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11 novembre 2004 : Yasser Arafat mourait à Paris.
La mort avait transformé Arafat en héros défait d’une odyssée déjà oubliée, triste marionnette d’un monde où l’aurore aux doigts de rose ne se lève plus et où les dieux indifférents laissent les humains s’empêtrer dans les cruautés d’ici-bas. Homme livré à la persévérance inutile et à l’action vaine, Arafat portait en lui le sort de ceux qui échouent malgré les combats et font de leurs espérances déçues une terre, le sort de ces soldats aux gloires stériles, de ces vaincus à la défaite magnifique, de ces fiers humiliés que le mépris des hommes écrase et que l’oubli des dieux accable, que le présent broie et que l’histoire abandonne.
Malheureux qui comme Arafat a fait un long voyage.
Non pas une biographie de Yasser Arafat ̶ véritable gageure pour une vie passée en clandestinité ̶ mais un roman sur les secousses provoquées par sa mort, au moment où la question palestinienne s’enlise et que l’Europe est confrontée à la montée du terrorisme et aux tensions confessionnelles.
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Seitenzahl: 298
Veröffentlichungsjahr: 2024
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ISBN : 978-2-38625-405-5
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Caroline Di Paolo
Malheureux qui comme Arafat
Roman
À mes amis et rencontres d’outre-Méditerranée
Dans ma jeunesse, je voulais devenir écrivain, et je ne le suis pas devenu ; je voulais être éloquent, et j’ai toujours parlé très mal (Il s’imite :) « Et voilà tout, et ainsi de suite, comment dire… ». Il m’arrivait de suer sang et eau avant de pondre une conclusion. Je voulais me marier, et je ne me suis pas marié. Je voulais toujours habiter la ville, et je finis mes jours à la campagne. Et voilà tout.
– La Mouette, Anton Tchekhov (trad. G. Cannac et G. Perros).
J’avais vingt ans dans l’avion qui me menait au Caire, où le front appuyé contre le fauteuil passager d’en face je tentais de contenir mes nausées. Ma mère m’avait dit : « Tu ne regardes donc pas la télé ? C’est une folie ! ». Pendant plusieurs semaines, j’entrepris de lui expliquer que l’Égypte n’était pas l’Irak, qu’il ne fallait pas tout confondre et que l’on n’était pas plus à l’abri à Paris, que la vie continuait, que le monde ne se résumait pas à quelques excités, que de toute façon, ici où là-bas, partout ce seraient des militaires et des métros bouclés. Depuis quelques mois, il faut bien dire que Paris avait perdu tout attrait pour la petite provinciale que j’étais et c’est avec soulagement que je la quittais.
Depuis les attentats de Madrid, la ville Lumière s’était transformée en une caisse de résonance de la peur. Une ombre avait alors passé sur le ciel d’Europe. Tous les yeux s’étaient tournés vers l’ETA, mais, non, l’organisation basque n’était pas en cause. Les démons venaient d’ailleurs et, sans que personne y prît garde, ils s’étaient faufilés entre les colonnes d’Hercule pour mener ce qui ressemblait à une reconquête de la péninsule Ibérique. Le Moyen-Orient répandait ses serpents partout dans le monde et l’islamisme débordait du contenu qui l’avait vu naître. Certes, il avait frappé les États-Unis trois ans auparavant, mais la riposte avait été si brutale qu’on le croyait alors circonscrit aux terres d’Irak, cette antique Mésopotamie ravagée par des milliers d’obus et d’armes chimiques comme si un dieu vengeur sorti des brumes de l’Ancien Testament avait décidé de l’effacer de la surface du globe. Après un long détour du côté de l’Atlantique, il revenait s’échouer sur les rivages du nord de la Méditerranée, parmi les débris et les corps charriés par les vagues d’une mer hostile.
Et Paris avait retrouvé la peur des années quatre-vingt-dix, la peur du métro, la peur des gares, la peur des rassemblements. Même trop jeune pour avoir connu ces attentats, même absent alors de la capitale, tout habitant se trouvait empoigné par la mémoire du traumatisme que la ville avait enfouie dans son asphalte, ces années où, quand on le pouvait, on préférait marcher plutôt que de prendre le RER, ces années où l’on annulait un voyage en TGV et, lorsqu’on s’y risquait, partout dans les gares on examinait d’un œil avisé les poubelles, on signalait tout colis suspect planqué dans un recoin, on restait sur le qui-vive, à l’affût du moindre signe de comportement inapproprié que les annonces régulières encourageaient à dénoncer.
