Quel amour d'enfant ! - Comtesse de Ségur - E-Book

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Comtesse de Ségur

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Beschreibung

Giselle, une fillette de dix ans, est depuis sa naissance beaucoup trop gâtée par ses parents, qui cèdent à tous ses caprices. Son oncle, Pierre, en fait la remarque à sa mère Léontine, qui refuse de se rendre à l'évidence avant d'en parler à son mari Victor.

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Quel amour d'enfant !

Quel amour d'enfant !À mon petit-fils Louis de Ségur-LamoignonI – Giselle est un angeII – Sincérité du cher angeIII – Courage de LéontineIV – La sévérité de LéontineV – Les bouquetsVI – Léontine devient terribleVII – Giselle toujours charmanteVIII – Leçon de Mademoiselle TommeIX – Nouvelle chute de GiselleX – Habileté de Madame de MonclairXI – RechuteXII – La loterieXIII – M. Tocambel est voléXIV – Les brodequins sont retrouvés. Éclair de sagesse.XV – Nouvelles méchancetés du cher ange ; la mère faiblit encore.XVI – Giselle veut entrer au couventXVII – Surprise et indignation de M. de GervilleXVIII – Les vacances font mauvais effetXIX – Giselle quitte le couvent et redevient tyran. Julien entreprend de la réformerXX – Julien réussitXXI – Giselle veut se marierXXII – Giselle fait son choixXXIII – Giselle pleure, mais elle est duchesse et millionnaireXXIV – Giselle est ruinée, malheureuse et repentanteXXV – Giselle, purifiée par ses larmes, arrive à une conclusionPage de copyright

Quel amour d'enfant !

 Comtesse de Ségur

À mon petit-fils Louis de Ségur-Lamoignon

Cher enfant, tu es fort et généreux comme un lion, doux comme un agneau et sage comme un ange. En lisant l’histoire de Giselle, tu te garderas bien de l’imiter ; au lieu d’être agneau, elle est loup ; au lieu d’être ange, elle est diable. Je ne crains donc pas que tu souffres de la comparaison avec cette méchante petite fille. Il faut en remercier ton Papa et ta Maman, qui t’élèvent si bien qu’on ne te voit pas de défauts, et que tes bonnes qualités ressortent dans toute leur beauté.

C’est ainsi que te juge ma vive tendresse.

Ta grand-mère qui t’aime,

COMTESSE DE SÉGUR,

née Rostopchine.

I – Giselle est un ange

M. et Mme de Néri et leurs enfants étaient de retour à Paris depuis quelques jours. Blanche et Laurence de Néri, âgées l’une de dix-huit ans, l’autre de seize ans, avaient continué à demeurer avec leur frère et leur belle-sœur. Quatre ans auparavant, après la mort de leur mère, elles avaient demeuré chez leur sœur aînée Léontine de Gerville, âgée alors de vingt-trois ans ; mais le caractère intolérable de leur nièce Giselle, qui avait alors près de six ans, et la faiblesse excessive de Léontine et de son mari pour cette fille unique, avaient forcé Pierre de Néri à retirer ses sœurs de l’odieux esclavage dont elles souffraient. Ils avaient été passer un hiver à Rome ; M. de Néri retrouva à Paris sa sœur Léontine, qu’il aimait tendrement, et qu’il voyait presque tous les jours.

Un matin, que Giselle avait fait une scène de colère en présence de son oncle, et que Léontine cherchait à persuader son frère de la sagesse et de la douceur de Giselle, Pierre ne put s’empêcher de lui dire : « Je t’assure, Léontine, que tu es encore bien aveugle sur les défauts de Giselle ; elle est franchement insupportable. »

LÉONTINE. – Oh ! Pierre ! comment peux-tu avoir une pensée aussi fausse ! Tout le monde la trouve changée et charmante.

PIERRE. – Je veux bien croire qu’on te le dise ; mais ce que je ne puis croire, c’est qu’on te parle franchement.

