JAMAÏ
DÉJEUNER MAROCAIN
L’AUDIENCE DU PACHA
Soixante, quatre-vingts kilos de serpent, sur la fourche basse de l’arbre mort. Rien ne semble vivant dans la cage. Est-ce une branche morte qui va remuer la première ? Polie, lustrée, ointe par des générations de reptiles, cylindrique, onduleuse, par places renflée… C’est peut-être elle qui a mangé un lapin la semaine dernière ?
Sur la fourche haute, un quintal de python dort, ou paraît dormir. Roulé d’abord en spirale, il a assuré ensuite son équilibre par des « huit » d’écheveaux. Mais que faire des dix pieds qui pendaient encore ? Il a relevé ce demeurant au petit bonheur, l’a assujetti en demi-clefs, en nœuds de tisserand, et caché le bout. Deux haillons transparents, deux nasses en gros tulle couleur d’araignée, témoignent que le printemps a dégainé d’eux-mêmes les deux grands serpents. Ils sont neufs. Le ruisseau, l’arme niellée brillent moins qu’eux. Mais où est le col, le flanc, la tête ? Un pavage d’émail habille ces cylindres, par leur propre poids oppressés. Le dos, le flanc, — si c’est le flanc, le dos — arborent le bleu de l’hirondelle, le vert-jaune du saule, deux ou trois bruns de fraîches poteries vernissées, autant de beiges, agencés selon les plus simples mosaïques, et je dis naïvement : « La naïveté de ces dessins… » au moment juste où je m’aperçois qu’en un point les petits quadrangles écailleux ici carrés, là étirés vers le losange, écrasés en trapèze, forment une manière d’œil, un orbe pourvu presque d’un regard mort, et je recule… Cette bête qui cache sa fin et son commencement, qui regarde, épouvante avec son dos, et moi, nous ne sommes ni du même pays, ni du même ventre…
Reprenons-nous. On respire ici une fadeur de flaques à demi taries, d’excréments inconnus, un air verdâtre et sucré qui amollit le cœur. N’était l’averse, dehors, qui obscurcit le jour, j’aurais cherché un refuge chez la girafe, ou dans le mondain pavillon des perroquets. Je disais donc que certaines arabesques se lisent comme des caractères d’alphabet — un O, un U, un grand C, un petit G — sur les monstrueux câbles immobiles… À peine j’ai pensé « immobiles » que les parois de la cage, sa mare troublée et le sol qui me porte dérivent ensemble, d’un élan bien lié, pendant quelques secondes, ou le temps d’un songe, — on ne mesure pas la durée des cataclysmes… J’aimerais quitter ce lieu étouffé, gravir une colline éventée, manger un citron ou quelque crudité au vinaigre. Heureusement tout est redevenu immobile… Arrêtez ! De nouveau tout chancelle, glisse affreusement, — je ne sens point de secousse, mais une douceâtre inclinaison accompagnée de déformation convexe… C’est le python qui a bougé, le python que je croyais immobile — méfions-nous de ce mot, méfions-nous ; un petit détour, laissons-le là — et qui s’est mis en mouvement, entraînant mes sens surpris, mes yeux bornés et accoutumés à la patte, au saut, gouvernés par la logique du pas…
Il bouge : ainsi la marée avance sur les longs sables, suspendue à la lune. Ainsi le poison se propage dans la veine, ainsi le mal dans l’esprit. J’espérerais encore qu’il ne bouge pas, si la lumière huileuse qui s’attache à lui ne tournait sur ses nœuds avec une harmonie qui consterne. Il remue et ne va nulle part. Il n’a délivré ni sa tête, ni sa queue. Il se fond en lui-même, se recommence, progresse et ne change pas de place, il se résorbe et se dilate sans se dénouer.
