Les réfugiés du havre - Bernadette Marcoux - E-Book

Les réfugiés du havre E-Book

Bernadette Marcoux

0,0

Beschreibung

En juin 1940, une mère doit fuir la ville du Havre avec ses 3 enfants pour échapper à l’armée allemande, alors que son mari est sous les drapeaux. Elle trouve refuge dans un village du Cotentin où ils vivent en sécurité. Elle ne pouvait pas s’imaginer que, 4 ans plus tard, le débarquement des alliés aurait lieu dans cette région. Le 6 juin 1944, la famille se trouvait à Vire, ville martyre. Comment s’en sortir indemne ?

À PROPOS DE L'AUTRICE


Du Havre, Bernadette Marcoux raconte l’histoire de son exode dans "Les réfugiés du Havre". Elle le fait en témoignage pour ses petits-enfants et les jeunes générations. Elle rend hommage à sa mère et à toutes ces femmes qui ont dû élever leur progéniture seules en temps de conflit.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 485

Veröffentlichungsjahr: 2024

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Bernadette Marcoux

Les réfugiés du Havre

© Lys Bleu Éditions – Bernadette Marcoux

ISBN : 979-10-422-1816-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

En hommage à mes parents, toujours si présents et attentifs.

À mes frères et sœurs qui ont vécu ces périodes avec moi.

À mes enfants, mes petits-enfants et arrière-petits-enfants,

qui veulent savoir…

Nous étions si bien dans le nid douillet que nos Parents avaient fait dans la petite maison de la rue des Sauveteurs, près de la plage, dans la ville du Havre !

Maman était jeune et jolie, elle nous emmenait à l’école en nous chantant :

Mignonnette, gentillette, le cœur très content,

Peu frivole, vers l’école s’en va fort gaiement !

Après l’école, on aimait bien goûter en marchant dans les petites vagues !

Le soir, tous les cinq autour de la table ronde de la cuisine, nous mangions la soupe en racontant nos histoires d’écoliers !

Le dimanche, nous nous promenions boulevard Maritime, au bord de la mer, avec nos Parents. Nous courions devant eux en poussant nos cerceaux !

Les soirs d’été, nos parents s’asseyaient dans leur fauteuil de chaque côté de la fenêtre, pour se reposer un peu tandis que nous nous endormions. La fenêtre était ouverte, et nous entendions des bruits venant de la plage !

Pendant les vacances d’été, il faisait si bon à Montivilliers, dans la maison des vacances !

Le soleil brillait sur la campagne !

Nous étions si bien. Nous vivions une belle enfance.

Pourquoi ce matin de septembre, pendant les vacances, les sirènes ont-elles lancé leur son strident jusqu’au fin fond de la campagne ?

Et tout le monde s’est mis à crier : c’est la GUERRE !

Et nous ne sommes jamais revenus à Montivilliers en vacances !

Pourquoi la guerre nous a-t-elle fait quitter tout cela un jour d’été de 1940 ?

Et pourquoi nous a-t-elle privés de notre papa quand nous en avions le plus besoin ? Nous sommes restés trois longues années sans le voir !

Tout cela est resté gravé, à jamais, dans nos mémoires !

Il suffit que je ferme les yeux, et j’ai neuf ans…

Montivilliers 1939

Pour moi, c’est là que tout a commencé… Cet été-là ! Je m’y revois comme si c’était hier…

Nous voici dans notre petit chemin de campagne, avec nos bagages. À peine, posons-nous les pieds sur son sol de terre et de petits cailloux, que l’enchantement des vacances commence !

Les graviers craquent sous nos pas, le soleil filtre à travers la voûte du feuillage qu’un léger souffle de vent fait bruisser.

Les églantines étalent leurs larges corolles sur les grilles des jardins, et les roses embaument sur notre passage. Je veux sentir d’un peu plus près, mais ça dérange tout un monde de papillons et d’abeilles.

En ce début d’après-midi, il fait chaud, le vent est doux, la campagne est calme et sereine. On se sent si bien que, tout en marchant, chacun se tait, respire, regarde, admire…

Cette année, mon petit frère a quatre ans et demi, il n’est plus dans sa poussette et maman en a profité pour y poser une partie des bagages. Il court devant nous, il revient à toute vitesse dès qu’il entend des aboiements.

Le chien méchant est toujours là ! Il ne nous fait plus peur, nous ne passons tout de même pas trop près de son jardin !

Il faut dire que c’est la troisième année que nous venons ici !

Nous habitons au Havre, rue des Sauveteurs, en face de la plage où nous allons presque tous les jours, pour jouer et nous reposer sur le sable ou sur les galets selon l’heure des marées.

Lorsque le soleil devient trop chaud pour rester tout l’après-midi sur le sable, nous partons à la campagne, ici, à Montivilliers, où nos parents louent une petite maison pour les mois d’août et septembre.

Nous sommes trois enfants : Jacques, le plus jeune avec ses quatre ans, Thérèse, ma petite sœur de sept ans, brune aux cheveux longs et bouclés, elle porte une petite robe fleurie sans manche, ses pieds nus sont chaussés de sandales. Et moi, Nadette, neuf ans, même robe et mêmes sandales, mais cheveux châtains, courts et plutôt raides, une frange sur le front.

D’abord, nous longeons les jolies maisons fleuries, puis ce sont les champs où des vaches font la sieste, et les champs où des ouvriers travaillent. Une agréable odeur de foin vient s’ajouter aux flagrances des fleurs et de l’herbe fraîche, quel bonheur de respirer cela !

Nous faisons une petite pause devant la ferme pour dire bonjour aux vaches, et aussi à la fermière si elle est dehors.

— Bonjour, bonjour, les vaches, préparez-nous du bon lait… à demain les vaches.

Nous n’avons pas vu la fermière.

Il y a des buissons de ronces partout, les mûres seront noires et juteuses dans un mois, il y en aura beaucoup, j’espère que les abeilles qui sont en train de butiner vont nous en laisser un peu. Nous aurons du travail pour cueillir tous ces fruits, et maman pour faire la gelée.

Quel plaisir de se retrouver ici ! C’est curieux de revenir dans un endroit un an après. Tout ce que je regarde : les jardins, les champs, les arbres… j’ai l’impression de les avoir rêvés !

Enfin, nous arrivons. Nous entrons dans un grand jardin, il faudrait plutôt dire un champ, on n’en voit pas le bout ! Il y a des pommiers, une balançoire, des moutons, beaucoup de fleurs éclatantes de couleurs, des oiseaux, des papillons. Pas de chien, heureusement, car nous avons amené « Carmousse », le chat que grand-père nous a donné.

La maison est plus petite que celle des autres années. Pour y entrer, il faut monter des marches. Sous le perron, il y a la porte du sous-sol.

On entre directement dans la cuisine, elle est spacieuse. La grande cuisinière plaît tout de suite à maman, ainsi que la grande table avec des bancs de chaque côté.

Il y a un bel évier avec l’eau courante au-dessus !

À côté se trouve une autre pièce plus grande, la salle à manger, avec des chaises paillées fragiles, un très beau buffet, une grande cheminée avec des traces de suie. Près de la fenêtre, deux grands fauteuils recouverts de tissu fleuri nous ouvrent leurs bras, mais maman nous arrête :

— Nous ne sommes pas là pour salir le mobilier, dit-elle, nous prendrons nos repas dans la cuisine, je n’ai pas envie de passer mes vacances à faire du ménage.