LÉONTINE. – Si tu savais comme je suis devenue sévère ! Je la gronde, je la punis même toutes les fois qu’elle le mérite.

PIERRE, souriant. – Très bien ; mais elle ne le mérite jamais.

LÉONTINE. – Ceci est vrai ; elle est devenue douce, obéissante, tout à fait gentille. Mais tu es si sévère pour les enfants, que tu ne supportes ni leur bruit, ni leurs petits défauts…

PIERRE. – En effet, je ne supporte pas leurs cris de rage ni leurs méchancetés ; mais quant à leurs jeux, leurs cris de joie, leurs petites discussions, non seulement je les supporte, mais je les aime et j’y prends part. Au reste, tant mieux pour elle et pour toi si je me trompe. J’ai promis à mes enfants de leur acheter des fleurs pour des bouquets qu’ils veulent donner à Noémi le jour de sa fête. Il est un peu tard, et je m’en vais. Au revoir, ma sœur.

Léontine embrassa son frère, quoiqu’elle fût contrariée de son jugement sur sa charmante fille, et revint s’asseoir dans son fauteuil ; elle réfléchit quelques instants : petit à petit son visage s’assombrit.

« C’est triste, pensa-t-elle, de voir toute ma famille tomber sur ma pauvre Giselle ! Parce que, mon mari et moi, nous l’avons peut-être un peu gâtée dans sa petite enfance, on se figure qu’elle doit être insupportable… Pauvre ange ! elle est si gentille ! »

Pendant que Mme de Gerville s’extasiait sur la gentillesse de sa fille, Pierre de Néri rentrait chez lui avec un bouquet de fleurs, qu’il alla faire voir à sa femme.

« Vois, Noémi, les jolies fleurs que j’apporte aux enfants. Ils auront de quoi faire une demi-douzaine de bouquets pour le moins. »

NOÉMI. – Elles sont charmantes, trop jolies pour les leur livrer ; les camélias sont ravissants. Donne-les-moi, mon ami ; c’est vraiment dommage de les faire abîmer par des enfants si jeunes.

PIERRE. – Je n’ai rien à te refuser, ma bonne Noémi, prends les camélias et laisse-leur les lilas, les muguets et les giroflées.

– Merci, mon ami.

Et Noémi s’empressa d’enlever les camélias et une belle branche de lilas blanc.

PIERRE. – Assez ! Assez ! Noémi ; les enfants n’auront plus rien si tu continues.

Pierre emporta son bouquet. Quand il entra chez ses enfants, ils coururent à lui.

GEORGES. – Papa, papa, nous attendons les fleurs ; en avez-vous trouvé ?

M. DE NÉRI. – Je crois bien ! et de très jolies. Tenez, mes enfants, tenez ; voici de quoi faire une quantité de bouquets.

Pierre posa sur une table les fleurs qu’il avait tenues cachées derrière son dos. Georges et Isabelle poussèrent un cri de joie.

« Quelles belles fleurs ! Merci papa ; vous êtes bien bon ! »

Ils embrassèrent leur père, qui les laissa faire leurs bouquets et alla rejoindre leur mère.

Georges et Isabelle commencèrent à étaler les fleurs sur la table. Isabelle, qui avait trois ans, prenait et rejetait les giroflées ; elle en faisait tomber quelques-unes par terre.

GEORGES. – Prends garde, Isabelle : tu fais tout tomber.

ISABELLE. – Non, pas tout ; seulement un peu.

GEORGES. – Mais tu les casses. Regarde, cette belle-là ; elle est tout abîmée.

ISABELLE. – Ça fait rien, ça fait rien.

GEORGES. – Si, ça fait beaucoup : c’est pour maman.

ISABELLE. – Et moi ? J’en veux aussi, moi.

GEORGES. – Tu auras les petites, qui sont maigres.

ISABELLE. – Non ; je veux les grasses.

GEORGES. – Les grasses sont pour maman.

ISABELLE. – J’en veux, je te dis.

