Mukwege & Cadière - Denis Mukwege - E-Book

Mukwege & Cadière E-Book

Denis Mukwege

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Beschreibung

Dans la région de Kivu, en République Démocratique du Congo, des bandes armées font régner la terreur afin de garder la mainmise sur les richesses du pays. Dans ce climat de violence extrême, ce sont des milliers de femmes qui sont violées et mutilées. Au-delà des blessures physiques et des traumatismes subis, elles sont stigmatisées et rejetées socialement.

Denis Mukwege, gynécologue congolais de renommée internationale, a décidé de se battre pour ces femmes. Il a ainsi créé l'hôpital de Panzi, u centre de soins dans lequel, régulièrement aidé par le docteur Guy-Bernard Cadière, il sauve les femmes en leur offrant les soins médicaux dont elles ont besoin ainsi qu'un havre de paix dans lequel se reconstruire. Progressivement, il est devenu le porte-parole mondial de cette lutte pour la sécurité et la dignité des femmes congolaises et à reçu, pour ce combat, le Prix Nobel de la paix en 2018. Dans un ouvrage poignant, les deux chirurgiens racontent leur rencontre et leur travail, mais aussi, et surtout, le courage et la force des femmes congolaises. 

À PROPOS DES AUTEURS 

Denis Mukwege est un gynécologue congolais, fondateur et directeur médical de l'hôpital de Panzi. Pour sa lutte au nom des femmes, il a reçu le prix Nobel de la paix en 2018.

Guy-Bernard Cadière est professeur de chirurgie à l'Université Libre de Bruxelles et chef de service de chirurgie digestive à l'hôpital Saint-Pierre à Bruxelles. Depuis leur rencontre en 2011, les deux hommes opèrent régulièrement ensemble à Panzi. 



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Mukwege & Cadière

Dr Denis Mukwege & Dr Guy-Bernard Cadière

Mukwege & Cadière

Introduction

Un hôpital, au cœur de l’Afrique.

Des couvertures devant les fenêtres filtrent la lumière aveuglante venant de l’extérieur – nous sommes à quelques kilomètres de l’équateur, là où le soleil atteint chaque jour un zénith absolu. Sur le côté, une colonne d’instruments électroniques est dévolue au travail de l’anesthésiste, qui surveille pendant toute l’intervention que les paramètres restent stables. Un appareil émet le seul bruit ambiant : à chaque fois que le cœur de la victime bat, la machine pulse.

Partout dans le monde, une personne de sexe féminin anesthésiée sur un « billard » est appelée une patiente. Ici, nous l’appellerons une victime. Trois chirurgiens travaillent sur son corps : dans cet hôpital africain, ce jour-là, œuvrent un Noir, un Blanc et un métis.

Cela durera des heures. Les dommages infligés sont considérables. Le viol n’a été que le début du calvaire : elle a été mutilée, le vagin perforé par un objet contondant, comme on dit dans la police. Ici, il n’y a pas eu d’enquête. Les trois chirurgiens sont les seuls à avoir posé des questions sur les circonstances du crime – tout comme il faut parler de victime, il faut aussi parler de crime, et non d’incident ou de cas médical.

