Parce que c’est la vie ! - Ori Haaker-Chijner - E-Book

Parce que c’est la vie ! E-Book

Ori Haaker-Chijner

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Beschreibung

Laissez-vous émouvoir par les récits partagés avec l’auteur par des personnes désireuses de mettre en avant l’amour de la vie et l’espoir. De l’histoire de sa mère, survivante de la Shoah, à celle de Véronique dans sa recherche de dignité, en passant par le parcours de Stacey qui avance malgré son handicap, ces témoignages révèlent la puissance de la vie.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Ori Haaker-Chijner vient d’une famille humaniste qui a toujours valorisé l’accès au savoir comme une clé pour explorer le monde. Il se plaît à partir découvrir l’autre, cherchant en permanence le partage et la confrontation des idées.

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Titre

Ori Haaker-Chijner

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parce que c’est la vie !

Histoires de résiliences

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Ori Haaker-Chijner

ISBN : 979-10-422-1846-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Dédicace

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À tous ceux et celles qui m’ont aimé et que j’ai aimés.

 

À Christine, pour avoir été ma première lectrice et correctrice.

 

À Verdi et Mozart enfin, dont les opéras et autres compositions

m’ont accompagné au long de l’écriture de ces lignes

et dont la musique reste une éternelle source d’inspiration,

de rythme, d’énergie et de résilience.

 

À l’enfant qu’il ne m’a pas été donné d’avoir dans cette vie-ci.

Exergue

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De toute épreuve une force créatrice se doit d’émerger, réparatrice et impulsive.

 

Je Te remercie, Roi Vivant et éternel, car Tu as rendu en moi mon âme avec miséricorde ; grande est Ta confiance.

 

Modé Ani – Prière du réveil

 

 

Ceux qui ont eu dès l’enfance la possibilité de réagir consciemment ou inconsciemment de façon adéquate aux souffrances, aux vexations et aux échecs qui leur étaient infligés, c’est-à-dire d’y réagir par la colère, conservent dans leur maturité cette aptitude à réagir de façon adéquate.

 

Alice Miller (psychanalyste)

 

Parce que c’est la vie ! Histoires de résiliences

 

 

 

 

Je suis né au moment où sonnait le glas du colonialisme français. À l’heure des accords d’Évian, voilà que j’entrais dans le monde, dans mon monde, a priori nouveau pour moi.

Aîné d’une fratrie de deux, j’ai grandi entouré d’amour en dépit de l’orphelinat précoce que connurent mes parents.

Mon père perdit le sien d’une forme de cancer lymphatique, la maladie de Hodgkin durant l’hiver 1940, en plein exode. Il avait dix ans.

Ma mère, née à l’aube de la guerre, avu son propre père raflé en 1941 partir pour Auschwitz, le 22 juin 1942 dans le troisième convoi après un internement à Drancy, et avant sa mère en 1943, déportée vers Maidanek avec le convoi numéro 50 du 04 mars de cette année. Ils furent gazés puis détruits dans les fours dès leur arrivée. Elle fut arrêtée à la veille de ses 4 ans, lors de la rafle du 11 février 1943, dite rafle des apatrides proposée par la police française pour officiellement « éviter la déportation de Juifs français ».

À l’âge de quatre ans, ma mère n’avait déjà plus de parents. Une orpheline ! Elle avait été arrachée de force des bras de sa mère, ce qui lui valut d’être trois mois muette et couverte d’eczéma, effet direct de ce traumatisme. Il lui restait sa fratrie dont elle était la benjamine.

De l’appartement de Paris, rue Oberkampf, où elle fut arrêtée, puis de famille d’accueil à orphelinat de l’OSE, alors que ses aînés avaient rejoint Israël entre 1946 et 1949, elle arriva, flanquée de sa petite valise, de sa seule robe, d’un change, d’un pull et d’une poupée pour toute fortune à neuf ans dans sa nouvelle famille. Après Paris, la Normandie, Limoges et Lyon, voici donc Strasbourg. C’est là qu’elle passa les années suivantes avant d’aller étudier à Oxford dans le milieu des années cinquante. À son retour en France, elle rencontra son futur mari, mon père. De cet amour puissant qui dura près de cinquante-cinq années, ma sœur cadette et moi sommes les heureux fruits.

