Lignes de fuite - Jean-Marc Mienville - E-Book

Lignes de fuite E-Book

Jean-Marc Mienville

0,0

Beschreibung

Bogdan, Marie-Rose, Darius et Maria ont fui leurs terres et trouvé refuge en Tunisie, où ils ont donné naissance à Julien et Nathalie. Ces derniers, à leur tour, ont quitté la Tunisie pour la France après l’indépendance. Les soubresauts du XX siècle ont ainsi transformé des vies simples en destins hors du commun. Issu de cette lignée, le narrateur ne se contente pas d’explorer son passé dans un style à la fois vivant et unique, il vous propose aussi une balade ludique vers les confins de l’espace-temps.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Après avoir tissé des liens d’amitié avec les protagonistes contemporains de son récit, Jean-Marc Mienville a décidé de raconter leur histoire de manière romancée tout en restant fidèle au contexte historique.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 669

Veröffentlichungsjahr: 2025

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Jean-Marc Mienville

Lignes de fuite

ou La faim des temps

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Marc Mienville

ISBN : 979-10-422-5519-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À la mémoire d’Irène

À Lucien

Prologue

En janvier 1977 je suis allé au festival des Arts Nègres à Lagos, Nigeria. Je venais de faire ma traversée du désert, le désert du Sahara. Le juillet précédent, j’avais enfin obtenu mon baccalauréat, un bac C comme « ça y est, c’est fait ». Et soit par dérision soit pour défier la logique, je m’étais inscrit à la Faculté de Lettres Classiques. Le latin, ça allait, mais le grec ? En un an, il me fallait combler une lacune de trois ans. Y’avait bien cette étudiante, Françoise, qui me proposait de s’occuper de ma formation helléniste. Son empressement n’avait d’égal que la perfection de ses formes. Quand elle se levait du lit pour aller chercher un livre, je restais figé dans une admiration éperdue qui m’empêchait de piger quoi que ce soit aux syntagmes hypostatiques de Sophocle. Je n’y croyais pas, j’avais la tête ailleurs. Et puis il y avait le trajet quotidien Marseille-Aix et retour. Ça demandait une motivation qui, au fond, m’était étrangère. Enfin, on était encore dans les retombées de la révolution des mœurs, moins de dix ans qu’elle avait eu lieu, et il suffisait d’un claquement de doigts pour changer de copine. Au bout d’un mois, je passais le plus clair de mon temps assis avec des amis à la terrasse du Novelty à dire et écouter des conneries en buvant des demis. Libé passait de mains en mains. Début novembre je tombe sur une petite annonce : « Cherche conducteurs pour convoyer véhicules au Togo. » J’y ai répondu et j’ai pris contact. Le convoi partait de Paris mais le chef voulait bien faire une halte à Narbonne pour me récupérer. Rendez-vous est pris devant la gare. Le principe était simple : chacun mettait un peu d’argent dans une cagnotte qui alimenterait les frais de bouche, surtout en prévision du désert, et naturellement personne ne toucherait un sou sur la vente des voitures. Le chef prenait les frais d’essence à sa charge. Pour les conducteurs, il s’agissait en somme de tourisme d’un genre particulier avec location gratuite de véhicule. J’avais pris un train qui me faisait arriver bien avant l’heure du rendez-vous. Pourvu qu’ils soient là, m’étais-je dit. J’avais converti toutes mes économies en travellers. Et ils sont arrivés, deux 504, une 404 et une Goélette Renault, plaques de désensablement aux ridelles. En tout on était… quoi ? Une dizaine, une seule femme, celle du chef. De toute la traversée de l’Espagne je n’ai pas conduit. Peut-être le chef voulait-il tester ma personnalité, s’assurer que je n’étais pas un dingue qui mettrait une voiture dans le fossé ou partirait avec. Du coup je dormais, anesthésié par le défilé des taureaux noirs. Quand on a passé le fin fond de l’Espagne on est encore en Espagne, à Ceuta, et on est au bout de la Méditerranée. La traversée du détroit a un goût de retour aux sources. On retourne en Afrique longtemps après une ancienne migration en sens inverse. Bref, c’est exaltant.

À Ceuta, j’ai pris les rênes de la Goélette. Rien de plus naturel, je connaissais la bête, ayant passé tout un été dessus à livrer du linge et des vêtements pour une laverie d’Alès. Mais le Rif marocain n’a rien à voir avec les Cévennes. Ses routes, si on peut appeler ça des routes, étroites comme ça, pas de parapet et des à-pic de cent, deux cents mètres, des nids de poule, des pierres… Et en plus fallait pas traîner, le boss était pressé de vendre sa camelote. Non seulement il m’aiguillonnait mais il me taquinait : « Fais pas le con, tombe pas dans le ravin. » Moi je voulais pas passer pour un trouillard alors j’accélérais. Et je priais qu’aucun véhicule ne se pointe devant moi au détour d’un virage. Je conduisais côté ravin, en surrégime. Mais le clair de lune dans le Rif marocain, c’est quelque chose d’inoubliable. C’est la merveille des merveilles. Seulement voilà, il fallait résister à la tentation de tomber. La nourriture se composait essentiellement d’olives, fromage de brebis, tomates, oranges et pain. En Algérie on est tombés sur une fête de mariage qui durait depuis trois jours, nous a-t-on dit. La musique, la danse, les couleurs, les gens, tout ça était très chaleureux. Sauf que quand on est partis, un type est venu vers moi et m’a traité de sale colon. Fallait pas m’inviter, pauvre con. Ça, je l’ai pensé mais naturellement je ne l’ai pas dit. J’aurais bien fait un détour par Tunis, où j’avais mes racines, mais le tourisme a ses limites, géographiques entre autres, surtout quand il s’agit en fait de business.

