Le Mauvais Génie - Comtesse de Ségur - E-Book

Le Mauvais Génie E-Book

Comtesse de Ségur

0,0

Beschreibung

Frédéric n'est pas trop mal loti : ses parents sont justes, la ferme familiale prospère et prometteuse. Mais Frédéric n'en fait qu'à sa tête, aux bons conseils de son père, il préfère les idées saugrenues et malhonnêtes d'Alcide, le fils du cafetier. Les bêtises succèdent aux bêtises...

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 229

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Le Mauvais Génie

Le Mauvais GénieI – UNE DINDE PERDUEII – DEUX DINDES PERDUESIII – L’ANGLAIS ET ALCIDEIV – RACLÉE BIEN MERITÉEV – TOUS LES TURKEYSVI – LES PIÊCES D’OR DE M. GEORGEYVII – DÎNER DE M. GEORGEYVIII – FAUSSETÉ D’ALCIDEIX – IL A JULIENX – LE COMPLOTXI – DÉPART POUR LA FOIREXII – VOL AUDACIEUXXIII – TERREUR DE MADAME BONARDXIV – DÎNER AU CAFÉXV – REVEIL ET RETOUR DE JULIENXVI – LES MONTRES ET LES CHAINESXVII – LES GENDARMES ET M. GEORGEYXVIII – COLÈRE DE BONARDXIX – LA MALADIEXX – L’ENGAGEMENTXXI – LES ADIEUXXXII – LES MAUVAIS CAMARADESXXIII – LE MAUVAIS GENIEXXIV – LES PRISONNIERSXXV – VISITE AGREABLEXXVI – CONSEIL DE GUERREXXVII – BATAILLE ET VICTOIREPage de copyright

Le Mauvais Génie

 Comtesse de Ségur

I – UNE DINDE PERDUE

BONARD

Comment, polisson ! tu me perds mes dindons au lieu de les garder !

JULIEN

Je vous assure, m’sieur Bonard, que je les ai pourtant bien soignés, bien ramassés ; ils y étaient tous quand je les ai ramenés des champs.

BONARD

S’ils y étaient tous en revenant des champs, ils y seraient encore. Je vois que tu me fais des contes ; et prends-y garde, je n’aime pas les négligents ni les menteurs.

Julien baissa la tête et ne répondit pas. Il entra les dindons pour la nuit, puis il alla puiser de l’eau pour la ferme ; il balaya la cour, étendit les fumiers, et ne rentra que lorsque tout l’ouvrage fut fini. On allait se mettre à table pour souper.

Julien prit sa place près de Frédéric, fils de Bonard.

Ce dernier entra après Julien.

BONARD, à Frédéric

Où étais-tu donc, toi ?

FRÉDÉRIC

J’ai été chez le bourrelier, mon père, pour faire faire un point au collier de labour.

BONARD

Tu es resté deux heures absent ! Il y avait donc bien à faire ?

FRÉDÉRIC

C’est que le bourrelier m’a fait attendre ; il ne trouvait pas le cuir qu’il lui fallait.

BONARD

Fais attention à ne pas flâner quand tu vas en commission. Ce n’est pas la première fois que je te fais le reproche de rester trop longtemps absent. Julien a fait tout ton ouvrage ajouté au sien. Il a bien travaillé, et c’est pourquoi il va avoir son souper complet comme nous ; autrement il n’aurait eu que la soupe et du pain sec.

MADAME BONARD

Pourquoi cela ? Il n’avait rien fait de mal, que je sache.

BONARD

Pas de mal ? Tu ne sais donc pas qu’il a perdu une dinde, et la plus belle encore ?

MADAME BONARD

Perdu une dinde ! Comment as-tu fait, petit malheureux ?

JULIEN

Je ne sais pas, maîtresse. Je les ai toutes ramenées, le compte y était. Frédéric peut le dire, je les ai comptées devant lui. N’est-il pas vrai, Frédéric ?

FRÉDÉRIC

Ma foi, je ne m’en souviens pas.

JULIEN

Comment ? Tu ne te souviens pas que je les ai comptées tout haut devant toi, et que les quarante-huit y étaient ?

