Pauvre Blaise - Comtesse de Ségur - E-Book

Pauvre Blaise E-Book

Comtesse de Ségur

0,0

Beschreibung

Blaise est triste depuis que les anciens châtelains sont partis avec leur fils, son grand ami Jacques. Au château, les nouveaux propriétaires sont attendus sans impatience. Comme si, par un étrange pressentiment, on connaissait déjà trop ceux qui arrivent...

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 264

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Pauvre Blaise

Pauvre BlaiseÀ MON PETIT-FILS PIERRE DE SÉGURI – LES NOUVEAUX MAÎTRESII – PREMIÈRE VISITE AU CHÂTEAUIII – LA RÉPARATION ET LA RECHUTEIV – LE CHAT-FANTÔMEV – UN MALHEURVI – VENGEANCE D’UN ÉLÉPHANTVII – LA MARE AUX SANGSUESVIII – LES FLEURSIX – LES POULETSX – LE RETOUR DE JULESXI – LE CERF-VOLANTXII – L’ACCENT DE VÉRITÉXIII – LE REMORDSXIV – LES DOMESTIQUESXV – L’AVEU PUBLICXVI – L’OBÉISSANCEXVII – LA CORRESPONDANCEXVIII – LA COMTESSE DE TRÉNILLYXIX – L’ENTORSEXX – L’ÉPREUVEXXI – LE GRAND JOURXXII – CONCLUSIONPage de copyright

Pauvre Blaise

 Comtesse de Ségur

À MON PETIT-FILS PIERRE DE SÉGUR

Cher enfant, voici un excellent garçon, sage et pieux comme toi, qui te demande une place dans ta bibliothèque. Tu ne repousseras pas sa prière et tu lui donneras un poste de faveur en l’honneur de ses vertus et de ta grand-mère.

COMTESSE DE SÉGUR, née ROSTOPCHINE.

Paris, 1861.

I – LES NOUVEAUX MAÎTRES

Blaise était assis sur un banc, le menton appuyé dans sa main gauche. Il réfléchissait si profondément qu’il ne pensait pas à mordre dans une tartine de pain et de lait caillé que sa mère lui avait donnée pour son déjeuner.

« À quoi penses-tu, mon garçon ? lui dit sa mère. Tu laisses couler à terre ton lait caillé, et ton pain ne sera plus bon.

BLAISE. – Je pensais aux nouveaux maîtres qui vont arriver, maman, et je cherche à deviner s’ils sont bons ou mauvais.

MADAME ANFRY. – Que tu es nigaud ! Comment veux-tu deviner ce que sont des maîtres que personne de chez nous ne connaît ?

BLAISE. – On ne les connaît pas ici, mais les garçons d’écurie qui sont arrivés hier avec les chevaux les connaissent, et ils ne les aiment pas.

MADAME ANFRY. – Comment sais-tu cela ?

BLAISE. – Parce que je les ai entendus causer pendant que je les aidais à arranger leurs harnais ; ils disaient que M. Jules, le fils de M. le comte et de Mme la comtesse, les ferait gronder s’il ne trouvait pas son poney et sa petite voiture prêts à être attelés ; ils avaient l’air d’avoir peur de lui.

MADAME ANFRY. – Eh bien, cela prouve-t-il qu’il soit méchant et que les maîtres sont mauvais ?

BLAISE. – Quand de grands garçons comme ces gens d’écurie ont peur d’un petit garçon de onze ans, c’est qu’il leur fait du mal.

MADAME ANFRY. – Quel mal veux-tu que leur fasse un enfant ?

BLAISE. – Ah ! voilà ! C’est qu’il va se plaindre, et que son père et sa mère l’écoutent, et qu’ils grondent les pauvres domestiques. Je dis, moi, que c’est méchant.

MADAME ANFRY. – Et qu’est-ce que ça te fait, à toi ? Tu n’es pas leur domestique ; tu n’as pas à te mêler de leurs affaires. Reste tranquille chez toi, et ne va pas te fourrer au château comme tu faisais toujours du temps de M. Jacques.

BLAISE. – Ah ! mon pauvre petit M. Jacques ! En voilà un bon et aimable comme on n’en voit pas souvent. Il partageait tout avec moi ; il avait toujours une petite friandise à me donner : une poire, un gâteau, des cerises, des joujoux ; et puis, il était bon et je l’aimais ! Ah ! je l’aimais !… Je ne me consolerai jamais de son départ. »

Et Blaise se mit à pleurer.

