Les invisibles de Paris - Gustave Aimard - E-Book

Les invisibles de Paris E-Book

Aimard Gustave

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Beschreibung

«Les invisibles de Paris», une anthologie soigneusement curatée, plonge dans les thèmes de l'invisibilité sociale et de l'urbanisme, à travers une mosaïque de styles littéraires prolifiques. Cette collection transcende les genres, embrassant à la fois le réalisme poignant et les vols de la fantaisie littéraire, pour peindre une vision complexe et nuancée de la capitale française. Les œuvres incluses, sans se limiter à un seul auteur, mais plutôt en puisant dans la richesse collective, offrent des perspectives diverses sur les espaces et les âmes souvent ignorés ou marginalisés dans la littérature et la société. Les participants, Gustave Aimard et Henri Crisafulli, apportent à cette compilation une profondeur unique, leurs fonds diversifiant le panorama littéraire par des récits qui s'entrecroisent avec l'histoire, la culture, et les mouvements littéraires européens du XIXe siècle. Ce goût pour l'exploration et la représentation de la marge s'imbrique parfaitement dans les dynamiques sociales et culturelles de leur époque, conférant à l'ensemble un caractère à la fois intemporel et incroyablement pertinent. Destinée aux passionnés de la littérature, aux chercheurs et aux curieux, cette anthologie est une invitation à explorer la richesse de la diversité et de l'interconnectivité humaine. À travers sa lecture, on découvre non seulement l'étendue du talent de ses auteurs mais également une réflexion plus large sur le rôle de l'individu et de l'invisible dans le tissu urbain. «Les invisibles de Paris» représente ainsi une exploration littéraire et sociale indispensable, promettant des heures de réflexion et de découverte.

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Gustave Aimard, Henri Crisafulli

Les invisibles de Paris

 
EAN 8596547432579
DigiCat, 2022 Contact: [email protected]

Table des matières

A VOL D’OISEAU
I
II
III
IV
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV

A VOL D’OISEAU

Table des matières

I

Table des matières

Où Passe-Partout entre en scène.

La nuit du dimanche gras, carnaval de l’année 1847, l’auteur du Spectateur nocturne eût eu fort à faire et beaucoup à voir, entre minuit et une heure, si, témoin occulte, du haut d’un observatoire central comme la lanterne du Panthéon, il avait pu s’intéresser simultanément à ce qui se passa, dans ce court espace de temps, barrière de Fontainebleau, rue Beaujon, sur le Pont-Royal et dans une impasse avoisinant le Marché-aux-Chevaux.

Malheureusement, ainsi que nous venons de le constater, depuis un demi-siècle à peu près, Rétif de la Bretonne et son œuvre dorment et se reposent dans la poussière de l’oubli; et dans le monde où sans doute plane son âme curieuse et taquine, le vieux rôdeur de nuit ne songe plus guère aux choses d’ici-bas.

Nous essayerons donc de le remplacer, en décrivant de notre mieux les quatre scènes étranges et mystérieuses qui, tout en se composant d’éléments hétérogènes, forment les quatre assises de notre histoire.

Sur la route de Paris à Villejuif, à une centaine de pas de la barrière de Fontainebleau, un ouvrier vêtu d’une blouse bleue et d’un pantalon de toile de même couleur, un béret basque enfoncé jusqu’aux sourcils, un cigare à la bouche, se promenait de long en large, envoyant de temps à autre une bouffée de fumée en l’air, et paraissant s’occuper aussi peu du carnaval qui s’en va que du carême qui arrive.

Et cependant c’est l’heure du plaisir ou du sommeil; celle de la flânerie est passée, celle des affaires le paraît encore plus.

Oh! Paris, ville de ténèbres et de lumières, réceptacle de toutes les fanges et de toutes les gloires tu n’as pas de plus chère complice que la nuit! il se taille plus de besogne dans ton giron à la pâle et blanche clarté des étoiles qu’aux rayons du soleil! Tu protèges les travailleurs de ces heures mystérieuses!

Ah! tes rues, désertes et calmes en apparence, cachent plus de mouvement et de passions, plus de rires et de sanglots, plus de grincements de dents et d’espérances menteuses, que ne pourra jamais en inventer l’imagination du romancier le plus fécond!

Depuis près de vingt minutes déjà, notre promeneur allait d’un arbre à l’autre, sans dépasser la limite qu’il devait s’être tracée mentalement.

Il ne témoignait aucune impatience de sa solitude et de sa longue attente.

D’une taille au-dessus de la moyenne, la souplesse de sa démarche, l’assurance et l’harmonie de ses mouvements, disaient assez que l’homme à la blouse bleue n’avait à redouter aucune attaque brutale. A coup sûr c’était un rude compagnon.

Néanmoins, quoique par son costume, par sa coiffure et par ses allures un peu plébéiennes, il cherchât à se faire prendre pour un homme du peuple, la blancheur de ses mains, la délicatesse de ses traits énergiques, éclairés par deux yeux bruns pleins d’éclairs, et surtout une habitude du commandement qui se lisait dans chacune de ses distractions, démentaient son déguisement moral et physique.