À l’étage se trouvent deux chambres, la première avec un grand lit de parents, la deuxième avec deux petits divans, un lit à barreaux pour mon frère, des fauteuils à notre hauteur !

Il n’y a pas de salle de bains, et les toilettes sont au-dehors.

Les volets fermés ont entretenu une agréable fraîcheur partout.

Nous avons vite fait de nous installer : le linge et les vêtements dans les armoires, les provisions dans les placards de la cuisine. Les livres, les jeux et le nécessaire pour les devoirs de vacances trouvent place sur des étagères qui ont l’air d’être là exprès. Maman range aussi ses accessoires de couture, qu’elle emporte toujours avec elle.

Les ballons et les filets à papillons iront dans le sous-sol.

Maintenant, nous pouvons courir vers la balançoire, évidemment, c’est celui qui court le plus vite qui est dessus en premier. Je suis la plus grande, mais ce n’est pas justement moi qui cours le plus vite !

Papa est avec nous pour ses deux semaines de congés payés. Ensuite, il ne sera là que le soir, et le week-end.

Je dois dire que j’arrive avec ma coqueluche, elle est presque finie, mais quand même, c’est désagréable de tousser en vacances ! Ma sœur et mon frère ont guéri avant de venir.

Pour me soigner, maman prend un gros navet, elle fait un trou dedans, pose le légume au-dessus d’un bol, et le remplit de sucre candi. Le sucre en fondant, se mêle au jus du navet qui coule doucement dans le bol, et fait un excellent sirop qui calme les quintes de toux.

Je crois que j’ai été assez vite complètement guérie.

Maman s’installe souvent à la table du jardin où elle lit ou tricote en chantant, elle coud des tabliers pour la prochaine rentrée. Elle fait toujours beaucoup de choses, même en vacances.

Assis près d’elle, nous faisons des découpages, et un peu de devoirs de vacances. Elle joue avec nous parfois aux petits chevaux, elle nous raconte des histoires, elle nous apprend beaucoup de chansons, elle nous parle de son enfance :

Ses trois sœurs et elle, étaient les « quatre dernières » d’une famille de « dix-huit » enfants. Tout le monde les appelait ainsi. Lorsque quelqu’un demandait de leurs nouvelles, c’était :

— Comment vont « les quatre dernières » ?

Si elles manquaient de chaussures pour aller à l’école, le Directeur écrivait :

— Pourquoi vos « quatre dernières » ne sont-elles pas en classe ?

Alors, le bureau de bienfaisance donnait des « galoches » pour les « quatre dernières ».

Maman, ça la fait rire de nous raconter cela, mais à dix ans elle était très blessée de ne pas avoir de chaussures !

Nos « quatre dernières » habitaient au Havre, chez leurs parents, près des bassins intérieurs. Bien entendu, personne n’avait le temps de les emmener à la plage, et elles n’avaient pas de jouets.

Cependant, elles ne s’ennuyaient pas.

Toutes les quatre, avec leurs voisines, fabriquaient des petits bateaux de papier qui voyageaient dans le ruisseau, vers des pays imaginaires et merveilleux !

Elles faisaient des moulins en brindilles de bois, dont les ailes tournaient dans le même ruisseau. Elles jouaient à la marelle sur le trottoir devant leur maison.

Elles faisaient des toupies avec des bouchons et des allumettes !

Elles jouaient à cache-cache dans la rue.

Elles faisaient des bulles de savon, en se servant de macaronis en guise de pipes.

Maman ajoute qu’elles auraient aimé courir après un ballon sur la plage, ou plonger dans les vagues. Parfois, un grand frère les emmenait ! Cela faisait quelques heures de fête pour les « quatre dernières ». Mais c’était rare.

Nous, nous avons des petites pipes blanches pour faire des bulles de savon ! Pour ce jeu, nous devons nous éloigner, parce que parfois les bulles s’envolent très haut, mais il arrive qu’elles éclatent tout de suite et tachent, en retombant, le tricot de maman ou son journal.

Nous avons amené nos filets à papillons, on en voit beaucoup ici, ils sont superbes, chatoyants de couleurs, leurs ailes semblent de velours. Nous courons après, mais nous ne sommes pas assez adroites pour les attraper.

— Si tu en attrapes un dans ton filet, que vas-tu en faire ? demande papa.

— Je vais le regarder de tout près, pour bien voir ses couleurs, puis je vais le relâcher.

Papa en prend un délicatement, entre deux doigts, et veut me le donner. Mais il bouge pour s’échapper, et je n’ose pas y toucher. Ma sœur regarde de près aussi, mais réagit comme moi.

Alors, papa le dépose sur un pétale de fleur !

Les moutons ont peur de nous, il n’y en a qu’un qui se laisse toucher. Sa laine est douce et… sale. Mon petit frère voudrait bien les caresser, mais il court trop vite après eux et ils se dispersent en bêlant désespérément.

Je suis perplexe en les regardant. Comment peut-on les tondre sans leur faire de mal ? Et comment peut-on transformer leur laine tout emmêlée et tachée, en laine douce comme celle de nos gilets ? C’est un vrai mystère !

Tout au bout de notre champ, il y a une cressonnière alimentée par une source.

Papa nous y emmène pour voir le cresson. Puis, il attrape une grenouille ! Il avait pris un petit panier pour la ramener :

— Qu’allons-nous faire d’elle, papa ?

— Nous allons la mettre dans un bocal très large, avec juste ce qu’il lui faut d’eau. Je vais lui fabriquer une échelle.

— Une échelle ? Pour quoi faire ?

— Quand il fera beau, elle montera en haut de l’échelle ! Elle sera notre baromètre, et si elle veut s’enfuir, elle le pourra.

Que lui donnons-nous à manger, je ne sais plus, mais je sais que nous l’avons apprivoisée. Nous la mettons sur la balançoire, et elle se laisse balancer, tout doucement, sans se sauver ! Puis, nous la remettons dans son bocal.

Nous allons à la source chercher des bouteilles d’eau, de temps en temps avec papa et maman. Nous mettons nos bras dessous, c’est froid !

L’eau qui coule fait une large flaque au sol, puis elle forme un petit ruisseau. Les enfants que nous rencontrons y jouent pieds nus en s’éclaboussant. Maman refuse que nous en fassions autant :

— C’est trop froid. Vous aurez mal à la gorge.

— On est au mois d’août, dit papa.

— L’eau est froide quand même. À la plage, c’est différent.

Elle a toujours peur qu’il nous arrive quelque mal, aussi nous ne faisons ni vélo, ni patins à roulettes, ni baignade à la piscine. Heureusement qu’il y a la plage !

Le matin, ma sœur et moi allons à la ferme chercher le lait, parfois du beurre et de la crème. Nous sautons comme des cabris, grimpons sur les talus, mangeons des mûres, suçons des brins d’herbe, donnons des coups de pied dans les graviers, en un mot, nous faisons les petites folles, sauf en passant devant la maison du chien-loup, où nous allons à… pas de loup !

Lorsque nous ramenons de la crème, c’est bien tentant de soulever le papier pour tremper un doigt dans le pot. Nous ne le faisons pas… ou pas beaucoup !