MADAME ANFRY. – Voyons, Blaise, finis donc ! Quand tu pleurerais tout ce que tu as de larmes dans le corps, ce n’est pas cela qui les ferait revenir. Puisque son père a vendu aux nouveaux maîtres, c’est une affaire faite, et tes larmes n’y peuvent rien, n’est-ce pas ? Moi aussi, je regrette bien M. et Mme de Berne, et tu ne me vois pourtant pas pleurer… »

Mme Anfry fut interrompue par le claquement d’un fouet et une voix forte qui appelait :

« Holà ! le concierge ! Personne ici ? »

Mme Anfry accourut ; un domestique à cheval et en livrée était à la grille fermée.

« C’est vous qui êtes concierge, ici ? Tenez la grille ouverte ; M. le comte arrive dans cinq minutes, dit-il d’un air insolent.

– Oui, Monsieur, répondit Mme Anfry en saluant.

– Tout est-il en état au château ?

– Dame ! Monsieur, j’ai fait de mon mieux pour satisfaire les maîtres, répondit timidement Mme Anfry.

– C’est bon, c’est bon », reprit le domestique en fouettant son cheval.

Mme Anfry ouvrit la grille tout en suivant des yeux le domestique, qui galopait vers le château.

« Il n’est guère poli, celui-là, murmura-t-elle ; il aurait pu tout de même parler plus honnêtement. Blaise, mon garçon, continua-t-elle plus haut, cours au château et préviens ton père que les nouveaux maîtres arrivent, qu’il vienne vite me rejoindre pour les recevoir à la grille.

– Où le trouverai-je, maman ? dit Blaise.

– Dans les chambres du château, qu’il arrange et nettoie depuis ce matin ; va, mon garçon, va vite. »

Blaise partit en courant ; il entra dans le vestibule, où il trouva cinq ou six domestiques qui allaient et venaient d’un air effaré.

« Halte-là, petit ! lui cria un des domestiques ; les blouses ne passent pas. Qui demandes-tu ?

– Je cherche mon père, Monsieur, pour recevoir les maîtres, répondit Blaise. Maman m’a dit qu’il était au château. »

Et Blaise voulut entrer dans l’appartement ; le domestique le saisit par le bras :

LE DOMESTIQUE. – Je t’ai dit, gamin, qu’on ne passait pas en blouse. Ton père n’est pas au château ; ce n’est pas sa place ni la tienne non plus. Va le chercher ailleurs.

BLAISE. – Mais pourtant maman m’a dit…

LE DOMESTIQUE. – Vas-tu finir et t’en aller, raisonneur ! Si tu ajoutes un mot, je t’époussetterai les épaules du manche de mon plumeau. »

Le pauvre Blaise se retira le cœur un peu gros, et retourna tristement à la grille, où l’attendait sa mère.

« Ils n’ont pas voulu me laisser entrer, maman ; ils ont dit que papa n’était pas au château, et que je n’y pouvais pas entrer en blouse. Du temps de M. Jacques, j’y entrais bien, pourtant.

– Je crains que tu n’aies deviné juste, mon pauvre Blaise, dit Mme Anfry en soupirant. On dit : tels maîtres, tels valets. Les valets ne sont pas bons, il se pourrait que les maîtres ne le fussent pas non plus… Comment allons-nous faire ? Ils ne seront pas contents si ton père n’est pas ici pour les recevoir. Un concierge doit être à sa grille.

BLAISE. – Voulez-vous que je retourne au château, maman ? Je le trouverai peut-être aux écuries.

MADAME ANFRY. – Trop tard, mon ami, trop tard ; j’entends claquer des fouets. Ce sont les maîtres qui arrivent. »

Comme elle achevait ces mots, elle vit accourir Anfry, essoufflé et suant, juste au moment où un nuage de poussière annonçait l’approche de la voiture de poste.

Anfry se plaça, le chapeau à la main, d’un côté de la grille ; Mme Anfry se rangea avec Blaise de l’autre côté : la berline attelée de quatre chevaux de poste apparut, tourna au galop et enfila l’avenue du château. Elle passa si rapidement que Blaise eut à peine le temps d’apercevoir un monsieur et une dame au fond de la voiture, un petit garçon et une petite fille sur le devant. Ils passèrent sans répondre aux révérences de Mme Anfry et aux saluts du concierge ; la petite fille seule salua.

Quand la voiture fut hors de vue, le mari et la femme se regardèrent d’un air chagrin ; ils fermèrent lentement la grille, rentrèrent sans mot dire dans leur maison et s’assirent près d’une table sur laquelle était préparé leur frugal dîner. Blaise vint les rejoindre et, de même que ses parents, se plaça silencieusement près de la table.