FRÉDÉRIC

Écoute donc, je ne suis pas chargé des dindes, moi ; ce n’est pas mon affaire, et je n’y ai pas fait attention.

MADAME BONARD

Par où aurait-elle passé puisque tu n’as pas quitté la cour ?

JULIEN

Pardon, maîtresse, je me suis absenté l’espace d’un quart d’heure pour aller chercher la blouse de Frédéric, qu’il avait laissée dans le champ.

MADAME BONARD

As-tu vu entrer quelqu’un dans la cour, Frédéric ?

FRÉDÉRIC

Je n’en sais rien ; je suis parti tout de suite avec le collier pour le faire arranger.

MADAME BONARD

C’est singulier ! Mais tout de même, je ne veux pas que mes dindes se perdent sans que je sache où elles ont passé. C’est toi que cela regarde, Julien. Il faut que tu me retrouves ma dinde ou que tu me la payes. Va la chercher dans les environs, elle ne doit pas être loin.

Julien se leva et courut de tous côtés sans retrouver la bête disparue.

Il faisait tout à fait nuit quand il rentra ; tout le monde était couché. Julien avait le cœur gros ; il monta dans le petit grenier où il couchait. Une paillasse et une couverture formaient son mobilier ; deux vieilles chemises et une paire de sabots étaient tout son avoir. Il se mit à genoux, tirant de son sein une petite croix en cuivre qui lui venait de sa mère.

« Mon bon Jésus, dit-il en la baisant, vous savez qu’il n’y a pas de ma faute si cette dinde n’est plus dans mon troupeau ; faites qu’elle se retrouve, mon bon Jésus. Que la maîtresse et M. Bonard ne soient plus fâchés contre moi, et que Frédéric se souvienne que mes dindes y étaient toutes quand je les ai ramenées ! Je suis seul, mon bon Jésus ; je suis pauvre et orphelin, ne m’abandonnez pas ; vous êtes mon père et mon ami, j’ai confiance en vous. Bonne sainte Vierge, soyez-moi une bonne mère, protégez-moi. »

Julien baisa encore son crucifix et se coucha ; mais il ne s’endormit pas tout de suite ; il s’affligeait de paraître négligent et ingrat envers les Bonard, qui avaient été bons pour lui, et qui l’avaient recueilli quand la mort de ses parents l’avait laissé seul au monde.

De plus, il était inquiet de la disparition de cette dinde ; il ne pouvait s’expliquer ce qu’elle était devenue, et il avait peur qu’il n’en disparût d’autres de la même façon.

Le lendemain il fut levé des premiers ; il ouvrit les poulaillers, il éveilla Frédéric, qui couchait dans un cabinet de la maison, et remplit d’eau les sceaux qui servaient à Mme Bonard pour les besoins du ménage.

Elle ne tarda pas à paraître.

MADAME BONARD

Eh bien. Julien, as-tu retrouvé la dinde ? Pourquoi n’es-tu pas venu donner réponse hier soir ?

JULIEN

Je n’ai rien trouvé, maîtresse, malgré que j’aie bien couru. Et je n’ai pas donné réponse parce que tout le monde était couché, et la maison était fermée quand je suis revenu.

MADAME BONARD

Tu es donc rentré bien tard ? C’est de ta faute aussi : si tu n’avais pas perdu une dinde, tu n’aurais pas eu à la chercher. Tâche que cela ne recommence pas : je veux bien te le pardonner une première fois, mais, si tu en perds encore, tu la payeras. »

Julien ne répondit pas. Que pouvait-il dire ? Lui-même n’y comprenait rien. Il résolut de ne plus faire les commissions de Frédéric, et de ne plus quitter ses dindes jusqu’à ce qu’elles fussent rentrées pour la nuit ; en attendant l’heure de les mener dans les champs, il fit son ouvrage comme d’habitude et une partie de celui de Frédéric, qui était toujours le dernier au travail.

II – DEUX DINDES PERDUES

La semaine se passa heureusement pour Julien, les dindes étaient au grand complet. Un soir, pendant que Julien curait l’étable des vaches, après avoir compté ses dindons en présence de Frédéric, ce dernier l’appela :

« Julien, va vite au moulin et rapporte-nous du son, il en faut pour les chevaux qui vont rentrer ; je n’en ai pas seulement une poignée.