Etait-ce par insouciance ou de parti pris qu’il négligeait de répondre aux regards soupçonneux que lui lançaient les charretiers se dirigeant sur Paris?

Si ses yeux surveillaient la route et les voyageurs, sa pensée était loin de lui.

Cependant la route de Villejuif ne jouissait pas alors d’une très-bonne réputation. On parlait d’attaques à main armée, d’un colporteur assassiné et jeté dans une des carrières qui abondent en cet endroit.

Assurément, la promenade régulière de notre individu, ses airs d’insouciance et de quiétude profonde ne devaient être rien moins que rassurants pour les gens qui le croisaient.

Depuis quelques instants aucune charrette ne passait. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, la route se montrait complétement déserte, lorsque soudain l’homme à la blouse bleue écouta attentivement et fit un geste de satisfaction.

— Le voici! murmura-t-il.

Le son d’une trompe lointaine se fit entendre, et plus près de lui le hululement d’un oiseau de nuit.

A son tour, il porta deux doigts à sa bouche et fit retentir ce cri sourd et clair que les chouans employaient lors de la guerre de la Vendée pour se garder et se reconnaître les uns les autres.

Puis, s’arrêtant subitement pour jeter autour de lui un regard investigateur, il secoua la cendre de son cigare, en aspira précipitamment quatre ou cinq bouffées, afin d’en rendre le feu plus visible, et cela fait, il traversa la chaussée presqu’en courant.

Se placer juste au milieu de la route, au point le plus culminant, de façon à être aperçu de loin, lancer le cigare en l’air et lui faire décrire une parabole brillante de clarté et d’étincelles, fut pour lui l’affaire d’un moment.

Presque aussitôt, en réponse à son signal, le cri du hibou se fit entendre de nouveau, suivi du son de la trompe, qui parvint aux oreilles de l’inconnu plus fort et plus rapproché. Alors le singulier promeneur, se rejetant en arrière et s’abritant derrière le tronc d’un orme monstrueux, sortit un masque d’une poche de sa blouse, se l’appliqua sur le visage et attendit, sans qu’un seul battement de plus vînt précipiter son pouls dans ses veines.

Sans qu’il fût possible de s’en douter, ses mains, qui semblaient chercher la chaleur dans chacune des poches de son bourgeron, jouaient avec la crosse d’un pistolet.

Certes, au besoin, ces deux petits bijoux, modestes et cachés comme des violettes, n’auraient pas manqué de se mêler à la conversation qui allait se tenir.

La nuit était magnifique, le froid vif, l’atmosphère pure et transparente, et tout le paysage environnant semblait revêtu d’un caractère hoffmannesque, d’une couleur fantastique.

La présence de notre inconnu, deux notes rauques et mélancoliques, deux cris de hibou avaient suffi pour poétiser cette vallée qui, quelques heures auparavant, n’avait rien que de très-prosaïque. Le monsieur Jourdain de Molière n’aurait rien compris à ce changement.

Une légère brise passait à travers les branches des arbres; les ormes et les peupliers chuchotaient avec elle et se laissaient doucement agiter et caresser.

Le galop rapide d’un cheval rompit brusquement le silence de cette nuit solitaire.

Bientôt après, le cheval lui-même paru., descendant à toute bride la côte escarpée de Villejuif et se dirigeant vers Paris.

Arrivé à la hauteur ou plutôt en face de l’arbre derrière lequel l’homme à la blouse bleue s’était embusqué, l’animal s’arrêta brusquement, comme si ses sabots se fussent subitement trouvés soudés au sol.

Le cavalier qui le conduisait, masqué ainsi que son interlocuteur, demanda d’une voix basse, mais claire:

— Passez-vous?

— J’attends, lui fut-il répondu.

— Combien?

— Sept.

— Venant d’où ?

— De la lune.

— L’heure?

— Deux.

— Le maître?

— Est venu.

— Est-ce tout?

— C’est tout.

Le cheval repartit, comme emporté par une trombe, par un tourbillon. Pourtant l’ouvrier demeura immobile derrière l’arbre qui le dissimulait, tant que le galop du cheval fut perceptible.

Lorsque la route fut devenue paisible et sûre pour lui, il ôta son masque, retira ses mains de ses poches, ou plutôt de ses pistolets, et toussant doucement:

— La Cigale! fit-il.

— Me voici, capitaine, répondit une voix mâle et de fort calibre.

La porte d’une hutte de cantonnier placée à quelques pas de là s’ouvrit, un homme en sortit. Mais pour en sortir, il se vit obligé de se courber en deux, tant sa taille était haute et sa carrure athlétique.

Cela fait, il se redressa avec un soupir de satisfaction, et, se frottant joyeusement les mains, il arriva en présence de l’ouvrier qu’il venait d’appeler son capitaine. Là, portant la main à son bonnet qui affectait une forme militaire, il le salua, la main droite au front, et se tint immobile et silencieux.

— Tu peux paraître maintenant. Tout est fini.

La Cigale ne broncha pas.