« Mon ami, dit enfin Mme Anfry, comment trouves-tu les domestiques des nouveaux maîtres ?

– Mauvais, répondit Anfry ; grossiers, mauvaises langues. Mauvais, répéta-t-il en soupirant.

MADAME ANFRY. – Blaise craint que les maîtres ne soient guère meilleurs.

ANFRY. – Cela se pourrait bien ! Ce ne sera pas comme avec les anciens qui n’y sont plus. Blaise, mon garçon, ajouta-t-il en se tournant vers lui, ne va pas au château ; n’y va que si on te demande, et restes-y le moins possible.

BLAISE. – C’est bien ce que je compte faire, papa ; je n’ai pas du tout envie d’y aller. Quand mon cher petit M. Jacques y demeurait, c’était bien différent ; je l’aimais et il voulait toujours m’avoir… Je ne le reverrai peut-être jamais ! Mon Dieu ! mon Dieu ! que c’est donc triste d’aimer des gens qui vous quittent. »

Et le pauvre Blaise versa quelques larmes.

ANFRY. – Allons, Blaise, du courage, mon garçon ! Qui sait ? tu le reverras peut-être plus tôt que tu ne penses. M. de Berne m’a bien promis qu’il tâcherait de me placer dans son autre terre, où il va habiter.

BLAISE. – Et puis il la vendra encore, et il nous faudra encore changer de maîtres.

ANFRY. – Mais non ; tu ne sais pas et tu parles comme si tu savais. L’autre terre est une terre de famille, qui ne doit jamais être vendue ; tandis que celle-ci était de la famille de Madame, et ils ne pouvaient pas habiter deux terres à la fois. Est-ce vrai ?

– À quoi sert de parler de tout cela ? dit Mme Anfry. Mangeons notre dîner ; veux-tu du fromage, Blaisot, en attendant la salade aux œufs durs ? »

Blaise accepta le fromage, puis la salade, et, tout en soupirant, il mangea de bon appétit, car, à onze ans, on pleure et on mange tout à la fois.

Le reste du jour se passa tranquillement pour la famille du concierge ; personne ne les demanda. Quand la nuit fut venue, ils mirent les verrous à la grille, le concierge fit sa tournée pour voir si tout était bien fermé, et il rentra pour se coucher. Sa femme et son fils dormaient déjà profondément.

II – PREMIÈRE VISITE AU CHÂTEAU

« M. le comte demande le concierge », dit d’une voix impérieuse un des domestiques du château.

C’était de grand matin. Mme Anfry faisait son ménage, Blaise nettoyait la vaisselle, et Anfry était allé scier du bois pour les fourneaux de la cuisine et de la lingerie.

Le domestique avait ouvert bruyamment la porte et restait sur le seuil ; il regardait le modeste mobilier du concierge.

« Votre mobilier ne fait pas honneur à vos anciens maîtres, dit le valet en ricanant ; si M. le comte passait par ici, il vous ferait bien vite changer tout cela.

– Qu’est-ce que vous trouvez à mon mobilier qui parle contre les anciens maîtres ? répondit vivement Mme Anfry. Est-ce qu’il y manque quelque chose ? Tout n’est-il pas en bon état ? C’était de bons maîtres, ceux qui n’y sont plus, et je n’en demande pas de meilleurs au bon Dieu.

LE DOMESTIQUE. – Ha ! ha ! le bon Dieu ! Comme s’il se mêlait d’un concierge et de son mobilier.

MADAME ANFRY. – Le bon Dieu se mêle de tout, et d’un pauvre concierge tout comme d’un prince et d’un roi ; et je n’entends pas qu’on se raille du bon Dieu chez moi, entendez-vous bien !

LE DOMESTIQUE. – Voyons, voyons, Madame la concierge, il ne faut pas vous emporter pour un mot dit en plaisanterie ; mais M. le comte demande le concierge et je ne le vois pas ici.

MADAME ANFRY. – Il est au château à scier du bois ; allez le chercher là-bas, vous lui ferez la commission.

LE DOMESTIQUE. – Si vous y envoyiez votre garçon, cela me donnerait le temps d’aller faire un tour au village et de faire connaissance avec les cafés.

MADAME ANFRY. – Mon garçon n’a que faire au château ; on lui a dit hier qu’on n’y entrait pas en blouse ; il ne se mettra pas en prince pour y aller, et il n’ira pas.