JULIEN

Pourquoi n’y as-tu pas été après dîner ? M. Bonard te l’avait dit.

FRÉDÉRIC

Je n’y ai pas pensé ; j’avais les bergeries à nettoyer.

JULIEN

Et pourquoi n’y vas-tu pas toi-même ? Moi aussi, j’ai mes étables à curer.

FRÉDÉRIC

Ah bien ! tu les finiras plus tard. Je suis pressé d’ouvrage ; mon père m’attend.

JULIEN

Je vais rentrer mes dindes et j’y vais.

FRÉDÉRIC

Tu vas encore perdre du temps après tes dindes, je vais te les rentrer.

JULIEN

Tu sais que mon compte y est ; quarante-sept.

FRÉDÉRIC

Oui, oui ; prends vite une brouette pour ramener le sac de son. »

Julien hésita un instant ; mais, prenant son parti, il saisit une brouette et partit en courant. Le moulin n’était pas loin. Une demi-heure après, Julien ramenait à Frédéric la brouette avec le son. Ses dindes étaient rentrées, il se remit à l’ouvrage ; tout était fini quand Bonard ramena les chevaux.

BONARD

As-tu rapporté du son, Frédéric ?

FRÉDÉRIC

Oui, mon père ; le sac est à l’écurie.

BONARD

A-t-on fait bonne mesure ?

FRÉDÉRIC

Oui, mon père, les deux hectolitres y sont grandement. »

Bonard entra à l’écurie avec Frédéric ; il délia le sac, et avant qu’il ait pu y mettre la main, un gros rat en sortit et se mit à courir dans l’écurie.

BONARD

Qu’est-ce que c’est ? Un rat ! Comment un rat s’est-il niché dans le sac ? Attrape-le ; tue-le. »

Frédéric commença la chasse au rat, mais il le manquait toujours. Bonard appela Julien.

« Viens vite nous donner un coup de main, Julien, pour tuer un rat. »

Julien accourut avec son balai ; il en donna un coup au rat, qui n’en courut que plus vite ; un second coup l’étourdit. Bonard l’acheva d’un coup de talon.

JULIEN

D’où vient-il donc, ce rat ?

BONARD

Il a sauté hors du sac. Comment y est-il entré ? c’est ce que je demande à Frédéric.

FRÉDÉRIC

Il y était sans doute avant qu’on ait mesuré le son.

BONARD

C’est drôle tout de même ! Comment s’y serait-il laissé enterrer sans essayer d’en sortir ? »

Tout en parlant, Bonard mit les mains dans le sac pour en tirer du son. Il poussa une exclamation de surprise. Ce n’était pas du son, mais de l’orge qu’il retirait.

« Ah çà ! Frédéric, dis donc, tu me rapportes de l’orge quand je demande du son. »

Frédéric, aussi étonné que son père, ne répondait pas ; il regardait bouche béante.

BONARD

Me répondras-tu, oui ou non ? Tu me dis qu’il y a bonne mesure et tu fais mesurer de l’orge pour du son ? »

Bonard était en colère : Julien, voulant éviter une semonce à Frédéric, répondit pour lui.

« Ce n’est pas la faute de Frédéric, m’sieur Bonard, c’est la mienne. Quand j’ai été au moulin, j’étais pressé ; Frédéric m’avait dit de me bien dépêcher pour que vous trouviez le son en rentrant. Ils m’ont donné un sac préparé d’avance : il y en avait plusieurs ; ils se seront trompés, ils m’ont donné de l’orge pour du son.

BONARD, à Frédéric

Pourquoi as-tu envoyé Julien ? Pourquoi n’y as-tu pas été toi-même ? Pourquoi as-tu attendu jusqu’au soir ?

FRÉDÉRIC, embarrassé

J’avais de l’ouvrage, je n’ai pas trouvé le moment.

BONARD

Et pourquoi est-ce Julien qui y a été ? Tu as eu peur de te fatiguer, paresseux ! Va vite reporter ce sac et demande du son.

FRÉDÉRIC

Mais, mon père, on va souper. Je puis bien y aller après.

