Mémoires - Jeanne-Marie Roland de La Platière - E-Book
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Beschreibung

Tout a été dit sur l’utilité des Mémoires, et tout le monde sait quel charme il y a dans la lecture de l’histoire dramatisée, de l’histoire vécue, pour ainsi dire, par l’historien. Mais l’intérêt redouble lorsqu’il s’agit de la Révolution française, qui n’est pas le passé, qui est pour ainsi dire le présent ; époque étrange où rien ne se fait comme à une autre de l’histoire ! Non seulement la vie partout, mais le drame, la littérature, supprimée, remplacée par la parole, par une éloquence nouvelle comme les faits ; du tragique partout, de l’inattendu partout, et pour qui fouille les écrits, pour qui écoute les témoins, toujours du nouveau. Combien d’existences bouleversées, de familles dispersées et anéanties ; combien d’élevés en quelques heures, combien de sacrifiés ! Le triomphe aujourd’hui, la mort demain. – Matière inépuisable pour l’étude, encore inépuisée après un siècle, le plus fécond de tous. – Que de sujets étranges pour les peintres de la réalité, mais aussi pour les peintres et les poètes d’imagination, barrière ouverte au mensonge, aussi bien qu’à l’histoire vraie.

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Jeanne-Marie Roland de La Platière

MÉMOIRES

1823

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385740092

TOME 1

AVERTISSEMENT

Un journal qui paraît peut être jugé dès le premier numéro, qui est à peu de chose près ce que seront les autres ; un livre peut plus facilement encore être jugé immédiatement, ne tirant que de lui-même ses qualités et ses défauts ; mais vis-à-vis d’une publication du genre de celle que nous commençons aujourd’hui, il n’en est plus de même. Nous croyons devoir dire dès le principe quel est notre but, quelle est notre raison d’être, et avant tout de quel courant d’idées nous émanons.

Depuis quelques années le mouvement des esprits se porte, surtout dans les classes ouvrières et dans la classe moyenne, vers les études qui de tout temps n’ont été la préoccupation que de quelques-uns : il suffit d’ouvrir les yeux pour se rendre compte de l’immensité du mouvement, dont les conséquences ont été jusqu’ici la fondation de nombreuses bibliothèques dans les villes qui n’en avaient pas encore et surtout dans les communes, la fondation de sociétés de tous genres pour l’instruction universelle, corollaire du suffrage universel.

À toutes ces fondations désintéressées, nous voulons en ajouter une, dont l’utilité prouvée par des chiffres nous paraît constatée par les adhésions et les approbations que nous recevons de toutes parts, avant même que notre premier volume ait paru.

Ce qui est utile avant tout dans un système d’éducation c’est le livre, surtout le livre à bas prix ; mais il faut le dire si une librairie dans ces conditions est depuis longtemps à créer, ce n’est pas sur les éditeurs ordinaires qu’il faut compter. Une œuvre spéciale était à fonder, nous en avons reconnu l’importance et l’utilité, et sans nous laisser arrêter par le nombre des difficultés, nous l’avons fondée. Réussirons-nous ? Le public peut seul répondre à cette question : – mais il dépend de nous de mériter de réussir.

Bien des conditions sont à remplir pour arriver au succès. Notre utilité jusqu’ici n’est pas contestable ; mais il ne nous suffit pas pour vivre d’être utiles à quelques-uns, il faut que nous soyons utiles à un monde de lecteurs ; c’est cette utilité générale que nous devons avoir et que nous avons en vue, c’est vers ce point que tendront tous nos efforts ; nous comptons, certes, sur notre courage qui est grand, mais nous comptons aussi sur les conseils du public notre juge.

Une publication née avant la nôtre a déjà nettement choisi sa voie, et notre intention étant de marcher à côté d’elle, nous laisserons de côté la philosophie et le roman philosophique qu’elle exploite depuis deux ans. Nous nous réservons pour le moment le domaine de l’histoire et celui des sciences exactes ; si quelquefois nous faisons une excursion dans la littérature, ce ne sera uniquement que pour compléter notre cadre, pour donner à notre publication une qualité de plus, l’ensemble.

En même temps que nous poursuivons le but de mettre dans toutes les bibliothèques et dans toutes les mains, les livres d’histoire et de sciences, indispensables à tous, nous préparons une autre publication qui ne sera pas moins utile que celle-ci et qui s’adressera à une autre classe de lecteurs, la plus intéressante de toutes, aux enfants. Notre projet a été mis à l’étude depuis longtemps et le travail partagé entre des hommes spéciaux qui connaissent à fond les besoins de l’enfance. D’ici quelques mois, nous publierons sous le titre de Bibliothèque d’éducation une série de volumes semblables pour le prix et le format à ceux que nous mettons en vente aujourd’hui, et qui prenant l’enfant à l’A B C l’accompagnera au milieu de toutes les connaissances et de toutes les études qu’il doit parcourir. Nous reviendrons sur cette publication ; nous avons voulu dès aujourd’hui initier nos souscripteurs à nos projets et prouver à tous que nous ne négligerons aucun âge, et que notre œuvre sera complète.

Si nous parlons de l’avenir de notre publication, plus que du livre que l’on va lire, c’est qu’il se recommande par lui-même, et que le nom seul de son auteur lui fait un cortège d’amis. Jamais aucune de nos publications n’aura besoin d’une recommandation plus grande, c’est dire que nous choisirons entre les nombreux livres à publier les meilleurs et les plus sérieusement utiles. Disons tout de suite que ce n’est pas sans de solides raisons que nous avons choisi comme type de notre publication les Mémoires relatifs à l’histoire de France. Depuis trente ans la science toute nouvelle de l’histoire est devenue un goût universel, goût diversement exploité par les écrivains. Si le nombre des historiens vraiment sérieux est grand, si le mérite de leurs œuvres est pour le plus grand nombre peu contestable, l’utilité du roman et du drame historique est sérieusement contestée. La littérature s’est emparée de toutes les figures de l’histoire, mais pour les dénaturer sous prétexte de rendre l’histoire attrayante ; les écrivains d’imagination y ont introduit le mensonge et l’erreur ; sans vouloir nier ce que leur tentative a pu avoir de bon en attirant les esprits vers l’étude des siècles passés, nous devons dire qu’elle a causé de grands désastres qu’il est urgent de réparer. Nous croyons que le remède est dans la connaissance des mémoires relatifs à ces époques défigurées à plaisir. Il y a là du drame, et sans que l’intérêt du drame nuise en aucune façon à la vérité de l’histoire. Certes, on ne nous fera pas le reproche d’éloigner les esprits d’une étude utile en la rendant aride et repoussante, lorsque l’on aura lu les merveilleuses pages que contiennent les Mémoires de Madame Roland, dont nous ne donnons aujourd’hui que la première partie.