LE DOMESTIQUE. – Vous êtes maussade, Madame la concierge ; mais prenez-y garde, on pourrait bien chercher à vous remplacer et à vous faire partir.

MADAME ANFRY. – Comme vous voudrez. Si les maîtres sont comme les valets, je ne tiens pas à y rester ; nous sommes connus dans le pays, et nous ne manquerons pas de travail ni de place, mon mari et moi. »

Le domestique vit qu’il n’y avait rien à gagner en continuant la conversation ; il se retira en grommelant, et remonta lentement l’avenue du château. Il trouva le concierge au bûcher, comme le lui avait dit Mme Anfry.

« M. le comte vous demande, lui dit-il brusquement.

– Je ne suis guère en toilette pour me présenter chez M. le comte, répondit Anfry.

– Puisqu’il vous demande, c’est qu’il vous veut comme vous êtes, reprit le domestique d’un ton bourru.

– C’est vrai », se borna à répondre Anfry.

Et, laissant son travail, il remit sa veste, secoua la poussière de ses pieds, et se dirigea vers le château.

« Où allez-vous ? lui dit rudement un domestique qui balayait l’escalier.

– M. le comte m’a fait demander.

– Est-ce bien sûr ?… Passez alors, quoique vous soyez bien mal vêtu pour paraître devant M. le comte.

– Qu’à cela ne tienne ; j’aime autant ne pas y aller. »

Et Anfry se mit à redescendre l’escalier qu’il avait monté à moitié.

« Mais non, je ne dis pas cela. Puisque M. le comte vous a demandé, c’est qu’il veut vous voir.

– Alors, gardez vos réflexions pour vous », dit Anfry en remontant l’escalier.

Il arriva à la porte du comte de Trénilly et frappa discrètement.

« Entrez ! » lui cria-t-on.

Anfry entra ; il vit un homme de trente-cinq à trente-six ans, d’assez belle apparence, l’air hautain, mais le regard assez doux. Anfry salua ; le comte répondit par un léger signe de tête.

« Vous avez des enfants ? dit-il d’un ton bref.

ANFRY. – Un seul, monsieur le comte.

LE COMTE. – Garçon ou fille ?

ANFRY. – Garçon.

LE COMTE. – Quel âge ?

ANFRY. – Onze ans.

LE COMTE. – Envoyez-le au château.

ANFRY. – Pour quel service, Monsieur le comte ?

LE COMTE. – Pour le mien, parbleu, puisque je vous dis de me l’envoyer.

ANFRY. – Pardon, Monsieur le comte, mais je ne comprends pas comment mon garçon de onze ans pourrait faire le service de Monsieur le comte. Et s’il faut tout dire, je n’aimerais pas à le mettre en contact avec vos gens.

LE COMTE. – Et pourquoi, s’il vous plaît ? Le fils de mon concierge est-il trop grand seigneur pour se trouver avec mes gens ?

ANFRY. – Au contraire, Monsieur le comte, il ne serait pas assez grand seigneur pour eux ; ils l’ont chassé hier, ils le chasseraient bien encore.

– Je voudrais bien voir cela, s’écria le comte avec colère, quand ce serait par mon ordre qu’il viendrait ici.

ANFRY. – Enfin, Monsieur le comte, mon garçon pourrait voir et entendre des choses qui me feraient de la peine en lui faisant du mal, et j’aime autant qu’il reste à la maison et qu’il n’entre pas au château. »

Le comte fut étonné de cette résistance. Il regarda attentivement le concierge et parut frappé de l’air décidé, mais franc, ouvert et honnête, qui donnait à toute sa personne quelque chose qui commandait le respect. Il hésita quelques instants, puis il reprit d’un ton plus doux :

« C’était pour mon fils que je vous demandais le vôtre ; mais peut-être avez-vous raison… Quand mon fils voudra jouer avec votre garçon, il ira le chercher chez vous. Au revoir, ajouta-t-il en faisant de la main un geste d’adieu. Quel est votre nom ?

– Anfry, Monsieur le comte, à votre service, quand il vous plaira. »

Anfry sortit, redescendit l’escalier et fut arrêté dans le vestibule par des domestiques, curieux de savoir ce que leur maître avait pu vouloir à un homme d’aussi petite importance qu’un concierge de château ; Anfry leur répondit brièvement, sans s’arrêter, et rentra chez lui.

Blaise était devant la grille ; il époussetait et nettoyait quand son père rentra.

« As-tu vu le garçon de M. le comte ? lui demanda Anfry.