 

Ces années furent des années d’amour, d’insouciance, d’enfance, de foin, de campagne, de découvertes. Le monde m’était ouvert ; il m’était donné. Je me l’appropriais.

Chutes de vélo, voiture rouge à pédales, petit âne au coin du champ au bout du chemin de halage, glanage des blés après les moissons en face de ma chambre, framboises et autres baies sauvages en bordure de petits chemins de campagne, escalade du cerisier géant, odeurs de la ferme et du lait frais tiède et mousseux aux effluves de fleurs des prés juste tiré du pis de la vache…

Les années ont passé. De plus en plus vite au fil du temps.

Petit enfant, elles me semblaient interminables. Déjà à la maternelle, je pensais qu’en étant plus assidu en classe, je grandirais plus vite et serais indépendant plus tôt. Il semble que le quantième que représente chaque année de la vie s’amenuise année après année pour ne représenter au final qu’un infime pourcentage de la vie, ce qui tend à ressentir que le temps passe de plus en plus vite. J’avais tellement hâte d’être grand…

Le cours élémentaire post 1968, Colette Besson à Mexico, Armstrong sur la Lune. Baptême de l’air à sept ans : Israël, la Lumière, la révélation… Ce furent mes années 60. Mes sixties infantiles ! Couronnement du Shah d’Iran, enterrement de De Gaulle, les J.O. de Munich : Mark Spitz et la prise d’otage des athlètes israéliens, la chute de Saigon, Sadate à Jérusalem, Elton John, Freddy Mercury, David Bowie, mon émancipation ; mes années 70 et l’initiation à la chose politique et culturelle.

Et puis, cette même année-ci, celle de mes sept ans, le premier grand évènement bouleversant de ma vie : la découverte de la Shoah ; j’avais sept ans donc déjà presque le double de l’âge de ma mère lorsqu’elle devint orpheline.

Mais pour moi, ma mère était là et le sera pour toujours.

 

De fait, nous étions dans une situation unique – certes pas pour tous les juifs –, mais dans mon cas, dans notre famille en particulier. Je crois bien avoir été le seul enfant juif de toute l’école du village où nous vivions certainement oui. En effet, situation familiale tout aussi exceptionnelle, ma mère était la benjamine d’une fratrie de quatre. Sa sœur, ma tante, de onze ans son aînée, avait déjà deux enfants.

Ma mère fut adoptée par sa famille d’accueil d’une adoption simple. Elle en porterait un double nom de famille ; celui de sa naissance auquel fut adjoint celui des grands-parents qu’il m’était donné de connaître et d’aimer. Par ailleurs, les trois frères et sœurs de ma mère n’avaient pas été adoptés. Ils n’avaient donc pas de lien établi avec mes néo-grands-parents.

Alors qu’ils recueillaient ma mère, ils accueillirent aussi une autre orpheline de la Shoah, qui devint naturellement la demi-sœur de ma mère et donc par le même effet domino, ma tante, mais pas celle de mes cousins vivant en Israël.

Situation quelque peu bizarre ou biscornue. Nous étions trois cousins, tous nés la même année. Trois garçons nés en mars, mai et novembre 1962. Il advint que j’étais le cousin germain de mon cousin français et tout autant de mon cousin israélien. Par contre, le cousin français n’était pas le cousin de l’Israélien et vice-versa. Conjoncture quelque peu kafkaïenne… Comment puis-je être le cousin des deux et non pas eux entre eux deux ? Ça sentait la famille recomposée avant la lettre. D’autant que l’Israélien me dit un jour, « Mais pourquoi tu parles de Pépé et de Mémé comme de tes grands-parents ? Ils ne sont pas les miens alors que nos mères sont sœurs » : il y avait de quoi y perdre son latin ou du moins son français, à défaut de son hébreu…

Une évidence venait de se faire jour, il fallait remonter à la source, m’enquérir auprès de ma mère de cette situation ubuesque afin de savoir ce qu’il en était dans les faits.