INTRODUCTION

I

Tout a été dit sur l’utilité des mémoires, et tout le monde sait quel charme il y a dans la lecture de l’histoire dramatisée, de l’histoire vécue, pour ainsi dire, par l’historien. Mais l’intérêt redouble lorsqu’il s’agit de la Révolution française, qui n’est pas le passé, qui est pour ainsi dire le présent ; époque étrange où rien ne se fait comme à une autre de l’histoire ! Non seulement la vie partout, mais le drame, la littérature, supprimée, remplacée par la parole, par une éloquence nouvelle comme les faits ; du tragique partout, de l’inattendu partout, et pour qui fouille les écrits, pour qui écoute les témoins, toujours du nouveau. Combiend’existences bouleversées, de familles dispersées et anéanties ; combien d’élevés en quelques heures, combien de sacrifiés ! Le triomphe aujourd’hui, la mort demain. – Matière inépuisable pour l’étude, encore inépuisée après un siècle, le plus fécond de tous. – Que de sujets étranges pour les peintres de la réalité, mais aussi pour les peintres et les poètes d’imagination, barrière ouverte au mensonge, aussi bien qu’à l’histoire vraie.

L’idée en mouvement entraîne tout ; plus de société, plus de classe, plus de séparation de sexe ; – rien que la vie publique : au pouvoir ou à l’échafaud, selon que vous êtes audacieux ou timide, mais personne ne peut rester en dehors du mouvement. Il semble qu’il y ait une jouissance à se voir emporté, qu’il y en ait une à être broyé. C’est l’idée qui m’apparaît en lisant ces pages brûlantes écrites par Madame Roland.

Elle est en prison, et semble oublier que la vie est déjà fermée pour elle ; elle va mourir, et elle sourit, elle est heureuse ; oubliant le présent, elle ne voit que le passé, la part qu’elle avait dans la Révolution, les heures de bonheur qu’elle passait avec ses amis. Aucun détail de son enfance ne lui échappe, aucun de la vie publique, où, sans paraître, elle jouait un si grand rôle. Cette vie d’action l’attire, mais elle n’y rentrera pas, elle ne verra plus de la Révolution qu’un tribunal injuste et égaré, et que la foule hurlant devant la guillotine ; mais pour elle c’est une consolation que de mourir en public, apothéose d’une noble et pure existence. – C’est une gloire d’offrir à la liberté le dernier souffle d’une grande âme ! Dans un moment de désespoir, elle a songé au suicide ; mais cette mort est indigne d’elle, elle en détourne les regards, et ne peut penser que Roland, que Buzot, que Pétion, ses meilleurs amis, ne mourront pas autrement. Ce qui l’attriste au dernier jour, c’est que sa mort est un crime de sa patrie, c’est qu’elle voit cette pauvre France avilie par quelques ennemis du bien public, qui, profitant de l’erreur du peuple, craignent qu’il ne soit éclairé par quelques justes, et font la solitude pour paraître plus grands. Elle savait bien en mourant que la Gironde allait périr tout entière, et avec elle le dernier respect de la liberté, avec elle les grandes idées de la Révolution, et qu’il y avait au lendemain de ce crime la dictature et la réaction.

II

Il y a dans les Mémoires de Madame Roland quelque chose de plus que dans tout autre, il y a cette couleur étrange, ces idées inattendues, jetées avec hardiesse, que l’on trouve dans quelques œuvres de femmes.

Jusqu’alors on avait bien compté dans l’histoire quelques femmes, au-dessus de leur sexe par leur courage ou par leur esprit ; mais il était donné à la Révolution française d’ouvrir à la femme le livre de l’histoire, où jusque-là elle ne s’était glissée que par rencontre et par exception. Combien notre siècle en a-t-il vu, et combien en voit-il encore de ces grands esprits femmes, qui semblent n’avoir appris nulle part ce qu’elles savent, qui n’imitent ni ne copient, mais qui créent, dont aucune n’a rien pris à l’homme, mais dont beaucoup ont montré à l’homme ce que seul il n’aurait pu voir.

Entre toutes, la première en date, la seule peut-être dont la vie et la mort soient également grandes, est Madame Roland. On a voulu mettre à côté d’elle Marie-Antoinette dont la mort tout aussi imméritée n’est certes pas moins admirable et digne, mais n’oublions pas que sans ces événements dont elle se trouve inopinément victime, par elle-même Marie-Antoinette n’eût pas compté dans l’histoire qui eût vite oublié son nom sans signification.

Madame Roland, au contraire, sans la révolution, n’aurait peut-être pas eu une grande place dans l’histoire, mais aurait eu un nom, et peut-être une gloire égale à celle que la postérité lui réserve. Avant de prendre une part active dans le ministère de l’intérieur, de diriger en grande partie les travaux de son mari, elle avait étudié la philosophie du dix-huitième siècle et s’était passionnée pour Rousseau. Élevée, il est vrai, beaucoup plus pour le rôle qu’elle a joué dans la révolution que pour tout autre, on peut dire certainement qu’elle était à la hauteur de tout événement possible. À côté d’elle on les compte ceux qui la comprennent aussi clairement, cette Révolution gigantesque, ceux qui la décrivent si nettement, ceux qui voient aussi juste, ceux qui sont si bien préparés pour ces bouleversements dont la grandeur était imprévue. Les Mémoires politiques de Madame Roland indiquent nettement quel fut son rôle, et ses Mémoires privés nous disent assez quel devait être celui d’une femme d’une telle énergie et d’un tel caractère.

