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La façon dont notre société traite les Juifs témoigne de son degré de civilisation, parmi d'autres éléments bien entendu. Ce qui s'est passé sous le régime de Vichy est tout à fait abominable. Beaucoup a été dit mais tout n'a pas encore été dit. Les historiens continuent de travailler et il faut les encourager pour que ça serve. « Ce qui est arrivé peut recommencer » a dit Primo Levi . Nous avons ouvert, sur cet itinéraire de mémoire, le cas de Jérôme Carcopino qui a appliqué les lois d'exclusion des Juifs, notamment dans son secrétariat d'Etat entre le 24 février 1941 et le 18 avril 1942. Il a rédigé ses Souvenirs avec une complaisance certaine sur son rôle dans ce domaine et cela a longtemps tenu lieu d'histoire. Grâce à des historiens, une autre vérité a émergé. Nous devons ici penser aux victimes de l'épuration, par certains côtés tout à fait excessive, conduite par Jérôme Carcopino. Au-delà du devoir mémoriel présidentiel, courageux et décisif (Chirac), souvent trop timide ou trop expéditif ou même presque négationniste, trop longtemps limité à un oubli dit « nécessaire » (Pompidou, Giscard, Mitterrand) ou au silence, totalement scandaleux, il doit y avoir une place aussi pour la demande mémorielle de pardon par la descendance ou la parenté.
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Seitenzahl: 231
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Table des matières
Préface du livre 9 : Jérôme Carcopino à Vichy
Acte I — Scène 1 : Comparution
Acte I — Scène 2 : Pétain et Vichy
Acte I — Scène 3 : Engrenage ?
Acte I – Scène 4 : 11 novembre 1940
Acte I – Scène 5 : Carcopino, protecteur et collaborateur
Mise en perspective en trois niveaux
Scène 6 : recteur intérimaire de l’Académie de Paris le 13 novembre 1940
Scène 7 : Carcopino à Vichy le 23 décembre 1940
Scène 8 : 25 février 1941, Carcopino nommé secrétaire d’État à l’Éducation nationale et à la Jeunesse
Scène 9 : secrétaire d’État à l’Éducation nationale et à la Jeunesse
Scène 10 : Arrivée à Vichy en mars 1941
Scène 11 : Arrivée à Vichy en mars 1941
Scène 12 : Carcopino et son ascension
Scène 13 : Un cabinet sous tutelle militaire
Scène 14 : Carcopino, l’épuration et l’image de soi
Scène 15 : Le statut des Juifs et l’antisémitisme d’État
Scène 16 : L’application des décrets du 18 octobre 1940
Scène 17 : Témoignages d’exclusions et de résistances
Scène 18 : Le « Malet-Isaac » et l’exclusion des Juifs de l’enseignement
Scène 19 : Aryanisation du corps enseignant et révocations à Condorcet
Scène 20 : Les lycéens juifs sous Vichy
Scène 21 : L’épuration des enseignants et fonctionnaires
Scène 22 : Les réintégrations limitées et le sort des enseignants
Scène 23 : Carcopino et les lois d’exception
Scène 23 bis– Carcopino et les lois d’exception
Scène 24 – Carcopino, Marc Bloch et le jeu trouble de la collaboration
Scène 24 bis : Université
Scène 25 Instituteurs
Scène 26 – L’application de la loi sur l’exclusion des Juifs
Scène 27 : Carcopino, l’Église et l’école
Scène 28 : Le numerus clausus
Scène 29 : Les lycées et collèges sous pression
Scène 30 : L’aspect historique et humain du problème juif
Scène 31 : La chaire d’histoire du judaïsme
Scène 32 : L’épuration administrative des fonctionnaires
Scène 33 : Carcopino et les fonctionnaires francs-maçons
Scène 34 – Marge de manœuvre vis-à-vis de son administration
Scène 35 – L’administration Carcopino : mémoire, pouvoir et apolitisme
Scène 36 – Loyautés, compétences et zones d’ombre
Scène 37 – L’épuration aux Chantiers de jeunesse
Scène 38 – Les lois Carcopino sur l’archéologie : réforme ou écran de fumée ?