Un jour, la fermière nous a fait entrer dans la laiterie. Nous avons vu comment elle faisait la crème et le beurre. Le lendemain, Jacques a voulu venir avec nous pour voir, lui aussi, le miracle du lait transformé.

J’aime bien m’asseoir sur la balançoire, je commence doucement à me balancer, je m’invente des histoires, je suis quelqu’un d’autre. Je rêve : je suis peut-être le « chat botté » ou alors, j’ai les « bottes de sept lieues » de l’ogre. Alors je m’élance, je m’envole, je suis un papillon, une libellule !

— Pas si haut, tu vas tomber, crie maman.

Je ne vais jamais aussi haut que je voudrais, je ne suis pas très hardie. De plus, les moutons ne sont pas loin, je ne voudrais pas tomber sur eux.

Je suppose que quelqu’un s’occupe des moutons. Maman, elle, s’occupe du chat. Carmousse fait le chat mal élevé, il chasse les oiseaux ! Pour le punir, maman l’enferme dans le sous-sol, avec une fessée, mais il s’en fiche complètement.

J’aime me coucher dans l’herbe et regarder les nuages. Ils ont des formes bizarres ! Parfois, je crois voir un animal étrange avec de grandes oreilles, puis en quelques secondes il s’étire et devient un petit lapin, dont les oreilles disparaissent rapidement.

Une fois, j’ai cru voir un bonhomme avec une barbe : Le « Bon Dieu » ou « le père Noël » ? Le vent a emporté d’abord la barbe, puis le personnage tout entier.

J’imagine beaucoup de choses, je rêve ! J’aimerais dessiner ce que je vois dans le mouvement des cumulus, c’est trop extraordinaire, mais ils sont si vite dispersés…

Voilà que cet après-midi, l’horizon devient sombre et inquiétant. Je n’aime pas trop ça.

Tout à coup, un orage éclate, terrible, avec des bourrasques, une pluie diluvienne. Des éclairs sillonnent le ciel, les grondements du tonnerre me forcent à cacher mes oreilles avec mes mains.

Il fait presque nuit, et il n’y a plus de courant !

Nous sommes assis à la table de la cuisine, devant une partie de bataille, à la lueur d’une bougie.

— Papa va bientôt arriver, dit maman.

Elle se trompe sans doute, j’imagine le petit chemin détrempé par la pluie, les arbres pliant sous les rafales de vent, les branches pleines d’épines qui s’agitent en tous sens, les éclairs embrasant les feuillages de mille feux. Même avec son imper et son chapeau, comment aurait-il fait pour traverser tout ça ?

Soudain, la porte s’ouvre… Il est là…

J’ai l’impression qu’il arrive d’un autre monde, accompagné d’un grand coup de tonnerre !

— Papa, c’est toi ?

— Oui, c’est moi, pourquoi restez-vous dans le noir ?

— On ne trouve pas les autres bougies.

— Elles sont dans le tiroir de la table de nuit. Vous avez eu peur ?

— Non, pas du tout… (Mensonge)

Il est dégoulinant de pluie. Son chapeau est déformé. Son imper est à tordre. Il aurait pu rester à l’abri dans la gare ! Il a bravé pour nous les éclairs et la foudre, j’imagine mille dangers…

Depuis qu’il est là, je n’entends plus l’orage !

Il commence à monter chercher les bougies, mais la lumière revient.

Alors, je le regarde avec une admiration sans bornes !

J’ai peur de l’orage, mais j’aime bien sortir lorsqu’il est presque fini. D’abord, je crains un petit peu qu’il y ait encore des éclairs, mais comme ils sont loin, c’est plutôt un frisson de plaisir que je ressens. Des gouttelettes de pluie tombent de partout, les couleurs sont différentes, comme voilées. Parfois, il y a un arc-en-ciel, alors là, c’est magique, toute cette harmonie de couleurs, c’est trop beau ! J’aime aussi les odeurs indéfinissables qui montent du jardin après l’orage. À la campagne, c’est autre chose qu’en ville !

Quatre années plus tard, lorsque j’enfoncerai mes doigts dans mes oreilles, pour ne pas entendre le sifflement des bombes passant au-dessus de nos têtes pour aller démolir la ville, alors, je penserai à cet orage de Montivilliers ! Comme il me paraîtra dérisoire ! Comment pouvions-nous avoir peur d’un petit orage de la nature !

Pour l’instant, nous sommes encore des enfants insouciants et heureux, qui profitons du soleil de fin d’été et du bon air de la campagne.

Protégés par nos parents, nous ignorons tout de l’ouragan qui a commencé à s’abattre sur le monde.

Ce matin, le soleil est de retour, nous en profitons pour nous promener dans la campagne. La tempête a éparpillé des pommes un peu partout, maman fait de la compote et des pommes au four, fondantes et dorées. Il faut dire que maman fait de très bons desserts aux pommes.

Un samedi après-midi, alors que la tarte du dimanche venait de sortir du four, un collègue de papa est venu lui rendre visite. Je n’écoutais pas la conversation, mais mon oreille qui traînait a entendu la voix de papa :

— Mon épouse va vous faire goûter sa spécialité, la tarte aux pommes à la crème et à la cannelle.

C’était curieux d’entendre maman appelée « mon épouse ».

Bien entendu, les enfants aussi eurent droit à la dégustation.

— C’est vraiment très bon, dit le monsieur.

J’étais très fière de maman, puis il a ajouté « c’est exquis ».

Alors là… J’étais ébahie d’entendre ce mot, je ne le connaissais pas, j’ai compris que c’était mieux que délicieux. Pendant quelque temps, tout ce que j’aimais était « exquis ».

Mais le mois d’août se termine. Le soir, la fraîcheur couvre nos bras de chair de poule, les couchers de soleil sont toujours aussi flamboyants, mais lorsqu’ils disparaissent, il y a une petite brume qui n’était pas là la semaine dernière. Les ronces sont couvertes de fruits noirs et gorgés de jus sucré, nous allons bientôt faire une cueillette « maison ».

Voici le mois de septembre…

Ce matin, nous sommes assis à la table du jardin, pour terminer les devoirs de vacances.

Tout à coup… des hurlements de sirène nous font sursauter, nos crayons en roulent sur le sol, le chat se sauve en courant, ce qui fait s’envoler les oiseaux. Nous avons peur, peur de l’incendie. Souvent à la campagne, la sirène appelle les pompiers.

— Maman tu crois qu’il y a le feu, quelque part dans la campagne ?

Non, ce n’est pas un incendie, car voilà que les cloches des églises se mettent à sonner. Pas le carillon qui appelle les fidèles à la messe, mais le lugubre tocsin. Ça fait vraiment peur. Et voilà que maman pleure, elle sort dans le chemin d’où parviennent des cris et des bruits de voix, et nous la suivons.

Tous les voisins sont sortis de chez eux, et parlent très fort en criant. Les ouvriers sont sortis de leurs champs. La fermière arrive en courant. Les gens pleurent !

Mais que se passe-t-il donc ? Nous, on voudrait savoir. Tout le monde dans le chemin parle en même temps :

— Il fallait bien que ça arrive.

— On s’en doutait.

— C’est la guerre.

— La mobilisation générale.

— Les Allemands vont nous envahir.

— Il y aura des bombardements.