Ma mère ne désarmait pas : « Enfin, Diane, que vas-tu faire là-bas ? ». Là-bas désignait pour elle l’autre côté de la Méditerranée qu’elle envisageait comme une mer aux rives inhospitalières et aux récifs menaçants où bien des marins s’étaient heurtés ; une mer bordée de nids d’aigle aux remparts vertigineux d’où jadis l’on jetait les ennemis à l’eau ; une mer ceinturée de repaires de pirates éborgnés où peut-être, sait-on jamais, les corsaires d’Afrique du Nord pratiquaient encore la traite des blanches ; une mer peuplée de cités englouties et d’îles fortifiées aux impétueux volcans, depuis peu transformées en vastes camps de migrants jouxtant les plages où s’agglutinaient les chairs laiteuses venues du nord. Une mer où l’on s’échouait sans la traverser jamais, toujours ramené sur sa rive de départ par des courants malins agités par la main d’un dieu aux traits facétieux, un Poséidon vexé de son oubli ou un Hermès inconsolable du naufrage de l’Atlantide.
J’avais vingt ans et je vomissais mon angoisse dans les toilettes de l’avion qui traversait la Méditerranée. Quatre mois après les attentats de Madrid, j’avais donc décidé de partir, sans fanfaronnade, il faut bien l’avouer, entre crainte et espoir, animée de ce sentiment angoissant tout autant que libérateur que je ne pouvais plus reculer. Les jeux sont faits, me disais-je avec une excitation inquiète. Je traversais le ciel vers une destination inconnue sans la moindre idée de ce qui m’attendait. Je partais vers l’Orient comme on lance un ballon vers le soleil avec la démente espérance de s’y accrocher. Enfin, je disais au revoir à l’enfance et à l’univers carcéral des classes préparatoires parisiennes, trop à l’étroit entre les remparts d’Avignon et les fenêtres austères du lycée Fénelon, corsetée par les injonctions à la dissertation en trois parties de l’esprit français.
« La liberté ? » s’était écriée ma mère, espérant de mon père une ferme résistance à mon projet. Mais, oui, j’avais gagné ma liberté, du moins financière, décrochant une bourse d’un an après un concours de langue arabe, obtenue sans grande compétence linguistique, mais avec un talent certain pour comprendre la logique sans originalité de l’examen qui d’année en année donnait les mêmes exercices en n’en modifiant que légèrement les exemples. Ma première feinte de fausse bonne élève m’avait laissé une vraie satisfaction : le temps que la supercherie fût découverte, j’étais déjà de l’autre côté.
J’avais pondu un dossier comme les aiment les jurys académiques où je parlais de recherche et de littérature, de surréalistes des années 1930 lorsque l’Égypte faisait frémir les nostalgiques d’un temps où les Anglais régnaient en maître sur le pays tandis que l’on parlait français dans les salons huppés de la bourgeoisie aux salons encombrés de meubles dorés. Je parlais de la Méditerranée comme on l’affectionne dans les conférences savantes, ce grand lac de civilisation, carrefour de cultures et de rencontres où brassage et métissage rimaient si bien, berceau de notre histoire et des humanités classiques. Je m’amusais de mes aptitudes de publicitaire habile à manier les slogans qui fonctionnaient si bien parmi les cercles intellectuels où le cosmopolitisme avait le vent en poupe. Qu’importait qu’il y ait eu quelques chaparderies, tueries ou sauvageries ; qu’importait que cette mer qualifiée de blanche par les Arabes fût depuis devenue bien sombre ; la Méditerranée était alors à la mode.
« Enfin, Diane, pourquoi l’Égypte ? Les Arabes ? » avait continué ma mère ahurie par ma décision. « Le monde n’est-il pas suffisamment grand pour ne pas aller se perdre là-bas ? Et puis, les Arabes, n’y en a-t-il pas assez chez nous ? ». Ce n’était pourtant pas là la question ; pour m’échapper, j’avais même songé à apprendre l’akkadien, langue pour le moins pointue, mais ma paresse eut raison de l’ampleur de la tâche. J’avais fait mille fois le tour des remparts d’Avignon, mille fois celui du périphérique parisien, chaque fois avec ce sentiment d’un circuit fermé où l’ennui me pourchassait avec ses horizons fermés, où comme un rat de laboratoire je courais de façon éperdue sans avancer jamais. Au moins, au-dessus de la cité des Papes, le mistral soufflait, impétueux et rebelle, avec une force qui disait-on rendait fous ses habitants. À Paris, en revanche, rien ne bougeait, le gris du ciel s’installait avec une permanence désespérante et menaçait les êtres d’ensevelissement dans les antres bitumés de la cité. Déguerpir, partir comme les poètes, le vent dans les voiles, pour échapper à la médiocrité qui m’attendait dans une société engoncée dans ses hiérarchies sociales, ou du moins y faire illusion, pensai-je avec mesure. Médiocrité ailleurs est moins terrible.
Tout au cours de la traversée, la migraine me terrassa le crâne, en même temps qu’elle me préserva de pensées effrayantes. J’arrivai à ma destination, du brouillard dans la tête, le corps las, avançant avec une émolliente sensation de démission de mes sens. Ballotée par le mouvement de foule, je traversai le hall de l’aéroport l’esprit tout engourdi, encore peu consciente du franchissement de la frontière, avant d’être happée par la chaleur moite et le tumulte sans nom des rues de la capitale égyptienne.