Je pense que jamais de toute ma vie je n’oublierai ces temps passés avec elle ce jour-là, un quart d’heure ou une heure ? Je ne saurais le dire. Le temps s’était suspendu, il m’a paru long car lourd, pesant et chargé d’émotion. Je ne saurais pourtant dater ce moment dans l’année.

J’ai gardé, par contre encore, ces images d’une forte lumière du jour entrant par les grandes fenêtres du salon.

Nous étions assis tous les deux sur le canapé moderne design bleu faisant angle avec celui de couleur orange. Nous nous situions de dos à la salle à manger, face à une commode buffet rustique en noyer qui avait servi jadis de table à langer pour mon père. Une petite télé à coffrage marron et fond noir et ivoire typique de ces années 60 était sise dans le coin droit aux côtés d’un vieux coffre à trousseaux faisant office de bar à alcool à présent. J’ai encore le souvenir de plafonds hauts, proches des cinq mètres. Cela me rendait encore plus petit et écrasé dans cet instant.

Pour ma mère, il s’agissait aussi d’un moment dont elle savait qu’elle ne pourrait plus faire l’économie longtemps et qu’elle redoutait depuis au moins le jour de ma naissance : comment lui parler, comment lui dire l’indicible sans le traumatiser, sans créer de fracture, sans créer de rejet ?

Elle eut les mots justes, ceux d’une mère aimante, et ils frappent encore ma mémoire bien que plus d’un demi-siècle se soit écoulé. Ils déclenchent toujours la même émotion en moi. Elle dut déployer des trésors d’amour pour trouver au plus profond de son cœur les mots adéquats et compréhensiblespour un enfant de sept ans.

 

« Voilà, il faut à présent que je te parle de certaines choses qui nous concernent, toi, nous, tes grands-parents, tes tantes et oncles et tes cousins. Quand j’étais un petit bébé, il y a eu une grande guerre. Des gens très méchants vivaient en Allemagne. Tu sais le pays en face du Rhin où nous allons nous promener quelques fois. Dans ce pays, il y avait un chef, et ce monsieur, il n’aimait personne. Mais surtout, il aimait encore moins une partie des gens, c’était les Juifs comme nous. Alors il a décidé que les Juifs, ils n’avaient pas le droit de vivre. Il a commencé en Allemagne et puis dans d’autres pays et puis en France. Partout où il allait, il y avait le malheur et des gens disparaissaient et mourraient parce que différents.

Un jour, ces soldats sont venus et ont arrêté mon Papa. J’avais deux ans. Je ne l’ai jamais revu. Et puis un autre jour plus tard, le jour de mes quatre ans, ils sont revenus et nous ont arrêtés à notre tour, ma Maman, ta tante, tes oncles et moi. Un monsieur gentil à la gare a permis que nous quatre puissions rentrer à la maison, mais pas maman. Je ne l’ai plus jamais revue. Elle a pris un train. »

 

L’émotion était si forte et la douleur si intense que je ne pouvais pas ne pas les ressentir. La respiration de ma mère était un peu saccadée entrecoupée de longues inspirations, profondes, sourdes, douloureuses ; comment pouvais-je imaginer le fait de ne plus voir ses parents quand on est si petit. Ma mère sut rebondir. Ma mère a toujours su rebondir. Caractère ? Instinct de survie ? Elle avait à peine trente ans quand elle me raconta une partie de l’histoire de sa vie.