Donc on a opté pour la piste d’Adrar. Tam, c’était trop compliqué. Le Sahara, moi je trouve ça beau. Y’en a qui préfèrent la forêt relique de la Sainte-Baume – je ne citerai pas de nom – mais je trouve que le vide est préférable au trop plein. En vérité le désert, c’est pas tout à fait le néant. Y’a des gens qui y vivent, comme ce Touareg qui nous avait cuit le pain enfoui dans le sable avec un petit feu de bois par dessus. Miracle ! on n’avait pas un seul grain de sable dans la bouche en le mangeant. C’était comme si de la pierre était sorti un pain tout propret et prêt à la consommation. Peu après on s’est trouvés dans une situation tout droit sortie de Tintin au pays de l’or noir, quand les Dupondt tournent en rond en suivant leurs propres traces. C’est moi le premier qui ai donné l’alerte. On se plantait, il fallait aller un peu à gauche. Et effectivement, une demi-heure après, on a retrouvé la piste. J’ai eu droit aux honneurs et à une tournée de gnôle. On est passés par Reggane à toute vitesse, au cas où le vent n’aurait pas entièrement nettoyé la zone de ses relents atomiques. La nuit on dormait dehors dans un sac de couchage, parmi les scorpions. Non, je plaisante, je n’ai jamais vu de scorpion sauf à Lyon, dans le grenier de mon oncle Michaël. La femme du chef, elle, dormait dans une petite tente qu’il lui montait chaque soir comme pour la remiser dans son écrin pour la nuit. C’était une blonde platine mais pas le genre Marilyn, plutôt le genre momie égyptienne. Je dis ça parce qu’elle avait une telle couche de fard sur le visage qu’on avait l’impression qu’il se craquelait au soleil du désert. Elle se maquillait à outrance, un rouge à lèvres pur sang, un eyeliner à la Maria Callas et un bleu aux paupières façon Méditerranée par mistral. Elle ne parlait jamais et je ne connais pas le son de sa voix. Ah si ! Une fois j’avais gagné le concours de celui qui mangerait le plus de piments. Le chef croyait faire une démonstration de force. Il en avait emporté un gros bocal depuis Paris, du qu’était pas du piment d’Espelette, et il avait lâché au quatrième. Quand j’ai croqué mon cinquième piment, plus gros qu’un pouce, sans verser une larme, sa femme a poussé un « oh ! » d’admiration. Tu parles, avec des parents tunisiens j’en avais l’habitude, moi, du piment. Puis on est passés au Mali. Je dois reconnaître que le voyage était très bien organisé. C’était le chef, en effet, qui rémunérait la police des frontières en sous-main pour qu’elle nous laisse passer, et il a fait ainsi jusqu’à Lomé. Même si ça ne dépassait pas quelques centaines de CFA, c’était une gentille attention de sa part. À Niamey, mourant de soif, j’ai bu l’eau du Niger, et je ne sais pas comment je ne suis pas mort de la bilharziose. Par rapport aux moustiques, néanmoins, on était tous bourrés de chloroquine, ce qui ne m’a pas empêché de choper le palu, plus tard, au Gabon. Que ce soit à Gao, à Niamey ou à Ouaga, en Haute-Volta, le gros truc en Afrique c’est le marché, un haut lieu où le commerce confine au délire dans tous les sens du terme, visuel, sonore, olfactif et verbal. On s’y nourrissait de bols de riz à 25 CFA avec dedans quelques morceaux de viande en sauce, antilope, serpent, crocodile ou même singe, du vrai singe, pas celui de 14-18. À Lomé, on a passé une dernière nuit avec le chef, sur la plage. Il avait commandé un méchoui et pendant que le cuistot, qui avait fait venir sa bande de musiciens, s’affairait à la préparation du repas, on a eu droit aux chants et danses traditionnels. La fête a duré tard dans la nuit et on s’est endormis comme des bébés rassérénés par l’Âme africaine. Seul bémol, le matin on a découvert qu’on avait été dévalisés pendant la nuit. Heureusement mes travellers étaient assurés et j’ai pu récupérer la totalité de mon avoir. Le chef nous a souhaité bon voyage et nous a invités à le recontacter à Paris pour la revoyure.

Comme beaucoup voulaient, je ne sais pourquoi, poursuivre vers la Côte d’Ivoire, j’ai suivi le troupeau. On est passés au Ghana et finalement notre petit comité de globe-trotters s’y est dispersé. Forcément, chacun avait son idée à lui, son timing, chacun réagissait différemment aux aléas du parcours, bref, chacun suivait son destin. À Accra j’ai cru contracter la plus belle amitié du monde avec David, un jeune Noir qui aspirait à une vie à l’européenne. J’en avais marre du taxi-brousse et je projetais de continuer à vélo. Alors j’ai demandé à David s’il pouvait m’en procurer un. Il m’a dit que oui, bien sûr, y’a pas de problème, et je lui ai filé une paire de billets pour qu’il aille le chercher. Je ne l’ai jamais revu. J’ai donc continué en taxi-brousse jusqu’à Abidjan. Là, par un hasard extraordinaire, je suis retombé sur Antoine, un titi parisien avec qui j’avais sympathisé au cours du voyage. Il était en train de manger un bol de riz au marché de Treichville, une grande bouteille de bière à côté de lui. J’ai acheté un bol d’attiéké et nous avons partagé la bière. Le bol d’attiéké coûtait 50 CFA, le double du riz, et c’était justifié. L’attiéké devrait être classé au patrimoine mondial. À Antoine j’ai fait part de ma fatigue suite à ce long voyage et je lui ai confié que j’aspirais à un moment de repos loin des grandes villes et du tintamarre de leurs marchés. Il m’a proposé d’aller passer Noël à Grand-Lahou, où il avait entendu dire qu’il y avait une plage paradisiaque. Nous avons décidé de prendre le bateau – je devrais dire la barcasse – qui cabote sur la lagune et c’était une erreur car nous avons passé notre temps à essayer sans succès de nous protéger contre la piqûre de stomoxes hématophages. C’est cette mouche-là qui nous a piqués. « Vise un peu ça, mec ! » s’est écrié Antoine quand nous avons atteint la plage. Vaste étendue de sable argent, cocotiers de trente mètres, doux clapotis des vagues, quelques groupes d’individus autour de feux de coques. Des autochtones nous ont invités à nous joindre à eux. Nous avons passé la soirée à griller des langoustes en bavardant. Pour changer du vin de palme, je suis allé acheter deux bouteilles de champagne chez l’épicier du coin. Je tenais facilement mes comptes, n’ayant à me soucier que de garder de quoi payer un billet d’avion pour la France. Le lendemain, Christian, un du groupe, nous a emmenés, Antoine et moi, dans un petit village un peu au nord, où il avait toute sa famille, pour célébrer la fête de l’igname. II était fier de nous présenter à ses oncles, tantes, cousins, et nous aussi on était fiers, sauf que de case en case il fallait boire un plein verre de vin de palme, de bière ou de gin ! C’est pour l’instant la cuite la plus salée que j’aie connue. Les Ivoiriens ne connaissent pas le problème du verre à moitié vide ou à moitié plein. De retour à Abidjan, j’ai eu envie de louer une chambre à Cocody, chez les Blancs. Je savais que c’était là qu’il y avait le plus de chance d’embauche. À Cocody, j’ai rencontré des Français, deux couples, qui semblaient mener la grande vie. Le mari de l’un des deux couples envisageait volontiers de m’embaucher dans son entreprise, le bois naturellement, mais il s’est aperçu que je plaisais à sa femme et l’affaire est tombée à l’eau. À Treichville j’ai rencontré Moussa, qui me proposait une association et m’aurait sans hésiter donné les clés de sa boucherie. Le seul fait d’être blanc, en Afrique, vous investit d’une confiance aveugle. Dominer le royaume d’Afrique, telle était ma troisième tentation après celles de la chute dans le Rif et du pain dans le désert. Mais, un, Moussa me demandait de faire des allées et venues entre Yamoussoukro et Abidjan, une galère, et, deux, je ne supporte pas l’odeur du sang. C’est là que j’ai pris la décision de partir à Lagos pour le festival. Comme je n’avais pas envie de refaire la route en sens inverse j’ai pris l’avion.

À l’atterrissage, quand on disait qu’on venait pour le festival, ç’aurait presque été tapis rouge et colliers de fleurs. Une navette nous a amenés au « Village », là où étaient hébergés les participants. Un soir je suis allé écouter Sun Ra et son « Archestre ». Dans le taxi, en passant sur un pont, je demande au chauffeur quelle est cette horrible odeur qui empeste si fort et il me dit que c’est les restes des Blancs qu’on a jetés dans la rivière. Pourquoi les « restes » ? Parce qu’on leur a enlevé la tête, qui se vend dix fois plus cher que celle d’un Noir. Ce qu’on en fait ? C’est pour les rituels. Y a-t-il aussi des cadavres de Noirs dans l’eau ? Non, eux on les laisse à leurs familles pour qu’elles puissent faire le deuil. Les Blancs, impossible, ça créerait des problèmes avec la police. I know say my mama born me fine so no go there. Ma compréhension du pidgin n’était pas suffisante pour que je sache s’il plaisantait ou non. Le jazz m’a fait oublier cet épisode troublant. J’ai par contre été déçu du peu d’enthousiasme que le spectacle a engendré, chaque morceau ne suscitant que quelques applaudissements discrets. Ayant confié mon étonnement à Sun Ra après le concert, il m’a répondu que « [ma] musique va d’abord faire peur aux gens. Elle représente le bonheur, et ils n’en ont pas encore l’habitude. » Étant de l’Alabama, son accent sudiste était presque aussi difficile à déchiffrer que le pidgin.