III

Écrites dans une prison dont on ne sortait que mort ou pour mourir, ces pages, assez peu nombreuses pour ne pas laisser place aux détails fastidieux et inutiles ne nous laissent rien ignorer ni sur la femme, ni sur les hommes et les idées qui gravitent autour d’elle pendant des années si remplies, ni sur ceux que de temps à autre elle aperçoit encore à travers les barreaux de sa prison. Portraits politiques, récits de la vie privée et de la vie publique, tout a un intérêt, intérêt souvent très vif : dirai-je que tout est impartial ? C’est exiger beaucoup que de demander l’impartialité à une femme arrachée à son domicile pour cette seule raison qu’elle est la femme d’un ministre intègre et vertueux, surtout lorsque cette femme écrit les portraits de ses juges trompés, sinon aveugles : cependant en dehors de quelques portraits un peu noirs, de quelques pages trop vite écrites pour rester des monuments historiques, que de détails inconnus ! que de vérités nouvelles ! que d’importantes révélations ! que de justice surtout ! quelle noble et entraînante passion dans ces lignes écrites au milieu des événements, et de quels événements ! quel détachement des petites choses, quel mépris de la vie et des haines cependant si dangereuses, et cela dans la prison de l’Abbaye dont le nom seul après septembre devait effrayer les plus hardis.

IV

C’est là qu’est l’histoire attrayante ; le lecteur le plus distrait ne voit plus que le livre ; ceux mêmes qu’une lecture sérieuse effraye, que l’aspect d’un livre éloigne, se sentiront attirés vers celui-ci, et bientôt attachés par le style et la couleur, ils seront retenus par l’intérêt.

Mais, sera-t-il rejeté par les hommes de parti dont il choquera les opinions ? Certainement non. Madame Roland est républicaine, elle aime la Révolution, mais elle hait la Révolution égarée, injuste ; elle n’abhorre pas Danton, ni Robespierre, ni les autres qu’elle peint, mais elle n’épargne pas la justice à Danton féroce, à Robespierre perfide, à Dumouriez traître, à Pache infâme ; et lorsqu’elle fera pénétrer le lecteur dans sa vie privée, lorsqu’elle parlera d’elle-même, elle aura vis-à-vis de ses propres actions la même justice, la même sévérité, et se sacrifiera volontiers à la vérité.

Aussi pouvons-nous dire que la publication de ces mémoires rend complète la connaissance non seulement de Madame Roland, mais aussi de ceux auprès de qui elle a vécu. Après mille péripéties, lettres, mémoires, jusqu’à quelques lignes écrites derrière un portrait de Buzot, tout ce qui concerne Madame Roland a été remis au jour ; le drame est complet, le dernier mot est dit, et l’on peut juger de l’ensemble de cette vie, et aussi de l’importance de ces découvertes successives. Cette importance est grande à notre avis, mais à divers degrés ; chaque page des mémoires écrits à l’Abbaye ou à Sainte-Pélagie doit être conservée, mais parmi les lettres, toutes n’ont pas la même valeur pour l’historien. Certes, pour qui veut ôter à la femme son dernier voile, il y a des trésors dans ces mémoires particuliers et dans ces lettres, mais qu’importe au plus grand nombre de suivre après un siècle tous les détails de l’amour combattu de Madame Roland pour Buzot ; dans cette lutte où le caractère de Madame Roland triomphe, il y a à prendre, mais beaucoup aussi à négliger, beaucoup à retrancher ; c’est ce que nous ferons le moins possible pour notre part, mais c’est ce que nous ferons quelquefois sans scrupule ; nous ne voulons pas accumuler les inutilités dans l’histoire ; ce que nous lui demandons, c’est l’idée et l’âme humaine, mais sans nous égarer dans des futilités.

Cette restriction faite, nous n’ajouterons rien : c’est à Madame Roland à parler d’elle même, c’est au lecteur à juger.

EM. DAIREAUX.

NOTICES HISTORIQUES

À la prison de l’Abbaye, juin 1793.Aujourd’hui sur le trône et demain dans les fers.

C’est le sort de la vertu dans les temps de révolutions. Après les premiers mouvements d’un peuple lassé des abus dont il était vexé, les hommes sages qui l’ont éclairé sur ses droits, ou qui l’ont aidé à les reconquérir, sont appelés dans les places ; mais ils ne peuvent les occuper longtemps, car les ambitieux, ardents à profiter des circonstances, parviennent bientôt en flattant le peuple à l’égarer et l’indisposer contre ses véritables défenseurs, afin de se rendre eux-mêmes puissants et considérés. Telle a dû être la marche des choses, notamment depuis le 10 août. Peut-être un jour les reprendrai-je de plus loin, pour tracer ce que ma situation m’a donné la faculté de connaître ; je n’ai pour objet en ce moment que de consigner sur le papier les circonstances de mon arrestation ; c’est l’espèce d’amusement du solitaire qui dépeint ce qui lui est propre et exprime ce qu’il sent.

La retraite de Roland n’avait point apaisé ses ennemis. Il avait quitté le ministère malgré ses résolutions d’y conjurer l’orage et braver tous les dangers, parce que l’état du conseil bien développé, parce que sa faiblesse, toujours croissante et singulièrement caractérisée vers le milieu de janvier, ne lui présentaient plus la perspective que de fautes et de sottises dont il faudrait partager la honte ; il ne pouvait même obtenir de faire consigner sur le registre des délibérations son opinion ou ses motifs lorsqu’ils étaient contraires aux décisions de la majorité.