BLAISE. – Non, papa ; je n’ai vu personne, qu’un domestique, qui est venu me dire d’aller voir M. Jules.

ANFRY. – Tu n’y as pas été, j’espère bien ?

BLAISE. – Non, papa, vous me l’aviez défendu ; d’ailleurs, je n’ai guère envie de lier connaissance avec ce M. Jules. Je me figure qu’il ne doit pas être bon.

– Tu pourrais avoir raison ; travaille, va à l’école, ce sera mieux pour toi que courailler et paresser toute la journée. En attendant, va me chercher ma serpe que j’ai laissée au bûcher ; il y a des branches qui avancent sur la grille et qui gênent pour l’ouvrir. Je veux les couper. »

Blaise, toujours prompt à obéir, partit en courant ; il entra au bûcher et y trouva Jules de Trénilly, qui essayait de couper des rognures de bois avec la serpe, qu’il avait ramassée.

« Voulez-vous me donner cette serpe, Monsieur ? lui dit Blaise poliment.

JULES. – Elle n’est pas à toi, je ne te la rendrai pas.

BLAISE. – Pardon, Monsieur, elle est à papa ; il m’a envoyé pour la chercher.

JULES. – Je te dis que j’en ai besoin ; laisse-moi tranquille.

BLAISE. – Mais papa en a besoin aussi, je dois la lui rapporter.

JULES. – Vas-tu me laisser tranquille ; tu m’ennuies. »

Blaise insista encore pour avoir sa serpe ; Jules continuait à la refuser ; Blaise s’approcha pour la retirer des mains de Jules, qui se mit en colère et menaça de la lancer à la tête de Blaise.

Il fit, en effet, le mouvement de la jeter ; la serpe, trop lourde, retomba sur son pied et lui fit une entaille au soulier, au bas et à la peau ; Jules se mit à crier ; Michel, le garçon d’écurie, accourut et s’effraya en voyant du sang au pied de son jeune maître.

« Comment vous êtes-vous blessé, Monsieur Jules ? lui demanda-t-il.

JULES, criant – C’est ce méchant garçon qui m’a fait mal. Il m’a coupé avec la serpe.

MICHEL, avec rudesse – 

Méchant garnement ! que viens-tu faire ici ? Tu es le fils du concierge ; va à ta niche et n’en sors pas… Ne pleurez pas, pauvre Monsieur Jules ; nous allons bien faire gronder ce mauvais sujet qui vous a fait mal.

JULES. – Tu diras, Michel, qu’il m’a donné un coup de serpe.

MICHEL. – Mais est-ce bien vrai ? Je n’ai rien vu, moi.

JULES. – C’est égal, dis toujours, puisque c’est sa faute ; si tu ne veux pas, je dirai que c’est toi, et je te ferai chasser.

MICHEL. – Non, non, Monsieur Jules, non, non, il ne faut pas me faire chasser ; je dirai comme vous me l’ordonnez. »

Et Michel prit Jules dans ses bras et l’emporta au château.

Le pauvre Blaise était resté immobile, stupéfait.

Enfin il ramassa la serpe et se dit :

« Faut-il que ce garçon soit méchant ! Je vais vite tout raconter à papa, pour qu’il connaisse la vérité et qu’il sache bien que ce n’est pas moi qui l’ai blessé. »

Il courut vers la grille ; son père l’attendait avec impatience.

« Tu y as mis du temps, mon garçon, dit-il en recevant la serpe. Qu’est-ce qui t’a retenu si longtemps ? »

Blaise, tout essoufflé, raconta à son père ce qui s’était passé ; il avait à peine terminé son récit, que M. de Trénilly parut en haut de l’avenue, marchant d’un pas précipité vers la grille.

« Anfry ! cria-t-il avec colère, amenez-moi ce petit drôle, qui s’est caché dans la maison quand il m’a aperçu. »

Anfry marcha seul vers M. de Trénilly.

« Monsieur le comte, dit-il le chapeau à la main, je crois savoir ce qui vous amène ici, et je sais que mon fils n’est pas coupable de ce qui est arrivé.

M. DE TRÉNILLY. – Comment, pas coupable ? Mon fils a au pied une grande entaille que lui a faite votre garçon avec sa serpe, et vous trouvez qu’il n’est pas coupable ?

ANFRY. – Ce n’est pas mon garçon, c’est le vôtre qui se l’est faite lui-même.

M. DE TRÉNILLY. – Ceci est trop fort, par exemple ! Me faire croire que mon fils s’est coupé pour le plaisir d’avoir une plaie et d’en souffrir pendant huit jours.