***

J’arrive ici au point crucial de cette introduction : ma rencontre, à Lagos, avec John Julidi, qui aimait se faire appeler « Jay-Jay », et ce qui est résulté de cette rencontre. Au risque de briser la continuité du récit, j’aimerais réserver cet épisode pour la fin du chapitre car il constitue le point de départ de ce que je pourrais appeler mon initiation. Cette initiation, elle m’a permis non seulement de « voir » mes ancêtres mais aussi de voir les choses, en général, différemment. En attendant d’y revenir, je raconte maintenant les derniers événements de mon aventure en Afrique.

***

En partant de Lagos, j’avais la vague idée de poursuivre jusqu’à Luanda, en Angola, avec le tout aussi vague projet de trouver un bateau pour le Brésil. Je me sentais lusophile et me voyais, de façon assez floue, embauché sur un cargo transatlantique. Ce que j’allais faire à Rio ou São Paulo, je n’en avais aucune idée. Je me suis donc laissé descendre vers le sud ; j’ai bavardé avec une prostituée du port de Douala ; elle se vendait pour 25 CFA et, grâce à mon expérience spirituelle au Nigeria, j’ai clairement perçu comment elle avait pu en arriver là ; j’ai gravi deux ou trois collines de Yaoundé ; j’ai passé la Guinée sans même m’en apercevoir et j’ai échoué à Libreville. Au quartier de Petit Paris, j’ai fait la connaissance de Jean-Dedieu, un Bamiléké qui cherchait un troisième compagnon de voyage pour aller à N’Dendé chercher des bananes. Dans un autre état d’esprit je n’en serais pas revenu : j’avais précisément en poche une lettre de ma mère me parlant d’un cousin corse, Gilbert, qui était professeur de français dans cette localité. Mais la magie africaine avait opéré et je ne m’étonnais pas plus que ça. J’ai donc accepté la proposition de Jean-Dedieu avec empressement. À ma demande, nous avons fait halte sur la ligne de l’équateur et j’ai ainsi pu mettre un pied dans l’hémisphère nord et un dans l’hémisphère sud. À Lambaréné, j’ai voulu visiter l’Hôpital mais mes covoyageurs étaient passablement excédés par mes caprices de touriste. Nous nous sommes contentés de faire un salut militaire au docteur Schweitzer à travers les fenêtres du Berliet. À N’Dendé j’ai eu une discussion animée avec Gilbert. Il s’indignait du cynisme de l’industrie pharmaceutique qui, constatant l’échec des ventes de contraceptifs aux Africains, leur fournissait des aphrodisiaques. Ensuite j’ai voulu aider à charger les bananes mais, avec beaucoup d’humour, on m’a fait connaître que ce n’était pas un travail de Blanc. Le retour à Libreville, ç’a été l’épopée. Les bourbiers qu’on avait passés à vide étaient devenus autant d’obstacles pour un camion chargé au double de la capacité du plateau. Quand la boue dépassait les moyeux il fallait descendre et déballer les planches. Du bord de la piste, je regardais le monstre rugissant s’extraire de la fange. Il donnait une double sensation de puissance et de fragilité tant son impressionnant roulis faisait craindre qu’il ne finisse par se coucher. Comment nous avons réussi à rentrer à Libreville relève de… la magie. En arrivant, nous avons dégusté le succulent ragoût de tortue de mer que Marie-Catherine, une des deux femmes de Jean-Dedieu (l’autre était au Cameroun), nous avait préparé. Voilà, j’étais maintenant installé à Libreville. La maison était loin d’être terminée, comme d’ailleurs la plupart de celles du coin. Mais entre ses quatre murs et son toit vivaient quatre enfants dont l’aînée, la seule fille, ainsi qu’un chien, Fidèle. Le benjamin avait un prolapsus anal et il fallait souvent lui faire ingurgiter un mélange d’œufs crus, de vin et de lait. La mama lui en touillait de grandes quantités. Son job à elle c’était la couture. Elle m’avait fait une belle chemise africaine noire et blanche sur sa magnifique Butterfly.

À Petit Paris je suis resté six mois. Six mois à revivre intérieurement mon expérience à Lagos ainsi qu’à contempler les courbes de Céline, la fille de Jean. Je ponctuais mes journées de visites improbables à des offices susceptibles de me fournir un travail et passais le plus clair de mes soirées dans des discothèques à suivre le raclement de semelle des danseurs aux cris stridents de guitares électriques congolaises et, plus rarement hélas, nigérianes. Heureusement la musique yoruba je la trouvais à la radio, y compris sur Radio Angola. Très souvent, d’un trou du mur de ma carrée pendait une queue grise et raide ; je savais alors que les rats étaient venus écouter la musique. Parfois j’avais la chance d’assister à une poursuite sur les solives. Peut-être une forme de danse sur une piste étroite. En tout cas ils me faisaient comprendre que ma présence ne les gênait pas. À mon tour je les rassurais en promettant de ne pas utiliser de mort-aux-rats à condition qu’ils ne viennent pas m’embêter la nuit. Car je tiens à mes « rêves illuminés des couleurs de Luanda ». Céline attendait que je sois en mesure de lui offrir une montre en plaqué, mais fin juillet il ne me restait que la somme nécessaire pour payer le billet Libreville-Nice. En plus, mes crises de palu devenaient plus fréquentes. J’ai effacé Luanda et je suis rentré. J’ai dormi toute une semaine dans la villa d’un couple auquel Gilbert avait téléphoné, sur les hauteurs de Sainte-Maxime. Je recollais le puzzle Afrique-Europe. Ce n’est qu’au moment de partir pour Marseille que je me suis rendu compte de l’existence de leur berger allemand, qu’ils appelaient Judex.