GEORGES. – Et moi, je te dis : je ne veux pas ; je suis le plus grand, j’ai quatre ans et demi.

Isabelle regarda Georges d’un air malin, saisit une poignée de muguet et s’enfuit du côté de sa bonne. Georges courut après elle pour lui arracher les fleurs ; Isabelle, se voyant prise, les cacha dans les plis de sa robe en criant :

« Au secours, ma bonne ! au secours ! »

La bonne savonnait dans un cabinet à côté ; elle accourut aux cris d’Isabelle, et la trouva luttant de toutes ses forces contre son frère, qui, sans lui faire de mal, la secouait, la culbutait, en cherchant à ravoir le muguet : Isabelle le défendait, en tenant sa robe à deux mains.

LA BONNE. – Qu’y a-t-il donc ? Georges, pourquoi bousculez-vous votre sœur ? Et vous, Isabelle, qu’est-ce que vous tenez si serré dans vos mains ?

GEORGES, pleurant à demi. – Elle prend les fleurs de maman ; elle les abîme ; elle ne veut pas me les rendre.

ISABELLE, pleurant à moitié. – Il veut prendre tout ; il me donne les maigres.

LA BONNE. – Laissez votre sœur, mon petit Georges ; et vous Isabelle, soyez sage ; rendez au pauvre Georges les fleurs que vous chiffonnez et que vous cassez en les serrant si fort. Pensez donc que c’est pour votre maman que Georges soigne ces fleurs. Vous lui faites de la peine en les abîmant.

George lâcha Isabelle, et Isabelle laissa tomber les fleurs, fanées, écrasées à ne pouvoir servir. Quand Georges vit l’état dans lequel les avait mises sa sœur, il fondit en larmes.

Isabelle, voyant pleurer son frère, se mit à sangloter de son côté. Elle se jeta au cou de Georges, lui demanda pardon, lui dit qu’elle ne ferait plus. Georges, qui était très bon, l’embrassa, essuya ses yeux et retourna à ses fleurs. Isabelle le suivit, mais elle ne toucha à rien, et mit ses mains derrière son dos.

ISABELLE. – Vois-tu, Georges, comme ça, je ne toucherai pas ; je n’ai plus de mains.

GEORGES. – À la bonne heure ! Reste comme ça, et ne bouge pas.

Georges commença à mettre ensemble les plus belles fleurs ; Isabelle les lui désignait avec son menton, gardant fidèlement ses mains derrière son dos. Ils avaient presque fini, quand la porte s’ouvrit et leur cousine Giselle entra.

GISELLE. – Vous voilà ici ! Je croyais que vous étiez partis pour vous promener.

GEORGES. – Non ; nous faisons des bouquets pour maman. C’est demain sa fête.

GISELLE. – Et toi, qu’est-ce que ma tante te donnera ?

GEORGES. – À moi ? rien du tout. Ce n’est pas ma fête.

GISELLE. – C’est drôle, ça. Papa et maman me font toujours des présents le jour de leur fête. Voyons tes fleurs. Elles sont très jolies ! Et comme elles sentent bon ! Où les as-tu cueillies ?

GEORGES. – C’est papa qui nous les a apportées.

GISELLE. – Aimes-tu ton papa ?

GEORGES. – Beaucoup ; il est si bon !

GISELLE. – Pas pour moi, toujours. Il me gronde continuellement.

GEORGES. – Parce que tu es méchante. Papa ne nous gronde jamais, Isabelle et moi.

GISELLE. – Qui est-ce qui t’a dit que j’étais méchante ?

GEORGES. – C’est personne. Je le vois bien.

GISELLE. – Petite bête, va ! Tu seras comme ton papa, qui trouve tout le monde méchant.

GEORGES. – Non, pas tout le monde. Il trouve maman très bonne ; il trouve ma tante Laurence et ma tante Blanche très bonnes ; il me trouve très bon ; il trouve Isabelle très bonne.

GISELLE. – Et pourquoi me trouve-t-il méchante ?

GEORGES. – Je ne sais pas ; demande-lui.