ANFRY. – Non, Monsieur le comte, mais par imprudence et par colère. »

Alors Anfry raconta à M. de Trénilly ce que venait de lui apprendre Blaise.

« Faites-le venir, dit M. de Trénilly, je veux l’entendre raconter à lui-même. »

Anfry alla chercher Blaise, qu’il trouva blotti derrière un rideau.

ANFRY. – Allons, Blaisot, viens parler à M. le comte ; il veut que tu lui racontes ce qui s’est passé avec M. Jules.

BLAISE. – Oh ! papa, j’ai peur. Il a l’air en colère ; il va me battre.

ANFRY. – Te battre ! Sois tranquille, mon garçon, je suis là, moi ; s’il fait mine de te toucher, je t’emmène et nous quitterons la maison, seulement le temps d’emporter nos effets. »

Blaise sortit de sa cachette et, tout tremblant, suivit son père, qui l’emmena devant M. de Trénilly. Blaise n’osait lever les yeux ; M. de Trénilly le regardait avec colère.

« Raconte-moi comment mon fils a reçu sa blessure, dit-il enfin avec dureté.

BLAISE. – Il ne voulait pas me rendre la serpe que papa m’avait envoyé chercher, Monsieur ; j’ai insisté, il s’est fâché, il a voulu m’en donner un coup ; la serpe est lourde, elle est retombée malgré lui et l’a blessé au pied.

M. DE TRÉNILLY. – Tu mens ! je te dis que tu mens !

BLAISE, vivement – Non, Monsieur, je ne mens pas ; je ne mens jamais. Si j’avais blessé M. Jules, je l’aurais dit sans attendre qu’on me le demandât. »

L’honnête indignation de Blaise parut faire impression sur M. de Trénilly ; il regarda alternativement Blaise et Anfry, et s’en alla en se disant à mi-voix :

« C’est singulier ! Il a l’air franc et honnête ; mais pourquoi Jules aurait-il fait ce conte, et pourquoi Michel l’aurait-il soutenu ?… C’est ce que je vais tâcher de me faire expliquer… »

Quand il fut parti, Anfry rentra avec Blaise et lui répéta la défense d’aller au château sans nécessité.

III – LA RÉPARATION ET LA RECHUTE

Huit jours après, Blaise était dans le jardin avec son père ; ils bêchaient tous deux une plate-bande de salades, lorsque la voix de M. de Trénilly se fit entendre ; il appelait Anfry.

« Me voici, Monsieur le comte », répondit Anfry ; et il courut vers le comte, qui tenait Jules par la main.

« Anfry, dit le comte, voici Jules qui vient faire ses excuses à votre garçon pour ce qui s’est passé la semaine dernière : votre garçon avait raison, c’est Michel qui a menti ; Jules s’est blessé lui-même, il l’a avoué, et il est bien fâché d’avoir accusé à tort votre garçon ; de peur d’être grondé pour avoir touché la serpe, il a fait un mensonge et une méchanceté, mal conseillé par Michel, que j’ai renvoyé de mon service et qui est retourné dans son pays ; Jules ne recommencera pas, il me l’a bien promis. Jules, va chercher Blaise ; tu le lui diras toi-même. »

Jules alla à pas lents dans le potager où travaillait Blaise ; il était honteux des excuses que son père lui avait ordonné de faire, et il ne savait de quelle manière commencer. Il restait immobile et silencieux devant Blaise, qui le regardait d’un air surpris.

« Qu’y a-t-il pour votre service, Monsieur Jules ? lui demanda-t-il enfin.

– Rien, répondit Jules.

– Mais puisque vous êtes venu ici près de moi, Monsieur Jules, c’est que vous avez besoin de moi.

– Non, répondit Jules.

BLAISE. – Alors je vais me remettre à bêcher, sauf votre respect, Monsieur Jules. Papa n’aime pas que je perde mon temps.

JULES, avec embarras – Blaise !

BLAISE. – Monsieur Jules.

JULES, très embarrassé – Blaise !… Je suis venu… Papa m’a dit… Je ne sais pas comment dire… Je veux…, non, je dois… te demander pardon.

BLAISE, avec surprise – À moi, pardon ! et de quoi donc ?

JULES. – Pour l’autre jour…, la serpe… Michel…, tu te souviens bien ?