Le Caire, ce fut d’abord une rencontre qui m’attrapa par le nez : une odeur dont je fus saisie dès la sortie de l’avion, une odeur désagréable sans être nauséabonde, une odeur chaude, enveloppante, à laquelle on ne pouvait échapper, ni à l’intérieur ni à l’extérieur, l’odeur de toute une ville dont on finissait par apprendre qu’il s’agissait des senteurs soufrées de la pollution associées au sable environnant.
Partout ça criait, vibrait, klaxonnait. La migraine qui m’avait torturée durant le voyage disparut aussitôt les portes de l’aéroport franchies et mon corps confronté au choc des sensations sortit de sa torpeur. Assaillie par une troupe de chauffeurs de taxi m’invectivant de toute part pour me soutirer mes bagages, les jeter dans leur coffre et m’embarquer dans leur guimbarde, je dus jouer des coudes et des pieds. Au terme d’une lutte sans merci avec une dizaine de moustachus aux intentions bienveillantes – course pas chère, service de qualité –, je m’engouffrai dans la carriole qui me parut la moins minable, en indiquant une pension du centre-ville dont j’avais trouvé les coordonnées dans le Routard, un peu au hasard, me rabattant sur cet endroit présenté comme un lieu d’accueil prisé des jeunes Français. Au moins je ne serai pas tout à fait perdue au début, avais-je pensé en déterminant mon point de chute.
Alors que la ville était déjà plongée dans le clair-obscur d’une nuit qui s’annonçait tôt en ce pays – oui, bien sûr, j’étais à l’est –, je débarquai à la pension Roma dont le nom rappelait les grandes heures du cinéma égyptien des années trente lorsque les divas égyptiennes aux cheveux ondulés chantaient leur romance dans de belles demeures aux patios fleuris. L’entrée, hall miteux empuantissant la moisissure, donnait sur un escalier en bois malingre dont le grincement à chaque pas annonçait les visiteurs de loin, si bien que, parvenus à l’étage, ces derniers étaient accueillis par un concierge au sourire déjà bien assuré. Au fond du couloir, derrière un bureau aux allures de pupitre d’école se tenait la propriétaire, telle qu’imaginée dans les films cités, dame de la soixantaine, les cheveux colorés en châtain roux, la permanente à la tenue irréprochable dans le style de la reine d’Angleterre. Madame Sbardella-Antoun, une Cairote de la communauté italienne mariée à un Libanais, mais veuve déjà depuis quelques années, tenait d’une main de fer cette pension renommée du centre-ville. Les murs avaient conservé le charme suranné des boiseries lustrées où se mêlait à l’odeur de cire celle des remontées d’égout. Dans les couloirs aux crépis boursouflés, d’antiques ventilateurs suspendus aux hauts plafonds grinçaient en brassant l’air chaud et repoussaient les moustiques vers les chambres. Le long des plinthes en bois, entre les lames d’un parquet usé, couraient des blattes qu’il fallait être attentif à ne pas croquer dans son pain au petit-déjeuner, distrait par la contemplation des toits de la ville qui s’offraient depuis les balcons en fer forgé rouillé. Toute une faune d’enfants miséreux y jouaient parmi les objets abandonnés, le linge étendu et les chats faméliques.
Le Routard ne s’y était pas trompé ; on trouvait là toutes sortes de Français, globe-trotteurs, étudiants, chercheurs désargentés, certains de passage entre deux destinations, leur sac à dos gonflé à bloc, d’autres installés au mois ou à l’année à la manière des écrivains du dix-neuvième siècle, s’offrant pour quelques sous le luxe d’une vie contemplative libérée des tracas du quotidien ménager. Contrairement aux indications du guide, ces Français n’étaient d’ailleurs pas si jeunes : certains avaient déjà bien roulé leur bosse d’auberges de jeunesse en pensions diverses, demeurant au fil des ans d’éternels étudiants en quête de plans bon marché, avec leurs Converses déchirées et leur jean élimé qui tranchaient avec le poivre-sel des cheveux et de la barbe.
