Les trous dans le gruyère - Eric Daumier-Bouillon - E-Book

Les trous dans le gruyère E-Book

Eric Daumier-Bouillon

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Maintenant tu vas me faire croire que les trous du gruyère du temps se sont alignés, que tu t’y es faufilé pour ramener du futur une lampe avec qui on pourra passer un coup de fil...

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Eric DAUMIER-BOUILLON

Les Trous dans le Gruyère

Roman

À Cécile AUCLERT, À Bernard LEPREUX-VINCI

Chapitre 1Il n’y a pas que les trains qui déraillent.

–Antoine, un peu plus à droite ! Précise Yannick.

Sur son escabeau, Antoine semble tétanisé par cette demande. Alors, d’un coup, il prend sa respiration, s’élance en montant une marche, puis tire la banderole complètement à droite. Très, très à droite…

En patrouille, Antoine a le don de trouver où planquer le véhicule de la gendarmerie pour mieux surveiller la circulation, et alpaguer les contrevenants. Mais déplacer son corps, ou quelconque objet dans l’espace sur des indications extérieures, provoque en lui un abîme d’incompréhension, que son visage porcin et ses yeux globuleux traduisent en effroi.

–Antoine ! Antoine ! S’il te plait, je t’ai dit un peu à droite, pas complètement à droite ! Insiste Yannick.

–Quoi un peu à droite ? Répond-il, pataud, le regard agité, l’esprit perdu.

–Oui, Antoine ! Tu relâches la banderole pour qu’elle se place au milieu du mur, c’est-à-dire, grosso modo, en laissant un espace identique à droite et à gauche ! « Une mailleà l’endroit, une maille à l’envers », poursuit-il, un tantinet moqueur.

–Ah ! Comme ça j’ai compris ! Quand tu me parles par image, comme ma grand-mère ! Presque en apnée, il s’exécute, attentif à ne pas perdre l’équilibre.

–C’est bon ? Je peux redescendre ?

–C’est pas mal, ça m’a l’airOK…

À cause de ses rondeurs charcutières, on croirait le corps d’Antoine prêt à éclater, au grand dam d’Anaïs, sa dame, qui ne cesse de le mettre au régime et veille à ses tenues, pour qu’il fasse honneur à la gendarmerie…

–Mon bébé, tu vas faire déborder la baignoire ! Lui susurre-t-elle tous les matins, en l’embrassant sur l’oreille.

Et comme elle n’a toujours pas compris que dans ces conditions, il ne peut rien capter, elle lui répète cette phrase tous les jours, sur le même ton. Et voilà les racines perfides de la mésentente conjugale…

Au jeu des animaux totems, on s’imaginerait bien tirer la carte du porcelet en pensant à Antoine, et celle du « Furet des bois des Prés » en invoquant Yannick, au corps long, fin et musclé, visage à la Maupassant, orné d’une petite moustache, qui en a fait chavirer plus d’une… et aussi à cause de son flair sans égal. Quand il arrête l’automobiliste pour excès de vitesse, il peut deviner au premier regard si le conducteur n’a pas ses papiers, ou qu’il a trop bu, fumé du cannabis, ou bien transporte de la drogue ! Bluffant… Ainsi emportés par le tango de leur gyrophare, les deux collègues aux allures de Don Quichotte et Sancho Panza s’en vont pourfendre les contrevenants au Code de la route.

Yannick a le sang chaud et se lasse facilement de ses nombreuses conquêtes ; aussi il a été prié d’habiter à l’extérieur de la gendarmerie, pour ne pas en perturber l’ambiance familiale. Outre les bars à vins, il s’en va fréquemment chasser sur la piste de danse de « L’Arcansano », la boîte du canton. Ah ! Son « Arcansano » ! Le kif total ! Le royaume où il règne en maître. Il en connaît tous les recoins, tous les habitués et même Marc, le patron, devenu un ami. Un soir, Marc lui avait raconté comment son oncle Albert, fêtard invétéré venu en cure à Vernon-les-Bains, près de St Fernel, avait fondé cet endroit pour les noctambules du bled en manque de distraction. Il adorait les sonorités du mot « arcanson » découvert dans un poème de Boris Vian, et qui désigne la colophane dont on enduit le crin des archets pour qu’ils accrochent les cordes des violons. Un nom parfait pour un lieu dédié à la musique, mais qu’il avait teinté d’exotisme sud-américain, très à la mode dans les années 60, quand ce continent rayonnait de ses rythmes et idées révolutionnaires. Gainsbourg célébrait en chanson Pancho Vila, les disques de « Los Incas » trônaient dans les bacs, et l’âme du Che Guevara flottait sur les barricades et nuits bleues de mai68…