L’homme qui répondait au nom de la Cigale était un grand gaillard d’au moins six pieds français, taillé à coups de hache, toujours gêné par la quantité d’air qu’il était forcé de déplacer, embarrassé de sa largeur et de sa longueur.

Mais, comme il arrive souvent, sous cette enveloppe gigantesque, redoutable, se cachait une âme presque enfantine, nous dirions timide, si le mot de timide chez un homme n’impliquait pas un peu l’idée de lâche.

Or, la Cigale et un lâche n’avaient jamais marché dans les mêmes espadrilles, depuis une quarantaine d’années qu’il existait. Sa physionomie intelligente et rusée, ses yeux gris et comme percés avec une vrille, ses cheveux et sa barbe fauves comme la crinière d’un lion; puis, brochant sur le tout, un teint bistré, couleur de brique, composaient un singulier ensemble.

Il y avait dans cette nature-là quelque chose qui vous attirait et vous repoussait à la fois.

Son costume, celui des débardeurs et déchargeurs des ports: bourgeron et pantalon gris, casquette sans visière, faisait admirablement ressortir la vigueur herculéenne d’un torse taillé d’après l’antique.

En somme, ce bon monsieur la Cigale était un petit camarade qu’il valait mieux avoir pour ami que pour ennemi.

L’ouvrier le laissa quelques instants dans son attitude de chien qui craint d’être fouetté par son maître, puis:

— Pourquoi es-tu venu ici, malgré mes ordres? lui demanda-t-il d’une voix sévère.

L’autre changea de position, baissa la tête, et ne trouva rien à répondre.

Une particularité dans ce pauvre mastodonte, c’est que, pour peu que la moindre émotion vînt le saisir, il était obligé de retourner sept fois sa langue dans sa bouche pour ne pas bégayer, ou tout au moins pour ne pas lâcher une bêtise, une énormité.

— Ne suis-je plus le maître auquel on obéit sans réfléchir, continua l’ouvrier sur le même ton, ou bien me prend-on pour un enfant qui ne saurait marcher sans lisières?

— Pardon... je... je... je croyais bien faire, murmura le pauvre diable d’une voix piteuse.

— Tu as eu tort. Tu m’as désobéi. La première fois que cela t’arrivera, je t’en avertis, toutes relations cesseront entre nous. Je ne te considérerai ni plus ni moins que mes autres... subordonnés.

— Oh! mon... mon capitaine!

— Ne m’appelle pas capitaine... Ici, je ne suis que Passe-Partout, ton camarade.

— Oh! mon cap...

— Encore!

— Je ne peux pourtant pas vous laisser risquer votre peau à tout bout de champ, sans m’en mêler, grommela-t-il comme un dogue qui se révolte.

— Quel danger courais-je, imbécile?

— Suffit, dit l’autre d’un air satisfait, vous m’appelez...

— Tu.

— Comment! Tu?

— Tutoie-moi.

— Je n’oserai jamais.

— Il le faut.

— Mais...

— Je le veux! s’écria l’ouvrier avec impatience.

— Bon!... Tu... tu... tu... m’as appelé imbécile, donc tu ne m’en veux plus, mon bon Passe-Partout.

— A la bonne heure!

— Après ça, vous... tu... vous avez bien le droit de faire ce qui vous convient... Ah! foi d’homme, tant pis! je peux bien vous traiter de «mon capitaine, » mais je ne pourrai jamais vous tutoyer comme un va-nu-pied.

— Au diable! fit Passe-Partout, parle-moi comme tu l’entendras, mais n’oublie jamais que je ne suis qu’un ouvrier comme toi, ton camarade d’atelier, ton inséparable.

— Vous voyez bien que je ne peux pas me séparer de vous. C’est vous qui venez de le dire.

— Soit.

— J’ai donc bien fait de venir.

— Sans et contre mon ordre? répondit sévèrement Passe-Partout.

— Dame! oui, qu’il me semble, murmura la Cigale en baissant les yeux sous le clair regard de son interlocuteur?

— Même si je te jure que je ne te pardonnerai pas ta première désobéissance, ta prochaine indiscrétion.

— Il n’y a pas de dé... dé... désobéissance quand l’intention d’obéir y est. Il ne peut pas non plus... plus y avoir d’indiscrétion... Je suis muet comme une baleine quand il s’agit de... de... de...

Et le géant se sentit tellement ému que la fin de sa phrase ne put jamais sortir.

— Allons, allons, mulet, n’en fais qu’à ta guise, repartit Passe-Partout en se laissant toucher malgré lui par cet accent vrai. Sois prudent, seulement. Un de ces jours, tu me compromettras sans t’en douter.

— Ce jour-là, faites-moi sauter le crâne, je ne recommencerai plus.

— Ta main!

— Oh! mon... mon capitaine! — je veux dire... monsieur Passe-Partout.

— Souviens-toi que tu t’es jeté bien souvent entre la mort et moi!... Toute fausse démarche peut me coûter la vie...

— Vous voulez dire que ce n’était pas la peine de vous la sauver pour... pour...

— Pour me la faire perdre au moment où le but approche.

— Oh cela! jamais!