 

« Je suis allée dans une maison pour les enfants qui n’ont plus leurs papas ni leurs mamans. Quand la guerre fut finie, certains parents revenaient chercher leurs enfants. (Inspiration) Pas moi ! Tous les soirs, dans mon lit, je me disais que Maman reviendrait demain… Elle n’est jamais revenue. Et puis un jour, on m’a proposé d’aller en vacances dans une famille à Strasbourg. Ta tante et tes oncles étaient déjà en Israël. (Ma Tante avait rejoint le Palmach en 1947, suivie de l’aîné de mes oncles qui fut incorporé dans l’unité Givati où il se battit notamment à la bataille de Latrun en 1948 et enfin par mon second oncle en 1949 ; lui, alla dans un kibboutz Bet Zera au sud de la mer de Galilée. L’oncle Givati avait été scout et avait fait partie de ceux qui ont accueilli les enfants survivants de Buchenwald à leur retour au Lutetia). Je suis arrivée chez des personnes très gentilles et qui m’ont proposé de devenir mes nouveaux parents. Ce sont ton Pépé et ta Mémé. Je suis restée chez eux et ils ont adopté une autre fille également, ta tante qui avait presque le même âge que moi. Bien sûr, ils ne pouvaient pas adopter aussi mes frères et sœurs qui étaient grands. C’est pour cela qu’ils sont aussi le Pépé et la Mémé de Pierre, mais pas de Jonathan. Mais tu vois, on s’aime tous quand même. Bien sûr ça c’est entre toi et moi. Notre secret à nous. Tu ne peux en parler qu’avec moi ». Si nous avons évidemment discuté longuement de ce traumatisme familial, à moultes reprises, nous n’avons jamais ré-évoqué ce jour-là.

 

Je ne saurai exactement décrire mon état dans cet instant détaché du monde. Mes neurones allaient-ils tous exploser dans mon cerveau ? Avais-je seulement compris ce qui venait de m’être dit ?

Il faut croire que oui, et je le pense sincèrement, car j’ai demandé alors où se situaient mes grands-parents biologiques. Je ne suis plus très certain de la réponse qui dut être évasive. Comment expliquer à un gosse de sept ans les chambres à gaz et les fours crématoires ?

 

J’ai senti dans la voix de ma mère une forme de refus du deuil, du déni de ce qui avait pu se passer. Comment pouvait-on accepter l’inacceptable, l’indicible ?

Elle me répondit : « Peut-être sont-ils vivants quelque part, mais amnésiques. On ne sait pas. »

Je pense qu’à ce moment précis j’ai réellement basculé dans une autre dimension.

À compter de ce jour et jusqu’à la publication du Mémorial des Juifs de France de Serge Klarsfeld des années plus tard (presque neuf ans) où j’ai vu le nom de mes grands-parents avec leurs convois respectifs comme un nom gravé sur une pierre tombale, chaque soir que Dieu fit, j’eus du mal à m’endormir. Chaque soir, je voulais rester réveillé au cas où mes grands-parents sonneraient à la porte pour venir retrouver leur petite fille arrachée de leurs vies et je voulais être témoin de ces retrouvailles. Un témoin, je le compris assez vite, qui ne pourrait l’être. J’imaginais des histoires où mon grand-père avait rejoint la Résistance, mais, capturé par les Soviétiques, aurait été jetéen prison ou pire. Que ma grand-mère aidait des gens, mais ne pouvait entrer en contact avec l’extérieur. Je me suis inventé des centaines de scénarios, pour rendre l’insupportable supportable, mais un insupportable pourtantavéré et d’une cruauté sans nom. Des questions sans réponses. Un néant absolu et incohérent ! Une sorte de tohu-bohu mental dont on ne peut pas sortir et qui s’est inscrit dans le gène.

Jusqu’à la parution du Mémorial, nous ne savions rien d’autre que le lieu de destination, mais aucune date de décès ou quelque information que ce fut.

 

Nous avons grandi, mes cousins et moi-même, dans l’amour des uns et des autres. J’ai aimé mes grands-parents sans jamais penser que nous n’avions pas le même sang. Est-ce d’ailleurs le sang qui importe ou l’amour que l’on reçoit, donne et partage ?

Ce fut seulement à de rares occasions, à l’école, et pour me rendre intéressant que j’ai flanqué une différence tels des crochets de boxeur qui scotchaient tout le monde : « Eh bien, moi, j’ai trois grands-pères et trois grands-mères ! » Je faisais de ce drame familial traumatisant une fierté. La différence créait une cohérence dansma tendre enfance. Après tout ce « méchant monsieur » qui ne fut autre que Hitler, n’avait pas réussi à m’enlever ma Maman qui avait quand même eu des parents pour qu’elle reçoive amour et foyer. J’étais entré moi-même en résilience de ce traumatisme familial. Peut-être aussi pour pouvoir vivre. Ma mère incarnait, là, la supériorité de l’esprit en résilience.