***

Mais je reviens sur mon expérience à Lagos. Ou plutôt près de Lagos, à la frontière avec le Bénin. Dans l’immense réfectoire du Festival Village, j’étais le seul Blanc. Un jour est venu le Président Obasanjo en visite officielle, uniforme blanc couvert de décorations et de fourragères jaunes, casquette d’officier. Il s’est dirigé vers moi et m’a demandé comment était la nourriture. Je lui ai répondu qu’elle était excellente et il m’a fait un sourire ainsi qu’à son aide de camp. Pas loin de moi se tenait, solitaire, un homme vêtu à l’européenne d’un costume clair, chemise bleu pâle et chaussures de toile beige. S’exprimant dans un bon français, il me demande s’il peut venir s’asseoir à ma table, ce que son regard franc m’incite à accueillir favorablement. Il se présente : John Julidi, ethnopsychiatre, diplômé en psychiatrie de la Faculté de médecine d’Édimbourg et titulaire d’un doctorat Sorbonne en anthropologie. Il est issu d’une famille qui a fait fortune dans le pétrole et a pu ainsi lui offrir les meilleures études. Il m’annonce tout de go participer à un mini-meeting d’ethnopsychiatrie qui se tient en marge du festival étant donné le refus des autorités de l’inclure dans le programme. Les réunions ont lieu dans une salle du Federal Palace et il me propose d’aller boire un whisky au bar de l’hôtel. Incurieux de la raison de tant d’honneur, ou déjà habitué par celui que m’a fait le Président lui-même, je me laisse entraîner. Nous voilà donc confortablement installés dans le cuir devant l’eau boueuse du lagon alors que s’approche la serveuse que John visiblement connaît bien. Véritable icône taillée dans le marbre noir, chorégraphique dans ses gestes, elle lui demande si ce sera le Lagavulin special edition habituel et il acquiesce d’un sourire. « Tu vois cette eau, dit-il, elle transporte sans cesse les restes infinis de mes ancêtres, leurs atomes. Je suis un Yoruba. » Je lui fais part de mon plaisir à entendre certains rythmes yoruba. Sa réaction est enthousiaste : « Bien senti, Toubab, il n’y a que les percussions yoruba qui puissent donner la sensation de remonter le temps. À part ça, j’ai beaucoup étudié la physionomie des Français et je n’arrive pas à saisir les origines de la tienne. » Je lui explique que j’ai des origines multiples, à la fois corse, maltaise, sicilienne et ukrainienne. Je n’en connais pas bien les détails, ajouté-je, mes parents m’en parlent peu, mais j’aimerais en savoir davantage. C’était comme si John, par un tour de magie, m’avait amené à mon insu sur la route qu’il comptait me faire suivre : « Rassure-toi, me dit-il, I am no trickster, je ne suis pas un décepteur. Mais si tu le veux, tu peux visiter tes ancêtres. J’ai dans mes bagages une plante gabonaise qui t’y aidera. Mon groupe de recherche serait intéressé par une étude de cas, celui des effets de la plante sur un Blanc. Tu peux me demander tout ce que tu veux sur cette étude et si tu acceptes tu aideras la science. » Conjonction ! J’étais fruit mûr et cobaye consentant pour l’Expérience. Après ces deux ans d’indolence je n’attendais qu’un électrochoc et je venais de faire la rencontre qui le permettrait. Le moment était venu et j’ai dit oui. Si je devais perdre la tête, ce ne serait certes pas suite à une décapitation, d’après l’indice de confiance que m’affichait Jay-Jay. Ce n’était pas son seul fait de prononcer le mot « ethnopsychiatrie » qui me rassurait, c’était un tout qui semblait exclure toute affabulation. Sûr, je m’étais déjà fait arnaquer deux fois, mais justement, je voulais conjurer la superstition du « jamais deux sans trois ». Si je perdais la tête, ce serait plutôt suite à une intoxication cérébrale, ce qui entraînait une appréhension dont j’ai fait part à Jay-Jay ; et lui : « Non, non, ce n’est pas un hallucinogène. Tu seras pleinement conscient de la réalité autour de toi et nous pourrons communiquer presque normalement. Simplement tu seras en phase de sommeil paradoxal bien qu’éveillé. » Je lui demande si je risque d’avoir des séquelles suite à l’absorption de la plante. « C’est en fait un des avantages et on ne parle donc pas de séquelles. C’est que, vois-tu, la part des effets bénéfiques semble irréversible, une curiosité sur le plan pharmacologique. Il semblerait que… en fait ce n’est pas une plante mais un arbuste, dont on recueille l’écorce des racines pour la mélanger avec de la banane et… bref, certains clans religieux gabonais l’utilisent dans leurs rites. On observe aussi une propriété pharmacodynamique insolite, c’est que les vomissements intenses qui suivent l’ingestion et vident totalement le tractus n’empêchent pas l’effet, ce qui évoque la possibilité d’une autorégulation adaptative de la posologie. J’ajoute qu’il n’y a aucun… comment dit-on casualties déjà ? Aucune victime, c’est ça. En travaillant sur des chats, le labo d’électrophysiologie de Strathclyde a constaté qu’après ingestion il y a une augmentation de fréquence de décharge sur la voie ponto-géniculo-occipitale, tout à fait comme pendant le sommeil paradoxal, sauf que le pattern rappelle celui observé pendant le développement fœtal. Somme toute, il semblerait que l’écorce reprogramme les connexions de la formation réticulée. Un autre effet qu’ils ont détecté, c’est l’augmentation de fréquence électrique des fibres du corps calleux, le réseau câblé entre les deux hémisphères. Au final, le sujet se retrouverait donc connecté à la fois à l’instant présent et à une dimension extratemporelle. Qu’en penses-tu ? » J’ai répondu que je n’avais pas de question et au bout d’un moment j’ai confirmé mon accord. John m’a demandé de l’attendre au bar tandis qu’il allait se changer dans sa chambre. Il est redescendu métamorphosé, en boubou bleu outremer brodé or, chapeau nigérian blanc sur la tête.

Légèrement au nord de Lagos, nous nous arrêtons dans un petit village. On y donne une fête pour célébrer une naissance et John y a des proches. Ça se passe sur une placette organisée façon guinguette. Dans l’intervalle d’une Heineken arrivent invités, boissons, nourritures et crépuscule. À mon grand dam, John, un verre de gin fizz à la main, me demande de ne plus toucher à une goutte d’alcool. Cependant, les décapsuleurs s’activent et la séance d’offrandes aux parents commence. C’est une véritable donation aux enchères, lesquelles atteignent vite la dizaine, la vingtaine de naïras, chacun donnant et redonnant à la mesure de ses moyens. Jay-Jay agite un billet de 50 naïras et l’assistance est en délire. Faut dire qu’elle est excitée par les deux crieurs qui, brandissant les liasses à quatre mains, hurlent leur métier. Je fais un rapide calcul et réalise qu’ils ont réuni quelques milliers de francs. Sacrifice, respect et admiration. Mais au bout d’une heure, je me demande comment nos hérauts peuvent encore capter la plus grande partie de l’attention sur un sujet qui a nettement commencé à s’user. Ensuite, l’amplificateur City débite un panorama paranormal de chansons yoruba et je suis sollicité pour me joindre aux danseurs. Je ne me sens pas la force d’y faire honneur et m’éloigne sur un dôme de terre. Là, un groupe m’invite à poser pour une photo avec eux mais le flash ne fonctionne pas. Je vais dire à John que je l’attends dans sa voiture.

Il m’y rejoint quelques minutes plus tard et nous faisons route à l’ouest. La nuit est étoilée. Nous arrivons dans un village de plus grande étendue, où nous attendent les amis de John. Il leur a envoyé des nuages de fumée ou quoi ? Je ne vois pas la moindre trace de téléphone. « Jay-Jay, my friend! » pour commencer toutes les palabres. Il s’agit d’organiser l’initiation du Blanc. En réalité les choses sont simples. On m’a assigné un papa et une maman. C’est nécessaire pour un transit sans heurt. Papa Doudou et Maman Élisabeth Nyantsobie, une des rares femmes fang encore menstruées initiées au bwiti, seront à mes côtés. Il faut aussi prévoir deux ingrédients et une condition. Les ingrédients c’est le feu et la musique. Le feu comme porte vers les « visions » et deux percussionnistes qui dispenseront le sésame de la porte. C’est John qui m’explique. Si je veux revenir au monde présent il me suffit de détourner mes yeux des flammes. « Tu peux alors me décrire tes visions et, surtout, tes interactions avec ce que tu vois et entends. » La condition, c’est que le « corps de garde » soit totalement nettoyé de tout objet. En effet, le moindre paquet de cigarettes, la moindre canette de bière peuvent me faire dériver vers la trajectoire intégrale de l’objet, de sa conception jusqu’à sa réalité présente. Inintéressant. Autre point important, je serai la plupart du temps en ataxie quasi générale, seule la motricité verbale étant préservée. Il faut donc que je prévoie de rester sur ma natte entre huit et neuf heures. Papa Doudou aura la responsabilité de me « réveiller » de temps à autre pour m’aider à orienter ma recherche. Dernière chose, un antidote est à disposition en cas de pépin.