Scène 39 – Disgrâce, exil et retour à l’École normale
Scène 40 – Sursis étudiant et STO : l’École normale face à l’épreuve
Scène 41 – Rue d’Ulm : STO, résistances et responsabilités
Scène 42 – Le procès en Haute Cour de justice : arrestation, humiliation, sursis
Scène 43 – Haute Cour : l’indignité nationale et le procès des omissions
Scène 44 – Le bouclier ou le masque : justification et aveuglement
Scène 45 – Le verdict : non-lieu et mémoire trouble
Scène 46 – Haute Cour : jugements, disparités et mémoire
Scène 47 – Bilan : fidélités, zèle et transgressions
Scène 48 – Épilogue : autorité, mémoire et indulgence
Scène 49 – Réintégration : mémoire, justification et dernière scène
Scène 50 – Coupole : mémoire honorée, mémoire effacée
Scène 51 – Épilogue : la tombe, le silence, les héritiers
Scène 52 – Mémoire des victimes : l’oubli n’est pas une excuse
Scène 53 – Remémoration : les morts, les écrits, les silences
Scène 54 – Dernier tableau : pouvoir, mémoire, poussière
Scène 56 – Post-scriptum final : mémoire active, vigilance nécessaire
Notes et références
Repères chronologiques
En passant par Toulouse (1973-1980)
Dossier dramaturgique
Table des matières
Hyères, septembre 2025. Pour me contacter : [email protected]
La façon dont notre société traite les Juifs témoigne de son degré de civilisation, parmi d’autres éléments bien entendu.
Ce qui s’est passé sous le régime de Vichy est tout à fait abominable.
Beaucoup a été dit mais tout n’a pas encore été dit. Les historiens continuent de travailler et il faut les encourager pour que ça serve. « Ce qui est arrivé peut recommencer » a dit Primo Levi1.
Nous avons ouvert, sur cet itinéraire de mémoire, le cas de Jérôme Carcopino qui a appliqué les lois d’exclusion des Juifs, notamment dans son secrétariat d’Etat entre le 24 février 1941 et le 18 avril 1942.
Il a rédigé ses Souvenirs avec une complaisance certaine sur son rôle dans ce domaine et cela a longtemps tenu lieu d’histoire. Grâce à des historiens, une autre vérité a émergé.
Nous devons ici penser aux victimes de l’épuration, par certains côtés tout à fait excessive, conduite par Jérôme Carcopino. Au-delà du devoir mémoriel présidentiel, courageux et décisif (Chirac), souvent trop timide ou trop expéditif ou même presque négationniste, trop longtemps limité à un oubli dit « nécessaire » (Pompidou, Giscard, Mitterrand) ou au silence, totalement scandaleux, il doit y avoir une place aussi pour la demande mémorielle de pardon par la descendance ou la parenté.
Jérôme Carcopino, 1881-1970
Illustration de couverture : Sarrabezolles, Carlo (Charles Marie Louis Joseph Sarrabezolles, dit) (Toulouse, 27–12–1888 - Paris, 11–02–1971), graveur en médailles - Médailleur
Sur cinq lignes : « JEROME CARCOPINO. / MEDAILLE D'OR DU CAPITOLE / DES ACADAMIES FRANCAISES. DES INSCRIPTIONS / ET PONTIFICALE D'ARCHEOLOGIE / HONORIS CAUSA OXFORD / 1881-1970 » ; au revers circulaire : « VIRGILE CESAR CICERON ANNIBAL / SAINT PIERRE. PYTHAGORE. PAYSAN DE VERNEUIL DAME DE VIX ».
Signature - Au droit sur le col : « C. SARRABEZOLLES ».
(Musée Carnavalet, Histoire de Paris)
1 « Ce qui est arrivé peut recommencer » de Primo Levi provient de son livre « Si c'est un homme ». Dans ce livre, Levi raconte son expérience en tant que survivant du camp de concentration d'Auschwitz et met en garde contre les dangers de l'oubli et de l'ignorance. Il souligne l'importance de se souvenir des horreurs du passé pour éviter qu'elles ne se reproduisent.
(Un espace nu, comme un tribunal intemporel. Un bureau de bois sombre au centre. Lumière crue. À gauche, une chaise vide. À droite, un pupitre où se tient Le Procureur. Au fond, une grande horloge figée à « 27 juin 2021 ». Une atmosphère de jugement suspendu entre les siècles.)
LP (Le Procureur)
(d’une voix ferme, solennelle)
Je suis le Procureur.