L’Arcansano avait brûlé le 13 avril 1974 sans miraculeusement faire de victime, grâce au fameux neveu présent ce soir-là, qui avait fait sortir tous les clients à 4 heures du matin, juste avant l’incendie. Nombreux l’interrogeaient depuis sur la raison de ce geste salvateur, et il leur répondait avec un air énigmatique : « Ce soir-là, j’ai eu un coup de tartre ».

« Un coup de tartre » ?

L’oncle ne voulait pas que ce temple de la fête disparaisse, alors il l’avait fait renaître un peu plus loin, toujours sur le Chemin de la Mouchette, mais là où il changeait de nom pour devenir le Chemin du Bois de l’Aulne. Il avait demandé qu’un magnétiseur breton exorcise le terrain, sans oublier le monde rationnel, en dotant le nouvel établissement de tous les derniers systèmes de sécurité. Bien évidemment, il ne saisissait pas les subtilités de ces nouvelles protections high-tech.

Un petit matin, alors qu’il fermait la boîte, il avait confondu le code qui déclenchait les alarmes et les douches anti-feu, avec celui de sa carte bleue, ce qui provoqua un barouf infernal, avec gendarmes et pompiers !

Cet Albert superstitieux, véritable « Craignant Dieu », n’aimait pas l’échec et interpréta ce deuxième coup du sort comme une injonction à prendre sa retraite. Après tout, il avait l’âge et pas d’enfants… Aussi, en un rien de temps, il traita fissa toute la paperasserie comptable en cours et fit de Marc l’héritier de son établissement, que ce dernier avait déjà bien enmain.

Retour maintenant sur la grande soirée qui enchante toute la gendarmerie…

La banderole trône à la bonne place désormais, bien au milieu du mur de la salle commune où se fêtent tous les évènements qui ponctuent la vie de dix-huit militaires et leurs familles, que le devoir appelle à vivre sous le même toit.

Yannick et Antoine, redescendu de son escabeau, contemplent le fruit de leurs efforts si laborieusement posé, lisant et relisant à haute voix avec la satisfaction du travail bien fait :

EN 2013, C’EST LE BON TEMPS !

Oui, en ce samedi 13 avril 2013, toute la gendarmerie de St Fernel fête le départ à la retraite du grand Jean-Claude Paupardin, son commandant en chef, revenu à sa terre natale où il

avait commencé sa carrière avant de s’en aller voguer entre métropole et terres d’outremer, au fil des mutations.

–Bon, Antoine, maintenant, procédons à l’essai lumière de la banderole, dit Yannick, introduisant le chargeur dans la prise.

Tous les deux retiennent leur souffle, comme saisis par un doute… Soudain, toute la farandole de caractères s’éclaire, sauf le mot : « TEMPS ». Malo, spectateur derrière eux, observe la scène en silence, tout en sirotant de l’Earl Grey glacé.

Malo… Un jeune sous-officier muté à St Fernel il y a deux mois pour son premier poste… « Quelle merde » ! avait-il lancé en lisant le courrier qui l’informait du lieu de son affectation. Une nouvelle déprimante, vraiment pas top pour lui. « J’atterris dans une gendarmerie paumée dans Le Parc Naturel de la Brenne, moi qui rêvais de me la péter sur les spots des Sables-d’Olonne, ou de Royan, planche sous le bras, tout en lunettes de soleil ! Je ne savais même pas que ça existait, moi, Le Parc Naturel de la Brenne ! ».