Et ça n’en finit pas… Nous sommes effrayés, nous avons froid malgré le soleil, nous ne comprenons pas, et nous commençons à pleurer.

— Rentrons chez nous, dit maman.

Elle tente de nous expliquer les choses d’une façon plus appropriée pour notre âge, nous disant que les enfants n’avaient rien à craindre, que nous irions à l’école normalement malgré la guerre.

Mais, en faisant les courses, on ne parle que de ça : la guerre !

Nous voyons, devant la librairie, les gros titres des journaux : LA GUERRE.

Des gens pleurent ! Se racontent des tas d’histoires sur l’ennemi, les souvenirs de la guerre de 1914 sont dans toutes les bouches.

En attendant notre tour chez le boulanger, on apprend que les Allemands sont barbares, ils font du mal aux femmes, aux enfants, et ceci, et cela…

Je suis très impressionnée, ma petite sœur aussi. Et papa qui n’est pas là !

— Les gens disent n’importe quoi, nous rassure maman, rentrons.

— Maman, papa va-t-il être soldat ?

— Je ne sais pas, sans doute comme tous les autres papas.

Le soir, à son retour il a trouvé des arguments pour que nous y pensions sans peur, puisqu’elle est là, la guerre, on y pense forcément ! Mais, il ne faut pas voir les choses pires qu’elles ne le sont. Plus tard, avant de m’endormir, j’ai entendu quelques paroles de maman : « Je pleure parce que je pense à mon frère parti en 14 ». Qu’est-ce que cela voulait dire ? Il faudra que je lui demande.

Le dimanche suivant, comme les années précédentes, c’est la cérémonie de la cueillette des mûres. Papa prend le sécateur, nous prenons les seaux vides, maman prend les goûters, et nous voilà partis en expédition ! Notre grand-mère et les deux sœurs de Papa sont venues, elles aiment cueillir les fruits avec nous.

J’ai honte d’avouer que, pour l’occasion, j’ai complètement oublié la guerre !

Pour les branches basses, la cueillette est aisée. Pour les branches plus hautes, Papa tire les ronces vers nous, et nous cueillons les savoureuses baies noires. Parfois, il coupe carrément des branches avec le sécateur, c’est plus facile pour prendre les fruits.

Nous en mangeons une bonne quantité ! Et nous sommes barbouillés du délicieux jus sucré. Nous avons des moustaches noires, et les doigts poisseux. Nos vêtements sont un peu tachés, maman, prudente, nous a fait mettre des robes usagées. Puis nous prenons le goûter, assis dans l’herbe, sauf notre grand-mère, qui a un petit pliant.

Nous avons cueilli deux grands seaux de fruits. Au retour, c’est Papa qui porte les seaux ! Nous avons fait attention aux ronces, malgré tout, il y a des écorchures à soigner.

Puis, papa va reconduire sa mère et ses sœurs à la gare, mais avant de partir, ils parlent de la guerre, et cette fois, sans se cacher de nous.

C’est donc grave, puisque les parents parlent devant les enfants ! J’ai compris que les choses allaient mal depuis déjà longtemps, j’ai l’intention d’en parler avec maman toute seule.

Nous avons aidé maman à peser du sucre (c’est un plaisir pour nous de manipuler les petits poids de cuivre) puis elle nous a fait sortir, et elle s’est enfermée complètement dans la cuisine à cause des guêpes. Elle a fait des pots et des pots de gelée.

Cet hiver, nos goûters seront faits de tartines de gelée de mûres. Maman en met aussi une cuillerée dans une tasse de lait chaud lorsque l’un de nous a mal à la gorge. C’est vraiment un délice ! Je ne sais pas ce qu’il en est pour mon frère, mais ma sœur et moi, nous en souvenons toujours !

Maman s’est assise pour se reposer un peu, et là, j’ose lui poser des questions :

— Maman, j’ai entendu que tu pleurais en pensant à ton frère parti en 14, ça veut dire quoi ?

Je croyais qu’elle allait répondre comme d’habitude « Vous êtes trop petits pour savoir ».

Eh bien, non, cette fois, elle a dit :

— Asseyez-vous tous les trois.

Et elle nous a parlé de la guerre 1914-1918.

Lorsque cette guerre a commencé, elle avait exactement le même âge que moi aujourd’hui, alors que les hostilités recommencent avec l’Allemagne !

Comme elle était une des plus jeunes d’une famille de dix-huit enfants, elle a vu ses deux grands frères partir à la guerre : Georges que je connais bien, et Aimé que je ne connais pas. Je ne le connais pas, parce qu’il n’est jamais revenu ! Il est mort dans cette guerre !

Un jour, quelqu’un est venu chez notre grand-mère, apporter une croix de guerre. Et notre grand-mère a pleuré son fils, tout le reste de sa vie ! Et maman pense toujours à son grand frère !

Et maintenant, papa va partir. Nous avons des oncles qui vont partir. Notre cousin que nous appelons « petit Jean » est au service militaire, il est « fusilier marin ». Il sera forcément un des premiers à partir ! Il y est sûrement déjà !

Maman a peur, je comprends qu’elle pleure.

Elle nous a parlé un peu de la guerre des tranchées, il paraît que les soldats vivaient dans la boue, et ont été obligés de manger des rats ! Pouah ! Ça nous fait mal au cœur !

Et partout en France, il a fait très faim et très froid.

Comme ma sœur et moi commencions à pleurer, elle nous a consolées en disant :

— Ne vous inquiétez pas, la guerre d’aujourd’hui ne durera pas si longtemps.

J’espère qu’elle a raison, mais je ne suis pas certaine qu’elle y croie vraiment.

Quand on a neuf ans, on se laisse vite réconforter par ses parents. La sirène et les cloches se sont tues ! Pour l’instant, les vacances continuent !

Habituellement, nous rentrons au Havre, quelques jours avant la rentrée des classes. Mais cette année, maman veut partir tout de suite, elle préfère rentrer chez elle, elle a dit à papa :

— Si tu es appelé à partir je serai seule avec les enfants, il faut qu’on s’organise.

Personne ne parle plus de la guerre devant nous pendant les quelques jours qui nous restent à passer ici, mais elle est présente, je sens bien que les adultes ont peur de l’avenir.

Papa a déjà emporté les pots de confiture, dans un grand carton bien ficelé, il a fait cela deux jours de suite.

Le dernier soir, nous avons pris le bocal où résidait notre grenouille, en grande pompe nous l’avons ramenée au bord du ruisseau où nous l’avions prise, papa l’a poussée tout doucement vers la cressonnière et hop, d’un seul bond, elle a disparu :

— Bien le bonjour chez toi, lui a crié papa !

Et nous avons hurlé :

— À l’année prochaine grenouille !

Nous avons fait vivement les bagages, et nous sommes rentrés rue des Sauveteurs plus tôt que prévu.

Nous avons toujours du plaisir à retrouver toutes nos affaires, au retour des vacances. Mais cette année, à cause de la guerre, nous étions déçus ! Nous aurions aimé courir après les moutons encore une semaine, faire de la balançoire encore un peu, regarder les étoiles avant d’aller au lit !

En partant, nous avons dit, comme tous les ans :

« Au revoir Montivilliers, à l’année prochaine. »

Nous ne savions pas que c’était nos dernières vacances à Montivilliers !