John est assis derrière moi, qui suis entre Papa à ma droite et Maman à ma gauche. Il appelle : « Olùn ! » et un jeune, scarifié comme s’il avait été attaqué par un lion, m’apporte une corbeille contenant trois grosses bananes plantain ouvertes dans la longueur et remplies d’une farce gris foncé. « Bon appétit ! » s’amuse John. Je prends une banane et goûte le contenu. Non seulement j’ai l’impression de mâcher de la sciure mais c’est horriblement amer malgré la chair de la banane. J’engloutis là le pire repas de ma vie. Comme je me plains de l’extrême déshydratation de ma bouche, ma maman me tend un verre de lait de coco. Quelques minutes après, une formidable sensation d’énergie m’envahit. John me dit que ça me permettra de tenir toute la nuit et il m’invite à manger les deux autres bananes. À la deuxième, je suis devenu ambidextre. En effet, je ne ressens plus la moindre différence entre tenir ma banane de la main droite, mon ex-préférée, ou de la main gauche. À la troisième, un intense besoin de vomir me prend. Papa et Maman me prennent sous les aisselles et m’aident à sortir pour évacuer le trop-plein. Une dizaine de gamins entre six et douze ans se tiennent là qui partent dans des éclats de rire en m’assaisonnant en chœur de « Oyinbo ! Oyinbo ! Oyinbo !... » autrement dit « le Blanc ! le Blanc ! le Blanc ! » Mon papa les fait fuir en les menaçant d’un chasse-mouches. Revenu dans le corps de garde, je m’allonge sur ma natte et commence à remonter le temps. Il y a quelques secondes, j’ai entendu ces enfants crier mais je n’avais pas compris le mot, je croyais qu’ils disaient « Ô Ibo » parce qu’étant yoruba, tout ce qui ne leur ressemble pas serait forcément ibo, l’autre ethnie. À un moment il m’a aussi semblé entendre « beau gars ! beau gars ! » Des anglophones… n’importe quoi ! Je fais part à John de ma crainte d’être entraîné dans des interprétations farfelues. Pour toute réponse, il me demande comment je m’appelle et je lui donne mon nom. « Tu vois, dit-il, tu as mangé ce sacré bois et pourtant tu es le même. Imagine-toi le monde comme un arbre. À l’intérieur du tronc il y a le duramen, bois de cœur, bois parfait, la robustesse même. C’est l’origine des origines. Seuls quelques individus sont capables d’y accéder mais en général ils n’en reviennent pas. À l’extérieur, il y a l’écorce, c’est ce que voit tout le monde, feuilles et fleurs. Entre les deux, près du duramen, il y a l’aubier. Ce sont les Ancêtres, que tu pourrais visiter quand tu veux si ces foutus percussionnistes n’étaient pas en retard. Et juste sous l’écorce il y a le liber, où coule la sève, tadi – c’est-à-dire –, ta production. C’est là que tu es actuellement. Il est donc normal que tu imagines toutes sortes d’interprétations à ce qui t’entoure. Tu es dans un état second et le but c’est d’atteindre l’état tiers qui, lui, ne laisse aucun doute, aucune marge d’interprétation. Mais comme il semble que tu doives t’attarder dans cet entre-deux, je vais proposer au chef du village que “Liber” soit ton nom de transit. Les Gabonais appellent ça le kombo, le nom d’initié. Naturellement ça ne change rien à ce qui est sur ton passeport français. »

John est sorti chercher les percussionnistes. Il avait laissé son carnet de notes par terre et j’ai pointé mon doigt vers ce que je contemplais comme pouvant être un papyrus égyptien. Mon papa s’est aperçu de la bourde et a vite retiré le carnet. Il a compris que j’étais « parti dans le Bois » et m’a demandé si j’avais encore des ancêtres vivants. J’ai tout de suite pensé à mon grand-père Bogdan. La dernière fois que je l’avais vu, à Lyon, c’était le portrait tout craché de Sigmund Freud et ça m’avait frappé. Papa Doudou m’a demandé de me concentrer sur lui. Là-dessus est arrivé John suivi des deux tambourinaires qui, eux aussi, avaient l’air d’être dans un état second. On a mis quelques bouts de bois dans le feu et les deux tam-tams, un sourd, grave et un plus sec, ont entamé un rythme effréné. À ce moment-là m’est venue une grosse migraine dont je me suis plaint. Alors ma maman m’a fait boire une espèce de bouillasse épaisse qui véritablement sentait la merde mais a stoppé net mon mal de tête. Je pouvais décoller. Ma vie a défilé à toute vitesse dans ses moindres détails comme il arrive, paraît-il, au moment de la mort. J’entendais John dire à Papa Doudou : « Laisse-moi faire, je vois que tu ne comprends rien à ce que dit le Blanc. Moi, je les ai fréquentés, ils sont vraiment différents de nous. Ils ont une histoire millénaire mais curieusement leurs racines sont superficielles. Ils n’ont pas de preuve de l’invisible comme nous et n’ont qu’un gadget qu’ils appellent la foi. Tu as bien fait de lui parler de son ancêtre vivant. Il faut qu’il s’y attelle sinon il va se perdre. On va le perdre. »

Je recommençais à voir les détails. La géographie de la Corse, de la Sicile, je la voyais bien d’habitude, la Corse comme une main pointant son index, la Sicile comme un triangle isocèle chancelant, mais maintenant je plongeais dans les méandres de la côte pour examiner les plus petits cailloux qui la constituaient. « Ton cerveau est en mode fractal, me dit Jay-Jay, pense à ton grand-père. » C’était plus dur, il était natif d’Ukraine. Je le voyais comme un laissé-pour-compte de sa propre histoire et je n’arrivais pas à entrer en contact. « Laisse-toi guider par le rythme. Chaque battement enfonce un peu plus tes racines dans le sol. Laisse la sève et entre dans l’aubier. Tu peux aussi y rencontrer des vivants, il n’y a pas de discontinuité. Quand tu auras recousu tes liens, tu pourras revenir en emportant quelque chose, une sorte de don ou de clé pour ton futur, pour ta liberté. » Je devais y être entré, dans l’aubier, car je voyais se pointer ma grand-mère Marie-Rose à l’âge tendre. Je voyais un journal intime mais au fur et à mesure que je le lisais, les lignes s’effaçaient, comme si elles n’avaient jamais été écrites. Je voyais une foule de gens plus ou moins connectés avec ma famille. Je voyais… J’étais en train de m’abandonner, vraiment, et j’ai dit à John qu’il n’aurait jamais assez de papier ni d’encre pour écrire mes visions. « Dommage que je ne maîtrise pas l’obéri okaimé d’Oshitelu, a-t-il marmonné ; parle, mon ami, parle, je suis prêt pour tes glossolalies. » Et en effet j’étais, comment dire ? Pas polyglotte mais babélisé. Un moment j’ai failli me laisser enfermer dans la cathédrale Saint-Jean de Malte par des chevaliers égrillards mais l’ajout d’une bûche dans le feu et le changement du rythme yoruba m’ont remis d’équerre. Je savais que je devais rester sur le socle des grands-parents.

Récit de Bogdan

Éveillé juste avant l’aube, je me dirige, comme presque tous les jours, vers l’église Saint-Sauveur. Le pavé humide des ruelles du haut Constantinople commence à s’illuminer des premiers rayons. Du jardin de l’église, le regard embrasse la ville qui s’éveille. En cette fin de mars, le froid est encore vif mais la lumière est belle, qui allume des perles de rosée sur les parterres de fleurs. Un lierre fougueux enlace un étique acacia, comme une figure d’amour possessif. Un énorme goëland passe, l’air égaré.

Je me suis fait un ami d’Ali, le gardien, lui aussi un lève-tôt. Nous parlons un mélange de russe, de français et d’anglais qui nous sied. Ali dit avoir soixante-quinze ans, mais il paraît beaucoup plus jeune, aussi bien par les traits de son visage que par sa vivacité. Nous sommes aussi dépareillés que possible, entre mon jeune âge, mon visage glabre, mes cheveux noirs, courts et ma tenue européenne contrastant avec sa robe blanche, socle d’une exubérante pilosité gris clair. Ali m’a fait découvrir le café, breuvage dont il me fait une tasse à chacune de mes visites et qui aiguise mes sens comme par enchantement.