–St Fernel, St Fernel ! Deux minutes d’arrêt, deux minutes d’arrêt ! Annonce une voix anonyme dans un haut-parleur à bout de souffle.

–Pas plus, vraiment pas plus ! grince Malo, s’arrachant de ses torpeurs en quittant le compartiment, avant de descendre sur le quai.

Il respire un grandcoup.

Au sortir de la gare, se dresse devant lui un immense panneau flamboyant de louanges :

Bienvenue à St Fernel,

Sa kermesse annuelle,

Ses routes fleuries,

Jumelée à Frekereich, Allemagne,

Le Saint-Tropez de laRuhr.

Jumelée à Subido de Léon, Espagne,

La capitale du chorizo.

« Pourrait-on m’expliquer par quel mystère on a trouvé moyen de jumeler un tel trou ? Même les oiseaux migrateurs se tournent vers le ciel pour ne pas tomber de désespoir quand ils le survolent ! » Ironise-t-il. Comme en écho à ses pensées, un corbeau s’éloigne avec un cri rauque et sinistre comme satisfait d’avoir déversé sa dose d’effroi.

« St Fernel : sa vie, son œuvre ! ». Malo se moque, se sentant envahi par la détresse de cette ville de quelques milliers d’âmes perdues sur un îlot abandonné au plus profond de la France. Une ancienne cité textile qui avait connu son heure de gloire au XIXe siècle, renommée pour son tissage en « croisé retroussé » qui donnait aux bas de soie une tenue extraordinaire, sans jamais tomber. Mais les tissus synthétiques et l’utilisation du caoutchouc avaient sonné le glas de toutes les entreprises, dont subsistaient les bâtiments désaffectés de briques rouges, enluminés d’inscriptions fanées, comme les « Grands Établissements Mourront », la filature en lin et soie ou les « Tissages Adrelin et Marel » ou encore l’imposante bâtisse zébrée de fissures et de tags, les « Établissements Midrouillet et fils ».

Malo s’étiole et gamberge. St Fernel l’imbibe de son spleen profond : « Je ne vois, je n’entends, je ne comprends plus rien, comme si j’allais m’endormir et me réveiller le matin d’un sommeil noirci. Ébrieux, j’avance sur un pont où la brume du jour chasse celle de la nuit »…

Assombri par ce trou du cul du Diable, Malo a décidé qu’il snobera cette cité, ne s’y rendra que pour les bricoles, la pharmacie, ou les croissants du dimanche. Il les achètera à la boulangerie Chouquard, dont on dit que la déco en carreaux jaunes et présentoir en formica n’a guère changé depuis 1950 et, presque à chaque fois, dès son entrée, une voix claironnera :

–M’an ! Y a quelqu’un !

–Tu peux y aller Lionel ?

–Ben non ! Je suis en train de fourrer les religieuses ! 

Alors la Jeanine Chouquard et sa tache lie de vin sur le visage, rappliquera à coup de « ouf, ouf », lestée de ses 95 kilos, sa blouse rose et ses chaussures orthopédiques blanches. Malo ne comprendra pas pourquoi, à chaque fois, elle le regarde si bizarrement et lui fait cadeau d’un croissant… Tout comme Catherine Le Boucher, la patronne de la pharmacie Jean Jaurès, qui lui offre un savon bio au calendula et un autre à l’arnica, chaque fois qu’il pousse la porte de son officine pour y soigner un rhume.

État normal ? Esprit dérangé ? Qui sait ? Un de ses profs l’avait prévenu : « Tu débutes dans n’importe quel métier, ça signifie que tu prends la mer seul sur ton voilier, et tu dois passer le cap Horn. Là, tu deviens un vrai marin… mais tu y laisseras quelques plumes » « Ou des écailles », aurait volontiers blaguéMalo.

Mais, pour l’heure… On assiste à une tout autre situation, intensément dramatique : la banderole lumineuse bat de l’aile.

–Ça va Yannick ? Ça va Antoine ? Un problème ? lance Malo en s’avançant.