Aussi, à dater du jour de ce pitoyable arrêté, relatif à la pièce de l’Ami des lois, qu’il ne voulut point signer, parce que la seconde partie en était au moins ridicule, il ne signa plus aucune délibération du conseil. C’était le 15 janvier. La Convention ne lui offrait rien d’encourageant ; son nom seul y était devenu un sujet de trouble et de division ; il n’était plus permis de l’y prononcer sans rumeur ; lorsqu’un membre voulait répondre aux inculpations odieuses, gratuitement faites au ministre, il était traité de factieux et condamné au silence. Cependant Pache accumulait dans le département de la guerre toutes les fautes que sa faiblesse et son dévouement aux jacobins laissaient commettre à l’ineptie ou à la perfidie et à l’audace de ses agents ; et la Convention ne pouvait congédier Pache, car dès qu’il s’élevait une voix contre lui, les aboyeurs rétorquaient de Roland. Ainsi, la prolongation de sa lutte courageuse dans le ministère ne pouvait plus arrêter les fautes du conseil, et elle ajoutait aux motifs de désordre dans la Convention. Il donna donc sa démission. La preuve qu’elle était nécessaire, c’est que la saine partie du Corps législatif, toute pénétrée qu’elle fût des vertus et des talents du ministre calomnié, n’osa pas faire la moindre observation à cet égard. Ce fut sans contredit une faiblesse ; elle avait besoin d’un homme juste et ferme au ministère de l’intérieur ; c’était le meilleur appui qu’elle pût se conserver, et il fallait en le perdant qu’elle subît le joug des exagérés qui cherchaient à élever et soutenir une autorité rivale de la représentation nationale.

Roland maintenait une commune usurpatrice ; Roland imprimait à tous les corps administratifs un mouvement uniforme, harmonique et régulier ; il veillait à l’approvisionnement de la grande famille ; il avait su rétablir la paix dans tous les départements ; il y inspirait cet ordre, qui naît de la justice, cette confiance qu’entretiennent une administration active, une correspondance affectueuse et la communication des lumières. Il aurait donc fallu soutenir Roland ; mais puisque la faiblesse en ôtait la faculté, lui qui connaissait bien cette faiblesse n’avait plus qu’à se retirer.

Le timide Garat, aimable homme de société, homme de lettres médiocre et détestable administrateur ; Garat, dont le choix pour le ministère de la justice prouvait la disette de sujets capables, disette dont on ne se fait pas une idée, et que connaîtront seuls ceux qui occupant de grandes places ont à chercher des coopérateurs ; Garat n’eut même pas l’esprit de rester dans le département où il y a le moins à faire, où sa pauvre santé, sa paresse naturelle et ses difficultés pour le travail devaient être moins sensibles ; il passe à l’Intérieur, sans aucune des connaissances qu’exige ce département, non seulement dans la partie politique, mais relativement au commerce, aux arts, et à une foule de détails administratifs ; il va remplacer, avec son ignorance et son allure paresseuse, l’homme le plus actif de la République et le mieux versé dans les connaissances de ce genre. Bientôt le relâchement de la machine produisit la dislocation de ses parties et prouva la faiblesse du régulateur ; les départements s’agitèrent, la disette se fit sentir, la guerre civile s’alluma dans la Vendée ; les autorités de Paris anticipèrent ; les jacobins prirent les rênes du gouvernement ; le mannequin Pache, renvoyé du ministère qu’il avait désorganisé, fut porté par la cabale à la mairie où sa complaisance était nécessaire, et remplacé au conseil par l’idiot Bouchotte, aussi complaisant et plus sot que lui.

Roland avait porté un coup terrible à ses adversaires en publiant, lors de sa retraite, des comptes tels qu’aucun ministre n’en avait encore fourni. Les examiner et les sanctionner par un rapport était une justice qu’il devait solliciter vainement ; car c’eût été reconnaître la fausseté des calomnies répandues contre lui, l’infamie de ses détracteurs, et la faiblesse de la Convention qui n’avait osé le défendre.

Il fallait continuer de l’injurier sans en venir à la preuve, ébranler, obscurcir, égarer l’opinion publique à son sujet au point de pouvoir le perdre impunément, et se défaire ainsi d’un incommode témoin de tant d’horreurs qu’il faut ensevelir ou justifier pour conserver à leurs auteurs l’argent et l’autorité qu’elles leur ont acquis. Roland eut beau prier, publier, écrire sept fois en quatre mois à la Convention pour demander l’examen et le rapport de sa conduite administrative ; les jacobins continuèrent de faire crier par leurs affidés qu’il était un traître ; Marat prouva à son peuple qu’il fallait sa tête pour la tranquillité de la République : les conspirations échouées, reprises, avortées, toujours suivies, aboutirent enfin à l’insurrection du 31 mai, où le bon peuple de Paris, très décidé à ne massacrer personne, fit d’ailleurs tout ce que voulurent bien lui dicter ses audacieux directeurs, son insolente commune et le comité révolutionnaire de messeigneurs les jacobins, devenus fous, enragés ou stipendiés par les ennemis. Roland avait écrit pour la huitième fois à la Convention, qui n’avait pas fait lire sa lettre. Je me préparais à faire viser à la municipalité des passeports au moyen desquels je devais me rendre avec ma fille à la campagne, où m’appelaient nos affaires domestiques, ma santé, et beaucoup de bonnes raisons ; je calculais, entre autres, combien il serait plus facile à Roland seul de se soustraire à la poursuite de ses ennemis s’ils en venaient aux derniers excès, qu’il ne le serait à sa petite famille réunie ; la sagesse voulait diminuer le nombre des points par lesquels il pouvait être accessible. Mes passeports avaient été retardés à la section par les chicanes des zélés maratistes, aux yeux desquels j’étais suspecte ; ils ne faisaient que de m’être délivrés, lorsqu’une attaque de coliques nerveuses, accompagnée d’horribles convulsions, seule indisposition que je connaisse et à laquelle m’exposent les vives affections d’une âme forte commandant à un corps robuste, m’obligea de garder le lit. Six jours s’écoulèrent ; j’arrêtai de sortir le vendredi pour me rendre à la municipalité ; le bruit du tocsin m’avertit que le moment n’était pas favorable. Tout annonçait depuis longtemps une crise nécessaire ; il est vrai que l’ascendant des jacobins ne la promettait pas heureuse aux vrais amis de la liberté : mais les caractères énergiques haïssent l’incertitude ; l’avilissement de la Convention, ses actes journaliers de faiblesse et d’esclavage me paraissaient si affligeants que je trouvais les derniers excès presque préférables, parce qu’ils doivent servir à éclairer et décider les départements. Le canon d’alarme et les agitations du jour excitaient chez moi cet intérêt qu’inspirent de grands événements, sans aucune émotion pénible. Deux ou trois personnes vinrent nous entretenir, et l’une plus particulièrement invita Roland à se montrer à sa section, où il était bien vu et dont les sages dispositions étaient pour lui le meilleur gage de sûreté : il fut convenu cependant qu’il ne coucherait pas chez lui la nuit suivante ; on ne parlait d’ailleurs que des bonnes intentions des citoyens qui se rangeaient sous les armes avec le dessein de s’opposer à tout acte de violence ; mais on n’ajoutait pas qu’ils laisseraient tout préparer.