Nous trois à Montivilliers lors de nos vacances d’été

La rentrée

Le mois d’octobre est là maintenant, et avec lui, la rentrée des classes.

Nous sommes prêts. Les cartables, les crayons de couleur, les tabliers, les tables de multiplication, les cordes à sauter, et j’en passe…

Mais ce n’est pas une rentrée comme les autres… Nous sommes en guerre !

Et beaucoup de papas sont déjà mobilisés.

Thérèse et moi, nous sommes toujours dans la même école « libre », l’école Beaupel au Havre, tenue par des Sœurs habillées en civil c’est-à-dire tout en noir. Elles sont toutes coiffées d’un chignon poivre et sel. Elles ont des robes et des manteaux noirs, qui leur arrivent aux chevilles, et des grands chapeaux noirs aussi.

Je trouve cela vraiment triste ! Nous devons les appeler « Madame ».

Habituellement, dans la cour, après les grandes vacances, chacune retrouve ses camarades et raconte ses loisirs et ses occupations, pendant toutes ces semaines.

À cette époque, on ne voyageait pas très loin pour les vacances. Il y avait tout de même des souvenirs à évoquer. Par exemple :

— Mes cousins parisiens sont venus au Havre, ils ont eu peur des vagues, mais nous nous sommes bien amusés quand même.

— Moi, je suis allée « en auto » en Bretagne, avec ma tante et ma cousine.

— Moi, je suis allée à la campagne, je me suis beaucoup amusée.

— Moi, j’ai vu comment on prend le lait aux vaches et comment on fait le beurre.

Etc.

Eh bien, cette année c’est différent, plutôt triste, car des petites filles pleurent l’absence de leur papa, et aucune n’ose évoquer beaucoup ses souvenirs joyeux !

Ding, ding, la cloche fait taire tout le monde, nous nous mettons en rang.

Je me retrouve dans la classe de madame Geneviève. Je savais que je serais un jour avec elle, eh bien, c’est pour cette année.

Elle est grande et maigre, ses cheveux sont gris blanc, sa robe noire lui donne un teint très pâle, ça n’empêche pas qu’elle soit très gentille, mais un peu sévère. Quelle émotion ! Au début, je n’ose pas trop bouger sur mon banc, encore moins me retourner.

Ma classe se trouve juste en face de celle de l’année dernière, au premier étage de l’immeuble. Nous avons les mêmes bureaux et les mêmes bancs de bois, les mêmes encriers de porcelaine blanche remplis d’encre violette, de grandes cartes de géographie ornent les murs, et les fenêtres nous laissent voir la cour de récréation.

De ma place, je ne vois que les branches des arbres !

Je n’ai pas été une brillante élève l’an passé, j’ai envie de faire très bien cette année puisque je vais avoir dix ans !

Madame Geneviève commence par parler de la guerre, elle nous dit que nous pouvons aider nos parents en travaillant bien, en nous conduisant bien, en priant pour la France et les soldats.

Je me doutais bien qu’elle allait dire tout cela ! Plusieurs petites filles se sont mises à pleurer, à cause de leurs papas déjà partis à cette guerre.

Puis, notre institutrice nous donne l’emploi du temps. Il comporte beaucoup de français, et beaucoup de calcul, heureusement qu’au dos des protège-cahiers, il y a les tables de multiplication.

Le soir, il faut, comme à l’habitude, couvrir les livres, mettre les noms sur les étiquettes. C’est papa qui se charge de tout ça, et nous aimons bien ce moment. C’est un peu long, car nous en profitons pour regarder les images des nouveaux livres.

J’ai fait la connaissance d’une petite fille que je trouve exceptionnelle, elle porte un béret rouge, et elle a un sourire qui m’a tout de suite attirée vers elle. C’est une Polonaise, réfugiée en France avec ses parents.

À ce moment,je nesavais pas encore ce que le mot « réfugié » voulait dire.

Elle est très gentille, elle a mon âge et a le privilège de s’appeler « Mirosclova », je trouve merveilleux d’avoir un prénom comme celui-là :

— Mes parents m’appellent Mimi, dit-elle avec un drôle de petit accent.

Peu de temps après la rentrée, un soir, alors que nous étions à table tous les cinq, papa avale difficilement sa salive, avant de nous dire :

— Vous devez savoir que maintenant, je ne rentrerai plus tous les soirs, parce que je suis soldat, j’ai été appelé à Rouen. C’est une chance, car ce n’est pas très loin. Je pense que je pourrai venir vous voir de temps à autre, surtout ne pleurez pas, ça m’ôterait tout mon courage, la guerre ne sera sûrement pas très longue.

Maman, qui fait des efforts pour retenir ses larmes, dit du bout des lèvres :

— Bien sûr, pas comme en 14.

Elle ne doit pas être rassurée de se retrouver sans lui à la maison, elle lui a demandé d’ajouter, avant de partir, un verrou à la porte d’entrée !

Alors, lui aussi est soldat ! Papa ! Ça y est, il est parti ce matin, avec une valise.

J’ai annoncé la mauvaise nouvelle à l’école, je ne pleurais pas, puisqu’il n’est pas très loin, et qu’il pourra venir quelquefois, j’avais quand même une toute petite voix !

Finalement, il ne peut pas venir si facilement ! Les Allemands ont envahi les pays du Nord et les gens s’enfuient à leur approche, ils viennent en France, et Rouen est envahi par les réfugiés, les soldats doivent les prendre en charge, ils sont débordés !

Un samedi, nous en avions assez de ne pas le voir, nous avons pris tous les quatre le train pour Rouen. Maman lui avait sans doute écrit, puisqu’il nous attendait.

Rouen… Première réelle confrontation avec la guerre !

Dans la gare, c’est la cohue. Nous avons du mal pour apercevoir notre père. Maman craignait de ne pas le voir dans la foule, mais lui nous guettait.

Beaucoup de gens assis par terre, ou sur leurs bagages, semblaient attendre on ne sait quoi, avec des airs épuisés !

— Que de monde ! dit maman.

— Presque tous sont des réfugiés, lui répond papa. Ils arrivent de Belgique, même des Pays-Bas. La plupart ont voyagé toute la nuit, ils ont fui sans savoir très bien où aller ni ce qu’ils vont faire, alors, ils attendent. D’autres prendront un prochain train pour aller plus loin, ils attendent que l’horaire soit annoncé.

Il y en a qui sont là depuis plusieurs jours ! Tous n’ont pas quelque chose à manger ni un endroit pour dormir.

— Ils ont énormément de bagages.

— Pas tellement, si on pense qu’ils ont abandonné leur maison, toutes leurs affaires. Pour beaucoup, ils n’ont pris avec eux que le strict nécessaire !

Je ne vais pas avoir trop de temps pour vous, car je dois avant tout, m’occuper d’eux. Il n’y a plus aucun logement de libre à Rouen. J’ai tout de même trouvé une chambre, une seule pour nous cinq, dans un petit hôtel. J’ai pensé que c’était mieux que rien ?

— J’ai eu tort de venir, conclut maman !

— Non, tu as eu raison, je suis si stressé de voir tant de réfugiés, tous ces malheureux, c’est affolant, il faut les réconforter, les aider à trouver une destination, les diriger vers des points de restauration. Et votre présence me réconforte et me fait du bien, vous avez bien fait de venir.