–Ah ! Tu es là ! Regarde, s’il te plaît, je ne comprendsrien…

« Help ! » Supplie presque Antoine, observant désespérément ce tigre de papier scintillant qui refuse d’obéir.

–Alors maintenant, tu donnes des ordres, toi ? s’amuse Yannick.

–Eh bien oui, je demande au p’tit… enfin, je veux dire… à Malo, de nous aider, d’autant plus qu’il nous l’a si gentiment proposé…

Malo s’échappe de la passe d’armes en se rapprochant de la banderole, pour y découvrir un contact défait qu’il referme, produisant un clic rassurant. Une fois rebranchée, la guirlande illumine à nouveau de tous sesmots.

EN 2013, C’EST LE BON TEMPS !

–Enfin, il était temps ! s’exclame le gendarme aux allures de garçon boucher.

Étonné de sa propre galéjade, son regard qu’il qualifie lui-même « d’œil de cochon » attend les félicitations de ses deux collègues.

–Bravo Antoine, bravo ! Tu progresses !

Ils applaudissent, sourire encoin.

–Il a l’humour des gens qui n’en ont pas ! Ironise discrètementMalo.

–Malo, moi en tournée avec lui, c’est une totale entente, mais j’ai l’impression de convoyer un camion de gaz toxiques quand il lève les bras ! Les mouches défaillent, et tu penses en hiver quand il fait trop froid pour baisser les vitres !

Malo imagine alors son chemin de croix lorsqu’en en vadrouille lui aussi, il affrontera Antoine baignant dans son fumet d’aisselles rances…

Malo, fils unique, a grandi dans un petit village du Vexin, auprès de deux parents aimants, tous deux instituteurs. Son père, un breton fervent gaulliste, organisait les fêtes du 14 juillet où il l’emmenait en guise d’initiation à l’esprit républicain. Le spectacle solennel auquel Malo assista l’année de ses 14 ans, avec tous les drapeaux en procession dans une nuée de lanternes, l’impressionna fortement. De retour de la soirée, son père s’écroula au sol, victime d’un infarctus. Derrière la douleur de cette disparation, Malo vit dans ce jour symbolique le message de son devoir futur : celui de se dévouer inlassablement aux autres. Pour lui, l’élégance fait partie de ce précepte que le parfum sublime.

Depuis son enfance, il s’adonne aux fragrances de « l’eau des sables », l’eau de Cologne de sa grand-mère, « Mémé petite », qu’elle achète chez Monsieur Robinet, son pharmacien. Pour ce cœur sensible, les senteurs des personnes aimées ouvrent les portes de sa conscience ; et voilà pourquoi, un soir, il a pleuré devant un coucher de soleil et compris sa vie d’homme.

Et puis, l’odeur piquante des tiroirs en métal de sa table d’écolier, les effluves boisés des crayons de papier HB comme l’exigeait son instituteur, et surtout pas 2 H, trop sec, ni 2B, trop graisseux, les relents âcres du bus scolaire qui l’amenait au foot… Tous ces souvenirs olfactifs vibrent dans sa mémoire, tandis qu’il en découvre de nouveaux dans ce monde collectif, hiérarchisé et organisé jusque dans son intimité.

Ainsi, lors de la préparation de cette fête, il a dû échanger, avec ses collègues, des dizaines de mails, SMS qui répètent les mêmes consignes sur les horaires ou bien l’emplacement des lumières. Cette lourdeur martiale l’ennuie, mais il réalise aussi que l’armée a du bon, en protégeant son cœur romantique tout en l’ouvrant aux autres. Saint-Exupéry aurait-il écrit « Le Petit Prince » s’il n’avait pas appartenu au monde militaire ?

Running gag, la guirlande clignote en grésillant, et le mot « TEMPS » s’éteint à nouveau. Malo se précipite, constate encore la défection du même contact qu’il referme, et renforce avec une attache en plastique récupérée sur l’emballage. Par sa promptitude à réagir, il veut prouver à tous son désir d’engagement, mais aussi celui de participer et peut-être d’en retirer de l’affection.

La guirlande s’éclaire à nouveau. Soulagé !

Parfait ! Pour Yannick et Antoine, certainement, mais pas pourMalo.