Il remue et c’est l’unique solide qui chavire. Se peut-il que sous un poids de serpent, depuis le premier serpent du monde, l’homme fluctue et titube ? Il remue, il aggrave la confusion de ses lacs, enfle, déforme ses monogrammes et m’abuse : c’est l’O qui est un C, et le G un Z. Il se liquéfie, coule le long de l’arbre et d’autre part se rétracte, figé — il s’efforce, il présage je ne sais quelle éclosion — au plus épais des spires qui luttent et se malaxent, bâille enfin un étroit abîme, qui expulse une tête ; — une tête petite et plate, comme laminée par son propre effort, et qui n’est même pas hideuse, mais gaie, parée d’yeux d’or invariables, de durs naseaux cornés et d’une bouche horizontale. Je respire : le python n’est qu’une bête, et non une sorte d’enfer concentrique, un nauséeux chaos sans commencement ni fin. C’est une bête comme vous et moi. Il a le cou mince, doué de grâce, il le darde vers moi d’un jet, avec une vélocité, une inimitié qui me rassurent. Mais il s’arrête, entravé, et sa tête commence le hochement régulier, la danse latérale commune à tous les fauves, à tous les prisonniers : col délié, langue de flamme, c’est peut-être son châtiment, à cette tête, de traîner derrière elle, à jamais, ces vingt brasses, ces cent kilos de serpent…
L’oiseau est loin. J’ai de mauvais yeux, et il ne foule la terre que par nécessité. Audacieuse, la mésange descend jusqu’à moi comme si elle me choisissait, et joue de buisson à buisson, m’apprenant que son aile bleue est secrètement jaune. Elle n’a peur de rien, elle, mais tant d’autres sont timides… J’ai frayé avec l’hirondelle, à l’âge où une enfant des hommes ne s’étonne pas assez d’avoir deux jeunes hirondelles au fond de sa poche, le bec dehors, ou sur sa tête, ou sur son épaule. Une pareille faveur, aujourd’hui, je l’accueillerais respectueuse, à grands frais de oh ! et de ah ! Quand je n’aurais appris qu’à m’étonner, je me trouverais bien payée de vieillir. Mais, sachant où je vais, et combien le temps m’échappe, il me faut réduire le nombre de mes curiosités et regarder surtout ce que je préfère. Je préfère la bête qui a quatre pieds ou pattes. Cet oiseau, qui a toujours les bras croisés sur le dos, et qui n’en use que pour voler, il m’intrigue, il m’échappe, il m’échauffe moins que les quadrupèdes. La patte antérieure, sa griffe, son doigt, sa plante chaude, sa possibilité d’étreindre, de repousser, de mimer, quelle parenté — quelle séduction ! Au Jardin Zoologique de Berlin, un kangourou encore tout floconneux croise les doigts de ses mains, les lève ainsi noués vers nous, nous adjure… Je voudrais ne jamais savoir pourquoi il nous supplie. Et d’ailleurs, ce n’est pas à lui que je veux penser. Je suis occupée d’un couple de paons, — une paire de paons, car ils sont mâles tous deux. Ils m’occupent comme un songe coloré, comme un météore qui a laissé sur la nuit son sillage imaginaire, comme la mer phosphorescente, — comme tout ce qui fulgure, s’éteint et défie la description.