Le sang me bout dans les veines lorsque j’entends vanter la bonté des Parisiens qui ne veulent plus de 2 septembre. Et, justes dieux ! on n’a pas besoin de vous pour en exécuter un second, vous n’aurez qu’à le laisser faire comme le premier, mais vous étiez nécessaires pour recueillir les victimes, et vous vous prêtez complaisamment à les arrêter ; vous étiez nécessaires pour donner à l’action des tribuns qui vous gouvernent l’air d’une insurrection légitime, et vous approuvez leurs entreprises ; vous obéissez à leurs ordres, vous prêtez serment aux monstrueuses autorités qu’ils créent : vous environnez le Corps législatif de vos baïonnettes, et vous lui laissez rendre les décrets qu’on veut lui dicter : ne venez donc plus vous glorifier de le défendre ; c’est vous qui l’enchaînez, c’est vous qui livrez à l’oppression ses membres les plus distingués par leurs vertus et leurs talents ; c’est vous qui les verriez avec une égale lâcheté conduire à l’échafaud par une procédure semblable à celle qui y fit périr Sidney ; c’est vous qui répondrez de tant de forfaits à la France indignée ; c’est vous qui servez les ennemis ; c’est vous qui préparez le fédéralisme : croyez-vous que la fière Marseille et la sage Gironde supportent l’outrage fait à leurs représentants, et fraternisent jamais avec votre cité souillée de crimes ? C’est vous qui la perdez, et qui bientôt gémirez inutilement au milieu de ses ruines, sur votre infâme pusillanimité !

Il était cinq heures et demie du soir lorsque six hommes armés se présentèrent chez moi ; l’un d’eux fit lecture à Roland d’un ordre du comité révolutionnaire, en vertu duquel ils venaient le mettre en arrestation. « Je ne connais point, dit Roland, de loi qui constitue l’autorité que vous me citez, et je n’obtempérerai point aux ordres qui émanent d’elle ; si vous employez la violence, je ne pourrai que vous opposer la résistance d’un homme de mon âge ; mais je protesterai contre elle jusqu’au dernier instant. — Je n’ai pas ordre d’employer la violence, répliqua le personnage, et je vais faire part de votre réponse au conseil de la commune ; je laisse ici mes collègues. »

L’idée me vint aussitôt qu’il serait bon de dénoncer ce fait à la Convention avec quelque éclat, afin de prévenir l’arrestation de Roland ou de le faire promptement relâcher si elle s’effectuait ; en communiquer le projet à mon mari, faire une lettre au président et partir, fut l’affaire de quelques minutes. Mon domestique était absent ; je laisse un ami qui était à la maison près de Roland ; je monte seule dans un fiacre à qui je recommande la plus grande vitesse, et j’arrive au Carrousel. La cour des Tuileries était remplie d’hommes armés ; je traverse et franchis l’espace au milieu d’eux, en sautant comme un oiseau ; vêtue d’une robe du matin, j’avais pris un châle noir et je m’étais voilée : parvenue aux portes des premières salles toutes fermées, je trouve des sentinelles qui ne permettent pas d’entrer, ou qui se renvoient alternativement d’une porte à l’autre : j’insiste inutilement : enfin je m’avise de prendre le langage qu’aurai pu tenir quelque dévote de Robespierre : « Eh mais, citoyens ! dans ce jour de salut pour la patrie, au milieu des traîtres que nous avons à craindre, vous ne savez donc pas de quelle importance peuvent être des notes que j’ai à faire passer au président ? Faites-moi venir un huissier pour que je les lui confie. » – La porte s’ouvre et j’entre dans la salle des pétitionnaires ; je demande un huissier : attendez qu’il en sorte un, me répondent les sentinelles de l’intérieur : un quart d’heure s’écoule : j’aperçois M. Rôze, le même qui était venu m’apporter le décret de la Convention qui m’invitait à me rendre à sa barre, lors de la ridicule dénonciation de Viard que je couvris de confusion ; je sollicitais d’y paraître en ce moment, et j’annonçais les dangers de Roland liés à la chose publique : mais les données n’étaient plus les mêmes, quoique mes droits fussent égaux ; autrefois invitée, aujourd’hui suppliante, comment obtenir de semblables succès ? Rôze se charge de ma lettre, comprend le sujet de mon impatience ; il part pour la remettre au bureau et en presser la lecture. Une heure se passe. Je me promenais à grands pas ; je portais mes regards dans la salle chaque fois qu’on en ouvrait la porte ; mais elle était aussitôt refermée par la garde : un bruit affreux se faisait entendre par intervalles ; Rôze reparaît : « Eh bien ! — Rien encore ; il règne dans l’assemblée un tumulte impossible à peindre ; des pétitionnaires, actuellement à la barre, demandent l’arrestation des vingt-deux ; je viens d’aider Rabaud à sortir sans être vu ; on ne veut pas qu’il fasse le rapport de la commission des douze ; il a été menacé ; plusieurs autres s’échappent ; on ne sait qu’attendre. — Qui donc préside en ce moment ? — Héraut-Séchelles. — Ah ! ma lettre ne sera pas lue ; faites-moi venir un député que je puisse entretenir. — Qui ? — Eh ! je ne connais beaucoup ou n’estime que les proscrits ; dites à Vergniaux que je le demande. »