BONARD

Tu iras tout de suite. Entends-tu ? »

Frédéric obligé d’obéir à son père, y mit toute la mauvaise grâce possible ; il marcha lentement, après avoir perdu du temps à chercher la brouette, à trouver un sac vide, le secouer, à reprendre le sac d’orge, à le charger sur la brouette. Julien voulut l’aider, mais Bonard l’en empêcha.

« Le voilà enfin en route, dit Bonard quand Frédéric fut parti. Et toi, Julien, je te défends à l’avenir de faire son ouvrage. Il devient paresseux, coureur ; il s’est lié avec ce mauvais garnement Alcide, le fils du cafetier ; je le lui ai défendu, mais il le voit tout de même, je le sais. Vient-il ici quand je n’y suis pas ?

JULIEN

Jamais, M’sieur. Depuis que M’sieur l’a chassé, il y a bientôt trois mois, il n’est pas venu une seule fois.

BONARD

As-tu compté tes dindes ce soir ? Y sont-elles toutes ?

JULIEN

Oui, M’sieur, elles y sont ; j’en ai compté quarante-sept. C’est Frédéric qui les a rentrées pendant que j’étais au moulin pour avoir du son.

BONARD

Je n’aime pas cet échange de travail ; c’était à toi de rentrer tes dindes, et Frédéric devait aller lui-même au moulin. Je te répète qu’à l’avenir je veux que chacun fasse son ouvrage ; tous ces mélanges et complaisances n’amènent rien de bon ; il en résulte que les uns n’en font pas assez et que les autres en font trop.

JULIEN

Je suis bien fâché de vous avoir mécontenté, M’sieur ; je croyais bien faire en obéissant au fils de M’sieur, car je sais bien que je suis le dernier dans la maison de M’sieur qui a été si bon pour moi et qui m’a recueilli quand tout le monde me repoussait.

BONARD

Écoute, Julien ; si tu es reconnaissant du bien que je te fais, tu me le témoigneras en ne favorisant pas la paresse de Frédéric. C’est un défaut dangereux qui mène à beaucoup de sottises, et je veux que Frédéric reste bon sujet.

JULIEN

Je vous obéirai, M’sieur ; je sais que c’est mon devoir. »

Tout en causant, Bonard avait donné de l’avoine aux chevaux, pendant que Julien faisait la litière. Quand les chevaux furent servis et arrangés, Bonard rentra pour souper ; Julien le suivit de près.

MADAME BONARD

Ah ! te voilà, mauvais garnement ! Tu as encore perdu une dinde, et cette fois je ne te le passerai pas. Tu n’auras que de la soupe et du pain sec pour ton souper, et je te retiendrai le prix de la dinde sur les soixante francs que te donne Bonard pour ton entretien ; ainsi, mon garçon, compte sur cinquante-six francs au lieu de soixante pour cette année. »

Julien était consterné. Toutes ses dindes y étaient (il en était bien certain) quand Frédéric l’avait envoyé au moulin, et personne n’avait pu ni les prendre, ni les laisser courir… excepté Frédéric lui-même.

Julien raconta à Mme Bonard comment les choses s’étaient passées, comment c’était Frédéric qui s’était chargé de faire rentrer les dindes, de les enfermer, et que, bien certainement, les quarante-sept s’y trouvaient, puisqu’il les avait comptées devant Frédéric.

« C’est impossible, lui répondit Mme Bonard, puisque c’est moi, moi-même, qui ai trouvé les dindes abandonnées dans la cour, personne pour les garder et les rentrer ; c’est moi qui les ai comptées, et je n’en ai trouvé que quarante-six.

— Frédéric m’avait pourtant bien promis de les rentrer tout de suite, répondit tristement Julien, et je suis sûr que c’est bien quarante-sept dindons que je lui ai remis avant d’aller au moulin. »

Bonard écoutait et paraissait contrarié.

« Écoute, ma femme, dit-il, attendons Frédéric pour éclaircir l’affaire, et, en attendant, donne à Julien son souper complet ; il a expliqué la chose comme un honnête garçon, et il dit vrai, je te le garantis. C’est drôle tout de même que deux jeudis de suite il nous disparaisse une dinde et que Frédéric ne le voie pas.