Je viens ici non pour prier, étant donné l’inadéquation de ma foi avec le culte du lieu, mais pour la beauté de celui-ci ; pour méditer sur « les circonstances », pour chercher l’inspiration bénie qui me fera trouver la voie – terrestre, ferroviaire ou maritime – vers un asile spirituel et matériel.

Cela fait maintenant deux mois que nous avons débarqué ici après un départ précipité d’Odessa sur un navire dont j’ai oublié le nom tant la traversée fut traumatique.

L’endroit est aussi propice à l’évocation. Ma courte vie défile.

***

Tôt après ma naissance à Kobéliaky, dans la région de Poltava du Centre-Est ukrainien, mon père obtint sa mitre d’archiprêtre à Makejevka, région de Donetsk et pour ainsi dire sa banlieue. Ainsi, mes souvenirs d’enfance sont liés essentiellement à ce district vrombissant d’énergie, à sa physionomie sculptée par les mines de charbon, ses usines métallurgiques et son chemin de fer. Autant de démons (et merveilles) d’acier poudrés de noir qui ne furent peut-être pas étrangers à la venue de mon père. Il fallait bien un peu de spiritualisme pour faire contrepoids à cette furie mécanique. Il fallait surtout des sacrements, des onctions pour les nombreux accidentés et malades, des consolations pour les familles des morts.

Dans ma quinzième année, je fus honoré de la passation par mon père de l’arbre généalogique qu’il avait élaboré. Lors, je découvris que notre lignée paternelle, remontant à la fin du XVIIIe siècle, comptait plus d’une dizaine de religieux, prêtres, archiprêtres, diacres, à commencer par mon trisaïeul, l’archidiacre Pouditchev de Poltava. Le quotidien familial, avec ma mère Alexandra, mon frère et mes deux sœurs, dont l’une mourut à l’âge de douze ans emportée par une méningite foudroyante, ce quotidien donc était empreint de cérémonial, de rituel et surtout d’un intangible amour du prochain transmis de façon presque atavique. Je serais sans doute devenu prêtre moi-même sans la révolution bolchevique.

À l’école la classe était donnée en russe et on parlait ukrainien dans la cour de récréation. Nous étions dans l’empire de Russie et le portrait de Nicolas II trônait un peu partout. Son visage m’impressionnait, d’abord par sa beauté mais surtout parce qu’il reflétait à mes sens un mélange subtil d’expressions diverses, à la fois calme et parfois inquiet, autoritaire et triste, distant et attendrissant. Peut-être était-ce mon éducation pacifiste qui, me poussant à pardonner, me faisait percevoir de bons côtés chez celui que beaucoup considéraient comme un despote sanguinaire. Pour autant, je ne prêtais qu’une attention distraite aux feuilles ecclésiastiques tsaristes que recevait mon père. Peut-être, encore, avais-je déjà acquis cette force de détachement qu’il faut posséder pour se pencher sur l’abîme, se laisser pénétrer du mystère et s’initier, par-delà le Bien et le Mal, aux tréfonds de l’âme humaine. Peut-être, enfin, pressentais-je que le tyran allait devenir martyr.

Au lycée, je m’ouvris à de nouveaux horizons ; beaucoup de mes condisciples venaient d’ailleurs, qui de Kiev, qui de Moscou, ou même de Londres et Paris. Tout en me facilitant l’apprentissage des langues, ces derniers me contaient des histoires étranges, choquaient mon puritanisme avec des paillardises et me faisaient rêver à des territoires improbables. C’est à cette époque que je découvris la Pravda, un nouveau journal qui se préoccupait des misères paysannes et ouvrières et que mes enseignants éclairés arrivaient péniblement à obtenir malgré la censure constante du gouvernement. J’y fus initié aux visions futuristes et enchanteresses de celui qu’on appelait Lénine, visions qui d’emblée me séduisirent. Je voyais tous les jours les conditions épouvantables imposées aux mineurs, aux métallurgistes, aux cheminots. Au cours de mes déplacements en famille chez mon oncle, en périphérie de Gorlovka, je réalisais le dénuement et la santé précaire de ses ouailles campagnardes. J’étais convaincu que le socialisme représentait l’aboutissement naturel des préceptes chrétiens, et que par conséquent il en dictait la mise en œuvre. Mes lectures de Tolstoï me confortaient dans cet esprit. La fin de l’injustice sociale et de l’asservissement des déshérités, par-delà et malgré la récente abolition du servage, constituaient des objectifs aptes à canaliser l’effervescence de ma jeunesse. Mon oncle, hiérarque respecté de tous et au premier chef par ma famille, s’efforçait de tempérer cette effervescence, trouvant toujours un argument pour contrer la moindre de mes assertions utopistes.

La déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie trancha brutalement le débat : il ne s’agissait plus de secourir nos semblables mais de les détruire. La mobilisation fut massive, mon frère dut partir en octobre 1914 pour le front de Lodz en Pologne. Il y périt en 1916. Nous eûmes la terrible nouvelle par un camarade de combat à qui il avait donné son adresse. Celui-ci expliquait dans sa lettre, presque sur le ton de la plaisanterie, que notre Nicolas avait sûrement eu du succès auprès des jeunes filles grâce à sa grande taille, mais que cette dernière lui avait été fatale en le faisant nettement dépasser de la tranchée. Ma sœur Olga, dévastée de chagrin, quitta à ce moment le foyer familial pour parcourir le monde avec un chamane moscovite. Après le faire-part de mariage posté de Kyoto, nous n’eûmes plus de nouvelles.

L’année suivante fut marquée par une autre étape importante : l’indépendance de la République d’Ukraine. Les péripéties qui l’ont accompagnée me faisaient penser à mon cours de physique des fluides au lycée, à la lente séparation d’une goutte d’eau débordant d’une gouttière, son étranglement progressif au bord du toit pour finalement tomber libre et s’éparpiller en gouttelettes.

***

Je raconte les événements à Ali. Il sourit et me propose de partager son repas, jouant celui qui n’en a pas du tout envie mais que sa confession musulmane oblige.

— Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez vous les Chrétiens, vous confondez le royaume de Dieu avec le vôtre propre. D’ailleurs, ne peignez-vous pas son portrait à votre image ? Chez nous il est le seul chef, bien qu’il soit – ou justement parce qu’il est – au-delà de toute représentation.

— Tu simplifies trop, Ali, ton chef s’appellera Kemal.

— Tu as sûrement raison, mais on peut encore penser ce qu’on veut. Reprends un peu de graine avec ton mouton.

— Merci. Tu vois, je ne me savais pas spécialement patriote mais j’ai comme un doux frisson quand je pense à l’Ukraine libre.

— « L’amour du pays se conserve et se réveille par celui de la religion. »

— Peut-être. Je suis aussi troublé que les temps qui courent.

***

Chez ceux qu’il convenait maintenant d’appeler nos voisins, tout allait tellement vite ! Les grèves et le soviet de Petrograd, l’abdication du tsar et la fin de l’Empire, les bolcheviks au pouvoir, la défaite de la Russie et la paix signée avec l’ennemi, enfin, la guerre civile. Puis toujours et partout la mort, la mort, la mort. Et pour parachever le carnage, l’assassinat du Nicolas de tout un peuple, le souverain dont le couronnement, la même année que la naissance de mon frère, avait inspiré le prénom de ce dernier. Les meurtres du tsar et de sa famille symbolisaient pour moi le projet même d’anéantissement du sacré, bref, la fin du monde. Ou d’un monde.