J’ai vécu en secret ces années de mon propre traumatisme intérieur, traumatisme intime, à mon échelle jusqu’à mes treize ans et ma bar-mitsva. Il fallait se construire avec ce poids intégré depuis un certain matin de printemps ensoleillé où dans mon insouciante innocence j’allais apprendre que la vie n’est pas seulement faite de carambars ou de malabars roses et de rires à gorge déployée. Je développais une forme de conscience coupable : elle m’a fait prendre une distance avec les petits soucis et chagrins du gamin que j’étais ; elle a créé aussi un sentiment de culpabilité pour des années qui m’influença aussi et me poussa à intérioriser mon expression. Également, une colère de voir ma mère, victime d’une injustice qui avait et aurait des conséquences tout au long de sa vie, mais aussi tout au long de la mienne.

Puis vint le jour de ma bar-mitsva : mes grands-parents « biologiques » revinrent prendre leur place en cette occasion, cette place dans la lumière de ce jour unique et si particulier à l’orée d’une vie en épanouissement. Lors de mon prêche suivant la lecture de la paracha sur le sacrifice de l’agneau pascal, j’évoquais mes aïeux disparus et inconnus, pourtant omniprésents. J’eusle sentiment de légitimer, en leur rendant cet honneur, et faire de cette triple ascendance comme les trois troncs de l’arbre des séphirot, la composante de mon être tout entier.

 

J’ai voué un amour infini à ces grands-parents qui ont bercé mon enfance et mon adolescence autant que ceux inconnus dont je ne découvriraisque tardivement le visage par la seule photo de police de 1940, format « identité de profil », obtenu par le hasard et grâce à l’empathie d’un officier de police bouleversé devant l’histoire de vie de ma mère lors de la perte d’un sac à main et s’interrogeant sur son double patronyme. Je n’ose encore imaginer que ma propre mère attendit d’avoir près de 35 ans pour découvrir les visages partiels de profil de ses propres parents en noir et blanc sur une photo d’identité de police. Et n’avoir rien eu d’autre.

 

Comment, mais comment, ai-je souvent pensé, les survivants et les orphelins de survivants déportés ont-ils pu construire leur vie, n’ayant eu pour bien que les seuls vêtements sur leur dos et pour seule fortune que leur propre vie ?Où ont-ils trouvé la force de bâtir, de s’élever, d’aimer, eux à qui l’amour a été arraché de la manière la plus vile et la plus brutale ? Eux que les nazis essayaient de déshumaniser en leur tatouant un numéro sur le bras en lieu et place d’un nom, d’un prénom, d’une attache, d’une humanité ou d’une vie. Il y a des questions qui ne peuvent que rester sans trouver deréponse. Mais leur dignité est intacte. D’où peut émerger cette résilience ? Dans le souvenir des êtres arrachés pour qui on veut vivre ? À ceux à qui on a promis de survivre et de ne pas se laisser abattre ou submerger ?

Je remercie le ciel chaque jour que Dieu fait d’avoir été épargné de ce vécu-là. « Mode ani », lit-on au réveil (je TE remercie). C’est dans la lecture que je cherchais des réponses, Martin Gray, Elie Wiesel, Primo Levy ou Tatiana de Rosnay dont le livre relatant la vie de la petite Sarah me permit de comprendre qu’il y avait des questions qui devaient rester sans réponses et l’accepter avec fatalité et respect, le vécu étant trop violent.

 

Le vide et l’absence, cette absence auront fait partie de nos vies, dans ma famille, mais dans toutes les familles frappées par ce même tragique destin ; dérangeant pour certains ; incroyable, au sens le plus métaphysique ; perturbant encore pour d’autres ; insupportable encore ; et qui intériorisa au fond d’eux-mêmes le droit à être reconnus et le droit au témoignage de l’indicible des décades durant.