MADAME BONARD

Quoi donc ? Que veux-tu dire ? Quelle est ton idée ? car tu en as une, je le vois bien.

BONARD

Certainement, j’en ai une ; peut-être est-elle bonne, peut-être mauvaise.

MADAME BONARD

Mais quelle est-elle ? Dis toujours.

BONARD

Eh bien, je dis que le jeudi est la veille du vendredi.

MADAME BONARD, riant

Voilà une idée neuve ! nous n’avions pas besoin de toi pour faire cette découverte.

BONARD

Oui, mais tu oublies que le vendredi est jour de marché à la ville ; qu’on y vend des volailles, et qu’un mauvais sujet a bientôt fait de saisir une dinde, de l’étouffer et de l’emporter.

MADAME BONARD

Ça, c’est vrai. Mais comment veux-tu qu’un étranger vienne jusque dans notre cour sans être vu, qu’il ait le temps de courir après les dindes et de faire son choix pour mettre la main sur la plus grasse, la plus belle ?

BONARD

C’est précisément là que j’ai mon idée : je te la dirai plus tard. Donne-nous à souper en attendant. »

La femme Bonard regarda son mari avec inquiétude ; elle commençait à avoir une crainte vague de l’idée de son mari ; elle se sentait troublée. Pourtant elle ne dit rien et commença les préparatifs du souper. Elle posa sur la table une terrine de soupe bien chaude et un plat de petit salé aux choux dont le fumet réjouit le cœur de Julien et lui fit vivement apprécier la bonté de son maître.

« Sans m’sieur Bonard, pensa-t-il, je n’aurais pas goûté de ces excellents choux et du petit salé, tout ce que j’aime ! »

Frédéric rentra au moment où l’on se mettait à table.

Il prit sa place accoutumée près de sa mère et mangea de bon appétit, mais sans parler, parce qu’il avait de l’humeur.

Au bout de quelques instants, surpris du silence général, il leva les yeux sur son père qui l’examinait attentivement, puis sur sa mère, dont la physionomie grave lui causa quelque appréhension. Il aurait bien voulu questionner Julien, mais on l’aurait entendu, et il ne voulait pas laisser deviner son inquiétude. Quand le souper fut terminé, Frédéric se leva pour sortir ; Bonard le retint.

« Reste là, Frédéric ; j’ai à te parler. »

Frédéric se rassit.

BONARD

Tu sais qu’il manque une dinde dans le troupeau de Julien ?

FRÉDÉRIC, troublé

Non, mon père ; je ne le savais pas.

BONARD

Julien t’en a donné le compte quand tu l’as envoyé en commission.

FRÉDÉRIC

Je ne pense pas, mon père ; je ne m’en souviens pas.

JULIEN

Comment, tu as oublié que nous les avons comptées ensemble au retour des champs, et qu’avant de partir pour le moulin je t’ai répété que le troupeau était au complet, qu’il y en avait quarante-sept ?

FRÉDÉRIC

Je ne me le rappelle pas ; je n’y ai seulement pas fait attention.

JULIEN

C’est triste pour moi ; c’est la seconde fois que tu oublies, et cela me donne l’air d’un menteur, d’un négligent et d’un ingrat vis-à-vis de M’sieur et de Mme Bonard.

BONARD

Non, mon pauvre garçon, je ne te juge pas si sévèrement ; depuis un an que tu es chez moi, tu m’as toujours servi de ton mieux, et je te crois un bon et honnête garçon.

JULIEN

Merci bien, M’sieur ; si je manque à mon service, ce n’est pas par mauvais vouloir, certainement.

BONARD

Je reviens à Frédéric. Comment se fait-il que tu oublies deux fois de suite une chose aussi importante pourtant ?

FRÉDÉRIC

Mais, papa, je ne suis pas chargé des dindes ; cela regarde Julien.

BONARD

Je le sais bien ; mais par intérêt pour lui, qui est si complaisant pour toi, tu aurais dû faire attention à ce qu’il te disait pour le compte de ses dindes. Et puis, comment se fait-il que les deux fois que Julien n’a plus son compte pendant que tu l’envoies en commission, je vois rôder autour de la ferme ce polisson d’Alcide que je t’avais défendu de fréquenter ?