Les proches n’ont apporté que des réponses ambiguës : elle aurait été violée près de l’aéroport, à quelques kilomètres de là, où une bande de malfrats mystiques prétend que déflorer une vierge procure chance et prospérité. Ici, on est sceptique face à ce genre d’histoires, premières manifestations de la culture du non-dit et de la honte, qui apportent de l’eau au moulin des crimes de guerre dans la région. Les chirurgiens connaissent la vérité : depuis quinze ans, des bandes armées ravagent les villages du Kivu pour réduire sa population en esclavage. Le Kivu, c’est l’une des plus grandes réserves de minerais précieux du monde, avec des trésors souterrains allant de l’or aux diamants. Loin d’être une manne pour ses habitants, c’est une malédiction qui attire toutes les convoitises. Multinationales, pouvoirs occidentaux, voisins africains, élites locales, tous ont intérêt à ce que le Kivu reste un désordre invisible, sans foi ni loi, où l’on peut piller loin des yeux du monde. Le contexte géopolitique de l’Afrique centrale favorise ce chaos. Coincé dans la zone sensible, entre ethnies devenues rivales par des décennies de tensions, au carrefour d’États, de langues et de zones d’influence, le Kivu est présenté comme un champ de bataille. Tous les seigneurs de guerre allèguent de bonnes raisons d’y sévir, des vengeances qu’ils voudraient justes, des rancunes alimentées par des souvenirs douloureux, et prononcent de grands mots d’espoir en contradiction avec leurs actes. Les guérillas dans le Kivu, c’est le pouvoir moins l’ordre, c’est un grand marché à ciel ouvert, à l’ombre des mitrailleuses, et c’est la population locale qui en paie le prix. Pour mettre au pas les habitants des lieux, les bandes armées recourent aux pires crimes. Meurtres, incendies, pillages ne suffisent pas à ruiner l’espoir des villageois. En s’en prenant aux femmes, par le viol et la mutilation, ces criminels atteignent enfin leur but : anéantir le moral de peuples pour qui fertilité et famille sont les seules vraies richesses. Détruire les femmes, c’est détruire tout le village, et pour toujours.

Mais la machine pulse – la victime est toujours vivante. Les trois chirurgiens y passeront des heures, mais ils accompliront un miracle : reconstruire son corps ou, plutôt, refaire ce qui a été défait. Quand ils auront achevé leur travail, aucune trace ne restera de la sinistre séance de torture, si ce ne sont quelques petites cicatrices sur le ventre dues aux instruments de chirurgie. Avec le temps, même ces traces s’effaceront. La victime aura bénéficié d’une nouvelle chance de vie. Et ce n’est pas tout : autour de la salle d’opération s’étend un hôpital complet, un lieu d’accueil dédié aux martyres. On les entoure, on leur apporte un soutien psychologique qualifié, on leur donne les outils pour se réintégrer dans un monde qui les rejette, en leur apprenant un métier et en prenant soin de leurs enfants. À la fin, toute trace du crime sera gommée – sauf le souvenir.

La victime de ce jour n’en est pas encore là. La machine n’a pas fini de pulser. Les trois chirurgiens rivalisent de dextérité pour accomplir une prouesse médicale. Il faut reconstruire des pans entiers de chair, souder des muscles rompus, redessiner les contours d’un véritable corps humain. Ici, pas d’improvisation. Depuis quinze ans que de telles horreurs se présentent dans cet hôpital, les « hommes en vert » ont eu l’occasion de devenir des experts de ce que la science appelle froidement la « chirurgie réparatrice de l’appareil génital féminin post-viol ». Ils sont devenus des spécialistes de renommée internationale, auxquels on fait référence quand, à l’autre bout de la planète, la victime d’un psychopathe – cas rarissime – ou d’un accident particulièrement malchanceux nécessite une telle intervention. Cette expertise, ils la doivent à l’enfer où ils pratiquent – un enfer qui rend banal ce que le reste du monde n’a jamais vu : l’entrejambe déchiqueté d’une suppliciée.

La machine pulse, les trois hommes sont aux prises avec un cas particulièrement difficile. Le chirurgien noir impressionne par sa rapidité d’exécution. Quelques coups de bistouri lui suffisent pour effacer une plaie. Le Blanc manipule les instruments extraordinaires qu’il a amenés dans ses bagages, des outils dont il a contribué au développement, et qui prouvent ici toute leur efficacité. Autour, des internes congolais assistent à la mise en œuvre d’un savoir-faire précieux qui va restaurer une vie. Le jeune métis – le fils du médecin blanc apporte sa contribution. Au cours de l’opération, il reprend son père sur un geste. Celui-ci tonne, de son accent bruxellois qui résonne entre les murs de la salle : « Mais enfin, c’est mon fils qui va me donner des ordres, maintenant ! » En quelques secondes, un sourire passe sur son visage, des ridules s’affichent au coin de ses yeux, seule partie visible derrière son masque. C’est une boutade, évidemment. Le praticien noir, leur ami, ajoute :

« Ah, il faut laisser place à la nouvelle génération ! » L’aîné se défend : « Alors toi, tu parles d’une solidarité entre pères, tu prends son parti ! » Les trois confrères rient le temps d’une respiration complice, et se remettent au travail au son des pulsations de la machine.