Ce mot qui a vacillé et l’odeur de renfermé, pourtant habituelle dans un local inoccupé en dehors des fêtes, aspirent sa conscience sensible dans un autre espace. Celui du temps. Il imagine ses sentiments, les flash-back, les images qui ressurgiront quand, dans 30 ans, il célèbrera lui aussi son départ à la retraite.

Clap de fin pour ce discours du futur :

« Chersamis,

Nous voilà ce soir au seuil d’un moment important pour moi, celui de ma retraite.

Une porte se referme sur une carrière commencée dans les années 2010, et une autre plus paisible s’ouvre aux côtés d’Alex qui m’accompagne depuis plus de 30 ans et m’a donné deux beaux enfants. Merci mon amour…

Alex ne peut s’empêcher de retenir des larmes d’émotion.

Par exemple, je me rappelle mes débuts ici à St Fernel, avant de partir faire le tour de toutes les gendarmeries de France et de Navarre, et de ma première intervention, quand un python royal follement épris de liberté avait quitté son terrarium pour passer des vacances tranquilles chez des petits vieux complètement traumatisés ! Vous vous imaginez ! Un python royal à St Fernel !

Un souffle de peur et d’aversion traverse l’assistance.

J’ai toujours voulu servir et aider les autres, au travers de toutes mes mutations, avant de revenir ici, dans ma région d’adoption où je prendrai ma retraite, pas très loin d’ailleurs tant j’aurai besoin dans les premiers temps de sentir la présence de mon ancien métier. Je vous invite maintenant à jouer avec des bulles de champagne pour célébrer cet instant, qui marque un cap dans ma vie ».

Applaudissements à tout va, et malgré les yeux mouillés d’émotion du Commandant de la gendarmerie, Alex pleure et l’embrasse.

–Je les mets où, les petits fours ? Demande Nicolas, le fils du boulanger. 

Malo reprend brutalement contact avec le monde de la réalité.

Pourquoi a-t-il déjà imaginé une telle tirade pour son départ à la retraite ? Pourquoi cette oscillation entre anticipation et présence ? Et cette histoire de python royal ? N’est-il pas un peu dérangé, lui qui d’ailleurs connaît à peine Jean-Claude et les serpents ?

–Euh… je ne sais pas, vois avec Yannick, rétorque Malo d’un ton évasif.

–Je ne sais pas moi non plus ! Demande donc à Antoine !

–Sur les deux tables, conclut ce dernier. Mais pas trop près du bord, pour ne pas se salir !

Eh oui ! On sent que les préceptes d’Anaïs pour sa tenue, on fait leur chemin dans la tête de son rondouillard d’Antoine…

La petite organisation continue à se dérouler, tel un orphéon militaire en concert le dimanche. Après Nicolas, ce sera au tour de Sébastien de venir installer la sono et les lumières, avant de se préparer à jouer le DJ. On le surnomme « Boîte à Clous » tant il arbore de piercings, mais chacun apprécie ses talents pour mettre l’ambiance ; d’ailleurs, on le réclame dans toutes les fêtes du canton.

Jean-Claude a choisi sa musique favorite, celle des années 70 et 80 pour enflammer ce dance floor d’un soir, avec fumée, laser, boule au plafond, et UV blanchissants, les grands classiques.

Ainsi la planète disco de Jean-Claude va croiser celle de Sébastien, exclusivement hard rock et rap, et ce gars percé de partout regrette de ne pouvoir que rarement mettre le feu avec cette musique.

« Putain de fête de merde ! Mais au moins ce soir, Jean-Claude m’a épargné l’insoutenable : la “Danse des Canards”. Pff… accompagnée bien sûr de son pathétique cortège de trémoussements raidis d’arthrose, sans parler des “coincoin coincoin” scandés à tout va autour des tables… » Il se console, pensant qu’il va avoiner aux platines sur fond d’« Alexandrie, Alexandra » et « Magnolias for Ever ». « C’est mon taf et le client est roi ! Alors basta ! ».

Au bistro on imaginerait bien Jean-Claude boire un perroquet et Seb, une tomate.