Mon amie Rosine vit un jour passer devant elle, près de Cancale, une trombe sèche, une vis d’air furieux, qui parcourut obliquement le ciel, au-dessus de la mer, et chut dans le golfe de la Guimorais. Sur son trajet son âme avait aspiré et moulé en un nœud fusiforme sable, ramilles, paille…
Rosine voulait me raconter la trombe, son corps d’air tors, transparent et visible ; elle commençait avec trouble :
— Figurez-vous… Voilà : c’est parti de là-bas… Une sorte de fumée… Non, pas du tout, une fumée n’est jamais si rigide… Plutôt une sorte de… Rien qui soit descriptible, ni terrestre… Comment dire ?… Une flèche qui… Mais non, ça ne ressemblait pas à une flèche…
Elle faisait un geste d’impuissance, essayait d’autre manière, sans succès, et je la consolais en lui disant qu’il n’est pas de mots pour rendre le Jugement dernier, ni ses anges resplendissants et difformes, le cyclone, le raz de marée, le volcan…
On ne dépeint pas non plus le paon. Le lophophore, le martin-pêcheur, l’uranie-ryphée et mille créatures ailées se jouent de nos pauvres moyens. Mais nous nous obstinons, nous voulons dépeindre le paon. Un style à pointe double, qui chemine péniblement et laisse sa lente trace d’encre sur un feuillet blanc, prétend à la magie et commande : « Voyez, je le veux ! Voyez, ici, le paon ! »
… Ils sont devant moi, proches, hors d’atteinte. Si je les touchais de la main, aucun arc-en-ciel, en poudre au bout de mes doigts, ne pleuvrait sur mon écriture humide et ne s’attacherait, par grâce unique, aux mots que je cherche. Ils sont tous deux libres, et fidèles à cette demeure. Qui donc a parlé des vilains pieds du paon ? Un homme, sans doute, qui cachait dans de gros souliers des orteils inavouables. Guerriers, princes, les paons portent bottes et éperons. Botte écailleuse, dur pied circonspect, qui se détourne de la boue. Plus circonspect encore lorsque la paire de paons passe sous ma fenêtre : auprès de moi veille le seul être qu’ils redoutent, une chienne brabançonne, minuscule, qui hait les bêtes à long poil et les oiseaux porte-queue. Ils viennent d’éventer ma chienne et s’arrêtent. Pour un court moment le feu instable qui les enveloppe se fige et se tient au bleu fixe. Bleu le col, bleu le caparaçon de plumes lisses, ondé à petites ondes, que relèvent lorsqu’elles rouent les grandes pennes de la traîne. Comme un bouquet de graminées mûres tremble, moins au vent qu’au rythme d’un cœur inquiet, le cimier bleu… Je dis « bleu » ; mais comment nommer cette couleur qui dépasse le bleu, recule les limites du violet, provoque la pourpre dans un domaine qui est plus mental qu’optique, car si j’appelle pourpre une vibration de couleur qui semble franger ce bleu, je ne la vois pas réellement, je la pressens… Ô folie de vouloir dépeindre le paon ! Ce bleu que je prétendais décrire est d’ailleurs aboli, les deux paons se sont remis en marche, parallèles, et le bronze vert seul les couvre, un nuage au ciel les a éteints. Verts, oxydés d’orange, ils vont ; verts dans leur orbe de velours noir sommeillent les yeux de leur queue ; partout règne un vert-noir lourd, comme à l’aile des libellules sur les mares épaissies…
La chienne brabançonne, au guet, vient d’aboyer une seule fois, sans passion. C’est assez pour que les paons se retournent, offensés, et guettent de profil ma fenêtre : autour de chaque œil noir — un œil par paon — perle une petite écume d’ignition, rouge par halètements. Sur le front, sur la nuque, colle un heaume dont la maille est une plumule qui contient tous les feux… Aux aboiements insultants, répétés, de la brabançonne, les paons indignés dressent le col pour appeler du ciel les génies gnostiques qu’ils révèrent, puisqu’ils crient ensemble : « Éons ! Éons ! » Mais rien ne descend de la nue, même lorsque le premier paon, imité par le second, ouvre — d’un orgueilleux effort dont elles vibrent comme autant de flèches sur leur but — les grandes plumes de sa roue, qu’il offre aux cieux. Un temps ils se promènent devant ma fenêtre, tête et aigrette glorieuses reposant au centre d’eux-mêmes épanouis, environnées d’yeux suspendus — mais humblement ici je me dérobe à ma tâche, qui serait de dépeindre le paon…