Moi qui avais sympathisé avec les idées de Lénine, j’étais loin de me douter que l’étau se resserrerait autour de notre famille. Nous avions le malheur d’être non seulement religieux mais ukrainiens de surcroît. Les bolcheviks entamaient leur campagne sanglante et allaient bientôt forcer ma fuite. L’Ukraine était maintenant la proie de toutes les terreurs, la rouge bien sûr, la blanche en face, entre les deux la verte, celle des moujiks, la noire, celle des anarchistes. Faut-il y ajouter la terreur jaune et bleu des pogroms ? Dans les rues de Makejevka, scandant des injures qui évoquaient une collusion judéo-bolchevique, des nationalistes brandissaient de grands drapeaux composés d’une bande bleue représentant, paraît-il, le ciel et surmontant une bande jaune symbolisant les champs de blé. Triste perversion d’une allégorie pacifique. Notre terre était donc devenue un kaléidoscope de l’horreur où la couleur qui finalement dominait était le rouge sang, dégoulinant sur une vaste étendue de boue polychrome.

Au début, dans la rue, au café, dans les échoppes, certaines gens parlaient de massacres de religieux en Russie, y compris d’évêques, de sœurs de charité, même de femmes de prêtres. On se demandait comment ces gens pouvaient savoir et, comme ils semblaient familiers de la chose militaire, on suspectait que ces crimes leur étaient rapportés, directement ou indirectement, par ceux qui les perpétraient. Les réactions étaient excessivement variées, allant de l’effroi à l’exaltation en passant par l’indifférence et la dénégation. Au-delà des pillages et des meurtres, les récits se teintaient souvent de peintures inimaginables des tortures morales et physiques infligées aux cléricaux. Ils développaient comme un catalogue exhaustif d’atrocités, un compendium de la cruauté. Dans leur application à mutiler, démembrer et faire disparaître les corps, jusqu’à les enterrer vivants, les Rouges étaient visiblement en proie à une frénésie apocalyptique visant l’annihilation de la moindre trace du sacré. La vague mortifère arriva bientôt dans nos régions, que les victimes potentielles commençaient à quitter pour des horizons moins lugubres.

À la fin de mes études lycéennes, mon diplôme obtenu, les difficultés financières de mes parents et l’imminence d’une dégradation sociale ne m’incitaient pas à poursuivre à l’université. Je trouvai facilement un emploi aux écritures dans une société d’exploitation minière basée à Donetsk, où je pris en location un logement sommaire dans la maison d’une jeune veuve de guerre. Mes sentiments envers Tania évoluèrent sur trois ans selon un cheminement sinueux. Nos premiers instants de cohabitation furent façonnés sur le mode de la distance respectueuse, elle ne pouvant surmonter son deuil que par une force d’âme sans faille, moi ne pouvant que respecter cette disposition. Dans sa douloureuse solitude, ses relations à autrui ne semblaient pouvoir dépasser la condescendance courtoise. De mon côté, étant en quelque sorte prédestiné pour venir en aide aux éplorés, je lui prodiguais tout le réconfort dont j’étais capable. Et de plus en plus, j’accompagnais mes élans consolateurs de rituels que j’étais bien placé pour connaître. Tania possédait des icônes d’une grande beauté, devant lesquelles nous allumions des bougies et des bâtons d’encens. Au milieu de mes paroles de soutien, je lui récitais des bribes de psaumes que je me remémorais. Je tâchais enfin de l’habituer à nos petites cérémonies, dont je m’efforçais d’instaurer une régularité hebdomadaire le dimanche. Il me venait l’intuition que ces retours périodiques d’un événement programmé, anticipé, pourraient lui servir de pierres de gué pour avancer sur le lac de chagrin qui la cernait et lui éviter d’y sombrer comme dans un néant intemporel. Était-ce une prémonition, une préparation mystique à cette douleur qui allait moi aussi m’accabler, apprenant la mort de mon frère ? C’est à partir de la conjonction de nos malheurs que l’attitude de Tania commença de changer. Elle me devint plus proche, m’entourant de nouvelles préventions comme si, d’un lot commun de tristesse imposé aux mortels, la part qui m’était échue avait allégé la sienne. À partir de 1918, les troubles politiques devinrent de plus en plus menaçants et nous éloignèrent, selon le même principe de compensation, de nos détresses privées. Inéluctablement, la peur l’emportait sur le chagrin et la solidarité sur le repli. Tania incarnait maintenant à merveille l’avatar étymologique de son prénom : la fée. Face aux restrictions, aux prix exorbitants, aux harcèlements de toutes sortes, elle apportait des solutions qui relevaient parfois du miracle. C’était maintenant elle qui me protégeait. Et nous finissions par nous complaire dans un confinement qui, nous isolant de tout contact extérieur, nous soudait en un seul être invulnérable. Les barrières de la pudeur finirent par tomber et ce fut comme si nous vivions à l’envers l’épisode de la Chute biblique, nous livrant à un érotisme échevelé qui nous portait au faîte de la béatitude. Initialement pétri de communion spirituelle, cet érotisme se métamorphosa en une fusion charnelle dont l’intensité croissait à raison de celle du danger qui nous cernait. Nos enlacements semblaient alors figurer les derniers sursauts d’une humanité en voie d’extinction. Nous nous aimions et nous bercions de l’illusion que notre passion nous immunisait contre toute adversité. Nous vivions dans un Éden et dehors c’était l’Enfer.

Les trois années qui venaient de s’écouler, de 1916 à 1919, produisirent chez moi à la fois le pire et le meilleur de ce qu’un homme peut vivre sans perdre la raison. Le meilleur de par ce sentiment partagé de force invincible qui nous projetait, Tania et moi, vers un avenir qui ne pouvait être que resplendissant. Mais le Mal gagnait du terrain. L’espoir d’être protégé de la terreur bolchevique, trouvant de fragiles arguments dans l’alternance chaotique des libérateurs tsaristes, ukrainiens ou allemands, s’amenuisait de mois en mois. Qui plus est, la défaite ultérieure de l’Allemagne allait ouvrir la voie à la déferlante rouge au nord. Mais elle allait également ouvrir celle de la pénétration alliée au sud. Pouvait-on fonder un nouvel espoir dans cette direction ? Hélas ! la volonté de lutte affichée par les Français n’était pas soutenue par un dispositif militaire suffisant, et leurs soldats étaient usés par quatre ans de guerre. L’obsession de neutralité des Anglais et des Américains, dont l’unique préoccupation était d’ordre économique, ne favorisait pas non plus l’espérance. Tant et si bien que les Blancs, perdant et terrain et espoir, se retranchaient maintenant dans le sud, au bord de la mer Noire. Si quelques chefs d’armée firent preuve de détermination, de résistance, pour les Blancs civils et nombre de militaires défaitistes, l’attente d’une reconquête se transforma bientôt en attente d’évacuation. Au début je voulais être rouge et blanc à la fois, puis ni l’un ni l’autre. D’aucuns diraient que j’étais un Rose face à un avenir qui ne l’était pas.