FRÉDÉRIC, embarrassé

Je n’en sais rien ; je ne le vois plus, vous le savez bien.

BONARD, sévèrement

Je sais, au contraire, que tu continues à le voir malgré ma défense, et qu’on vous a vus ensemble bien des fois. Mais, écoute-moi. Tu sais que je n’aime pas à frapper. Eh bien, je te dis très sérieusement que je te punirai d’importance la première fois qu’on t’aura vu avec ce mauvais sujet. Je ne veux pas que tu fasses de mauvaises connaissances. Entends-tu ? »

Frédéric baissa la tête sans répondre.

Bonard sortit pour faire boire ses chevaux. Julien aida Mme Bonard à laver la vaisselle, à tout mettre en place ; Frédéric resta seul, pensif et troublé.

III – L’ANGLAIS ET ALCIDE

Peu de jours après, Julien était aux champs, faisant paître ses dindes, lorsqu’un homme qu’il ne connaissait pas s’approcha du troupeau et le regarda attentivement. Il s’approcha de Julien.

L’HOMME

Eh ! pétite ! C’était à toi ces grosses hanimals ?

— Non, M’sieur » répondit Julien, surpris de l’accent de l’étranger.

L’HOMME

Pétite, jé voulais acheter ces grosses hanimals ; j’aimais beaucoup les turkeys.

Julien ne répondit pas : il ne comprenait pas ce que voulait cet homme qui parlait si mal le français.

L’ANGLAIS

Eh ? pétite ! tu n’entendais pas moi ?

JULIEN

J’entends bien, M’sieur mais je ne comprends pas.

L’ANGLAIS

Tu comprénais pas, pétite nigaude ? jé disais j’aimais bien les turkeys.

JULIEN

Oui, M’sieur.

L’ANGLAIS

Eh bien ?

JULIEN

Eh bien, M’sieur, je ne comprends pas.

L’ANGLAIS, impatienté

Tu comprénais pas turkeys ? Tu savoir pas parler, alors.

JULIEN

Si fait. M’sieur ; je parle bien le français, mais pas le turc.

L’ANGLAIS, de même

Pétite himbécile ! jé parlais français comme toi, jé parlais pas turk. Et jé té disais : jé voulais acheter ces grosses hanimals, ces grosses turkeys.

JULIEN, riant

Ah ! bien, je comprends. M’sieur appelle mes dindes des Turcs. Et M’sieur veut les avoir ?

L’ANGLAIS

Eh oui ! pétite ! Combien elles coûtaient ?

JULIEN

Elles ne sont pas à moi. M’sieur ; je ne peux pas les vendre.

L’ANGLAIS

Où c’est on peut les vendre ?

JULIEN

À la ferme, M’sieur ; Mme Bonard.

L’ANGLAIS

Où c’est Madme Bonarde ?

JULIEN

Là-bas, M’sieur. Derrière ce petit bois, à droite, puis à gauche.

L’ANGLAIS

Oh ! moi pas connaître et moi pas trouver Madme Bonarde. Viens, pétite, tu vas montrer Madme Bonarde.

JULIEN

Je ne peux pas quitter mes dindes, M’sieur. Il faut que je les fasse paître.

L’ANGLAIS

Pêtre ? Quoi c’est, pêtre ?

JULIEN

Paître, manger. Je ne les rentre que le soir.

L’ANGLAIS

Moi, jé comprends pas très bien. Toi manger toutes les grosses turkeys ? Aujourd’hui ?

JULIEN

Non, M’sieur… Adieu, M’sieur. »

Et Julien, ennuyé de la conversation de l’Anglais, le salua et fit avancer les dindons ; l’Anglais le suivit. Julien eut beau s’arrêter, marcher, aller de droite et de gauche, l’Anglais ne le quittait pas. Julien, un peu troublé de cette obstination, et craignant que cet étranger ne lui enlevât une ou deux de ses dindes, les dirigea du côté de la ferme pour appeler quelqu’un à son aide.

Au moment où il allait tourner au coin du petit bois, il aperçut un jeune garçon qui en sortait, se dirigeant aussi vers la ferme.