Rôze va le chercher et le prévenir : il paraît après un fort long temps ; nous causons durant un demi-quart d’heure ; il retourne au bureau, revient et me dit : « Dans l’état où est l’assemblée, je ne puis vous flatter, et vous ne devez guère espérer ; si vous êtes admise à la barre, vous pourrez comme femme obtenir un peu plus de faveur ; mais la Convention ne peut plus rien de bien. — Elle pourrait tout, m’écriai-je ; car la majorité de Paris ne demande qu’à savoir ce qu’elle doit faire : si je suis admise, j’oserai dire ce que vous-même ne pouvez exprimer sans qu’on vous accuse ; je ne crains rien au monde, et si je ne sauve pas Roland, j’exprimerai avec force des vérités qui ne seront pas inutiles à la République ; prévenez vos dignes collègues, un élan de courage peut faire un grand effet et sera du moins d’un grand exemple. » – J’étais effectivement dans cette disposition d’âme qui rend éloquent ; pénétrée d’indignation, au-dessus de toute crainte, enflammée pour mon pays, tout ce que j’aime au monde exposé aux derniers dangers, sentant fortement, m’exprimant avec facilité, trop fière pour ne pas le faire avec noblesse, j’avais les plus grands intérêts à traiter, quelques moyens pour les défendre, et j’étais dans une situation unique pour le faire avec avantage. – « Mais, dans tous les cas, votre lettre ne peut être lue d’une heure et demie d’ici : on va discuter un projet de décret en six articles : des pétitionnaires députés par des sections attendent à la barre : voyez quelle attente ! — Je vais donc chez moi savoir ce qui s’y est passé ; je reviens ensuite ; avertissez nos amis. — Ils sont absents pour la plupart ; ils se montrent courageusement quand ils sont ici, mais ils manquent d’assiduité. — C’est malheureusement trop vrai ! »

Je quitte Vergniaux, je vole chez Louvet ; j’écris un billet destiné à l’instruire de ce qui est et de ce que je prévois ; je me jette dans un fiacre que je fais tourner vers mon logis ; ces maudits chevaux n’avançaient point à mon gré : bientôt nous rencontrons des bataillons dont la marche nous arrête ; je m’élance hors de la voiture, je paye le cocher, je fends les rangs, je m’échappe ; c’était vers le Louvre ; j’accours dans ma maison, rue de La Harpe, vis-à-vis Saint-Côme. Le portier me dit tout bas que Roland est monté chez le propriétaire, au fond de la cour ; je m’y rends, j’étais en nage ; on m’apporte un verre de vin et l’on m’apprend que le porteur du mandat d’arrêt étant revenu, sans avoir pu se faire entendre au conseil, Roland avait continué de protester contre ses ordres ; que ces bonnes gens avaient demandé sa protestation écrite, et s’étaient retirés ; d’après quoi Roland était venu traverser leur appartement et sortir de la maison par les derrières. J’en fais autant pour aller le trouver, l’instruire de ce que j’ai tenté et de ce que je me propose de suivre. Je me rends dans une maison où il n’était pas ; je vais dans une autre maison où je le trouve ; à la solitude des rues d’ailleurs illuminées je présume qu’il est tard, et je ne me dispose pas moins à retourner à la Convention : j’aurais ignoré la retraite de Roland et parlé comme dans le premier cas ; j’allais repartir à pied sans m’apercevoir qu’il est plus de dix heures, que je suis sortie ce jour-là pour la première fois depuis une indisposition qui voulait le repos et les bains ; on m’amène un fiacre. En approchant du Carrousel, je ne vois plus de force armée ; deux canons et quelques hommes étaient encore à la porte du Palais-National ; j’avance, la séance est levée !

Le jour d’une insurrection, lorsque le son du tocsin cesse à peine de frapper les airs, lorsque deux heures avant quarante mille hommes en armes environnaient la Convention, et que des pétitionnaires menaçaient ses membres à la barre, l’assemblée n’est pas permanente ? Elle est donc entièrement subjuguée ? Elle a donc fait tout ce qu’on lui a ordonné ? Le pouvoir révolutionnaire est donc si puissant qu’elle n’ose le balancer, et qu’il n’a plus besoin d’elle ? – « Citoyens, dis-je, à quelques sans-culottes groupés près d’un canon, cela s’est-il bien passé ? — Oh ! à merveille ! ils se sont embrassés et l’on a chanté l’hymne des Marseillais, là, à l’arbre de la liberté. — Est-ce que le côté droit s’est apaisé ? — Parbleu ! il fallait bien qu’il se rendît à la raison. — Et la commission des douze ? — Elle est f… dans le fossé. — Et ces vingt-deux ? — Ah ! la municipalité les fera arrêter. — Bon ! est-ce qu’elle le peut ? — Jarnigué, est-ce qu’elle n’est pas souveraine ? il faut bien qu’elle le soit pour redresser les b… de traîtres et soutenir la République ? — Mais les départements seront-ils bien aises de voir leurs représentants… — Qu’appelez-vous ? les Parisiens ne font rien que d’accord avec les départements, ils l’ont dit à la Convention. — Cela n’est pas trop sûr, car, pour savoir leur vœu, il aurait fallu des assemblées primaires. — Est-ce qu’il en a fallu au 10 août ? et les départements n’ont-ils pas approuvé Paris ? ils feront de même ; c’est Paris qui les sauve. — Ce pourrait bien être Paris qui se perd. »

J’avais traversé la cour et je gagnais mon fiacre en finissant ce dialogue avec un vieux sans-culotte, assurément bien payé pour endoctriner les dupes. Un joli chien se pressait dans mes jambes ; – « Est-ce à vous ce pauvre animal ? me dit mon cocher avec un accent de sensibilité fort rare dans ses pareils, et qui me frappa singulièrement. — Non, je ne le connais pas, lui répliquai-je gravement, comme s’il s’agissait d’une personne, et songeant déjà à tout autre chose ; vous m’arrêterez aux galeries du Louvre. » Je voulais y voir un ami avec lequel je me proposais d’aviser au moyen de faire sortir Roland de Paris ; nous n’avions fait que vingt pas, la voiture s’arrête. « Qu’est-ce donc, dis-je au cocher ? — Eh ! il m’a quitté comme un sot, tandis que je voulais le garder pour mon petit garçon qui s’en amuserait bien : petit ! petit ! viens donc ! » Je me souvins du chien ; je trouvai doux et aimable d’avoir pour cocher à cette heure, un bon homme, père et sensible. « Tâchez de l’attraper, lui criai-je, vous le mettrez dans la voiture et je vous le garderai. » Le bon homme, tout joyeux, prend le chien, ouvre la portière et me donne compagnie. Cette pauvre bête paraissait sentir qu’elle trouvait protection et asile ; je fus bien caressée, et je me rappelai ce conte de Saadi, qui nous peint un vieillard, las des hommes, rebuté de leurs passions, retiré dans une forêt où il s’était fait une habitation dont il animait le séjour par quelques animaux qui payaient ses soins des témoignages affectueux, d’une reconnaissance à laquelle il s’était borné, faute d’en trouver autant chez ses semblables.