Laurence entra au moment où Giselle allait répondre. Georges et Isabelle coururent au-devant d’elle et l’embrassèrent à plusieurs reprises. Giselle fit un pas, puis s’arrêta.

« Bonjour, ma tante, dit-elle sèchement.

– Bonjour, Giselle. »

Laurence voulut l’embrasser, mais Giselle la repoussa.

« Toujours aimable », dit Laurence en riant.

LAURENCE. – Tu fais des bouquets avec Georges et Isabelle ?

GISELLE, d’un air grognon. – Non, je regarde.

LAURENCE. – Je vais les aider, ces pauvres petits. Voyons, mon petit Georget, choisis-moi les plus belles fleurs. Et toi, mon petit Isabeau, va me chercher du fil chez ta bonne ; je vous ferai deux beaux bouquets, que vous donnerez demain à votre maman.

GISELLE. – Et moi, qu’est-ce que je ferai ?

LAURENCE, riant. – Toi, tu feras ce que tu faisais quand je suis entrée : tu regarderas.

GISELLE, avec humeur. – Tu crois donc que ça m’amuse de regarder faire des bouquets ?

LAURENCE. – Si cela t’ennuie, fais autre chose.

GISELLE, avec humeur. – Et que veux-tu que je fasse ?

LAURENCE. – Je n’en sais rien ; fais ce que tu voudras. Tu n’es pas facile à contenter.

GISELLE, avec humeur. – Je vois bien que c’est toi qui dis à tout le monde que je suis méchante. Je le dirai à maman et à papa ; ils seront fâchés contre toi, tu verras cela.

LAURENCE. – Dis ce que tu voudras, ma pauvre fille. Quand j’avais treize ans et que je demeurais avec toi chez ta mère, après la mort de ma pauvre chère maman, j’avais peur de tes méchancetés, parce que ton père et ta mère nous grondaient et nous rendaient malheureuses, Blanche et moi ; mais à présent que nous demeurons chez mon frère et mon excellente belle-sœur, je ne m’effraye plus de ce que tu peux dire, et je te plains d’être aussi méchante à dix ans que tu l’étais à six.

GISELLE. – Ce n’est pas vrai ; maman dit que je suis devenue très bonne.

LAURENCE. – Ta pauvre maman t’aime tellement qu’elle te croit bonne. Demande à ton oncle Pierre s’il pense comme elle.

GISELLE, avec colère. – Mon oncle Pierre est méchant lui-même ; il veut qu’on aime que ses enfants, et alors il tâche de me faire du mal.

LAURENCE, vivement. – Mauvaise petite fille, tais-toi ou va-t’en.

GISELLE. – Je ne m’en irai pas et je ne me tairai pas ; et je dis que mon oncle Pierre et ma tante Noémi sont très méchants et que je les déteste.

GEORGES. – Je ne veux pas que tu dises que papa et maman sont méchants ; entends-tu, méchante ?

ISABELLE. – Moi, veux pas non plus, méchante.

Laurence pose ses fleurs sur la table et veut faire sortir Giselle, qui se débat, qui s’échappe et qui court à la table ; avant que Laurence ait pu l’en empêcher, elle saisit les fleurs, les écrase dans ses mains, les jette par terre, les piétine, et chante d’un air moqueur et triomphant :

La bonne aventure ô gué !

La bonne aventure.

Georges et Isabelle restent immobiles et consternés ; Laurence appelle la bonne.

« Annette, voulez-vous aller chercher mon frère tout de suite et enfermez-nous à double tour pour que Giselle ne s’échappe pas. »

La bonne obéit avec empressement ; Giselle comprit le danger qu’elle courait, et chercha inutilement un moyen d’y échapper. Elle n’eut pas le temps de réfléchir longtemps ; la bonne ramena M. de Néri presque immédiatement.

M. DE NÉRI. – Qu’y a-t-il donc, Laurence ? Pourquoi m’envoies-tu chercher ? pourquoi les enfants pleurent-ils ?

LAURENCE. – À cause d’une nouvelle méchanceté de Giselle.