–Ma musique sentait bon les fleurs des prés et la joie de vivre, se défendrait Jean-Claude.

–Et moi, je gobe de la merde pour bisounours, lui répondrait Sébastien.

Dans cet abîme entre générations, il y a malgré tout comme un petit espoir d’entente, un sas, une sorte de « Checkpoint Charlie » : les chansons de Johnny…

Le téléphone de Malo se met à vibrer, annonçant un message d’Alex : 

Suis chez un client bizarre, genre moine zen qui semble me connaître. Rentrerai à la ruche vers 19 h Pense à la tarte aux pommes dans le frigo. Bisous. Je t’aime.

N’attrape pas le bourdon avec le moine. Je t’aime aussi.

Malo a rencontré Alex à Paris, lors d’un week-end de permission pendant sa préparation à la gendarmerie. Un jour de flânerie chez les bouquinistes, une reproduction d’un tableau de Magritte représentant un homme au chapeau melon flanqué d’une pomme devant son visage, attira son regard. Alex, qui suivait les cours d’un BTS de gestion, assommée par une semaine sur la TVA, partait se changer les idées le long des quais de Seine. Sans même y penser, elle se sentit interpelée par cette même image épinglée, dansant parmi tant d’autres dans le petit vent frais du printemps. Elle se posa face à elle pour mieux la contempler et s’interroger.

« Pourquoi ce fruit vert en suspension au milieu de la figure, là où les clowns arborent un nez rouge ? Ce tableau veut-il tout dire, ou ne rien dire ? Que pourrait-il bien m’apprendre ? ».

Malo tomba immédiatement sous le charme du beau visage diaphane d’Alex, mais comment l’aborder ? Il s’enhardit, et lui fit partager toutes les émotions que ce Magritte lui inspirait et lui proposa d’en parler davantage autour d’un thé accompagné d’un gâteau aux pommes, et vérifier s’ils allaient s’élever dans les airs et y rester en sustentation eux aussi. Comme emportée par le souffle de Magritte, Alex accepta l’invitation, prouvant que l’art, qui transmet peut-être un peu de l’âme divine, s’amuse parfois à taquiner les cœurs pour mieux bouleverser le chemin de leur destinée.

Un mois plus tard, ils vivaient ensemble dans le minuscule studio d’Alex, loué à un adorateur de Sainte Rita, guéri de son psoriasis chronique par cette spécialiste des cas désespérés. Elle suivit Malo à St Fernel où, grâce à son BTS de gestion comptable, elle trouva facilement une place dans une agence immobilière ; dans ce bled calme à l’air si pur, les bobos stressés venaient y chercher un havre de paix. Du coup, il y avait du travail à la pelle.

Habiter dans une gendarmerie oblige à partager inévitablement tous les instants de sa vie, ce qui n’est pas sans poser des problèmes de coexistence… Combien de fois Véronique, la femme du commandant, a-t-elle rabiboché des couples qui s’effilochaient, feignant d’ignorer le parfum de celles qui, partant à l’aventure, glissaient à pas feutrés dans les couloirs ! Mais elle, jamais elle ne jouerait la Messaline, elle aimait trop son Jean-Claude, le seul homme de savie.

–Eh oui, ça existe encore, s’en vante-t-elle. J’ai tiré le bon numéro, et dès le premier coup ! D’autres filles musardent pour trouver leur chéri, essaient les petits commerçants, moi, le destin m’a fait prendre le chemin du grossiste !

Elle ne donne aucune leçon, et dans son couple, comme dans beaucoup, arrivent des disputes, véritables alertes météo qui secouent ce lieu si habituellement paisible. Véronique et Jean-Claude semblent soudain régresser, en ne s’exprimant plus que par onomatopées, grognements et langue des signes, ce qui crée une ambiance un tantinet glaciale.