Je partageais une chambre-dortoir avec deux filles de mon âge ; Elsa et Ludivine participaient au même stage de langue arabe que moi et s’étaient retrouvées dans cette pension après consultation du fameux guide de voyage. Elsa venait d’Aix-en-Provence, une copine du sud en quelque sorte dont les allures de statuette phénicienne lui permettaient de se fondre sans mal dans la foule égyptienne. Les yeux d’Elsa étaient noirs et ses cheveux frisés, alors que Ludivine ressemblait à une vraie française, du moins à l’idée que l’on s’en faisait ici, avec sa chevelure blond cendré et ses grands yeux bleus, legs sans doute de la noblesse anglo-saxonne qui conquit la Normandie en essaimant sa semence de race celtique. Ensemble, nous avions fait nos premiers pas dans la ville, Elsa et moi entourant une Ludivine au centre des regards. C’en devenait gênant parfois ; on se disait avec Elsa qu’on allait la planter là, seule avec tous ces regards d’ahuris rivés sur son visage de porcelaine pour continuer nos pérégrinations, pénardes, à l’abri des œillades pesantes et autres stratagèmes de lourde séduction. Se balader avec Ludivine revenait à sortir avec un gyrophare ; le seuil de l’hôtel à peine franchi, nous étions remarquées et harcelées de questions dans toutes les langues, prises en filature par les piétons au pas pressé et jamais fatigués, suivies par des chauffeurs à la vigilance distraite et dont le véhicule tanguait de façon inquiétante, manquant de renverser la marchande du bord du trottoir ou d’emboutir la voiture d’à côté. Mais nous ne l’avons pas lâchée ; c’était un bon filon la Ludivine. Il faut dire qu’elle avait une sacrée connaissance sur place : le copain d’un cousin dans une ambassade. Il lui filait les bonnes adresses, les bons contacts, si bien qu’en quelques semaines, nous avions déjà tissé un maillage de connaissances et de lieux familiers.
Nous partagions les bons plans, mais aussi les emmerdes. Malgré la protection du consulat français, nous n’échappions pas aux démarches nécessaires, ce qui nous valut de longues heures d’attente au centre de l’administration, le Mogamma, affreuse verrue architecturale offerte par les Soviétiques à l’Égypte dans les années cinquante. Pour obtenir un visa ou toute autre autorisation, nous dûmes errer à plusieurs reprises dans des allées de bureaux à n’en plus finir où s’entassaient des centaines de personnes en attente d’un tampon. Le site était entouré de militaires disposés à l’entrée, aux étages, dans les cages d’escalier. Dans l’insouciance de notre découverte de la ville, la présence d’hommes en armes, à l’uniforme gonflé d’un gilet pare-balles tels des bibendums en tenue kaki, venait nous rappeler qu’ici nous étions des étrangères. Nous étions donc les cibles privilégiées d’une menace terroriste que ce pays connaissait fort bien pour l’avoir subi que trop de fois et l’avoir vu grandir dans ses quartiers délaissés où la misère et le dégoût des dirigeants corrompus trouvaient un exutoire facile dans les promesses d’un monde meilleur. Partout, dans les lieux publics ou officiels, les contrôles étaient minutieux, les passeports examinés à la loupe et les sacs fouillés. La sécurité des locaux étrangers s’était renforcée ; nous avions reçu également des autorités françaises des consignes de prudence, de lieux à éviter, de comportements à bannir.
Les relations entre les deux pays, cordiales et nécessaires tant au point de vue économique que géopolitique avaient vacillé avec le crash du vol Flash Airlines 604 à Charm-el-Cheikh en janvier 2004 qui fit 148 morts dont 134 Français. Le soupçon s’était alors installé entre les deux capitales ; à Paris, on suspectait les autorités égyptiennes de dissimuler un attentat afin de ne pas nuire à l’image du pays, quand au Caire on s’évertuait à avancer l’incident technique. Les enquêtes et contre-enquêtes se multipliaient ; les familles pleuraient leurs morts et, à Charm el-Cheikh, pendant quelque temps toute l’économie touristique fut à l’arrêt. Cette bourgade au nom imprononçable était un petit morceau d’Égypte, tout au bout de la péninsule du Sinaï, ce qu’en ancien français on aurait appelé une marche, un de ces endroits éloignés où se perd la trace des pas de ceux qui cherchent, en vain, la ligne de la frontière ensevelie parmi les gravats limoneux. La ville se résumait à un bosquet d’immeubles modernes face à la mer Rouge, le dos tourné à un plat pays de sable gris, lieu choisi par le pouvoir pour y développer l’entreprise touristique de la plongée. Les étrangers y débarquaient par charters aux allures rutilantes et à la mécanique plus douteuse pour profiter des eaux turquoise de la mer Rouge, sans avoir à passer par la crasse du Caire. Charm el-Cheikh était aussi prisée pour la tenue des grandes conférences internationales, loin de l’agitation de la capitale et séparée de sa bouillonnante jeunesse par des centaines de kilomètres de grains de sable. Et puis, à Charm el-Cheikh, depuis les tours de verre, le danger pouvait être immédiatement identifié, trahi au loin par les nuages de poussière soulevés par les caravanes de jeeps dissimulées derrière les anfractuosités du Sinaï. Et enfin, si, malgré tout, une horde de terroristes ou de manifestants venait à bout de ce désert où la chaleur terrasse même les scorpions, le site offrait la possibilité de s’enfuir par la côte et de se réfugier sur la terre accueillante de ce pays frère, l’Arabie saoudite. Personne n’avait alors pensé qu’à Charm el-Cheikh, dans ce repaire fortifié des vacances et de la diplomatie, on pouvait faire exploser des avions.