Laurence raconta à Pierre ce qui venait de se passer.

« Je t’ai fait appeler parce que je ne peux pas en venir à bout et qu’elle ne veut pas sortir d’ici. »

M. DE NÉRI. – Giselle, si tu étais ma fille, je te punirais de manière à t’empêcher de recommencer, mais comme tu n’es grâce à Dieu que ma nièce, je me bornerai à t’emmener chez moi, où tu passeras tout le temps que tu devais passer ici.

GISELLE, tapant du pied. – Je ne veux pas aller chez vous ; vous me battriez ; je veux m’en aller.

PIERRE, se retournant vers la bonne. – Combien de temps Giselle devait-elle rester ici ?

LA BONNE. – Je crois que c’est une heure et demie, Monsieur ; sa bonne est chez la femme de chambre de Madame ; Monsieur veut-il que je l’appelle ?

M. DE NÉRI. – Merci, Annette, c’est inutile ; vous lui direz seulement que lorsqu’il sera temps de partir, elle vienne chercher Giselle dans mon cabinet de travail.

Et s’approchant de sa nièce :

« Voyons, marche devant moi, Giselle. »

GISELLE, pleurant. – Je ne veux pas aller chez vous ; je ne veux pas vous voir.

M. de Néri ne dit rien, mais, s’approchant de Giselle, il lui saisit les mains, malgré ses cris et ses efforts ; il prit ses deux poignets avec une de ses mains et se dirigea vers la porte, traînant Giselle avec lui ; il arriva ainsi jusqu’à son cabinet de travail, décrocha une courroie qui retenait ses fusils, enleva Giselle, la plaça dans un fauteuil et l’y attacha avec sa courroie, mais sans lui faire de mal.

« Maintenant, dit-il, crie, gigote, je ne m’inquiète plus de toi ; tu en as pour une heure environ. Réfléchis et tâche de comprendre combien ta méchanceté te profite peu ; combien tu offenses le bon Dieu ; combien tu te rends malheureuse toi-même, et combien tu te fais détester par tout le monde. »

Pierre se remit à son bureau et continua son travail interrompu. Giselle eut beau crier, appeler, se démener, il ne leva seulement pas les yeux de dessus son papier. Au bout d’une heure, sa bonne vint la chercher : elle semblait consternée. Pierre délia Giselle et la laissa partir sans la regarder. Giselle lui lança un regard furieux, et se dépêcha de retourner à la maison, où elle raconta ses aventures à sa façon.

II – Sincérité du cher ange

Georges et Isabelle, distraits par l’arrivée de leur papa et l’enlèvement de leur cousine, oublièrent un instant les fleurs.

GEORGES, tristement. – Et nos bouquets ? Nous n’avons rien à donner à maman.

LAURENCE. – Si fait, mes chers petits ; j’avais mis sur la commode les deux plus beaux, que j’avais heureusement finis avant l’arrivée de Giselle. J’en faisais d’autres avec les petites fleurs qui restaient. Il y en a beaucoup qui ne sont pas écrasées ; vous donnerez ces deux beaux bouquets ; Blanche et moi, nous en donnerons deux plus petits que je vais finir.

GEORGES. – Non, non, ma pauvre tante, prenez les gros et donnez-nous les petits. N’est-ce pas Isabelle ?

ISABELLE. – Non ; moi je veux un gros ; toi, prends un petit.

GEORGES. – Comment ? tu ne veux pas donner un gros bouquet à ma pauvre tante qui est si bonne ?

ISABELLE. – Oui, je veux bien, le tien ; moi, je veux un gros.

GEORGES. – Et ma pauvre tante Blanche ?

ISABELLE, hésitant. – Ma tante Blanche ?… Comment faire ? Prends, prends tout par terre ; c’est beaucoup ça.

– C’est écrasé ; les fleurs sont cassées ; ce n’est pas joli.