— Puisque tu m’as suivi malgré moi, sais-tu ce qu’est devenu Caporal?

— Tout de même. C’est un matelot fini; il ne manquera pas son coup, quoiqu’il se soit embarqué sans palan.

— Tout n’est pas dit encore! fit en hochant la tête l’homme à la blouse bleue.

— Caporal est bien fin... Soyez calme... Il ne se laissera pas genopper.

— Je compte sur lui. Mais mieux vaut faire comme si je n’y comptais pas. Regarde si mon cheval est toujours derrière la hutte.

— Il y est. Je l’ai attaché au même arbre que le mien.

— Bien. Va me le chercher.

La Cigale tenait de l’Arabe, pour qui entendre c’est obéir... quand il lui plaît d’obéir.

Ouvrant l’immense compas de ses jambes, il s’éloigna rapidement.

Passe-Partout, ou le capitaine, — nous lui conserverons ce nom ou ce titre jusqu’à plus ample information, — se débarrassa aussiôt de sa blouse, de son pantalon, de son béret. Il parut alors dans une tenue de cheval d’une élégance irréprochable.

Enlevant la perruque noire et la fausse barbe de même couleur qui le déguisaient à tous les yeux, il ne garda qu’une fine moustache coquettement retroussée.

L’ouvrier de tout à l’heure se trouva métamorphosé en un jeune élégant au visage pâle et diaphane, aux traits fins et délicats comme ceux d’une femme qui n’aurait pas encore atteint la trentaine.

L’œil seul n’avait pas changé.

C’est une chose à remarquer: tous les hommes qui, par besoin, par métier, se travestissent journellement, agents de police, espions ou voleurs, arrivent avec une habileté rare, mais concevable, à des résultats extraordinaires pour tout ce qui concerne la démarche, la tournure, la taille, le visage, même la voix; mais jamais le plus expert n’est parvenu à changer l’expression de son regard.

Il vient toujours un moment où l’homme tout entier se révèle dans son œil.

Au moment où le capitaine achevait sa transformation, ou pour mieux dire sa toilette, la Cigale reparut, conduisant deux magnifiques bêtes en bride, et tenant de la main gauche un chapeau et une cravache.

— Pourquoi deux chevaux? demanda le capitaine en sautant en selle.

— Est-ce que je ne vous accompagne pas?

— Dans cette tenue? Tu es fou.

— C’est vrai.

— D’ailleurs, ne faut-il pas que tu fasses disparaître toutes ces nippes?

— C’est encore vrai. Je suis une brute.

— Tu ne me croirais pas si je le disais, fit le capitaine avec un sourire.

— Tout de même... Et, quand j’aurai changé de peau et caché tout ça, qu’est-ce que je ferai?

— Ce que tu voudras.

— Vrai?... dit le géant avec joie; je pourrai vous suivre?...

— Tu me rejoindras... j’y consens, puisque si je n’y consentais pas, ce serait exactement la même chose.

— Pour ça, oui.

— Du reste, il est possible que j’aie besoin de toi.

— Bon!... vous pouvez démarrer... Je serai bientôt dans vos eaux... là-bas, n’est-ce pas?

— Oui.

— Est-ce que vous ne prenez pas d’armes sur vous?

— J’ai des pistolets.

— Faudra avoir un revolver; ça vaut mieux.

— Allons, adieu. Ne tarde pas trop... et surtout sois prudent. Il y va de ma liberté, peut-être de ma vie.

— Bon! vous pouvez vous en aller.

Le jeune homme lui fit un dernier signe de tête amical, tendit la main et s’éloigna,au grand trot, dans la direction de la barrière d’Italie ou de Fontainebleau, ainsi qu’on la nomme plus ordinairement.

— On veillera au grain, murmura à part lui le géant tout en s’occupant de la disparition des différents vêtements laissés par son capitaine.

Après en avoir fait un paquet qu’il attacha à l’arçon de sa selle, il siffla un petit air de bravoure, jeta un dernier regard de précaution pour explorer les environs, et ne voyant rien de suspect, il se mit en selle.

Peu d’instants après il galopait vers Paris.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le départ de la Cigale, que le branchage d’un des arbres de la route s’entr’ouvrit, une tête pointue comme celle d’un renard s’avança, examina les environs; puis un corps suivit la tête pointue, et le tout dégringola lestement jusqu’à terre.

Là, cette étrange réduction de l’espèce parisienne, tenant un peu de l’homme et beaucoup du singe ou du renard, comme nous l’avancions plus haut, un voyou de la plus laide venue se mit à ramper jusqu’à la hutte du cantonnier, tout en prenant certaines précautions et en bredouillant entre ses dents:

La cigale ayant chanté tout l’été, Se trouva fort dépourvue Quand la bise fut venue,

Puis, sans être obligé de se baisser comme le géant dont il raillait le nom, pour entrer dans ce pauvre taudis, l’enfant, le gnome, l’être curieux que nous venons de mettre en scène, tira de sa poche une boîte d’allumettes, en frotta une contre le sol, y mit le feu, et, s’orientant, il se dirigea rapidement vers une sorte de judas pratiqué dans la hutte, en face de l’entrée.