Voilà maman rassurée !

Nous sortons de la gare. Dans les rues, sur les places, partout, c’est aussi la cohue ! Des réfugiés sont venus en voiture, ou en car. Il y a des monceaux de bagages, des landaus d’enfants, même des vélos.

Nous les enfants, ne disons rien. Nous ne nous attendions pas à cela, nous sommes trop stressés par ce que nous voyons !

C’est donc cela être réfugié ? Être loin de sa maison avec juste quelques affaires ! Je pense à ma petite amie au béret rouge, Mirosclova, réfugiée Polonaise. Sans doute que ses parents ont laissé toutes leurs affaires en Pologne, peut-être une maison, d’autres parents, des amis… Je suis atterrée !

Nous ne savions pas que quelques mois plus tard… nous serions dans le troupeau.

Le lendemain dimanche, après une nuit à l’hôtel, pas très confortable, papa nous emmène à « Bonsecours » un endroit de Rouen, sur les hauteurs de la ville. Il y a la messe dans une très belle église. De là-haut, on voit le port de Rouen sur la Seine, on le voit dans le brouillard. C’est une curieuse impression de regarder des bateaux au milieu de la ville. C’est différent de chez nous !

Après un petit séjour dans un restaurant, nous retraversons Rouen, pour prendre le train du retour. Les réfugiés sont toujours là, certains sont partis ailleurs, d’autres viennent d’arriver !

En entrant dans la gare, nous apercevons les titres d’un journal : pendant notre absence, la gare du Havre a été bombardée ! Quelle panique !

Maman tente de nous rassurer :

— Ils ont bombardé la « petite vitesse », c’est la gare des marchandises, mais pas celle des voyageurs.

Je ne suis pas convaincue, vue d’avion, une gare c’est une gare ! L’aviateur peut bien se tromper.

Pendant le trajet, nous allions bien, l’angoisse est arrivée en même temps que le train à sa destination !

Quel soulagement dès que le tramway nous a emmenés vers la mer, là où se trouve notre maison !

Quelque temps après, papa ayant trois jeunes enfants, a été affecté au Havre. Voilà qu’à cause de nous, il lui arrive quelque chose de bien ! Nous sommes contents, maman aussi. Il est toujours soldat, mais il rentre presque tous les soirs.

L’hiver approche, il commence à faire froid.

À l’école, nous avons fait des exercices, pour le cas où il y aurait des alertes pendant les heures de classe. Il faudra garder son calme, ne pas pleurer.

En cas d’alerte, l’école se charge de mettre les enfants à l’abri, les parents ne doivent pas venir les chercher, les portes resteront fermées, c’est une mesure de sécurité, c’est le règlement.

Nous sommes descendues, en rang, dans le silence (le presque silence) sans larmes. Toute l’école s’est retrouvée dans la cave, qui est parfaitement sécurisée. C’était presque une récréation, mais ce n’était que des essais !

Tous les jeudis, jour de congé de la semaine, maman nous emmène le matin, au cours de piano. Ma sœur et moi adorons cela, nous avons commencé l’année précédente, nous travaillons à quatre mains, nous avons des devoirs de solfège à faire à la maison.

Puis, l’après-midi, nous allons nous promener.

Parfois, nous allons voir la sœur de maman, tante Marthe, qui habite après le « rond point », un quartier du Havre. En cours de route, nous aimons regarder les vitrines. Nous faisons toujours une pause devant la porte d’un café, où il y a une cage avec un gros perroquet. Tout le monde l’appelle Jacquot, nous lui parlons, car parfois, il répond aux passants.

Cela nous plaît d’aller chez notre tante, nous avons une petite cousine de cinq ans que nous aimons beaucoup, Jocelyne.

Le charme de cette visite a été rompu, pour moi, le jour où j’ai entendu dire :

— S’il arrivait qu’une bombe tombe sur les réservoirs de gaz, le quartier tout entier sauterait.

Et notre tante habitait près de ces réservoirs ! Je me demandais toujours, ce qu’il y avait dans ces gros réservoirs ? Maintenant, je le sais… c’est du gaz. (C’est ce que j’ai entendu dire par des gens dans le tramway) Il faut passer devant pour nous rendre chez elle, et lorsqu’on approche, j’ai incroyablement peur, je transpire, je tremble…

— Pourquoi veux-tu qu’une bombe tombe au moment où on passe ? me dit maman.

Mais moi, je pense : Pourquoi pas ? Et j’ai une peur terrible, j’ai mal au cœur, jusqu’à ce que nous soyons entrés chez elle. Pourtant, à l’intérieur, le danger est le même, mais ça, je n’y pense pas !

Pourquoi des gens disent-ils des choses comme celles-là ?

Je préfère lorsque maman nous emmène au square « Saint Roch ». C’est un très beau jardin public, grand et bien ombragé, avec beaucoup de fleurs et d’oiseaux. Maman s’assied sur un banc, elle tricote une manche de gilet, pendant que nous faisons le tour du parc en courant derrière nos cerceaux. Jacques joue sur les balançoires.

Au milieu du square, il y a un kiosque pour la musique. Parfois, le soir en été, des concerts y sont donnés, et nous y allons en famille, et nous adorons cela !

Mais l’été prochain… ça m’étonnerait qu’avec la guerre (encore elle !) il y ait des concerts, les musiciens sont sans doute soldats !

Des soldats, depuis que nous sommes en guerre, il y en avait au Havre. C’était des Anglais ! Dans la cour de récréation, les grandes du certificat parlaient d’eux. On en voyait parfois en ville.

Nous aussi, on les voyait ! Ils avaient investi le bord de mer avec leurs canons. Juste en face de chez nous, c’était la DCA. « Défense contre l’aviation », nous précise papa.

Ce qui manquait, cette année, lors de nos promenades c’était la rencontre avec Dartagnan.

Dartagnan ! Le chanteur des rues que tout le monde aimait. Dès que l’occasion nous était donnée de l’entendre, maman nous laissait l’écouter, il y avait toujours beaucoup de monde autour de lui, il faut dire qu’il était superbe ! Il portait une grande cape et un chapeau à large bord. Sa barbe blanche était aussi magnifique que celle du père Noël. De sa voix profonde, il chantait, et nous aimions beaucoup. Maman nous donnait des petits sous que nous mettions dans sa sébile.

Et bien, cette année, nous ne l’avons pas vu, à notre grand regret. Autour de nous, les gens disent que, c’est à cause de la guerre, qu’il n’a plus le droit de chanter dans la rue. Moi, j’ai peur qu’il soit malade.

Maintenant, les vacances de Noël sont arrivées.

Maman nous a fait des manteaux d’hiver avec un col et un petit bonnet de tissu fourrure, ainsi qu’un manchon : c’est une sorte de petit sac, en fourrure comme les bonnets, qui tient avec une petite bandoulière autour du cou. Nous glissons les mains dedans, pour les réchauffer. C’est agréable et très doux !

Lorsque maman était enfant, les manchons c’était la grande mode, elle en rêvait, mais n’en a jamais eu. Elle n’avait déjà pas de souliers !

Alors, elle en a fait pour ses filles ! Cela n’est plus la mode ! Mais, c’est très joli. Les gens lui demandent où elle a eu cela. Et nos copines voulaient avoir la même chose, et notre cousine aussi. En quelque sorte, elle en a relancé la mode !