Par où s’est échappée la chienne ? La voilà qui court sus aux paons ! Ils jettent le grand cri d’or un peu rouillé, cri de guerre et de peur, et fuient. Leur vol, queue troussée, me montre la tiède neige grise du croupion, et l’armature — fortes lattes de plumes plates, fauves, ternes — qui soutient le grand appareil ocellé. Ils fuient, bien armés ; ils fuient, car l’ennemi est d’une affreuse petitesse. Leur longue parure les suit avec un murmure de feuillage traînant, et la courte bête jaune qui les pourchasse, valeureuse, va happer quelque brin suprême et doré…
Non. Tous deux viennent, après trois sauts qui semblent essayer un tremplin, de bondir dans les airs où ils progressent laborieusement. Gerbes dans le ciel, ils peinent, faiblissent bientôt et prennent pied sur un toit bas, entre une glycine écumante et un rouge rosier grimpant. « Éons ! Éons ! » Rassurés, ils appellent l’invisible, et déliant sur la tuile inclinée leur miraculeuse éteule, ils se prêtent à tout rayon, captent le prisme, et sans cesse me proposent — folie, tentation, soif qui ne connaît ni la source ni le puits frais — de dépeindre le paon…
C’était un écureuil d’avant la guerre. Son donateur délicat l’avait glissé dans la poche de mon manteau au moment où je remontais en voiture, ayant admiré — et refusé — successivement un coati mystificateur et odorant, un ocelot d’un an, une lionne de quatre mois et un crapaud grand comme un saladier, prénommé Anatole, qui savait, m’assurait-on, « donner la patte ».
J’ai parlé, ailleurs, de cet écureuil du Brésil, couleur de bronze vert-noir, le panache et le ventre rouges, mais je fis de lui une esquisse prématurée, et j’ignorais l’essentiel, puisque je l’appelai « écureuille » et Ricotte. De plus malins que moi s’y fussent trompés…
Dès l’abord, je m’aperçus que Pitiriki était vraiment sauvage, c’est-à-dire ignorant de l’homme, et confiant jusqu’à l’intrépidité. L’âme des pirates et des barons détrousseurs brûlait en lui, et se jouait à l’aise dans un corps qui mesurait, debout, vingt-deux centimètres.
Le premier jour, il fit trembler la chatte de Perse, et la chienne-bull perdit, devant lui, la parole. Qui n’eût frémi, à contempler ce follet hilare, trônant au dossier d’une chaise, dardant sur toutes choses un œil oblong comme celui de l’antilope ? Il agitait en parlant ses rondes et ravissantes oreilles bordées d’un « gansé » en relief, et répandait pêle-mêle, sur mes bêtes consternées, les coques de noisettes et les vérités péremptoires.
Le premier jour, il but du lait, s’essuya les mains à mes cheveux, et bondit dans les airs en imitant le cri du geai. Il courut au plafond, le long de la corniche ; l’instant d’après il avait mangé, sur une tapisserie Louis XIV, le nez d’un personnage casqué et demi-nu. Mais il ne pensa pas que je voulusse le châtier, et se laissa reprendre sur mon épaule, où il carda mes cheveux et poussa, sous mon oreille, son froid petit nez amical, sa langue charnue et sa singulière haleine qui sentait le musc.
— Il est joli, mais… est-il affectueux ? demandèrent mes amis et mes amies.
Je les trouvai bien osés de poser si crûment la question, leur question, toujours la même question. Que d’exigences, et quel bas commerce avec la bête… « Donnant, donnant », — et que donnons-nous ? Un peu de nourriture, — et une chaîne.
— Attache-le, il a pris une pelote de laine !
Autour des reins de Pitiriki, une ceinture de maillons, depuis son enfance, avait usé son poil. Ce panache aérien, cette aigrette, cette flammèche rendait en voltigeant un bruit de forçat.
— Prends-le, rattache-le, il emporte la bonbonnière !