 

Le temps du deuil est venu à moi en deux temps.

 

Au début des années 80 lors d’un voyage en Israël tout d’abord ; je suis allé à Yad Vashem à Jérusalem, le Mémorial de la Shoah, découvrir si mes grands-parents maternels et l’oncle de mon père, mort à Lyon sous les ordres de Klaus Barbie, y avaient été inscrits. Le second temps du deuil est arrivé lors de la deuxième année de mon alyah, lorsque je fus invité à participer à la cérémonie officielle de commémoration de Yom HaShoa, toujours à Jérusalem.

Être là, debout au sein de son Peuple meurtri, mais debout et digne. Être là dans l’ici et le maintenant c’est tout. Sentir en soi tous ses ancêtres comme revenus du royaume des morts et rappelés à la vie. Les déportés survivants, les descendants de déportés, tout ce qui compose officiellement l’état juif, la Hatikva, le kaddish, Tsahal, les corps constitués, les députés, le Gouvernement, le Président de l’État, le drapeau ; les flammes de la mémoire, le respect, le silence, la minute de silence ; un au sein de dizaines de milliers d’autres, avec en commun, les mêmes deuils, mais aussi et surtout la même résilience, l’espoir et la vision d’un futur commun en perpétuelle renaissance et création. Quel ne fut pas mon choc également le jour où je découvris que ma grand-mère avait été gazée à la même date que le jour de mon anniversaire après avoir été arrêtée le jour de celui de sa fille, ma mère. Troublantes coïncidences des méandres du temps et de l’Histoire qui ne peuvent être anodines ou simple hasard. Un fait reste encore marquant de mon histoire personnelle : je suis né presque deux semaines après la fin de mon terme, comme si là encore il avait fallu que les dates s’harmonisent pour redonner un véritable espace à la Vie et à l’espoir. Sortir de la nuit et du brouillard.

Il n’est pas nécessaire d’avoir été soi-même déporté pour ressentir la Shoah au quotidien quand des membres de sa famille nous ont été arrachés.

J’eus le sentiment d’être un survivant de la Shoah de troisième génération.

Le manque lié à une absence si injustifiée est d’autant plus injustifiable. Une cheminée, un wagon de train de marchandises, un barbelé, un berger allemand qui aboie… Une femme à la caisse du supermarché avec son tatouage sur son avant-bras. Tout concourt souvent au quotidien, imperceptiblement pour tirer nos pensées versceux d’entre nous qui ont été détruits et ceux qui ont survécu comme le rappelait si justement et fort à propos Marceline Loridan-Yvens.

 

De ces évènements familiaux qui ont impacté l’Humanité, j’ai gardé une aversion pour tout ce qui touche à l’humiliation, à l’injustice, au racisme et à l’atteinte à la dignité de la personne. Les grandes crises de colère de ma vie auront toutes eu pour point commun la défense de la dignité humaine. Que ce fût entre gamins, dans le cadre professionnel ou sentimental. Rien ne m’est plus insupportable que de s’arroger un droit sur un autre être humain en vue de le déconsidérer, en vue de l’avilir, de s’en servir, d’en abuser ou de le détruire. Il s’agit pour moi de l’abomination absolue, quelle que soit sa forme : psychologique, viol, harcèlement, assouvissement, asservissement, humiliations, déconsidération. Le même dégoût, le même écœurement, les mêmes nausées et colères.

 

Deux ans donc après mon arrivée en Israël, je fus convié à la cérémonie de Yom HaShoah à Yad Vashem à Jérusalem. Sur la grande esplanade, tout l’État était présent. Du Président au Premier ministre en passant par les députés de la Knesset, les corps constitués, l’armée, des familles. Plusieurs milliers de personnes, et parmi nous, six survivants de la Shoah, chacun portant un flambeau, qui devaient l’un après l’autre à leur tour raviver une flamme du souvenir, chacune en mémoire d’un million de victimes.