BLAISE. – Ah ! pour le mensonge ! Tiens, je n’y pensais plus. Je ne vous en veux pas bien sûr, Monsieur Jules, et je suis bien fâché que vous ayez pris la peine de faire des excuses. C’est juste, à la vérité, mais cela coûte, et je vous en remercie. »

Jules, enchanté de se trouver débarrassé de cette tâche pénible, releva la tête, qu’il avait tenue baissée, et, regardant la bonne figure réjouie de Blaise, il lui proposa de venir jouer avec lui au château.

BLAISE. – Cela, c’est impossible, Monsieur Jules, car papa m’a défendu d’y aller.

JULES. – Pourquoi donc ?

BLAISE. – Il dit que ce n’est pas ma place, que je ne dois pas m’habituer à fainéanter, mais à l’aider par mon travail.

JULES. – Oh ! que c’est ennuyeux ! Attends, je vais le demander à papa. »

Jules courut à M. de Trénilly et lui demanda la permission d’emmener Blaise.

LE COMTE. – Je ne demande pas mieux, mon ami, je suis bien aise que tu joues avec Blaise, qui me semble être un bon et brave garçon.

JULES. – C’est que son père veut qu’il travaille, et ne veut pas qu’il vienne au château.

LE COMTE. – Son père a raison, mais il lui donnera bien un congé pour terminer votre raccommodement.

– Nous donnez-vous Blaise pour l’après-midi, Anfry ; nous vous le renverrons ce soir.

ANFRY. – Je n’ai rien à refuser à Monsieur le comte, pourvu que Blaise ne gêne pas. Je vais l’amener tout à l’heure, quand il sera nettoyé et qu’il aura changé de vêtements.

LE COMTE. – Pourquoi faire, changer de vêtements ? Laissez-lui sa blouse ; ce n’est pas fête aujourd’hui.

ANFRY. – C’est fête pour lui, Monsieur le comte, puisque c’est la première fois qu’il est admis près de Monsieur le comte et de M. Jules. Mais, puisque Monsieur le comte l’aime mieux ainsi, il ira en blouse. »

Et il alla au jardin, où Blaise bêchait toujours.

« Blaisot, va te débarbouiller les mains et le visage, et donner un coup de peigne à tes cheveux. Tu vas accompagner M. Jules et jouer avec lui au château. »

Blaise rougit, moitié de peur et moitié de plaisir, et courut se débarbouiller au baquet. Quand il fut lavé, peigné, il alla rejoindre Jules et le comte, qui l’attendaient dans l’avenue. Ils marchaient devant ; Blaise suivait ; il n’était pas à son aise, il n’osait parler, et il aurait voulu pouvoir retourner à sa bêche et à son jardin. En arrivant au perron, ils trouvèrent la comtesse avec sa fille qui les attendaient.

« Vous amenez Blaise ! dit la comtesse en s’avançant vers eux. Je suis bien aise de le connaître ; on m’a dit du bien de lui. N’aie pas peur, petit, ajouta-t-elle, Hélène ne te mangera pas, et Jules sera content de jouer avec un garçon de son âge.

– Je n’ai pas peur, Madame, dit Blaise ; seulement je ne suis pas à mon aise.

– Eh bien, tu vas t’y mettre en nous aidant à bêcher et à arranger notre jardin, Blaise, dit Hélène avec un sourire aimable.

Venez avec moi, Jules et Blaise, et mettons-nous à l’ouvrage. »

Et, passant entre eux deux, elle les prit chacun par la main et courut vers un petit jardin que M. de Trénilly leur avait fait arranger près du château.

« Mais il n’y a rien dans votre jardin, dit Blaise.

HÉLÈNE. – C’est précisément pour cela que nous voulons l’arranger : tu vas nous aider.

BLAISE. – Qu’est-ce que vous voulez y mettre : des fleurs ou des légumes ?

– Des fleurs ! s’écria Hélène ; j’aime tant les fleurs !

– Des légumes ! s’écria Jules ! les fleurs m’ennuient.

HÉLÈNE. – Des fleurs seraient bien plus jolies et viendraient plus vite.

JULES. – Des légumes sont bien plus utiles ; d’ailleurs, je veux des légumes, et si tu mets des fleurs ; je les arracherai.

HÉLÈNE. – Fais comme tu voudras ; je sais qu’il faut toujours te céder.

BLAISE. – Pourquoi faut-il que vous cédiez, Mademoiselle ?

HÉLÈNE. – Pour ne pas être battue par lui et grondée par papa, qui croit tout ce que Jules lui dit.