Cette connivence entre trois hommes de trois différentes nuances de peau, confrontés à l’abject, c’est le symbole même de ce qui se vit à Panzi. Le Congolais Denis Mukwege, le Belge Guy-Bernard Cadière et son fils, Benjamin Cadière, passent régulièrement une semaine ensemble au chevet de victimes des viols les plus immondes. Non loin, d’autres se reconstruisent, trouvant refuge dans un silence drapé de dignité ou dans le rire et la joie d’avoir survécu. Toutes vont de l’avant. Panzi, c’est au Congo. Une terre martyre, qui n’a plus connu la paix depuis deux siècles. En y regardant de plus près, le monde entier peut se sentir coupable, actif ou passif, par complicité, par complaisance, par silence… Mais peut-être n’y a-t-il d’autres coupables que ceux qui viennent dans ce pays semer la terreur… C’est ainsi que les Congolais, un peuple dénué de rancune et qui vit dans le présent, voient les choses. C’est ainsi qu’ils survivent.

Cet intermède, si bref soit-il, au cours d’une intervention aussi difficile, est à l’image de Panzi. Une vie sauvée plus tard, nettoyant leurs mains dans le couloir écru qui longe la salle d’opération, les chirurgiens constatent : « Même nous, nous ne pouvons pas nous habituer à ce que nous voyons ici. Quand l’opération est si longue et si dure, nous avons besoin d’un instant de rire pour rester en vie. » Aucun des trois médecins, aucun de ceux qui travaillent dans cet hôpital, n’a perdu son humanité face à la cruauté dont ils sont témoins chaque jour, et ce, malgré l’indifférence du monde depuis vingt-cinq ans.

Ce livre se veut un témoignage des prodiges qu’accomplissent les docteurs Mukwege et Cadière dans l’hôpital de Panzi, à l’Est de la République démocratique du Congo. L’histoire de leur amitié est, en soi, un symbole d’espoir : l’homme noir et l’homme blanc alliés dans la guérison et dans la paix. C’est l’histoire de leurs luttes pour un meilleur traitement des victimes, pour leur propre vie parfois, et pour que le Congo cesse enfin de souffrir.

Ce jour-là, quand la machine s’est éteinte, il a suffi d’attendre le réveil de celle dont le corps est désormais intact. À l’hôpital de Panzi, pas de salle d’attente ni de ticket numéroté : les familles vont et viennent, s’assoient sur des bancs devant les différents pavillons qui composent les lieux. Panzi n’est pas un grand immeuble : c’est un ensemble de longues maisons, chacune dédiée à une médecine particulière, parfois édifiée autour d’une sorte de cloître. C’est là que parents et amis attendent de savoir comment s’est déroulée l’opération. Ils ne diront pas ce qui s’est vraiment passé près de l’aéroport ou ailleurs. Les chirurgiens devront simplement consigner l’état de la victime lors de son arrivée : fistule vésico-vaginale, infections locales, perforation de l’anus, déchirement des sphincters. Et aussi son âge : dix-huit mois.

CHAPITRE 1 De Bukavu à Bukavu : les voyages du Dr Mukwege

Bukavu est la capitale du Sud-Kivu, une province de l’Est de la République démocratique du Congo. Cette région est une immense bijouterie à ciel ouvert contenant des minerais de grande valeur, convoités par des multinationales qui coopèrent avec des groupes armés venus de pays voisins et agissent en toute impunité, sans poursuites de la police locale ni de la justice internationale. Bilan : plusieurs millions de morts dans la région depuis 19941.