Le dernier épisode en date a débuté à cause d’un parfum offert à Véronique, que Jean-Claude n’avait pas fait emballer. Le malheureux… Elle, qui n’a connu qu’un seul homme, l’a vécu comme un affront à leurs années d’amour, la perte de toute magie autour du cadeau. Plus son mari essayait de se disculper, plus la colère de Véronique montait et emboucanait l’ambiance collective. Mais Jean-Claude était le boss. Le vendredi suivant, conseillé par ses collègues complètement à bout, il tentait une conciliation. Il offrit à sa femme un parfum méticuleusement empaqueté et délicieusement enrubanné, accompagné de ces mots sur papier fleuri : « Est-ce assez emballé » ? Il prenait le risque de verser de l’huile sur le feu, mais cet humour la toucha, et elle réprima un éclat de rire à la lecture de ce papier élégant, sur lequel elle coucha la réponse d’un pardon teinté d’esprit zen : « le geste doit aller plus loin que le geste »…

Véronique a rencontré son Jean-Claude un jour où, partant en voiture pour acheter du pain, il l’avait arrêtée ; sa plaque d’immatriculation pendait dans le vide. Comme la pluie tombait à flots, il lui demanda de rentrer dans la camionnette pour rédiger le procès-verbal. Jean-Claude ne se sentait pas à l’aise dans ce petit espace ; il laissa tomber sa trousse d’écolier et tous les stylos roulèrent à terre. Véronique, toute en bon sens rural, se pencha et ramassa méticuleusement tous les crayons qu’elle remit, toute satisfaite, dans la trousse. Jean-Claude la regardait, éberlué, et pensa à ce que lui avait dit sa grand-mère avant de mourir : « Quand ta future femme se présentera à toi, je te le ferai savoir ». Un an plus tard, ils signaient un contrat de mariage devant le maire.

Ce soir, Véronique veut magnifier la gendarmerie, réalisant elle-même une magnifique génoise recouverte de fruits rouges en forme du symbole de cet ordre militaire, la grenade à huit branches ; à ne pas confondre avec la grenade de la légion à sept branches, plus cavalière…

À 19 heures, la première dame et toutes les autres femmes viendront rivaliser d’audace culinaire en offrant leurs créations, disposées sur les tables blanches. Anaïs a fait un gâteau au citron, Chloé, la compagne de Guillaume, jeune recrue comme Malo, a fait une tourte aux épinards et Malo s’empresse de remonter dans son appartement chercher la tarte aux pommes. Il entre, se dirige vers le frigo, se sert un verre d’eau et s’assied face à la reproduction du tableau de Magritte qui trône désormais sur le mur de leur living, souvenir de ses premiers instants avec Alex, et de ses premiers mots d’amour envoyés par SMS :

Cette fille qui s’agite/gitePrès du tableau de Magritte/gritteNe lâche plus le grip/grip de moncœur.Cette fille qui s’effrite/frittePrès du tableau de Magritte/gritteA mis en fripes/fripes tout mon cœur.

Quand il l’a rencontrée, il pensait qu’il avait recueilli un oiseau tombé du nid tant elle lui paraissait en souffrance. Son promis venait de rompre leurs fiançailles, il avait décidé d’aller vers une autre. « Quel connard », se disait-elle. Et, de surcroît, ce mufle lui avait demandé de lui rendre la bague. « Double connard ! » répétait-elle dans des torrents de larmes, hypnotisée par les blondes présentatrices du téléachat béates devant des casseroles antiadhésives. En plus, avec son budget d’étudiante, elle ne pouvait même pas s’en payer une ! Quelle vie de merde ! Et elle redoublait de pleurs.

Un soir de tristesse, où elle dînait seule dans un restaurant chinois « Chez Tchang-Li », le patron lui avait proposé de tirer les baguettes de divination. Il lui tendit une sorte de pot rond en bambou d’où dépassaient des baguettes numérotées. Il y en avait 64. Elle agita le coffret en bambou jusqu’à en faire tomber une seule, qui portait le numéro 52. Tchang-li lui en donna l’interprétation sur un ton de philosophie très asiatique : « Si vous vouloir relation un petit peu, c’est moment, beaucoup, beaucoup favorable, beaucoup énergie, durera beaucoup, beaucoup, beaucoup temps, hi, hi ! ».