Captif, il glissait sa main aux longs doigts, sa main soignée qu’il lavait dix fois par jour, entre sa ceinture d’acier et son flanc, et songeait. Quand je le menai à la campagne, je vis bien qu’il avait mené jusque-là une morne vie citadine. Il ne passa pas tout de suite le seuil de sa cage ouverte. Il serrait ses mains contre sa poitrine, contemplait un vert infini de jardins, de pré et de mer, et vibrait d’un tremblement régulier, auquel je ne puis comparer que la grelottante agonie des papillons. Son bel œil, bombé comme une larme, mirait le vert universel, mais Pitiriki avait déjà vécu assez avec nous pour ne pas croire aux dons démesurés. Je pris le bout de sa chaîne et il me suivit dans l’herbe, où il urina proprement, où il égrena un chapelet de pilules noires. Puis il saisit de ses deux mains antérieures la basse branche d’un troène en fleurs et la secoua d’une manière frénétique, la mordit comme pour s’assurer qu’elle était vivante.
Cependant il voyait passer des oiseaux dans l’air et les saluait d’un mouvement de cou qui le soulevait presque de terre…
Il ne connut pourtant, à cette époque-là, qu’une chaîne un peu plus longue. Ne fallait-il pas craindre les chats errants, les chiens, les froides nuits et surtout les quatre éperviers, mes vigies tournoyantes ? ? Les bêtes libres s’approchaient de lui, parfois, jusqu’à l’enivrer de joie ou de colère. Il apprit l’existence de l’orvet, amassa à sa vue les plis de son front entre ses oreilles, hérissa le poil de sa nuque et de sa queue, et le sang troubla le sombre cristal de ses yeux. Avant que j’eusse pu intervenir, Pitiriki avait accompli une sorte de saut périlleux en l’air, une giration de coq combattant, et le lent petit serpent inoffensif gisait, rompu en deux tronçons…
Mais l’écureuil ne manifesta, au crapaud, qu’une répugnance assez perverse. Il lui arriva d’étendre, vers la grosse crapaude grenue, sa main onglée, de gratter la tête pustuleuse avec une apparence d’amitié, mais que la crapaude réagît et s’enflât, Pitiriki voyait — c’est à la lettre — rouge, et poussait son râpeux cri de guerre.
Ses vacances de Pâques coulèrent, aimables et pleines, et il engraissa. Outre les noisettes, noix et amandes que je ne lui mesurais pas, il rongea un rideau, le coin d’un cadre, perça une cuiller d’argent, se promena tout un jour en serrant sur son cœur un bâton de raisin pour les lèvres. Il voletait autour de mes épaules et me soufflait dans l’oreille, mais je détestais le bruit de sa chaîne et la petite marge de poil usé, autour de ses flancs soyeux…
À Paris, mai et juin emplirent mon étroit jardin d’acacias blancs, de rhododendrons et d’héliotropes. Dans sa cage, Pitiriki poussait son nez suave entre deux barreaux… Je savais que j’en viendrais à ouvrir la cage, à dénouer la chaîne, et que je le regretterais.
Quand j’infligeai la liberté à Pitiriki, je me souviens que sous une brise de juin les fleurs d’acacia et les pétales de cerisier double rayaient l’air d’une neige oblique, et que l’écureuil, libre, ne bougea pas. Il resta longtemps absorbé, sur l’appui de la fenêtre, assis et les mains croisées. Il soupira, comme soupirent toutes les bêtes émues, et aussi les hommes. Il commença son geste familier, les doigts glissés entre son ventre et sa chaîne, et ne trouva plus sa chaîne. Il fit un petit saut gauche, mesuré sur la longueur exacte de la laisse rompue ; puis un second saut d’essai ; alors seulement il me regarda. Enfin, il toussa d’angoisse, prit son élan et disparut.