Julien appela.

« Eh ! par ici, s’il vous plaît ! un coup de main pour rentrer plus vite mes dindes. »

Le garçon se retourna ; Julien reconnut Alcide. Il regretta de l’avoir appelé. Alcide accourut près de Julien, et à son tour reconnut l’Anglais, qu’il salua.

ALCIDE

Que me veux-tu, Julien ? Tu ne m’appelles pas souvent, et pourtant je ne demande pas mieux que de t’obliger.

JULIEN

Tu sais bien, Alcide, que mon maître nous défend, à Frédéric et à moi, de causer avec toi. Si je t’ai appelé aujourd’hui, c’est pour m’aider à ramener à la ferme mes dindes qui s’écartent ; elles sentent que ce n’est pas encore leur heure.

ALCIDE

Et pourquoi es-tu si pressé de les rentrer ?

JULIEN

Parce que je me méfie de cet homme qui s’obstine à me suivre depuis deux heures ; je ne sais pas ce qu’il me veut. Je ne comprends pas son jargon.

ALCIDE

C’est un brave homme, va ; il ne te fera pas de mal, au contraire.

JULIEN

Comment le connais-tu ?

ALCIDE

Il demeure tout proche de chez nous, la porte à côté. »

L’Anglais s’approcha.

« Bonjour, good morning, my dear, dit-il s’adressant à Alcide ; jé voulais acheter ces grosses turkeys, et lé pétite, il voulait pas.

ALCIDE

Attendez, Monsieur, je vais vous arranger cela. Dis donc, Julien. M. Georgey te demande une de tes dindes. Il t’en donnera un bon prix.

JULIEN

Est-ce que je peux vendre ces dindes ? Tu sais bien qu’elles ne sont pas à moi. Qu’il aille à la ferme parler à Mme Bonard, c’est elle qui vend les volailles. Je le lui ai déjà dit, et il s’obstine toujours à me suivre. Voilà pourquoi je t’ai appelé sans te reconnaître ; j’avais peur qu’il ne m’emportât une de mes bêtes pendant que je poursuivais celles qui s’écartaient.

ALCIDE

Dis-moi donc, Julien, tu pourrais tout de même faire une fameuse affaire avec M. Georgy ; il ne regarde pas à l’argent ; il est riche, tu pourrais lui vendre une de tes dindes pour huit francs.

JULIEN

D’abord, je t’ai dit que c’est Mme Bonard qui les vend elle-même ; ensuite quand je la lui vendrais huit francs, je ne vois pas ce que j’y gagnerais.

ALCIDE

Comment, nigaud, tu ne comprends pas que, le prix d’une dinde étant de quatre francs, tu empocherais quatre francs et tu en donnerais autant à Mme Bonard ?

JULIEN

Mais ce serait voler, cela !

ALCIDE

Pas du tout, puisqu’elle n’y perdrait rien.

JULIEN

C’est vrai ; mais, tout de même cela ne me semble pas honnête.

ALCIDE

Tu as tort, mon Julien ; je t’assure que tu as tort. Laisse-moi faire ton marché, tu ne t’en seras pas mêlé ; c’est moi qui aurai tout fait, et nous partagerons le bénéfice. »

Julien réfléchit un instant ; Alcide l’examinait avec inquiétude ; un sourire rusé contractait ses lèvres.

ALCIDE

Eh bien, te décides-tu ?

— Oui, dit résolument Julien ; je suis décidé, je refuse ; je sens que ce serait malhonnête, puisque je n’oserais pas l’avouer à Mme Bonard.

ALCIDE

Mais, mon Julien, écoute-moi.

JULIEN

Laisse-moi ; je ne t’ai que trop écouté, puisque j’ai hésité un instant.

ALCIDE

Alors tu peux ramener ton troupeau sans moi ; ce ne sera pas moi qui te viendrai en aide.