— Ça y est, pensa-t-il. Attendons.

Mais il n’attendit pas longtemps.

Un léger bruit se fit entendre derrière la hutte, et une main gantée, petite, aux doigts longs et fins, passa à travers l’ouverture formée par le petit judas.

La main tenait un louis.

Le gamin le prit tout en murmurant:

— Excusez.... plus que ça de chic..., un jouvin de duchesse qui vous tend un jaunet. Nous sommes donc dans le grand monde?

La main se retira.

Il reprit plus haut, mais pourtant avec précaution:

— Est-ce vous, m’sieur Benjamin?

— Oui, répondit une voix douce et ferme à la fois.

— Vous avez vu?

— Tout.

— C’est-il votre affaire?

— Que t’importe? Je te paye.

— Juste comme de l’or. Vous n’avez plus besoin de rien!

— Si.

— De quoi? Allez-y au même prix, je vous appartiens. Vous n’avez qu’à parler. Qué qui vous faut?

— Ton silence.

— Motus, n, i, ni, c’est fini.

— Et ton sommeil.

L’enfant se jeta sur un lit de feuilles sèches et poussa un ronflement des plus sonores.

Alors, un jeune homme mince, fluet, à la mine efféminée mais résolue, quitta l’embuscade où il se tenait derrière la hutte, et la tournant se dirigea vers la grande route.

La lune jetait une clarté blanche et rayonnante.

Le jeune homme se vit forcé de passer devant la porte du taudis.

L’enfant, ronflant toujours, ouvrit un œil.

Le jeune homme, dans sa précipitation, accrocha le haut de son chapeau à une branche. Le chapeau tomba; en même temps, une longue et abondante chevelure d’un noir de jais se déroula sur ses épaules.

En un tour de main, les cheveux reprirent leur tournure masculine et le chapeau fut remis en place; puis cheveux et chapeau disparurent.

Mais si rapide que fût l’action du nouveau-venu ou de la nouvelle-venue, qui s’éloignait en si grande hâte, le gamin eut le temps de tout voir et de crier:

— Hé ! m’sieur Benjamin! vous perdez vot’ chignon.

Ne recevant pas de réponse, il ouvrit les deux yeux, les referma, se fit la nique à lui-même, faute de pouvoir la faire à d’autres, et après s’être souhaité une bonne nuit le plus tendrement possible, il s’endormit sur son lit de feuillage et de terre sèche comme sur un duvet de roi.

II

Table des matières

Un enlèvement qui n’est pas ee qu’il parait être.

La demie sonnait à l’horloge du chemin de fer d’Orléans, boulevard de l’Hôpital.

Une voiture, venant de la place de la Bastille, après avoir traversé le pont d’Austerlitz et la place Valhubert, enfila au grand trot le boulevard de l’Hôpital, tourna la rue Poliveau et s’arrêta à l’angle formé par cette rue et celle du Marché-aux-Chevaux.

Les personnes que contenait cette voiture aux allures aristocratiques avaient probablement à se dire les derniers mots d’une conversation sérieuse et commencée depuis longtemps, car quelques minutes s’écoulèrent avant que la portière ne s’ouvrît.

Enfin un jeune homme élégamment vêtu en descendit.

Le cocher, obéissant à un mot d’ordre donné d’avance, abrita ses chevaux dans une encoignure sombre et se tint coi sur son siège, comme tout automédon de bonne maison doit faire en face d’une gelée blanche.

Cependant notre jeune homme, enveloppé dans un pardessus de couleur foncée, dont le collet relevé garantissait et défendait son visage contre les regards indiscrets et le froid piquant de la nuit, notre jeune homme s’enfonça à grands pas dans la rue du Marché-aux-Chevaux, en maugréant et pestant tout bas.

Les rues de ces quartiers éloignés du centre vivant de Paris sont encore aujourd’hui telles qu’elles étaient au moyen âge, étroites, mal bâties, plus mal pavées, sans air et sans soleil, privées de trottoirs et constamment boueuses.

La rue du Marché-aux-Chevaux surtout, habitée en grande partie par des carrossiers, des marchands de vin au détail et de pauvres hères appartenant à la classe la plus infime de la population, peut passer, été comme hiver, pour un véritable cloaque.

Cependant le jeune homme dont nous parlons, tout en jurant contre l’acuité des cailloux qui déchiraient ses bottes aux semelles fines et peu accoutumées à un pavé aussi rocailleux, s’orientait et se dirigeait vers une maison de misérable apparence.

L’adresse avec laquelle il évitait les flaques d’eau ou les tas de boue fétide qui se rencontraient à chaque instant sous ses pas, l’assurance avec laquelle il saisit le marteau rouillé d’une petite porte vermoulue, et le coup violent qu’il frappa, prouvaient clairement qu’il n’était un nouveau-venu ni pour le pavé, ni pour le marteau.

Il était attendu sans doute, car la porte s’entr’ouvrit aussitôt, et à travers l’entrebâillement passa la tête d’une vieille femme, si femme peut s’appeler l’être informe et hideux auquel cette tête appartenait.