Nous sommes allés sur le passage du Père Noël. Il était magnifique ! Il avait une superbe barbe blanche. Il était vêtu d’une houppelande rouge ainsi que d’un grand bonnet, rouge aussi, tous deux bordés de fourrure blanche. Il était assis dans une charrette tirée par un cheval. Elle était grande et remplie de paquets, de jouets, de branches de houx, elle était garnie de givre et de cheveux d’ange ! C’était féerique !

On ne le prenait pas en photos, il ne parlait pas, il se contentait de sourire et de distribuer des bonbons, il saluait de la main, comme un roi !

C’est un souvenir de rêve !

Cette charrette parcourait les rues de la ville, à l’arrière il y avait deux boîtes à lettres, et les enfants couraient mettre leur lettre dans une des boîtes.

Et nous avons couru aussi, le petit frère entre les grandes sœurs, pour déposer notre commande de joujoux.

Nous avions craint qu’à cause de la guerre, ce passage du père Noël soit supprimé, nous avons eu la chance qu’il ait eu lieu encore cette année.

Nous avons aidé maman à préparer Noël. Elle a toujours mis des décorations partout, cheveux d’ange, branches de houx, buisson de gui autour des lumières, c’était vraiment la fête !

Nous avions une jolie crèche, je crois qu’il y avait de la paille sur le sol et le toit. Il y avait aussi un petit lit de paille, pour y installer le petit Jésus le soir de Noël. Il y avait encore un saint Joseph, une Sainte Vierge avec un joli voile bleu, et des bergers avec leurs moutons. Très beaux les bergers ! Avec leurs bâtons de marche, une peau de mouton sur les épaules, et de grands chapeaux. Tous les ans, papa devait recoller les pattes des petits moutons que nous regardions de trop près ! Parfois, il mettait une allumette à la place d’une patte. Cela faisait des moutons un peu bancals !

Le matin du vingt-cinq décembre, il y eut des cris de joie devant la cheminée garnie de cheveux d’ange, de jouets, et de cadeaux. Il y avait pour moi une jolie boîte à ouvrage, doublée de tissu rouge et contenant un nécessaire de couture. (Je m’en souviens très bien, parce que c’était le dernier Noël de mon enfance) Il y avait des jouets pour nous trois, et encore, une profusion de sucre d’orge, d’oranges, de fondants de toutes les couleurs, de petits Jésus en sucre.

Après la messe de Noël, nous sommes allés chez notre grand-mère, le père Noël était passé aussi chez elle, pour nous, sans avoir oublié les oranges et le sucre d’orge !

Quels enfants gâtés nous étions !

En mille neuf cent trente-neuf, les agrumes étaient un luxe. J’ai fait connaissance avec les pamplemousses lorsque j’avais seize ou dix-sept ans ! Les clémentines n’existaient pas encore.

Il y avait des oranges et des mandarines, elles étaient un luxe réservé aux jours de fête. Tout au moins, chez nous.

Dans les souliers devant la cheminée on trouvait des oranges, et au moment du dessert, le jour de Noël, nos parents mettaient des mandarines sur la table. Ma sœur et moi, nous souvenons que papa les coupait en deux, il enlevait la chair que nous mangions avec délice, puis il retournait les peaux de mandarine très doucement, sans rien casser, il les posait sur des petites tasses à café, mettait dedans une cuillerée de rhum, puis… il faisait flamber l’alcool. Le parfum était inoubliable. Pour nous, c’était magique ! Puis nous avions droit à un sucre trempé dans ce rhum brûlé ! Quel nouveau délice !

Un des plus beaux souvenirs de cette journée, c’est le sapin !

Dans mon souvenir d’enfant, il allait jusqu’au plafond ! Il était plein de guirlandes et de boules multicolores et de cheveux d’ange. Je m’en souviens comme quelque chose de merveilleux !

Il y avait surtout les petites bougies bleues et roses. Papa et maman les installaient sur le bout des branches, les allumaient le soir de Noël, c’était féerique. Cela ne durait pas longtemps, il fallait faire très attention à cause du feu, mais c’était féerique ! Impossible à oublier !

La crèche… les sucres d’orge et les oranges… le sapin… les petites bougies… leur souvenir est imprimé pour toujours dans notre mémoire !

Mais je refuse de savoir si lors de ces jours de fête il y a eu des hurlements de sirène, je n’en ai réellement aucun souvenir. Je pense que la guerre ne s’est pas invitée ces jours-là, je ne sais pas, et les personnes qui pourraient me le dire ne sont plus là…

Ce dont je me souviens très bien, c’est que le soir de Noël, deux enfants ont sonné à la porte. Ils avaient la mine de petits mendiants, avec des tricots sales et pleins de trous. Ils avaient très froid, et voulaient de l’argent ! Maman leur a donné de quoi manger, et ils sont repartis avec un tricot et des friandises.

Deux enfants seuls dans la nuit, j’avais trouvé cela terrible. Il y avait une histoire comme celle-là dans mon livre de lecture, qui me faisait pleurer, je ne pensais pas que cela pouvait exister vraiment, dans la vie ! Pour nous consoler, maman nous dit :

— Ils ne sont pas seuls dans la vie. Ce sont des petits bohémiens, quelqu’un les attend, sûrement pas très loin…

C’était tout de même triste ! Je me suis demandé si c’était plus terrible que la guerre ?

Nous ne savions pas que c’était notre dernier Noël en famille pour longtemps !

La fête de l’école, le Havre 1939

L’année de mes dix ans

Puis ce fut le premier janvier 1940 !

Papa a acheté des fleurs pour maman et grand-mère.

Bonne année, bonne santé ! Bonne année à tous.

Comme l’an passé, nous avons commencé la nouvelle année ensemble. C’est ce que nous aimions tous !

Les adultes pensaient certainement à la guerre, je ne sais pas, mais moi pendant les festivités de fin d’année, je l’avais oubliée !

C’est l’année de mes dix ans ! Je les ai eus le 18 mars ! Pour mon anniversaire… la guerre est toujours présente et à l’école, nous avons, de nouveau fait les exercices en cas d’alertes qui arriveraient dans la journée.

Depuis mes dix ans… les canons se sont installés en face de chez nous !

Depuis mes dix ans, les canons, et les soldats se sont installés devant chez nous comme chez eux ! Ils ont commencé à s’installer un peu avant mon anniversaire ! Peut-être même un peu avant Noël.

Il n’y en a quand même pas tout le long de la grève, et nous pouvons aller jouer sur le sable, mais ce n’est plus la même chose. L’ombre des canons sur la plage me fait peur. Je ne reconnais plus mon Havre ! Mon Havre dont le vrai nom est Havre-de-Grâce.

Pourtant lorsque je pense à lui, j’ai des rêves et des souvenirs plein la tête :

C’était vraiment formidable d’habiter en face de la plage !

Dès que le printemps avançait dans l’année, et qu’il faisait beau, maman venait nous chercher à l’école avec les seaux, les pelles, le goûter. Et nous finissions l’après-midi à la plage, rentrant juste à l’heure d’apprendre les leçons. L’été, elle prenait aussi les maillots de bain.

Si le temps ne s’y prêtait pas, cela ne nous empêchait pas de courir sur le sable, ou de nous promener le long du boulevard.