Le Dr Denis Mukwege est né à Bukavu, la ville où il travaille aujourd’hui. C’est un homme de haute stature, dépassant le mètre quatre-vingt-dix, les épaules larges. Quand, géant noir tout vêtu de blanc, il abandonne sa tenue professionnelle, il demeure toujours impeccable.

Ses proches et ses collaborateurs louent son attitude calme et rassurante, son charisme aussi. Son sourire posé et permanent contraste avec la réalité qui l’entoure. Confronté chaque jour aux victimes des viols de masse de l’Est du Congo, Denis est connu à travers le monde comme l’homme qui reconstruit le corps des femmes. Son travail est non seulement le fruit de son expertise médicale, mais aussi de sa grande compréhension du contexte local.

Dr Mukwege : « Nous sommes ici dans le Kivu. Hors des grandes villes comme Bukavu et Goma, la population vit dans un contexte rural encore fort empreint de traditionalisme. Dans ces communautés, le viol est un geste inconnu, presque surnaturel aux yeux des gens, car la fécondité est sacrée. Personne n’ose s’attaquer à la fertilité et au corps de la femme. Les agresseurs qui agissent dans la région depuis plus de vingt-cinq ans sont conscients de cela. Ils savent ce que la communauté peut accepter ou ne peut pas tolérer. Ils sont parfaitement au courant de l’effet des viols et des mutilations sur les familles du Kivu : ils créent le contexte pour que la victime soit rejetée par les siens.

Le crime attaque l’ego de la population. Pour les proches de la femme violée, c’est l’ultime humiliation. Ils n’ont pas su la protéger, ils sont faibles. Leur réaction, c’est la honte et le rejet loin d’eux-mêmes, pour ne pas la voir. Même si elle demeure à leurs côtés.

Ce qui suit le viol, c’est la désintégration de la société. Il advient qu’un homme qui était un mari, un père, la tête de la famille, soit ligoté pendant que trois personnes violent sa femme puis ses enfants, sous ses yeux. Ceux qui résistent sont tués, et ceux qui survivent ont le sentiment de leur inutilité. Ils appartenaient à une entité, ils y jouaient un rôle, et maintenant ils n’ont plus rien. Le viol détruit les familles à une vitesse incroyable.

Souvent, ces hommes-là fuient et disparaissent pour aller chercher l’anonymat loin, là où on ne les connaît pas. C’est le début de la désintégration. La femme est alors abandonnée, elle prend la voie de l’exil avec ses enfants. Elle se retrouve, démunie, dans un milieu étranger.

Dans toute guerre, quand n’y a plus de noyau familial, plus de cohésion sociale, la communauté ne peut plus se défendre. Quand votre propre famille est désintégrée, comment pouvez-vous vous battre pour celle des autres ? Le terrain est alors abandonné aux chefs de guerre qui exploitent les gisements et les gens… Ceux qui ne quittent pas le village finissent au travail dans les mines et paient la taxe aux seigneurs locaux. »

Denis a créé un îlot de paix dans cet enfer, l’hôpital de Panzi. Son travail ne se limite pas à l’œuvre d’un chirurgien devenu expert dans la reconstruction du corps des victimes. Son hôpital héberge un complexe permettant aux femmes violées de se réinsérer dans la société. On y éduque leurs enfants, en particulier ceux, stigmatisés, nés des viols. L’hôpital de Panzi assure le suivi des victimes qui se sont senties prêtes à quitter les lieux pour tenter une nouvelle vie. Et pour contribuer à des solutions sur le long terme, Denis et ses collaborateurs travaillent aussi dans le domaine de la prévention, informant les populations sur comment réagir face à ces crimes.

Pauline, une jeune Congolaise de vingt et un ans, nous rappelle chaque jour l’espoir permis par Panzi en matière de reconstruction médicale et humaine. À l’âge de quinze ans, elle est violée et mutilée aux abords de son village. Comme dans la plupart des cas rencontrés par Denis, les dommages à l’abdomen sont considérables et ses organes génitaux se confondent avec le système digestif. Elle est transportée à Panzi, où son corps est reconstitué par l’équipe chirurgicale.