Nous, au Caire, nous nous sentions peu concernées. La menace terroriste était là, on ne feignait pas de l’ignorer, mais la peur ne parvenait pas à empoigner la rue comme à Paris. Piégée par le tourbillon incessant de la foule et du trafic, ballotée par l’agitation et le bruit, elle en finissait rincée comme une vieille serpillère. La ville la snobait. Le Nil y imposait une leçon d’éternité et, qu’importait au fond qu’une poignée d’agités sèment la pagaille quelque part dans le monde : le fleuve continuerait des siècles encore à s’épancher sur ces terres d’Afrique et la vie à s’écouler au rythme lent des saisons marquées d’alternances de pluies et de sécheresses, tandis que le long des rives les feuilles de manguiers s’agiteraient mollement dans le vent chaud.
La nonchalance de la ville gagnait les corps, si bien que c’est avec un déhanchement tout oriental que j’arpentais les rues avec mes amies, le pas indolent, la conscience paisible, loin des craintes et des courses effrénées du métro francilien. Les esprits aussi s’émolliaient dans une paisible insouciance d’un monde où il suffisait de se laisser porter par le cours du temps. Râler, s’impatienter, s’énerver n’étaient d’aucune utilité dans cet univers où le fatalisme était de bon ton. « S’en remettre à Dieu et à demain » : la maxime était répétée des dizaines de fois par jour, par tous, jeunes et vieux, pauvres et puissants, d’une voix posée et les yeux tranquilles. Si, coincé dans un service ou un bureau du Mogamma, l’agacement montait, la phrase revenait en boucle, passait de bureau en bureau, rebondissait d’une personne à l’autre, jusqu’à produire son effet sur le cerveau et imposer sa désarmante évidence : attendre, espérer était la plus sage des attitudes. Quant aux attentats et au terrorisme, que Dieu nous en garde, pensions-nous en croquant goulûment dans un kébab.
Tout avait commencé comme un roman d’apprentissage que j’aurais pu intituler Au revoir tristesse, Diane en Égypte, ou encore Une Amazone en Orient en hommage à l’archéologue Jane Dieulafoy qui avait parcouru la région à la fin du dix-neuvième siècle. Il est vrai que les premiers mois sur place furent grisants, plongée que j’étais dans un tourbillon d’odeurs, de saveurs et de mots nouveaux.
Au centre linguistique, nous formions un groupe soudé par la nécessité. On y trouvait quelques garçons perdus dans un groupe à majorité féminin conformément à la sociologie des études littéraires. Avec les copines du centre, je trouvais un même désir de respiration, de libération – le mot n’était pas trop fort – qui tranchait avec les appréhensions de nos parents. Nous avions passé trop d’années à travailler sur les bancs de l’école, déjà à six ans, jeunes enfants pressées de devenir de bonnes élèves, bonnes élèves trop tôt, trop longtemps, appliquées comme des fourmis à tracer des lettres bien arrondies, à s’angoisser déjà du travail mal fait, de la punition au tableau, les nuits passées à réciter à voix basse la poésie sur le carafon. Au collège, c’était déjà trop tard, l’esprit était formaté pour que du bon élève jaillît la conscience professionnelle qui en ferait un docile salarié tenu à l’obéissance de la hiérarchie faute de quoi il terminerait au placard comme le dernier de la classe finissait au piquet avec son bonnet d’âne. Il en aurait les mêmes angoisses la nuit, les mêmes que lorsqu’il avait oublié son livre de grammaire, mal fait son exercice, oublié de nettoyer son bureau.
Toutes ces années, j’avais appris à être polie avec la maîtresse aux gifles de diablesse et à réciter mes leçons sans comprendre où elles me mèneraient. Mais, désormais, je n’en pouvais plus d’être une bonne élève. Au tournant de mes vingt ans, bien décidée à privilégier le plaisir à la rentabilité, l’oisiveté au travail et le corps à l’esprit, c’est au titre de mauvaise élève que j’aspirais et même au rang élevé de bad girl – songeant avec hargne à la claque de ma mère lorsqu’à huit ans je m’étais maquillée et vêtue comme Madonna, envoyant paître mes collants vert sapin et ma jupe rouge à carreaux.
J’appris au Caire que ma petite révolte personnelle n’avait rien d’exceptionnel. Ce qu’il fallait aux jeunes filles bien éduquées pour qu’elles s’épanouissent tout à fait, c’était le nouveau monde selon un fantasme que n’aurait pas renié un analyste déconstructiviste : abandonner son être social dans une société inconnue, débarrassée de sa langue, de sa famille, de ses anciennes connaissances, loin des regards scrutateurs du maître et du père, danser dans l’air, ne fût-ce qu’un court instant, avec la légèreté du phalène tout ébloui de s’être débarrassé de sa condition de chenille.