Des yeux sans couleur précise, dont l’un tirait à hue et l’autre à dia; un nez aux cartilages rutilants, une bouche remplaçant des dents absentes par un sourire de danseuse sans emploi, un triple menton retombant sur des appas qui avaient dû exister quinze ans auparavant, mais qui, soit fatigue, soit maladie, avaient déserté leur immodeste séjour, le tout surmontant une masse ambulante de chairs fanées, haute de cinq pieds quatre pouces: — voilà ce que possédait l’aimable créature qui vint ouvrir à notre inconnu.

— Est-ce vous, m’sieu Olivier? fit-elle d’une voix douce comme le dernier cri d’une scie en travail.

— Oui.

— Voyons ça! voyons ça!... Approchez voir. Et elle levait à la hauteur de son visage l’âme d’une lanterne sourde.

— Qui diantre voulez-vous que ce soit? répondit brusquement celui que la vieille venait de nommer Olivier; et, tout en répondant, il rabattait la lanterne de façon à ne pas laisser voir son visage.

— Dame! est-ce que je sais, moi? Jusqu’au jour d’aujord’hui vous n’avez pas voulu tant seulement me montrer le bout de votre nez.

— Ce n’est donc pas la peine de chercher à me reconnaître, dit Olivier en souriant avec ironie.

— Vous êtes ben dur pour le pauvre monde m’sieu Olivier... Et pourtant, Dieu sait si je vous suis dévouée... Sans moi la petite...

— Pas de sentiment. J’ai de quoi augmenter votre dévouement dans ce portefeuille,.. Thérèse est-elle prête?

— Parbleure! oui. Elle s’est habillée en rechignant, en faisant des manières pas vrai; mais ces jeunesses, ça n’a pas la science infuse, c’est si bête!... Ça ne comprend pas qu’il n’y a qu’une chose au monde, l’argent... Ça parle de vertu, de bonne renommée, jusqu’au jour où, va te promener! ni vu ni connu je t’embrouille, et la danse commence... C’est cinq cents francs, vous savez?

— Les voici...

Et Olivier tira d’un portefeuille un billet de banque.

L’infâme vieille ne lui laissa seulement pas le temps de le lui tendre; elle fondit sur la main du jeune homme, prit l’argent, le mit dans sa poche avec un grognement de satisfaction, et ne remercia même pas, tant elle tenait à prouver sa vénération pour la Banque de France.

Olivier se recula avec dégoût pour que les doigts crochus de son interlocutrice n’effleurassent pas l’extrémité de sa main gantée.

— Il n’y a pas d’offense, grommela-t-elle... Entrez-vous?

— Non; prévenez.

— La petite?... Bon! elle est toute prévenue... Elle vous attend depuis longtemps déjà.

— Alors faisons vite. Priez-la de descendre.

— Sacr... Pardon!... mais vrai, là ! vous êtes d’un vif, mon bon m’sieu Olivier, reprit la vieille sans bouger de place; ce n’est pas sans peine, allez que j’ai réussi.

— Bien! bien!

— Avec ça que la petite...

— Dites: mademoiselle Thérèse! fit Olivier impatienté.

— Oh! je veux bien... Avec ça que la petite mamz’elle Thérèse ne savait pas plus ce qu’elle voulait que la chatte d’en face. D’abord c’était oui... ensuite, non... Il a fallu voir quand je lui ai apporté les frusques, et qu’elle a dû entrer dans ce beau domino farci de dentelles noires... Ah! ouiche! saint bon Dieu! un vrai déluge de Niagara! quoi! J’en ai mouillé deux mouchoirs... mais je ne vous les compterai pas... C’est réglé, c’est payé... le blanchissage compris...

— Avez-vous fini?

— Faut bien que je vous dise, pour que vous sachiez sur quel pied danser avec elle... Ne la brusquez pas, hein! Foi de vraie femme... c’est innocent comme la brebis qui vient de naître... Parole d’honneur! c’est bien la première fois que ça se voit chez moi...

— Taisez-vous donc, ou tout au moins parlez plus bas.

— Oh! il n’y a pas de danger... la petite ne se doute pas que...

— Maudite bavarde!

— Enfin, suffit. Elle ne connaît que cette entrée-là... et, vous le voyez, maison honnête, mon enseigne le dit assez: Rose Machuré, revendeuse à la toilette, fait dans le neuf et dans le vieux, achète les reconnaissances du Mont-de-Piélé et...

— Au diable! Voulez-vous monter chez elle, ou je monterai, moi?

— Faut que je vous dise... Après avoir pleuré comme une Madeleine, sans raison pour ça, ma foi! la pet... non, mam’zelle Thérèse s’est décidée. Domino, masque et gants noirs... gants noirs, remarquez, on sait son monde! Si ça avait été une baladeuse de la Chaumière, je lui aurais collé des gants blancs nettoyés... mais...

— Allez toujours, dit Olivier, qui rongeait son frein, mais qui, réflexion faite, voulut entendre jusqu’au bout le verbiage de Mme Rose Machuré.