Et la prophétie se réalisa… Grâce à ce tableau qui avait bien quelque chose à lui annoncer, elle découvrit le miel de la pomme d’amour après le goût amer de la pomme de discorde. Portée par l’affection incandescente de Malo et son enthousiasme pour la gendarmerie, elle reprit confiance en elle, et lorsqu’il » il lui proposa de le suivre à St Fernel, elle lui dit « banco »…

La tête encore un peu dans les souvenirs, Malo s’apprête à redescendre avec la tarte aux pommes. On frappe. À la porte, il découvre un zombie : Priscilla, la femme de Clément, leur voisin de palier, qui entre en trombe, les yeux gonflés de larmes.

–Alex, tu pourrais me prêter ton sèche-cheveux, le mien vient de tomber en panne ? Alex ! J’en peux plus ! J’en peux plus !

Il la regarde, éberlué : Priscilla n’a rien de ces bonbons sucrés, qui guerroient de téléfilm en téléfilm pour sauver leur couple. Son physique ressemblerait plutôt à celui d’une gothique au teint blême, rimmel charbonneux et cheveux noir jais. Comme elle n’arrête pas de pleurer, elle loupe tout ce qu’elle fait, sa dernière perle ayant consisté à prendre le train pour Nantes dans le sens contraire. On dirait Alice Cooper en fin de concert… Pourtant, elle essaie de s’en sortir, elle fait du yoga, mange bio, suit même les préceptes d’un gourou qui s’appelle Mamadit, ce qui veut dire, en langage d’initié : « Tends la joue gauche, mais ouvre l’œil ». Il vénère les flamants roses parce qu’il croit que les esprits les plus beaux s’y réincarnent ! Mais, faut avouer que les flamants roses, à part se tenir sur une patte quand ils dorment, qu’ont-ils de si extraordinaire ?

N’en jetez plus sur Priscilla ; fille perdue, en quête d’identité dans une gendarmerie paumée du Parc Naturel de la Brenne, en panne… sèche de sèche-cheveux…

–Mais, Pricillia ! Ouvre les yeux ! Euh, Pardon… Tu as Malo devant toi, Ma-lo, pas Alex ! Et franchement, je n’ai aucune idée de l’endroit où elle le range. En plus, elle n’aime pas que je touche à ses affaires alors…

–Mon Dieu ! Excuse-moi Malo, je ne sais plus ce que je dis, ni ce que jefais.

Elle renifle.

–Tiens, j’ai perdu trois fois de suite ma carte bleue en un mois !

Elle renfile plus fort.

–Et j’ai raté mon gâteau pour la fête de Jean-Claude, j’ai oublié la levure et… et… et ! Mon test de grossesse est positif !

Priscilla se transforme alors en une cascade de larmes, reniflant à chaque inspiration, quand une tornade semble s’engouffrer dans l’appartement.

–Comment tu t’appelles, toi ? Demande le garçonnet.

–Moi je sais ! Il s’appelle Malo, comme Saint-Malo, triomphe sa sœur qui le suit, rigolarde.

Malo se trouve soudain entouré de deux cochons de lait, Vanille et Gaspard, les enfants d’Anaïs et Antoine, qui, comme des fusées, ont profité de la porte ouverte pour s’immiscer, poursuivis par leur mère.

–Les enfants, ça suffit ! Laissez Malo tranquille. Maintenant, dehors ! OK ? Lance Anaïs en s’engouffrant dans l’appartement elle aussi.

–Pff ! Pas drôle ! fait Vanille, avançant vers la porte en pleurnichant tout en prenant son frère par lamain.

–Aïe ! Ne serre pas si fort, tu me faismal !

Et les voilà sortis.

–Mon Dieu Priscilla ! Mais qu’est-ce qui t’arrive ?

Anaïs s’affole devant l’état déliquescent de sa voisine de palier. Priscilla lui raconte tous ses malheurs, son test de grossesse positif et le reste, ce qui déclenche instantanément chez Anaïs une empathie féminine force 10 ; elle demande à Malo qui commence à bouillir au milieu de cet ouragan, où se trouve le sèche-cheveux d’Alex.