Plutôt qu’à se morfondre dans nos appartements par souci des islamistes, recluses dans nos études, couchées de bonne heure, nous passions nos soirées à vagabonder de café en café, de fête en fête. Nous dansions beaucoup, fumions beaucoup, pour la plupart d’entre nous, c’était même une découverte ; et lorsque la nuit finissait, avec l’excitation de ceux qui refusent les avances du sommeil, nous traversions d’un pas enjoué le pont gardé par ses quatre lions de bronze au bas duquel s’épanchait le Nil tout en majesté dans les lueurs de l’aube. Ludivine apprit à se faire moins voyante, les cheveux relevés dans un bandeau assortie à une tenue de hippie, les lunettes de soleil voilant ses yeux qui l’en remerciaient d’ailleurs tant la lumière du Caire les incommodait. On pouvait désormais se balader plus tranquilles. En moins d’un mois, nous nous sentions déjà chez nous dans cette ville. L’appréhension de la découverte avait laissé place à la jouissance du conquérant qui arpente, le sourire paisible, les colonies soumises.
Et tandis que l’esprit se détendait, loin des injonctions stressantes des contrées développées, les corps changeaient aussi, souples et plus ronds, gavés de nectars sirupeux et de grasses nourritures que nous ingurgitions le jour, les nuits de ramadan et les nuits de non ramadan. Nous passions la plupart de notre temps aux terrasses des cafés, à déguster les sucreries à la pistache et autres pâtisseries au miel. Nous sucions nos doigts tout gluants de la chair de mangues fraîches qui inondaient les marchés de l’automne et, d’une langue gloutonne, nous nous pourléchions les lèvres barbouillées de leur jus divin. Il fallut se délester des pantalons trop serrés qui empêchaient nos tailles de s’épanouir et les troquer pour des habits plus vaporeux où le corps était tout à son aise. Le mien échappait désormais au contrôle rigoureux que je lui avais imposé jusque-là : mes hanches s’alourdissaient en même temps que mes seins, comme si ma silhouette avait choisi de s’harmoniser avec son décor, abandonnant ses rigides contours pour des rondeurs plus gourmandes.
C’est alors que la capitale du monde arabe devint pour mes amies et moi l’espace privilégié de notre éducation sexuelle ; non que celle-ci n’eût pas été bien engagée en France, mais elle s’avéra bien plus riche en ces terres limoneuses. En ce pays où la rigueur des mœurs se dressait comme un obstacle sévère aux plaisirs charnels, toute étrangère aussi laide fût-elle était transformée en objet de contemplation concupiscente. Voilà qui flattait des égos souvent rabroués dans les brouillards épais des capitales septentrionales. Là, quoi que nous portions, nous faisions ou disions, quel que fût l’éclat de nos cheveux, de nos ongles ou de notre peau, nous étions regardées, désirées, honorées. Nous nous sentions alors dotées du pouvoir immense d’avoir tous les hommes à nos pieds et nous passions dans les rues telles des reines de Saba, le port altier et le regard hautain, sûres de l’effet produit sur les hormones masculines.
Loin de chez nous, jeunes filles rangées ou moins rangées, nous éprouvions ce délassement des sens que corsetait la vertu des contrées natales. Elsa, Adélaïde, Ségolène, Ludivine, Marion ou Catherine, les studieuses élèves des bonnes écoles de l’Hexagone s’offraient le temps d’une parenthèse un bain dans les vapeurs chaudes de l’amoralité sexuelle. Aux fiancés restés en France, il suffisait d’envoyer de tendres lettres éplorées pour les rassurer sur un séjour plombé d’ennui que seule animait la perspective de retour dans leurs bras réconfortants. Au Caire, les copains affluaient partout, étudiants, artistes, musiciens. On se retrouvait à la terrasse des cafés où, entre deux ruelles crasseuses où pullulaient les chats aux yeux chassieux, on fumait le narguilé des heures à refaire le monde, sans que personne regardât une montre. Dans ce temps long que rien ne contrariait, le désir avait tout le loisir de naître dans les lueurs du crépuscule et de s’épancher dans les éclats de la nuit.