P… venait de se coucher ; il se relève ; je lui propose mes moyens : nous convenons qu’il se rendra chez moi le lendemain après sept heures, et que je lui indiquerai où prendre son ami. Je rentre dans ma voiture, elle est arrêtée par la sentinelle du poste de la Samaritaine. « Un peu de patience, me dit tout bas le bon cocher, en se retournant sur son siège, c’est l’usage à cette heure. » Le brigadier arrive, ouvre la portière : « Qui est là ? — Une citoyenne. — D’où venez-vous ? — De la Convention. — Ah ! c’est bien vrai, glisse le cocher, comme s’il eût eu peur qu’on ne le crût pas. — Où allez-vous ? — Chez moi. — N’avez-vous pas de paquets ? — Je n’ai rien, voyez. — Mais la séance est levée. — Oui, dont bien me fâche, car j’avais à faire une pétition. — Une femme, à cette heure, c’est inconcevable ; c’est bien imprudent ! — Sans doute, cela n’est pas ordinaire et n’a rien pour moi d’agréable ; il fallait bien que j’eusse de grands motifs. — Mais, Madame, toute seule ? — Comment, Monsieur, seule ! Ne voyez-vous pas avec moi l’innocence et la vérité : que faut-il de plus ? — Allons, je me rends à vos raisons. — Et vous faites bien, répliquai-je d’un ton plus doux, car elles sont bonnes. »

Les chevaux étaient si fatigués, qu’il fallut que le cocher les tirât par la bride pour leur faire monter ma rue ; j’arrive, je le paye : j’avais déjà monté huit à dix marches, un homme qui s’était fourré, je ne sais comment, sous la porte-cochère sans que le portier l’aperçût, est sur mes talons et me prie de le conduire au citoyen Roland : « Chez lui, j’y consens, si vous avez quelque chose d’utile à communiquer ; mais à lui c’est impossible. — C’est qu’on veut absolument le mettre ce soir en arrestation. — Ils seront bien habiles, s’ils en viennent à bout. — Vous me faites plaisir, car c’est un bon citoyen qui vous parle. — À la bonne heure ! » Et je monte, sans trop savoir qu’en penser.

Pourquoi, dans ces circonstances, rentrâtes-vous dans votre maison, pourrait-on me demander ?

Cette question n’est point déplacée ; car la calomnie m’avait aussi attaquée, et la malveillance pouvait s’exercer sur moi ; mais pour y bien répondre, il faudrait, en développant entièrement l’état de mon âme, entrer dans les détails que je réserve pour un autre instant ; je n’indiquerai donc que les résultats. J’ai naturellement de l’aversion pour tout ce qui n’est pas conforme à la marche évidente, grande et hardie, convenable à l’innocence ! le soin de me soustraire à l’injustice me coûte plus cher que de la subir. Dans les deux derniers mois du ministère de Roland, nos amis nous pressèrent souvent de quitter l’hôtel, et parvinrent trois fois à nous foire coucher dehors ; ce fut toujours malgré moi : c’était un assassinat que l’on craignait alors ; je trouvais qu’il était difficile de se porter à violer l’asile d’un fonctionnaire public, et que si des scélérats pouvaient tenter ce crime, il n’était pas inutile qu’il se consommât ; que dans tous les cas le ministre devait être à son poste, parce que là sa perte crierait vengeance et instruirait la république ; tandis qu’il était possible de l’atteindre dans ses allées et venues, avec autant de profit pour les auteurs de l’entreprise, moins d’effet pour la chose publique et de gloire pour la victime. Je sais que ce raisonnement est ridicule pour quiconque met sa vie avant tout ; mais celui-là qui la compte pour quelque chose en révolution, ne comptera jamais pour rien vertu, honneur et patrie. Aussi je ne voulus plus quitter l’hôtel en janvier ; le lit de Roland était dans ma chambre pour que nous courussions le même sort, et j’avais un pistolet sous mon chevet, non pour tuer ceux qui viendraient nous assassiner, mais pour me soustraire à leurs indignités, s’ils voulaient mettre la main sur moi.

Sortis de place, l’obligation n’était plus la même, et je trouvais fort bon que Roland évitât la fureur populaire, ou les serres de ses ennemis. Quant à moi, leur intérêt de nuire ne pouvait être aussi grand ; me faire tuer serait un odieux dont ils ne voulaient point se couvrir ; m’arrêter ne leur servirait guère et ne serait pas pour moi un si grand malheur. S’ils avaient quelque honte et voulaient revêtir des formes, m’interroger, commencer cette affaire, je ne serais pas embarrassée de les confondre ; cela même pourrait servir à éclairer plutôt sur le compte de Roland ceux qui ne sont véritablement qu’abusés. S’ils en venaient à recommencer un 2 septembre, c’est que les députés honnêtes seraient aussi en leur puissance, et que tout serait perdu à Paris ; dans ce cas, j’aime mieux mourir que d’être témoin de la ruine de mon pays ; je m’honorerai d’être comprise parmi les glorieuses victimes immolées à la rage du crime. La fureur assouvie sur moi serait moins violente contre Roland, qui une fois sauvé de cette crise pourrait encore rendre de grands services à quelques parties de la France. Ainsi de deux choses l’une, ou je ne risque que la prison et une procédure que je rendrai utile à mon pays, à mon mari ; ou si je dois périr, ce ne sera que dans une extrémité où la vie me serait odieuse.