Autrefois, pour se protéger de la pluie, il y avait le « capuchon ». C’était un vêtement imperméable, qui couvrait le manteau et la tête, il y avait des fentes sur les côtés pour passer les mains sans défaire les boutons, donc, sans se faire mouiller.

Je me souviens du jour où la classe entière ayant revêtu les capuchons, plus une grosse écharpe qui cachait jusqu’au nez, est partie sur le boulevard maritime afin d’admirer la marée d’équinoxe. Avec l’assentiment des parents, bien entendu.

Habituellement, quand la mer était « haute » elle arrivait jusqu’aux galets, elle les recouvrait plus ou moins. À cette époque, il y en avait beaucoup, mais ce jour-là les vagues déchaînées passaient par-dessus les galets, et venaient se heurter furieusement au parapet qui bordait le boulevard. Des tourbillons d’embruns aspergeaient les trottoirs, et nous, par la même occasion ! Ce qui déclenchait des cris de joie ! et mettait une saveur salée sur nos lèvres ! Nous ôtions nos gants pour essuyer notre visage, et nos doigts sentaient l’iode et le sel !

Un peu plus loin, les jetées subissaient l’assaut d’énormes vagues qui les recouvraient de nuages d’écume blanche. C’était impressionnant et superbe !

Je crois bien que je n’ai jamais revu un tel spectacle.

Plusieurs fois, au cours des années, j’ai vu la mer en furie en Bretagne ou en Normandie, même à Biarritz. Je n’ai jamais ressenti l’émotion de ce jour-là !

Une autre sortie inoubliable, organisée par l’école, surgit de ma mémoire. Le départ du paquebot « Normandie ».

Nous étions toutes très excitées, mais sages, en rang par deux jusqu’à la jetée. En cours de route, un long appel de sirène de bateau a retenti ! Une plainte forte, longue et grave. Quel émoi ! Nous étions emplies de frissons. Pourvu qu’il ne parte pas sans nous !

Nos accompagnatrices nous empêchaient de presser le pas ; nous avions le temps, il vogue très doucement pour sortir du port.

En arrivant sur la jetée, où il y avait déjà beaucoup de monde, nous avons été toutes regroupées contre un muret, bien placées pour voir le bateau tout entier !

Habitant au Havre, nous avions l’habitude de voir les gros paquebots. Lorsqu’ils rentrent ou qu’ils partent, ils sont accompagnés par « les abeilles », puissants remorqueurs qui les guident pour entrer ou sortir du port sans rien abîmer sur leur passage.

Rien que d’y penser, je m’y vois, je suis là, devant l’immensité de la mer, je hume le parfum iodé, j’ai le goût du sel sur le bout de la langue.

Les abeilles vont et viennent, nous avons l’impression qu’elles s’amusent.

Que ça semble long d’attendre !

— Cela fait des heures que nous sommes là ?

— Cela fait un quart d’heure, répond madame Geneviève.

Soudain… Le voilà qui vient de quitter son quai pour emprunter le chenal entre les digues.

— Le voilà !

— J’aperçois la fumée.

— Je vois les cheminées.

— Je vois la fumée.

— Je le vois, c’est lui… c’est lui.

Nous trépignons de joie…

Il arrive, lentement, majestueusement, se faisant admirer comme un prince, ou plutôt comme un roi, accompagné par les mouettes qui s’en donnent à cœur joie. Ses trois cheminées fument et crachent des nuages noirs qu’à l’époque nous admirons. L’émotion est si grande, que personne ne dit plus rien. Chacune se contente de regarder, quelle chance de voir cela !

Un nouveau coup de sirène nous donne la chair de poule.

Il est immense ! Comment peut-il glisser si tranquillement sur l’eau ? Il prend tout son temps. Il passe tout près, on pourrait presque le toucher.

Tous les passagers sont sur le pont, ils font de grands signes auxquels, sur la jetée, tout le monde répond ! La complicité entre ceux qui partent et ceux qui restent, entre des gens qui se croisent.

Il est passé entre les jetées… Il a glissé doucement vers le large… Il vogue vers des pays si lointains… Il emporte avec lui des rêves d’Amérique ou d’ailleurs…

Nous le regardons jusqu’à ce qu’il soit un petit point à l’horizon, nous rentrons à l’école, silencieuses, encore émues, éperdues d’admiration !

Mais je rêve ! Ces souvenirs sont ceux d’avant la guerre, sans doute, ceux de 1939 puisque je m’en souviens. Avant j’étais trop petite.

Ce Havre-là… c’est celui de l’année dernière, le Havre de ma petite enfance, celui que j’aime !

Aujourd’hui, c’est la « D C A » qui a pris possession de notre plage bien aimée ! La nuit, pendant les alertes, les projecteurs font de grands faisceaux lumineux dans le ciel, à la recherche des avions, pour leur tirer dessus ! Et le bruit des canons prend le relais avec la sirène qui s’est tue, on les entend jusque dans l’abri.

En d’autres circonstances, cela aurait pu être beau, ces lumières dans le ciel, la nuit. Mais là, c’est terrifiant ! Comme pour les éclairs, je ferme les yeux pour éviter de les voir. Je souhaite qu’aucun avion ne soit touché, parce qu’il pourrait nous tomber dessus ! Et puis, il y a forcément quelqu’un dedans !

Parce que, oui, maintenant, il y a des alertes ! Un nouveau mot que j’ai appris.

La sirène s’est mise à retentir la nuit, perturbant le sommeil de chacun, réveillant tout le monde en sursaut.

Je ne sais plus exactement à quel moment cela a commencé ! Je me souviens que la première fois, il y a eu la panique dans la maison !

Il a fallu, d’abord, réveiller les enfants qui n’avaient pas entendu, mettre à la hâte un manteau par-dessus les pyjamas, glisser ses pieds dans les chaussures, prendre une couverture sur les épaules, et sortir dans la rue pour gagner, le plus vite possible, la cave qui est désignée pour notre immeuble.

On n’avait pas mis de chaussettes, on avait les pieds gelés en rentrant.

Moralité : En temps de guerre, dormir avec des chaussettes !

Des personnes de la « défense passive » étaient venues visiter la cave de notre immeuble. Il paraît qu’elle n’est pas très bien pour nous protéger des bombes possibles. Nous devons aller dans la cave d’un autre immeuble. Il n’est pas très loin, heureusement, il est trois maisons après la nôtre, sur le même trottoir.

À l’intérieur de la cave, nous retrouvons les voisins. Il y a des sièges pour que chacun puisse s’asseoir et, de l’eau pour boire et du sucre et parfois du chocolat. Je revois très bien tous les gens assis les uns à côté des autres. Chacun parle, raconte des histoires pour rompre l’angoisse. Certaines personnes feraient mieux de se taire, elles parlent à voix basse, mais j’entends très bien. Elles racontent des histoires d’habitants qui sont morts sous les décombres, il paraît que dans une rue les pompiers ont mis presque toute la nuit pour sortir les habitants de sous les gravats, dans une autre il y a eu un incendie. Enfin, que des choses pas gaies ! Parfois, ça ne concerne même pas le Havre ! Il est arrivé qu’on entende dire :

— Est-ce que des enfants connaissent une jolie fable ?

— Et si quelqu’un chantait !

Mais au milieu de la nuit…