Derrière les mises en garde des concierges et les regards sévères des voisins, flottait une forme de complaisance qui arrangeait tout le monde, du moins tant que les choses se passaient dans la discrétion. Pour cela, nous avions appris à faire avec les techniques des Égyptiennes, renonçant toutefois à la plus évidente : nous voiler pour dissimuler les déplacements, ce qui était, il faut bien l’avouer, fort commode ; comme tenue camouflage, rien, hormis évidemment la burqa intégrale – mais ici trop voyante car trop peu dans les usages –, n’était plus efficace qu’un voile assorti de grosses lunettes. Se voiler pour baiser en toute tranquillité, l’idée était intéressante, mais nous n’étions pas parvenues à franchir le pas. Aussi nous nous contentions de changer nos vêtements à la sortie d’un bâtiment, nous faisions semblant d’aller chez le médecin à tel étage pour monter incognito à l’étage suivant, ou bien nous réservions une table dans un restaurant pour sortir par la cour de derrière. Parfois, nous nous engagions à deux ou trois dans un lieu pour nous disperser ensuite ; se rejoindre par groupe dissipait les soupçons, puisque qu’il était entendu que le diable ne pouvait s’immiscer qu’entre deux personnes. Les habitués des cafés improvisés au coin des rues observaient notre manège, impassibles, en fumant leurs chichas. Les apparences étaient sauves et c’est ce qui importait.
Les semaines passaient ; je poursuivais ma découverte du pays et de ses habitants. J’aurais pu passer mon année dans cet Orient de loukoums et de jolis garçons si un événement n’était venu tout changer.
11 novembre. Jour sinistre qui marque en Europe la fin d’une guerre sanglante où périrent des millions de jeunes gens pour une guerre dont ils avaient d’année en année oublié la cause. Armistice accueilli sans joie par des visages mutilés et des corps éclopés, résonnant d’un écho sourd dans les tranchées ensanglantées et les paysages défoncés aux frontières de l’est de la France. Et depuis, un jour férié pour des millions de Français qui voient dans la célébration des morts tombés pour le pays l’opportunité d’une belle grasse matinée, dix jours après celle offerte par la commémoration des défunts et des saints. Vive les morts et hommage à tous ceux qui nous permettent de dormir quelques heures de plus et de gratter un jour sur le travail.
11 novembre 2004. Yasser Arafat était mort à Paris, au cours d’un mois triste où l’automne cède déjà ses couleurs à la grisaille épaisse de l’hiver, dans ce jour de célébration du soldat inconnu. Mourir un jour férié ; jusqu’au bout un emmerdeur, avait-on râlé dans les couloirs feutrés des chancelleries parisiennes. Personne n’ignorait que depuis de longs mois Yasser Arafat allait mal dans sa Mouqataa, le quartier général de l’Autorité palestinienne à Ramallah encerclé par l’armée israélienne. Son état avait empiré subitement et, après maints coups de fil entre Paris et Tel-Aviv, il avait rejoint l’hôpital de Percy à Clamart en banlieue parisienne où il devait mourir un mois plus tard d’une étrange grippe. Son épouse avait beau avoir supplié Israël de lui fournir un antidote à ce qu’elle pensait être un empoisonnement, au Quai d’Orsay, on se préparait déjà à une issue fatale. L’annonce officielle de son décès finit par tomber : 3h30 le 11 novembre 2004.
C’était bien beau pour le symbole de mourir en France, mais un trépassé que nulle terre n’attend pour son ensevelissement était pour le moins embarrassant. Il fallut faire vite : un cadavre n’a que quelques jours de répit devant lui, déjouant les logiques ordinaires de la diplomatie où le temps long est de rigueur dans les négociations. Où l’expédier ? Jérusalem ? Le second du Quai d’Orsay s’était fait remettre à sa place : zone interdite depuis toujours à Arafat vivant ; mort, jamais il n’y entrera. ʺQue dit le droit international ?ʺ avait demandé l’assistant. Justement rien. ʺTerritoires occupésʺ : il s’agit de le prendre au sens littéral du terme. Des territoires qui sont occupés. ʺS’ils sont occupés, c’est bien qu’ils appartiennent à une entité ?ʺ. Là, l’assistant s’était fait sévèrement remettre à sa place ; certes, le Moyen-Orient n’était pas son domaine, mais à ce niveau de qualifications cette méconnaissance était impardonnable. Ces territoires sont occupés, c’est tout. En territoires occupés, avait-on tranché. On finit donc par se mettre d’accord sur son quartier général, sur ces terres ni vraiment acquises, ni vraiment cédées, appelées pudiquement ʺTerritoires occupésʺ.
Mais les ennuis ne s’arrêtaient pas là : l’homme s’était vu gratifié de l’encombrant titre de président de l’Autorité palestinienne. Le statut de l’Autorité palestinienne avait valu des bâillements polis aux diplomates, mais quelle que fût leur opinion, il était président et il fallait bien un simulacre de cérémonie pour enterrer définitivement le cas Arafat.
On imaginait mal cependant les représentants de tous les États du monde se presser sur une parcelle de territoire dont on ne savait plus très bien à qui elle appartenait. La solution était venue d’Égypte : c’est dans sa ville de naissance que le dirigeant palestinien aurait des cérémonies militaires qui flatteraient son titre de président sans fâcher les susceptibilités. À Paris, le mort, on était bien content de le leur rendre, avec sa veuve et son ministre. L’avion quitta l’aéroport de Villacoublay dans le matin brumeux du 11 novembre. Les honneurs de la République et hop, son cercueil fut placé sur un tapis roulant qui se chargea d’enfourner la dépouille dans l’airbus A.319. Drapeau palestinien et fanfare de la garde républicaine. Au revoir, bon retour chez toi, vieille canaille.