J’ai une jeune fille aimable, mais que la nature a faite froide et indolente ; je lui ai donné des exemples qu’on n’oublie plus à son âge, et elle sera une bonne femme avec quelques talents, mais jamais son âme stagnante et son esprit sans ressort ne donneront à mon cœur les douces jouissances qu’il s’était promises. Son éducation peut s’achever sans moi ; son existence offrira à son père des consolations ; mais elle ne connaîtra ni mes vives affections, ni mes peines, ni mes plaisirs ; et cependant, si j’avais à renaître avec le choix des dispositions, je ne voudrais pas changer d’étoffe, je demanderais aux dieux de me rendre celle dont ils m’ont formée. Depuis la sortie du ministère, je m’étais tellement retirée du monde que je ne voyais presque plus personne ; les maîtres d’une des maisons où j’aurais pu me celer étaient à la campagne ; dans une autre, il y avait un malade qui rendait difficile l’admission d’un nouvel hôte ; celle où Roland s’était caché ne pouvait me recevoir sans une gêne extrême, et il eût été trop marquant, partant impolitique, de se trouver dans le même lieu ; enfin j’aurais souffert de laisser mes gens à l’abandon : je rentrai donc chez moi, je calmai leurs inquiétudes, déjà très vives ; j’embrassai mon enfant, et je pris la plume pour faire un billet, que je destinais à être porté de grand matin, pour mon mari.

J’étais assise à peine que j’entends frapper chez moi ; il était environ minuit : une nombreuse députation de la commune se présente et me demande Roland. « Il n’est pas chez lui — Mais, me dit le personnage qui portait le hausse-col d’officier, où peut-il être ? quand reviendra-t-il ? vous devez connaître ses habitudes et pouvoir juger de son retour ? — J’ignore, lui répliquai-je, si vos ordres vous autorisent à me faire de semblables questions, mais je sais que rien ne peut m’obliger à y répondre. Roland a quitté sa maison tandis que j’étais à la Convention ; il n’a pu me faire ses confidences, et je n’ai rien de plus à dire. » La bande se retira fort mécontente ; je m’aperçus qu’elle laissait sentinelle à ma porte et garde à celle de la maison ; je présumai qu’il n’y avait plus qu’à prendre des forces pour soutenir ce qui pourrait arriver ; j’étais accablée de fatigue : je me fis donner à souper ; je finis mon billet, le confiai à ma fidèle bonne, et me couchai.

Je dormais profondément depuis une heure, lorsque mon domestique entre dans ma chambre pour m’annoncer que des messieurs de la section me priaient de passer au cabinet : « J’entends ce que cela veut dire, répliquai-je ; allez, mon enfant, je ne les ferai pas attendre. » Je saute en bas du lit, je m’habille ; ma bonne arrive et s’étonne de ce que je prends la peine de mettre autre chose qu’un peignoir : « C’est qu’il faut être décemment pour sortir, observai-je. » La pauvre fille me fixe avec des yeux qui se remplissaient de pleurs : je passe dans l’appartement. « Nous venons, citoyenne, vous mettre en arrestation et apposer les scellés. — Où sont vos pouvoirs ? — Les voici, dit un homme, en tirant de sa poche un mandat du comité révolutionnaire, sans motif d’arrestation, pour me conduire à l’Abbaye. — Je puis, comme Roland, vous dire que je ne connais point ce comité ; que je n’obtempère pas à ses ordres, et que vous ne me sortirez d’ici que par la violence. — Voilà un autre ordre, » se hâta d’exprimer d’un ton avantageux un petit homme à face ingrate, et il m’en lut un du conseil de la commune qui portait également sans déduction de motif l’arrestation de Roland et de son épouse. Je délibérai durant sa lecture si je pousserais la résistance aussi loin qu’il était possible, ou si je prendrais le parti de la résignation ; je pouvais me prévaloir de la loi qui défend les arrestations nocturnes, et si l’on insistait sur celle qui autorise les municipalités à saisir les personnes suspectes, rétorquer par l’illégalité de la municipalité même, cassée, puis recréée par un pouvoir arbitraire. Mais ce pouvoir les citoyens de Paris le sanctionnent en quelque sorte ; mais la loi n’est plus qu’un nom dont on se sert pour mieux insulter aux droits les plus reconnus ; mais la force règne, et si j’oblige à la déployer, ces brutaux que je vois ne connaîtront point de mesure : la résistance est inutile et pourrait m’exposer. « Comment comptez-vous procéder, Messieurs ? — Nous avons envoyé chercher le juge de paix de la section, et vous voyez un détachement de sa force armée. » Le juge de paix arrive ; on passe dans mon salon, on appose les scellés partout, sur les fenêtres, sur les armoires au linge ; un homme voulait qu’on les mît sur un forte-piano ; on lui observe que c’est un instrument : il tire un pied de sa poche, il en mesure les dimensions, comme s’il lui donnait quelque destination. Je demande à sortir les objets composant la garde-robe de ma fille, et je fais pour moi-même un petit paquet de nuit. Cependant cinquante, cent personnes entrent et sortent continuellement, remplissent deux pièces, environnent tout et peuvent cacher les malveillants qui se proposeraient de dérober ou de déposer quelque chose : l’air se charge d’émanations infectes, je suis obligée de passer près de la fenêtre de l’antichambre pour y respirer. L’officier n’ose point commander à cette foule de se retirer, il lui adresse parfois une petite prière qui n’en produit que le renouvellement. Assise à mon bureau, j’écris à un ami sur ma situation, et pour lui recommander ma fille ; comme je pliais la lettre : « Il faut, Madame, s’écrie M. Nicaud, Noiraud ou Nigaud (c’était le porteur d’ordre de la commune), lire votre lettre et nommer la personne à qui vous l’adressez. — Je consens à la lire, voyez si cela vous suffit. — Il vaudrait mieux dire à qui vous l’écrivez. — Je n’en ferai rien ; le titre de mon ami n’est point tel en ce moment que je veuille vous nommer ceux à qui je le confie, et je déchirai ma lettre. » Comme je tournais le dos, ils en ramassèrent les morceaux pour les fermer sous les scellés ; j’eus envie de rire de ce sot acharnement ; il n’y avait point d’adresse.