JULES. – Allons, vite à l’ouvrage ! Bêchez, ratissez, pendant que je vais chercher des graines au jardin. »

Blaise avait envie de résister à Jules et de soutenir Hélène ; mais il n’osa pas, et, prenant une bêche, il se mit à l’ouvrage avec une telle ardeur que le jardin fut retourné en moins d’une demi-heure ; Hélène l’aidait, mais moins vivement.

Jules revint avec un sac plein de graines de toute espèce de légumes.

« Voilà, dit-il, des choux-fleurs, des pois, des radis, des asperges, des navets, des carottes, des laitues, des cardons, des épinards…

BLAISE. – Mais, Monsieur Jules, tout cela doit être semé sur couche et repiqué quand c’est levé.

JULES. – Du tout, du tout, je ne veux pas ; je veux semer les graines dans mon jardin.

BLAISE. – Comme vous voudrez, Monsieur Jules ; mais il faudra les attendre bien longtemps.

JULES. – C’est égal, je veux les semer ; j’aime mieux attendre. »

Hélène ne disait rien ; elle était habituée aux caprices de son frère ; sa bonté et sa douceur la portaient à toujours lui céder pour éviter les disputes. Blaise hochait la tête, mais se taisait, voyant Hélène consentir de bonne grâce à sacrifier les fleurs qu’elle avait désirées. Avec sa bêche il fit des traînées de petites rigoles, dans lesquelles Jules semait la graine.

BLAISE. – Qu’avez-vous semé par ici, Monsieur Jules ?

JULES. – Je n’en sais rien ; j’ai tout mêlé.

HÉLÈNE. – Mais comment sauras-tu où sont les radis, les choux-fleurs, les carottes, et le reste ?

JULES. – Je les reconnaîtrai bien en les mangeant.

HÉLÈNE. – Mais quand nous voudrons manger des radis, comment les trouverons-nous ?

JULES. – Ah ! je n’en sais rien ! Tu m’ennuies avec tes raisonnements.

BLAISE. – Écoutez, Monsieur Jules, vous n’êtes pas raisonnable ; ce ne sera pas un jardin, cela ; on n’y verra rien pendant plus d’une quinzaine. Laissez votre sœur y mettre quelques fleurs.

JULES, frappant du pied – Non, non, non, je ne veux pas ; je n’aime pas les fleurs, et je n’en mettrai pas. »

Hélène était rouge ; elle avait envie de pleurer, Blaise en eut pitié et lui dit :

« Ne vous affligez pas, Mademoiselle, je vous arrangerai un autre jardin, et je vous y planterai de belles fleurs toutes venues.

HÉLÈNE. – Merci, Blaise, tu es bien bon.

JULES. – Et moi ! je suis donc mauvais, moi ?

HÉLÈNE. – Tu n’es pas mauvais, mais Blaise est très bon.

JULES, avec colère – Je ne veux pas que Blaise soit meilleur que moi ; je ne veux pas que tu le dises.

HÉLÈNE. – Je ne le dirai pas si cela te contrarie, mais…

JULES, de même – Mais quoi ?

HÉLÈNE. – Mais… Blaise est très bien. »

Jules se mit à crier, à taper des pieds ; il courut pour battre Hélène ; elle se sauva ; il s’élança sur Blaise, qui esquiva le coup en sautant lestement de côté.

Jules tomba sur le nez et redoubla ses cris ; la bonne d’Hélène accourut.

« Qu’y a-t-il ? pourquoi ces cris ?

JULES, pleurant – Blaise est méchant ; il veut arracher mes légumes pour mettre des fleurs ; ils disent que je suis méchant ; c’est lui qui est méchant, il veut arracher mes légumes.

LA BONNE – Pourquoi contrariez-vous M. Jules, et comment osez-vous lui arracher ses légumes, Blaise ?

BLAISE. – Je vous assure, Madame, que je ne veux rien arracher, et que je ne veux pas contrarier M. Jules. C’est lui-même qui se contrarie.

LA BONNE – C’est cela ! toujours la même chanson ! C’est M. Jules qui se fait pleurer lui-même, n’est-ce pas ? »

Blaise voulut répondre, mais la bonne ne lui en laissa pas le temps ; elle le saisit par le bras, le fit pirouetter et lui ordonna de s’en aller chez lui et de ne plus revenir. Blaise partit sans mot dire, se promettant bien de refuser à l’avenir toute invitation du château.

IV – LE CHAT-FANTÔME

Blaise était courageux ; il n’avait pas peur de l’obscurité, et, quand il faisait beau, il aimait à se promener tout seul, le soir, dans les prairies traversées par un joli ruisseau.

Qu’est-ce qui lui plaisait tant dans la prairie ?