C’est le silence qui m’apprit sa mort. J’avais quitté la pension Roma pour un appartement de la rue Champollion, non loin du musée où reposaient les trésors qui avaient fasciné le célèbre égyptologue. Les copines, elles, s’étaient installées en colocation dans un immense appartement qu’elles m’avaient proposé de partager, ce que j’avais refusé, attachée à un farouche individualisme. Ce matin-là, un silence insolite émanait de la place Tahrir dont le tintamarre parvenait de coutume jusque dans mon appartement, de jour comme de nuit, ronron perpétuel d’une métropole qui semblait ne jamais dormir – à peine s’apaisait-elle vers trois heures du matin pour reprendre son infernale activité dès les premiers contours de l’aube. Or, ce jour-là, régnait un calme troublant qui plutôt que de m’inciter à prolonger le sommeil me poussa à sortir plus précocement que d’ordinaire dans ce mois de ramadan où les réveils étaient tardifs après des nuits festives.
« Ils ont bouclé la place », me confirma le concierge encore tout ensommeillé, sorti de sa loge d’où nul passage ne lui échappait quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit.
« Moubarak doit passer. Yasser Arafat est mort.
– Arafat est mort ? ».
C’est avec quelque incrédulité que je le regardai, avant de le remercier et de partir à la recherche de plus amples précisions, atterrée par une information qui la veille encore ne m’importait guère. Sa mort n’avait pourtant rien d’une surprise : elle était l’épilogue d’une agonie de plusieurs mois à laquelle avait assisté, impuissante ou complaisante, la communauté internationale. Mais la mort d’Arafat sonnait mal ; cela faisait quarante ans qu’on en parlait et le vieux loup était toujours à réapparaître là où l’on ne l’attendait plus. Il nous avait fait le coup trop de fois.
Dans les rues du Caire, seule la place Tahrir vidée de sa foule attestait d’un moment peu commun ; pas une âme, pas une ombre ne bougeaient sur l’espace ceinturé par les militaires. L’agitation avait été reportée à ses marges, dans les rues alentour encombrées de charrettes et de véhicules où les taxis klaxonnaient à qui mieux mieux. La ville plongée dans une touffeur opaque poursuivait son tourbillon, peuplée d’agents de police, les bottes avachies, évitant comme ils pouvaient de se faire emporter par le flux incoercible de voitures qui se déversait dans les artères de béton. Un concert de klaxons s’éleva sans que je parvinsse à bien distinguer sa localisation, avant d’apercevoir une charrette de fruits en travers d’une artère principale. Le chauffeur d’un véhicule sortit sa tête de la fenêtre à la vitre baissée et héla le marchand de pastèques :
« Où vas-tu avec ton âne et ton chariot ! La place Tahrir est bouclée, mon frère !
– Maudits soient-ils ! Que se passe-t-il encore ?
– Moubarak doit passer.
– Passe donc Moubarak et fais sonner tes grelots ! », répondit le marchand en frappant le flanc de son âne.
Un rire gras secoua le chauffeur de taxi ; de son index, il désigna un policier placé au centre du carrefour, lequel s’agitait dans tous les sens pour tenter de dégager un passage parmi la cohue des automobiles. Le paysan haussa les épaules :
« Si chaque fois que Moubarak passe, on bloque la place, autant qu’il y installe son lit !
– Mais non, mon frère, aujourd’hui c’est spécial ; on reçoit la dépouille d’Arafat à l’aéroport.
– Les os d’Arafat sous le tarmac ? Que va-t-on en faire ?
– Mais non couillon ! Juste une cérémonie ; enfin merde, qu’on s’en débarrasse de ces vieilles histoires. »
Je restai un long moment immobile au milieu du chaos, sidérée, à observer la ville dans sa course folle, convaincue que se préparait une tempête plutôt qu’un enterrement. De façon imperceptible la terre avait tremblé. Arafat était mort dans un climat d’indifférence lasse, comme la lave d’un rift des fonds océaniques se déverse mollement sur la croute terrestre et déplace les plaques tectoniques sans que personne s’en effraye jusqu’à ce qu’un tsunami ne vienne dévaster les rivages tranquilles. Et moi, qui n’avait rien à voir avec toutes ces histoires, venue chercher sur les bords du Nil un souffle de respiration loin de la triste Europe, je sentis un moment étrange se passer, étonnée et inquiète de ma propre sidération, comme si d’instinct je savais que je ne pourrais échapper du haut de mes gradins de spectatrice au raz-de-marée qui se préparait.