JULIEN

Je ne te demande pas ton aide, je m’en tirerai bien tout seul. Allons, en route, mes dindes, et ne nous écartons pas. »

Julien fit siffler sa baguette, les dindes se mirent en route ; l’Anglais, qui attendait à quelque distance le résultat de la négociation d’Alcide, ouvrit une grande bouche, écarquilla les yeux, et allait se mettre à la poursuite de Julien et de son troupeau, quand Alcide lui fit signe de ne pas bouger ; lui-même entra dans le fourré et se trouva en même temps que Julien au tournant du bois et près de la barrière. Profitant du moment où Julien quittait son troupeau pour ouvrir la barrière, il saisit une dinde qui était tout près du buisson où il se tenait caché, et l’entraîna vivement dans le fourré.

Puis, se glissant de buisson en buisson jusqu’à ce qu’il eût gagné l’endroit où l’avait quitté Julien, il sortit du bois et se retrouva en face de l’Anglais.

Celui-ci n’avait pas bougé ; il se tenait droit, immobile. Quand il vit venir Alcide avec la grosse hanimal sous le bras, il fit un oh ! de satisfaction.

M. GEORGEY

Combien que c’est, my dear ?

ALCIDE

Huit francs, Monsieur.

M. GEORGEY

Oh ! les autres c’était six.

ALCIDE

Oui, Monsieur, mais Julien n’a pas voulu donner à moins de huit, parce que la bête a quinze jours de plus que les deux dernières que vous avez mangées, et qu’elle est plus grosse. »

L’Anglais tira huit francs de sa poche, les mit dans la main d Alcide, et caressa la dinde en disant :

« Jé croyais, moi, que lé pétite est un pétite scélérate qui vend ses hanimals trop cher… Porte-moi mon turkey ; il allait salir mon inexpressible.

ALCIDE

Monsieur veut que je lui porte son dindon ?

L’ANGLAIS

Yes, my dear…

ALCIDE

Mais, M’sieur, c’est impossible, parce que je pourrais rencontrer quelqu’un de chez les Bonard, et qu’on pourrait croire que je l’ai volé.

L’ANGLAIS

Jé né comprends pas très bien. Ça faisait rien, porte le turkey.

ALCIDE

Je ne peux pas, M’sieur ; on me verrait.

L’ANGLAIS

Pas si haut, my dear. Jé ne souis pas sourde. Jé té disais : Porte le turkey. Tu n’entendais pas ? »

Alcide chercha à lui faire comprendre pourquoi il ne pouvait le porter, et il profita d’un moment d’indécision de l’Anglais pour lui passer le dindon sous le bras et se sauver en courant.

L’Anglais, embarrassé de son dindon qui se débattait, le serra des deux mains pour l’empêcher de s’échapper. Le pauvre dindon, fortement comprimé, réalisa les craintes de son nouveau maître ; il salit copieusement l’inexpressible, c’est-à-dire le pantalon de M. Georgey. Celui-ci fit un oh ! indigné, ouvrit les mains d’un geste involontaire, et lâcha le dindon, qui s’enfuit avec une telle vitesse, que l’Anglais désespéra de l’attraper. Il se borna à le suivre majestueusement de loin et à ne pas le perdre de vue. Il ne tarda pas à arriver à la barrière.

Pendant ce temps, Julien faisait rentrer son troupeau ; Bonard était dans la cour.

« M’sieur, M’sieur, cria Julien en l’apercevant, je me presse de rentrer pour sauver mon troupeau.

BONARD

Qu’est-ce qui t’arrive donc ? As-tu fait quelque mauvaise rencontre ?

JULIEN

Je crois bien, M’sieur ; un homme tout drôle, qui parle charabia, qui voulait absolument avoir mes dindes. Et puis, M’sieur, j’ai rencontré bien pis que ça : Alcide qui allait du côté de la ferme, et que j’ai appelé pour m’aider à faire marcher mes bêtes.

BONARD

Pourquoi l’as-tu appelé ? je défends que vous lui parliez, toi et Frédéric.

JULIEN

C’est que je ne l’ai pas reconnu, M’sieur ; et puis, une fois qu’il m’a tenu, je ne pouvais plus le faire partir. »

Julien raconta à Bonard ce qui s’était passé entre lui et Alcide.

JULIEN

J’ai eu un mauvais mouvement, M’sieur ; comme une envie de faire ce que me conseillait Alcide.

BONARD

Qu’est-ce qui t’a arrêté ?

JULIEN