De longs mois de cicatrisation physique et mentale passent. Pauline occupe son temps en travaillant à la fabrication de paniers avec d’autres victimes. Elle se découvre un intérêt croissant pour les soins médicaux et s’engage dans une formation d’infirmière. Elle deviendra élève de l’école de nursing de la faculté de médecine, voisine de l’hôpital.

Dr Mukwege : « Si vous témoignez de l’amour à une femme rejetée, elle adoptera une tout autre vision de la vie. C’est une démarche très simple, mais qui lui donnera l’envie de se battre. C’est le fondement de tout ce que nous tentons de mettre sur pied.

Et ça marche ! Elles se réinsèrent. Nous en voyons qui, après leur séjour à Panzi, deviennent infirmières ou montent une petite affaire. D’autres entreprennent même des études de médecine, ou retournent dans leur village. »

Denis Mukwege est né le 1ermars 1955 à Bukavu. La présence de son père a plané au-dessus de son enfance, comme une force et une inspiration : pasteur pentecôtiste, il a été l’un des premiers messagers de la foi protestante dans l’Est du Congo.

Dr Mukwege : « Mon père s’occupait beaucoup des veuves et des orphelins. Ce genre de démarche sociale était quelque chose de courant dans ma famille. Quand j’ai entrepris mon travail à Panzi pour les victimes de viols, ma sœur et mon frère ont très vite pris part au projet. Ils m’ont aidé à assumer cette lourde tâche. »

Le pasteur Mukwege est pour Denis une figure tutélaire : un homme exigeant avec lui-même et avec ses enfants, qui enseigne une vertu stricte mais a su créer un foyer aimant. Du reste, les premières années de Denis ne sont pas forcément celles d’un garçon sage.

Dr Mukwege : « J’ai grandi dans un contexte que je qualifierais de restrictif. Il y avait beaucoup de choses que je n’avais pas le droit de faire car j’étais le fils du pasteur. Il fallait que je sois exemplaire. Mes parents tenaient beaucoup à cette image. Mais je ne dis pas que j’ai souffert, non ! Simplement, mon quotidien était plus strict que celui des autres enfants. Par exemple, j’aimais beaucoup le football, comme tous les jeunes, et si je voulais aller jouer alors qu’il y avait une messe, je devais trouver des astuces pour m’échapper. J’assistais au début de l’office pour connaître le sujet, puis je m’éclipsais, assuré de pouvoir dire que j’étais venu à l’église, que je savais de quoi on avait parlé… J’aimais beaucoup mes parents, j’aurais tout fait pour ne pas les blesser. Je leur épargnais une explication en me partageant ainsi entre Dieu et le foot !

Mon expérience de la foi est tout à fait personnelle. Je ne veux pas forcément dire par là qu’elle est exceptionnelle, mais, à plusieurs reprises, j’ai été confronté à des situations que je ne pouvais pas gérer ou dont je ne savais pas comment me sortir. Pourtant, j’ai toujours ressenti une force inexplicable, une sorte de Providence.

Je ne sais pas si on peut appeler cela un refuge : ma relation spirituelle est profonde, pas seulement liée à une situation d’insécurité matérielle, morale ou physique. Pour moi, Dieu est plus qu’un être supérieur qu’on prie quand les choses vont mal. Même si j’étais comblé à tous les niveaux dans ma vie, je garderais le même lien avec Lui. C’est une forme de garantie inexprimable qui me donne la sensation d’être protégé, qui veille sur moi quand mes moyens naturels sont dépassés. C’est un bien-être que l’argent ne pourra jamais me procurer. »

Quoi qu’il en soit, c’est une fois encore la figure du père qui l’incite à choisir la voie de la médecine.

Dr Mukwege : « Ma carrière de médecin vient directement de cette affinité, de cette amitié avec mon père. C’était un homme bon, vraiment très, très bon. Je ne me rappelle pas un seul jour de ma vie où nous ayons été en mésentente, où il ait été désagréable avec moi. Jamais…

Je l’admirais. Quand il partait à la rencontre des malades, quand il prêchait en tant que pasteur, je l’accompagnais car j’aimais le voir en action. Parfois, il se réveillait à 4 heures du matin pour commencer son ministère, il débutait ses missions de la journée dans le camp militaire, il visitait beaucoup de monde, c’était un homme actif dans sa communauté.