— Oh! ce ne sera pas long. J’ai mes affaires aussi, moi; tout le monde les a... Enfin, quoi!... elle est prête et mise comme une princesse en goguette. Ça m’a donné un mail... mais ça y est. Vous pouvez vous flatter d’avoir la main heureuse, m’sieu Olivier! Il n’y a pas moyen de trouver plus sage et plus rangé. Vous me recommanderez à vos amis et connaissances, pas vrai?

— Avez-vous tout dit?

— Pour ce qui regarde mam’zelle Thérèse? à peu près... mais- pour vous, m’sieu Ollivier, si j’ai un conseil à vous donner...

— Mère Machuré, gardez vos conseils et retenez bien ceci: Mlle Thérèse est une jeune fille pour laquelle je professe le plus grand respect...

— Du respect!... au bal de l’Opéra! ricana la vieille.

— Si je l’ai amenée dans votre immonde taudis...

— Allez toujours... c’est réglé, c’est payé, les injures compris...

— Dans votre immonde taudis, répéta Olivier, c’est qu’il me fallait dépister de redoutables limiers acharnés à sa poursuite.

— Ah bah! si j’avais su...

— Aujourd’hui qu’on a perdu sa trace, aujourd’hui qu’il n’y a plus de danger pour elle, même dans vos indiscrétions, je veux bien vous prévenir de ceci:

— Voyons, voyons.

— Oubliez que vous l’avez logée.

— Nourrie et blanchie quinze jours durant...

— Oubliez son nom, tout faux qu’il soit.

— Ah! elle ne s’appelle pas... de son nom?

— Perdez la mémoire de mes visites et de nos relations...

— Hum! c’est difficile...

— Et dans six mois... peut-être même avant six mois, vous recevrez une somme égale à celle que je viens de vous remettre...

— Bon saint Jésus! c’est-il possible?

— Sinon... Attendez-vous à tous les dangers, à tous les malheurs!...

— Je suis une honnête femme!... fit la mégère en se redressant. Je ne crains rien... Oui dà !... c’est qu’on est en règle avec l’administration, m’sieu Olivier.

— Vous vous attirerez la haine de gens plus puissants que... mais vous êtes avertie... Je vous en ai dit assez.

— Parbleure! on se taira. Dès qu’il y a un billet de femelle...

— Hein?

— Un billet de cinq au bout de mon silence, il n’y a pas de danger que je lâche un mot...

— Et maintenant... allez me chercher Mlle Thérèse.

— Qui n’est pas plus Thérèse que mon œil. On y va... on y va...

Et Mme Machuré, laissant sa porte entrouverte, rentra dans le corridor borgne qui précédait un escalier boueux, à peine éclairé par une veilleuse à demi éteinte.

— Ah! madame la duchesse, si vous ne me teniez pas pieds et poings liés, je sais bien qui ne se chargerait pas de pareilles corvées, murmura Olivier, tout en frappant du pied avec impatience... Si jamais je suis libre... si jamais je...

Mais il eut sans doute peur d’être entendu, car, sans achever la phrase commencée, il jeta un regard soupçonneux autour de lui, et se mordit les lèvres jusqu’au sang, de regret d’avoir laissé échapper ce peu de mots.

L’absence de la Machuré ne fut pas de longue durée. Elle reparut peu d’instants après, suivie d’une jeune femme enveloppée dans un large manteau noir, un loup à barbe de dentelle sur le visage et laissant voir sous son manteau la jupe ou plutôt le bas d’un domino.

Elle tremblait et semblait ne suivre qu’à regret la Machuré, qui éclairait le corridor à l’aide de sa lanterne sourde.

Le jeune homme s’élança vers la jeune fille.

— Venez, lui dit-il, en lui offrant son bras, le temps nous presse.

La jeune fille prit le bras qu’on lui offrait, mais l’émotion fut plus forte que sa résolution, et elle fut forcée de s’arrêter.

— Vous tremblez... vous frissonnez... De grâce, rassurez-vous!... Appuyez-vous sur moi... vous n’avez rien à craindre!

— Mon Dieu! fit-elle d’une voix douce et suppliante... je vous demande pardon... je devrais être rassurée près de vous... je devrais me réjouir de quitter cette triste maison.

— Merci pour moi, grogna la vieille.

— Mais, reprit celle à qui nous donnerons encore le nom de Thérèse, ce costume, ces vêtements que je porte pour la première fois, cette solitude, l’heure à laquelle je me trouve près de vous!...

— Veut-elle pas aller voir M. Musard, chez lui, dans la matinée? continua la Machuré.

— Tout cela fait que je me demande si je suis bien éveillée...

— Faut-il la pincer? demanda la vieille à Olivier.

— Te tairas-tu sorcière!...

— Oh! là ! là !

— Mademoiselle, ajouta Olivier... prenez mon bras et soyez sûre que c’est celui d’un ami.

— Connu! fit la Machuré.

— Où me conduisez-vous?

— Une voiture vous attend, et dans cette voiture...

— Tiens! ils ne seront pas seuls! Quel crétin! pensa la vieille.

— Et dans cette voiture? demanda Thérèse.