Au soir tombant, je criai son nom, en vain. Mais à la nuit fermée, la petite toux sèche d’écureuil m’appela sévèrement sur la fenêtre, et Pitiriki entra en maître dans la chambre. Il titubait, saoulé d’air, d’arbres, de fleurs, d’altitude. Il but au robinet du lavabo, se peigna des deux mains, et prépara son lit — une grosse pelote de laine qu’il ouvrait et refermait sur lui tous les soirs — avec des manières de soudard : « Mon lit, bon dieu de bon dieu ! Mon lit ! » La nuit, il rêva en tumulte, et le lendemain je le retrouvai assis, libre, au bord de la fenêtre, attendant je ne sais quelle rupture idéale d’une chaîne qui n’existait plus…
Ce jour-là, il ne quitta pas le jardin. Le paradis terrestre recommençait dans les rhododendrons, dans l’acacia, dans les gouttières de ma maison basse. Un vol d’hirondelles et de passereaux entourait Pitiriki, l’interrogeait de la voix, le piquait parfois du bec — il jasait sans repos et se livrait à des cabrioles auxquelles applaudissaient, à grands éclats, les oiseaux. Exultant, il perdit toute mesure et poursuivit ma chatte sacrée, l’expulsa de l’acacia, sur lequel il demeura perché, vainqueur, hérissé en rince-bouteilles et portant cent défis : « À qui le tour, maintenant ? »
Jours de grâce, hors de toutes nos lois… Pitiriki visita l’îlot de jardins, borné par trois rues. Bien loin de perdre sa sociabilité, il l’étendit aux riverains de l’îlot et l’on me donnait des nouvelles.
— Pitiriki a déjeuné rue Nicolo, il a mangé les noix du compotier et un peu de raisin sec…
— Pitiriki a passé deux heures rue Vital. Il s’est installé sur le piano et il a écouté la jeune fille qui prenait sa leçon de chant…
— On vient de chez Mme Héglon-Leroux voir si Pitiriki n’aurait pas apporté ici un petit peigne en écaille, monté en argent, qu’il a pris sur la coiffeuse. Mme Héglon-Leroux a dit que si on ne le retrouve pas, ça ne fait rien…
Tous les soirs, il rentrait, tous les matins il partait, dispos, lustré, frais, éclatant de liberté, et même de gratitude, puisqu’il n’oubliait jamais de revenir, de me prodiguer caresses et baisers d’écureuil. Ce recommencement du monde, cet équilibre, cette innocence entre la bête sauvage et nous dura deux ou trois semaines. Un soir, Pitiriki ne rentra pas, ni aucun autre soir. La main humaine, j’en suis sûre, s’était de nouveau abattue sur lui, sur son doux pelage, ses élastiques pattes postérieures faites pour le long saut plané, ses oreilles qu’il pliait latéralement pour offrir son crâne à la caresse.
C’est en pensant à Pitiriki, à quelques autres bêtes dépaysées parmi nous, amèrement claustrées, que je me sens si souvent « méchante à l’homme »…
— Encore une chienne bull ?
— Vous voyez.
— Mais pourquoi encore une chienne bull ?
— Sans doute parce que je manque d’imagination…
— D’autant plus que celle-là ressemble incroyablement à l’autre, qui est morte… Mais incroyablement !
Incroyablement. Tu l’entends, ô chienne ? C’est le seul mot sensé qui se soit échappé de cette dame, cette dame devant qui tu tiens ton sérieux. Incroyablement, en effet, tu ressembles à la chienne écrasée il y a dix ans. Je pourrais m’écrier : « C’est la même chienne ! » et croire qu’elle a seulement patienté, médité, progressé, pendant ses dix années d’absence. Ainsi attendent sous la terre des germes, étirés, obstinés, chercheurs, jusqu’à ce qu’ils trouvent l’issue et s’exhument vivaces… Peut-être qu’elle a, cette chienne — que tu as cheminé sous la terre à ma recherche, depuis la mort…
« Pourquoi encore une chienne bull ? » Ce n’est pas à ces gens-là que nous donnerons des explications, toi ni moi.
Si, dans ma maison, une bassette succédait à un basset, ou un loulou à un loulou, je n’aurais pas l’idée de demander au nouveau venu : « Rappelle-moi celui qui te précéda dans mon amitié. Parle-moi de lui, aboie dans le même ton, gratte, à son exemple, le trou de la taupe… » Bien loin de là — j’ai eu grandement le temps de vingt expériences — j’aime que le petit chien à fin museau, le berger sage, le griffon, nouveaux, apportent à ma maison un nouvel hôte, et les surprises d’un caractère inconnu.