Aujourd’hui, nombre de gens me qualifient de “pasteur”. Pourtant, je n’ai jamais étudié la théologie. Mais il m’arrive de jouer un rôle proche de celui de mon père quand je réunis les malades et le personnel de l’hôpital. C’est presque comme une petite église. Tout cela, je le tiens de lui.

C’est de son expérience que me vient le conseil que je donnerais à quiconque envisage une carrière de médecin : ne faites pas ce métier si vous ne savez pas aimer les malades ! »

Denis se souvient très précisément de l’événement qui déclencha sa vocation de médecin.

Dr Mukwege : « Un jour, on est venu chercher mon père pour qu’il aille prier pour un enfant plongé dans un état grave. J’ai voulu l’accompagner et j’ai vu ce bébé très malade, qui avait une forte fièvre, des convulsions, qui cherchait de l’air. Je n’avais que huit ans, mais je me rendais compte que c’était sérieux.

Mon père a prié pour lui comme il priait pour moi quand j’étais souffrant. Mais quand c’était moi qui étais alité, il me donnait aussi les médicaments prescrits. Aussi, quand il a eu fini de prier, prêt à partir, je lui ai dit qu’il n’avait pas terminé, car l’enfant était encore malade et il ne lui avait administré aucun remède. Mon père m’a alors expliqué qu’il ne pouvait pas, car il n’était pas docteur. J’ai alors répondu : “Il faut que je sois médecin, ainsi mon père priera et moi je soignerai.” Dans mon esprit, nous allions faire équipe, lui et moi, et tout serait parfait.

C’était il y a plus de cinquante ans, mais je vois encore l’image de cet enfant. Pour moi, tout est parti de là : je devais devenir médecin. »

Cette détermination nouvelle prend le pas sur les facéties et le football. Denis, élève brillant, travaille dur pour un jour étudier la médecine. À quatorze ans, on lui propose une formation d’infirmier, qu’il envisage d’abord d’accepter. Mais un professeur, qui croit en ses capacités intellectuelles, le pousse à poursuivre sa scolarité au lycée. Il obtient un baccalauréat scientifique.

Dr Mukwege : « Sans ce professeur, je serais peut-être devenu infirmier, car à cet âge-là, je faisais peu la différence : infirmiers, médecins, dans mon esprit, tous étaient desmugangas –en swahili des gens qui soignent. »

En 1978, il quitte la région pour étudier la médecine à Bujumbura, la capitale du Burundi. Ce petit pays, voisin du Congo, est plus proche du Kivu que Kinshasa. Le Burundi sort alors tout juste d’un massacre survenu deux ans auparavant, un affrontement violent entre deux ethnies, les Hutus et les Tutsis. Denis est alors loin de s’imaginer que ces conflits marqueront sa carrière future.

Dr Mukwege : « Nous, les étudiants congolais, nous avions du mal à comprendre exactement ce qui se passait. Mais nous ressentions la méfiance qui régnait entre les deux communautés. Le climat était lourd… On soupçonnait qu’il y avait comme une menace et on comprenait qu’il fallait se tenir très à l’écart de toute discussion politique et ne se mêler de rien. »

Après une première année, le personnel de l’Université de Bujumbura l’incite à poursuivre ses études en pharmacie. Il existe un système de quotas parmi les étudiants congolais pour accéder aux formations. Déterminé à devenir médecin, Denis refuse. Il sera cette année-là l’un des trois Congolais à poursuivre son cursus aux côtés des Burundais. Il soutient une thèse sur la vaccination des nouveau-nés contre l’hépatite B et songe d’abord à devenir pédiatre. Le souvenir de l’enfant que son père n’a pu soigner continue de le guider sur sa route. Mais sa première mission en tant que médecin va le faire changer de direction.