— Vous verrez quelqu’un, dit Olivier en souriant, qui chassera vos dernières hésitations... quelqu’un que vous serez heureuse de connaître.

— Allons! puisqu’il le faut...

— En v’là des manières! grommela la vieille... Allons! bon voyage, ma mignonne... Le premier pas est fait... Il n’y a que celui-là qui coûte... Allez jusqu’au bout... Soyez bien gentille... Fiez-vous à m’sieu Olivier qu’est un brave jeune homme et une bonne paye... Soyez heureuse, il n’en sera ni plus ni moins. Je connais ça... Et n’oubliez pas la maman Machuré, qui s’est mise en quatre pour votre service... quoi!

— Sorcière damnée! s’écria Olivier, en faisant un mouvement de menace vers elle.

Mais celle-ci ne l’attendit pas, elle se hâta de rentrer dans sa maison, et à travers la porte on l’entendit encore souhaiter bonne chance au jeune couple, de sa voix rogommeuse et pleine de ricanements.

— Je me sens mourir, murmura faiblement la jeune fille en s’appuyant contre le mur pour ne pas tomber; les odieuses paroles de cette femme...

— Du courage, mademoiselle, ayez foi en ma promesse.

— Si vous me trompiez, monsieur Olivier, reprit-elle tristement; si cet intérêt que vous me témoignez cachait un piège!

— Je vous pardonne ce doute, mademoiselle; la démarche que vous faites en ce moment est grave; vous allez vers l’inconnu, rien de plus naturel que votre émotion et votre anxiété. Je vous le répète: toute votre vie, tout votre avenir dépendent de cette nuit; connaissant mieux que vous l’influence terrible qu’elle aura, je comprends vos hésitations et vos appréhensions. Sans le savoir et sans qu’il me soit permis de vous donner une explication plus claire, vous allez jouer une partie formidable, dans laquelle vous vous trouvez engagée depuis le jour de votre naissance.

— Oh! mon Dieu! que m’apprenez-vous là ! N’ai-je pas eu une existence assez misérable jusqu’à ce jour?... Me faudra-t-il plus tard regretter ce passé qui m’a paru si rude?

— Je ne dis par cela, mademoiselle, mais je suis chargé de vous préparer aux situations violentes dans lesquelles vous mettrez le pied cette nuit. Ne redoutez, pas cependant la première rencontre que vous allez faire! Attendez-vous à une joie suprême, à une de ces joies qui épanouissent.

— Une joie?... laquelle?

— Dans peu d’instants, vous ne m’interrogerez plus. Soyez forte; réunissez toute votre énergie et préparez-vous à me dire: Olivier, merci; je vous dois l’heure la plus douce de ma vie!

Il y eut un court silence.

Les deux jeunes gens, immobiles en face l’un de l’autre, se considéraient avec une expression intraduisible, expression de pitié sympathique de la part d’Olivier, d’espérance et de crainte de la part de la jeune fille.

Peu à peu, le calme se fit dans l’âme de cette dernière, et d’une voix ferme:

— Monsieur Olivier, lui dit-elle, jusqu’à présent je vous ai trouvé bon, dévoué, sincère, partons! Où vous me menerez, j’irai. Partons; j’ai foi en vous.

— Venez.

Et Olivier l’entraîna en murmurant à part lui:

— Pauvre et belle enfant!... Ah! duchesse! duchesse!... vous ne briserez pas celle-là comme vous avez brisé les autres... J’ai obéi pour les autres... Mais foi de... foi de gentilhomme! pour celle-ci, je ne vous obéirai pas. Je crois même que, s’il le faut je mettrai des bâtons dans vos roues.

Et tous deux, l’un soutenant l’autre, descendirent lentement la rue, côte à côte, sans prononcer une parole, sans même se regarder.

Pour la première fois, ce jeune homme se sentit ému près de cette jeune fille, que peut-être, à son insu et contre son gré, il poussait vers un abîme.

Il rougissait du rôle qu’il venait de jouer, sans se rendre compte si ce rôle était celui d’un bon ou d’un mauvais ange.

Arrivé au coin de la rue Poliveau, Olivier fit arrêter la jeune fille et, lui montrant la voiture:

— C’est là ! fit-il; soyez courageuse.

Thérèse avança sans répondre.

— Montez, mon enfant, dit une voix calme et douce, une voix de femme.

Thérèse entra dans la voiture.

— Madame, s’écria alors Olivier s’adressant à une dame d’un certain âge dont les traits, encore très-beaux, exprimaient une bienveillance pleine de charme; madame, je vous amène ma sœur.

— Venez, ma fille, dit la dame en ouvrant ses bras à la pauvre enfant, qui, à ces mots inattendus à ce choc violent, perdit connaissance et n’entendit même pas Olivier qui ajoutait d’un ton de doux reproche:

— Vous ai-je menti, Thérèse?

Sans qu’il fût besoin de faire un signe au cocher, sans qu’on lui eût donné d’ordre ni d’adresse, celui-ci enveloppa ses chevaux d’un coup de fouet qui les fit partir ventre à terre.