LAURENCE. – Mes chers petits, gardez vos gros bouquets. Vois-tu, mon bon petit Georges, toi et Isabelle vous êtes les enfants de maman ; Blanche et moi, nous ne sommes que les sœurs ; les enfants doivent donner le plus beau cadeau, parce que les mamans les aiment davantage que les sœurs. C’est mieux comme cela.

Pendant ce temps, Giselle arrivait furieuse chez sa mère.

GISELLE. – Maman, je ne veux plus aller chez mon oncle Pierre ni chez ma tante Laurence.

LÉONTINE. – Pourquoi donc, ma petite chérie ?

GISELLE. – Georges et Isabelle n’ont pas voulu me laisser faire des bouquets ; ma tante Laurence m’a battue, m’a enfermée ; elle a… LÉONTINE, indignée. – Battue ! enfermée ! Mon pauvre trésor ! Battue ! Et pourquoi donc ? Qu’avais-tu fait ?

GISELLE. – Rien du tout, maman. J’ai seulement fait tomber quelques fleurs ; elle a dit que je l’avais fait exprès ; je m’ennuyais puisqu’on ne me laissait toucher à rien, et je me suis mise à chanter. Ma tante s’est fâchée, elle m’a poussée, j’ai crié ; ma tante a envoyé chercher mon oncle pour me fouetter…

LÉONTINE, poussant un cri. – Te fouetter ! Mais c’est affreux ! Est-ce qu’ils t’ont réellement fouettée ?

GISELLE. – Ils n’ont pas osé, parce que j’ai dit que je m’en plaindrais à vous et à papa. Alors mon oncle m’a grondée horriblement ; il a dit que si j’étais sa fille il me fouetterait à me faire mourir, mais qu’il avait peur de vous et de papa et qu’il était bien fâché de m’avoir pour nièce.

LÉONTINE. – Mais c’est incroyable ! Je n’en reviens pas.

GISELLE. – Alors mon oncle m’a prise ; il m’a traînée, malgré mes cris, dans toute la maison, en me tirant par les poignets, qui sont tout rouges encore ; il m’a entraînée dans un cabinet ; il m’a attachée avec des cordes en cuir qui me faisaient un mal affreux, et il m’a laissée là ; j’ai eu beau le supplier, lui demander grâce, il m’a laissée là pendant plus d’une heure. Quand il m’a détachée, j’étais presque évanouie, tant j’avais eu mal. Vous voyez bien, maman, pourquoi je ne veux plus retourner chez mon oncle. Je l’aime beaucoup pourtant, mais il est trop méchant.

À ce moment arriva un ancien ami de la famille, M. Tocambel, qui ne se gênait pour personne et qui était d’une franchise rude, mais bienveillante.

« Bonjour, la belle enfant, dit-il à Giselle ; êtes-vous toujours méchante ? Avez-vous fait beaucoup de tapage aujourd’hui ? »

GISELLE, piquée. – Je ne suis plus méchante depuis longtemps, vous le savez bien.

M. TOCAMBEL. – Mais je n’en sais pas un mot ; et je vois à vos jolis yeux rouges et à vos cheveux ébouriffés qu’il y a eu quelque chose cet après-midi.

GISELLE. – Il y a eu que mon oncle Pierre a été plus méchant que jamais, et ma tante Laurence aussi.

M. TOCAMBEL. – Mon enfant, ceci n’est pas possible. Je connais votre oncle et votre tante depuis qu’ils sont au monde ; ils ne peuvent pas être méchants.

LÉONTINE. – Mon ami, j’ai à vous parler sérieusement. Giselle va chez ta bonne, ma petite chérie.

GISELLE. – Oh ! ma petite maman, laissez-moi ici ; je vous aime tant.

LÉONTINE, l’embrassant. – Mon cher amour, j’ai quelque chose à dire que tu ne dois pas entendre ; je t’en prie, va chez ta bonne.

GISELLE. – Oh ! je sais bien ce que vous voulez dire à mon bon ami que j’aime tant ; vous voulez lui parler de mon oncle et de ma tante.