 

Et des larmes…

 

***

 

Mes chers grands-parents Tzipa et David, je suis là, vivant, debout, chez nous. Et vous êtes avec moi, vivants dans mon cœur. Vous voyez certainement vos arrière-arrière-petits-enfants. La Vie a triomphé.

Et chaque année, lorsque retentit la sirène en mémoire de vous, debout au milieu de la rue, la tête courbée, mes yeux continuent de se remplir des larmes du manque de vous, de n’avoir pas eu le droit de vous connaître, de votre martyr. Que votre mémoire reste bénie pour les temps des temps et qu’il me soit donné de le remercier de pouvoir vous honorer.

 

Le destin de mon Père et des siens fut tout autre et tout aussi tragique. Issus du village de Niederbronn-les-Bains au pied des Vosges du Nord, il prit à dix ans le chemin de l’Exode avec sa mère, sa grand-mère et son père gravement malade. C’est à Mutzig que mon grand-père s’éteint. Ma grand-mère retraversa les lignes allemandes pour le faire inhumer à Reichshoffen (haut lieu de la guerre de 1870). L’exode repris vers Nantes chez le frère de ma grand-mère, puis Eymoutiers dans la Haute-Vienne. Le 5 avril 1944, ma grand-mère donna cent sous à mon père pour son anniversaire pour qu’il s’offre un livre. Cherchant à faire son choix parmi tous les livres exposés, entra un jeune résistant dont il entendit qu’il annonçait au libraire la rafle imminente des Juifs cachés dans le village, tous issus de Niederbronn-les-Bains. Sous le choc, il prit le premier livre qui lui tomba sous la main et courut prévenir sa mère. Ils s’enfuirent. Nous n’apprîmes que lors du décès de mon père, en évoquant cet épisode de sa vie avec le rabbin, qu’en fait il avait sauvé tous les Juifs réfugiés ce jour-là. Durant toutes ces années, on cherchait le chaînon manquant, l’élément du puzzle qui permettait de comprendre comment tous avaient été avertis ! Voilà que ce fut fait. De là, ils prirent la route de Lyon et ma grand-mère trouva un passeur au prix de ses dernières économies pour permettre à mon père de pénétrer en Suisse.

Il passa à pied comme tant d’autres par le Salève avant d’arriver à Villars, non pas grâce à la Croix-Rouge, mais grâce à l’argent des Juifs de Suisse (dont son oncle et sa tante) qui devaient contribuer au coût des réfugiés juifs en Suisse, ce que la Croix-Rouge ne demandait pour personne d’autre. Il rejoint sa mère courant 1945. Il avait quinze ans. De cette période, il ne parla que très peu ; je trouvais un jour une lettre dans une boîte à chaussures, cachée là depuis presque soixante-dix ans ; une lettre d’une mère ayant échappé à une nouvelle rafle, qui ne savait pas si un jour elle reverrait son fils et qui lui adressait une lettre-testament au cas où… Une lettre d’espoir, une lettre de vœux. Une lettre d’une mère qui crie sa douleur de savoir son fils unique loin d’elle et qui accepte qu’elle ne puisse le revoir et est déchirée. Cette lettre d’amour la plus bouleversante qu’il m’ait été donné de lire de toute mon existence, cette lettre témoin est destinée à être offerte en leur mémoire au Yad Vashem. Mon père était un homme avec des aspects taciturnes et qui ne parlait guère de cette période. Il s’ouvrit quelque peu après être retourné à Eymoutiers à la fin des années 90 retrouver, la fille de ces Justes qui les avaient cachés avec qui il était resté en contact durant toutes ces années. C’est peut-être ça aussi la résilience ; savoir transcender ses propres blessures et sans se lamenter sur son histoire, avancer.

Dans la famille, nous n’évoquions jamais ces moments sauf lors des cérémonies de commémoration de la Shoah où des questions destinées à rester sans réponses pouvaient émerger. Le reste du temps, nous nous contentions de vivre.

 

En parallèle, je n’en découvris pas moins la vie ; David Bowie devenait déjà un mentor pour moi en dépit de ma prime adolescence. Cet homme, cet esprit libre, devenait un modèle :