Le comble de l’horreur fut atteint le 24 décembre 1919 de notre calendrier, quand je découvris le meurtre de mes parents et de ma grand-mère. J’allais fréquemment les visiter à Makejevka, où ma grand-mère avait emménagé à la mort de son mari. La veille de la Nativité, je pris l’omnibus habituel et constatai une forte agitation de rue à l’orée de notre quartier. Des gens couraient en tous sens, certains hurlaient comme saisis d’effroi. À peine le pied posé sur le pavé, je m’enquis des raisons de ce tumulte et m’entendis dire « qu’une horde barbare avait commis des exactions avant de s’enfuir dans la campagne, qu’une meute de démons ivres, haineux et assoiffés de sang avait répandu la terreur, criant qu’ils empêcheraient les célébrations, que Dieu était le premier oppresseur… » Je ne voulus pas en entendre davantage et me précipitai chez mes parents où m’attendait un spectacle qui me marqua au fer. Parmi les restes vandalisés des douze plats de Carême, mon père et ma mère étaient assis sur leurs fauteuils, la tête ensanglantée penchée de côté. Je suffoquai. Mes yeux s’emplirent de larmes pour ne plus voir, et je tombai à genoux. Entre mes parents se trouvait une valise mal fermée et suintant d’une trace noirâtre. Quelques moments après l’étourdissement qui me fit m’agenouiller, instinctivement j’ouvris la valise en tremblant. Elle contenait ma grand-mère découpée en morceaux. Par ce coup de grâce, je sentis mon cœur m’abandonner. Je ne pus jamais comprendre la signification de cet acte monstrueux.

Revenu à moi, haletant, je récitai une prière. L’instant d’après, je courus chez des amis de la famille qui habitaient tout près et qui, heureusement sains et saufs, acceptèrent d’assurer une veille aux défunts le temps que j’aille chercher mon oncle. J’arrivai à Gorlovka dans la soirée et me jetai dans ses bras en pleurant. Après que j’eus bégayé un récit aussi peu explicite que possible, il s’ensuivit une séquence d’hébétude, d’incrédulité et d’imprécations qui se fractura incontinent pour laisser place aux nécessités : mon oncle s’empressa d’atteler. Durant tout le trajet retour, il m’adjura, me fit promettre avec force prières de partir au plus vite, me rassurant de ce qu’il s’occuperait des obsèques, me consolant du fait qu’il devait, lui, rester et m’instruisant des moyens de rejoindre les flottes russe et alliée à Odessa ou ailleurs. Il fallait faire très vite car Odessa était en train de tomber aux mains des Rouges. Si cette porte de sortie était fermée, il faudrait aller en Crimée. Avant la dernière embrassade, il prit une liasse de billets dans sa poche et me la mit dans les mains.

Convaincu par cette sagesse, ma première pensée fut pour Tania, dont je n’ignorais pas que de multiples contraintes l’empêchaient de me suivre, car nous avions bien évidemment déjà abordé le sujet de l’exil. Je ne savais comment envisager une séparation, comment affronter le spectre d’un double martyre, mais l’urgence de partir était devenue absolue. Encore une fois, la peur l’emportait sur le chagrin et encore une fois Tania révélait son immense courage. Le jour fatidique, me préparant une valise avec quelques vêtements chauds, elle y plaça en dernier deux icônes, celles de saint Constantin et de sainte Agathe. J’y ajoutai le premier livre qui me tomba sous la main, un recueil de poèmes de Volochine, ainsi que mon diplôme de fin d’études. Nous nous promîmes de nous écrire dès que j’aurais une adresse et de nous rejoindre un jour pour ne jamais nous quitter.

La queue devant les banques pour liquider mes économies m’avait été l’occasion de parler avec des candidats à l’exil, lesquels semblaient informés des différentes options d’évacuation. La plupart considéraient la mer Noire comme la seule issue concevable. Odessa, bien qu’étant tombée aux mains des Soviétiques ou sur le point de l’être – nul ne savait vraiment – leur paraissait la moins mauvaise option. Celle de Sébastopol leur convenait moins : d’après leurs dires, la ligne de chemin de fer y menant n’était pas sûre ; étant fréquemment visée par des dégradations en tous genres ou bien sujette à des attaques terroristes, le trafic y était souvent interrompu ; ensuite, les délais d’embarquement s’éternisaient en raison des mutineries de marins soi-disant gagnés à la cause révolutionnaire, de l’accumulation massive de réfugiés entraînant un casse-tête logistique et, couronnant le tout, de l’arrivée d’une épidémie de grippe, dite espagnole, qui faisait de plus en plus de victimes. On pouvait penser que les informations arrivaient plus facilement de Sébastopol que d’Odessa (grâce à la présence de l’Armée blanche ? À la masse plus importante de réfugiés ?) ; en tout cas, je devais plus tard découvrir que la situation n’était pas meilleure à Odessa. Je n’avais pas vraiment de plan, comme toujours je m’abandonnais à mon instinct (ou à mon destin ?) et allais finir par me jeter à l’eau, au sens figuré comme au sens propre. J’achetai donc un billet de train pour Odessa, présentant le passeport ukrainien que les autorités de l’époque délivraient facilement, mues par leur fierté d’indépendance nationale.

Les wagons étaient bondés. Une affichette près de la porte d’accès indiquait les distances entre les gares, celle d’Odessa se trouvant à mille verstes de notre point de départ. J’escomptais que la plupart des voyageurs se rendaient à Kiev par Poltava, où je devais changer de ligne, et que le prochain segment serait allégé. Ma correspondance ne démarrait pas de Poltava avant plusieurs heures, ce qui me permit de flâner dans la ville de mes origines en méditant sur la brusque cassure, au moins géographique, que j’étais sur le point d’infliger à notre longue lignée familiale.

Mon train partit dans la soirée, tout aussi bondé. Je me consolais en observant que toute cette chaleur animale contribuait à adoucir les affres de l’hiver glacial qui était sur nous et m’endormis rapidement. À l’aube, le train fut stoppé en pleine campagne par une poignée de nationalistes ukrainiens qui comptaient en faire descendre une famille de Juifs dont ils clamaient que le patriarche avait usurpé un poste de fonctionnaire à Poltava. Les gardes affectés à la sécurité du convoi s’interposèrent violemment et, après un échange d’insultes et de menaces avec les pirates, dégagèrent la voie. Je m’en voulais pour mon soulagement opportuniste de n’être ni juif ni fonctionnaire.

Nous arrivâmes à Odessa au crépuscule. La ville était déserte et sombre. D’après les bribes de conversation que j’entendais, les gens étaient simplement en avance sur le couvre-feu. Dans le train, j’avais pareillement prêté l’oreille. Auprès des personnes que j’avais perçues comme habitant Odessa, je m’étais risqué à m’enquérir des possibilités de logement. Je me rendis à la première adresse de la liste qu’on m’avait fournie. La chambre me parut d’un confort suffisant pour le prix qu’on en demandait. Posant ma valise encore fermée à côté de moi, je m’étendis sur le lit et dormis jusqu’au lendemain midi, c’est-à-dire quand la faim me réveilla. Alors que je me dirigeais vers le marché, je croisai un groupe de trois soldats poussant devant eux trois prêtres dont on ne distinguait pour ainsi dire que les yeux apeurés, noyés dans une masse imposante de cheveux et de barbe. Ils étaient vêtus de la manière que je connaissais bien, couverts d’un long manteau noir et coiffés d’un chapeau à bords légèrement conique, noir aussi. On les aurait pris pour des Juifs, n’était-ce la présence d’une grosse croix blanche sur la poitrine. Ce spectacle glaçant me fit hâter l’allure. Plus loin, la vue de deux immenses cosaques en conversation, l’un coiffé du bonnet pointu, l’autre de la large toque, me fit au contraire un effet apaisant. Au marché, je ne trouvai que quelques légumes avariés, des piles de pain noir et des montagnes d’objets hétéroclites, usés, inutiles, dont les supposés candidats à l’exil espéraient tirer quelques pièces. Ainsi commença le calvaire d’Odessa. J’aperçus enfin l’étal d’un moujik sur lequel trônait un chaudron de soupe fumante. Pour le prix de deux kopecks, je m’en fis verser dans le bol que j’avais acheté à l’étal juste à côté et avalai goulûment le pain que j’y trempais.