Léontine fait un geste de surprise, et dit à l’oreille de M. Tocambel :

« Elle a deviné ; quel esprit a cette enfant ! »

Giselle, voyant que sa mère hésite, l’embrasse, la câline et dit d’une voix bien douce :

« Chère petite mère, pardonnez-leur ; vous êtes si bonne. Ne dites rien à mon bon ami ; cela lui ferait de la peine ; et il est si vieux, il ne faut pas le tourmenter. »

M. TOCAMBEL. – Giselle, votre maman vous a dit de vous en aller ; moi aussi, j’ai à lui parler, laissez-nous seuls.

GISELLE, l’embrassant. – Mon bon ami, vous êtes fâché contre moi, et je sais bien pourquoi ; c’est parce que j’ai dit que vous êtes vieux. Pardonnez-moi, mon bon ami, j’ai eu tort ; je ne pensais plus que ma tante de Monclair m’avait recommandé de ne pas vous parler de votre âge ni de votre perruque ; elle dit que c’est un gazon que vous avez sur la tête. Ha, ha, ha ! C’est drôle, n’est-ce pas ?

M. TOCAMBEL, sérieusement. – Giselle, votre tante a raison ; vous êtes trop jeune pour vous permettre des plaisanteries sur mon âge et sur mes cheveux ; et pas assez jeune pour ne pas comprendre que vous venez de faire une double méchanceté.

GISELLE. – Moi ? Une méchanceté ! Contre qui donc ?

M. TOCAMBEL. – Contre votre tante et contre moi ; et vous le savez très bien. Sortez à présent ; je vous le demande très sérieusement.

GISELLE, pleurnichant. – Maman !

LÉONTINE, l’embrassant. – Va, mon enfant ; obéis à notre meilleur et plus ancien ami.

Giselle sortit en faisant semblant de pleurer, mais très satisfaite d’avoir chagriné M. Tocambel, qui avait deviné sa méchante intention et qui allait sans doute en parler à sa mère.

III – Courage de Léontine

Giselle ne se trompait pas ; à peine fut-elle partie que M. Tocambel, se tournant vers Léontine, lui dit : « Parlez, mon enfant, je vous écoute. »

LÉONTINE. – Vous m’avez peinée, mon cher ami, par votre sévérité pour ma pauvre Giselle. Je crains qu’elle n’ait compris toutes vos paroles ; elle est si intelligente ; elle en a beaucoup de chagrin, j’en suis sûre.

M. TOCAMBEL. – Rassurez-vous, ma chère enfant ; bien loin d’avoir du chagrin, elle est contente de m’avoir vexé, comme elle le croit ; elle m’a peiné en effet, vous aussi ; elle, par sa fausseté et ses intentions malicieuses ; et vous, par votre faiblesse et votre confiance aveugle en ses paroles.

LÉONTINE, avec surprise. – Ma faiblesse ? Ma faiblesse ? Comment ? Au moment où j’use de sévérité à son égard, où je l’oblige à m’obéir malgré ses larmes, vous m’accusez de faiblesse ? Que fallait-il donc faire ?

M. TOCAMBEL. – Il fallait ouvrir les yeux, mon enfant, et voir que sa feinte amitié pour moi, que sa demande en grâce pour son oncle et sa tante, que sa prétendue étourderie en parlant de mon âge et en rapportant les paroles de la tante de Monclair, que ses larmes forcées, que tout cela était fausseté et mensonge. Aussitôt qu’il s’agit de Giselle, vous devenez aveugle à l’évidence, sourde à la vérité. Et à présent, ma chère enfant, dites-moi ce que vous aviez à me dire.

Léontine, un peu émue, lui raconta la scène qui s’était passée chez son frère et le martyre de la malheureuse Giselle. M. Tocambel l’écouta attentivement ; quand elle eut tout dit, il leva les yeux sur elle, lui serra les mains et lui dit avec un sourire :

« Pauvre mère ! Comme vous voilà troublée pour un rien ! »