Nous sommes en 2021, mais ce soir nous convoquons l’ombre d’un homme.
Jérôme Carcopino, approchez. Présentez-vous.
JC (Jérôme Carcopino)
(sort lentement de l’ombre, l’air grave, les traits marqués par l’âge et l’histoire. Il s’incline
légèrement, comme devant une assemblée invisible)
Ce 27 juin 2021, jour de mon anniversaire, je comparais devant vous.
Qui suis-je ?
Je suis né le 27 juin 1881, à Verneuil-sur-Avre.
Historien de Rome, universitaire, directeur de l’École normale supérieure.
J’ai siégé au gouvernement de Vichy comme secrétaire d’État à l’Éducation nationale et à la Jeunesse.
J’ai connu l’humiliation de l’arrestation à la Libération, Fresnes.
Puis l’Académie française enfin.
Je suis mort en 1970. Mais vous m’appelez encore.
LP
Oui. Parce que vos actes demeurent.
Sous Vichy, vous avez apporté votre notoriété au régime. Vous avez protégé vos arrières, ménagé vos issues, échappé aux plus lourdes condamnations. Beaucoup pensent que vous vous en êtes sorti trop bien.
JC
(avec une pointe de colère contenue)
Tout est déjà écrit.
Mes souvenirs… mes Souvenirs de sept ans. Je les ai livrés en 1953.
LP
(le coupant, sèchement)
Si vous êtes ici, c’est qu’il reste des zones d’ombre.
Vous n’étiez pas un simple témoin.
Vous saviez. Vous choisissiez. Vous calculiez.
L’Université vous offrait un trône, vous y avez trouvé pouvoir et refuge.
(Un silence. JC baisse la tête. Le Procureur se rapproche, la voix plus incisive.)
LP
Septembre 1940.
Vous êtes nommé directeur de l’École normale supérieure.
Vous revenez de Rome. L’Italie vient d’entrer en guerre.
Votre propriété de La Ferté-sur-Aube est occupée par des officiers allemands. Et vous ? Vous ne restez pas à l’écart. Vous ne vous effacez pas.
Vous vous ralliez à Pétain.
JC
(redresse la tête, un éclat dans les yeux)
J’ai suivi le Maréchal. Comme tant d’autres.
Il avait su préserver l’Empire, la zone libre.
Je croyais qu’il sauverait la France une seconde fois.
LP
(s’avançant brusquement, accusateur)
Alors dites-le sans détour, ici, devant l’Histoire :
Il y a longtemps que vous admiriez Pétain, n’est-ce pas ?
(Silence pesant. JC reste immobile, la lumière se resserre sur son visage. Le tic-tac d’une horloge imaginaire se fait entendre, amplifié, oppressant. Rideau.)
(Même décor : tribunal intemporel. La lumière s’intensifie. Le Procureur se tourne vers l’ombre d’où surgissent deux nouveaux personnages. L’un en costume sombre, accent américain perceptible : Paxton. L’autre, plus jeune, veste claire, carnet en main : Stéphane Israël. Leur présence impose la gravité de l’Histoire elle-même.)
LP
(à Carcopino, tranchant)
Il y a longtemps que vous admiriez Pétain, n’est-ce pas ?
Votre propre plume l’avoue.
Et je cite Stéphane Israël.
Stéphane Israël
(s’avançant, lisant de son carnet, voix précise, coupante)
« En 1934, Carcopino est admis au déjeuner Hervieu.
Un cercle fermé où se mêlent intellectuels et politiques.
Présidé par le maréchal Pétain lui-même.
C’est là, monsieur Carcopino, que naît votre culte.
Un culte de la personnalité dans toutes ses composantes. »
JC
(redressant le torse, presque fier)
Je n’ai jamais cherché à le cacher.
Je fus conquis dès notre première rencontre.
Pétain… sa noblesse, sa simplicité.
En veston sombre, sans ruban, parlant peu mais toujours juste.
Un homme d’une modestie éclatante.
Un vainqueur qui se faisait proche, presque familier.
Comment ne pas être séduit ?
LP
(amer, presque ironique)
Séduit… ou aveuglé.
Vous magnifiez Pétain parce qu’il était académicien, déjà membre du cercle où vous rêviez d’entrer.
Votre admiration avait aussi l’odeur de l’ambition.
(Silence. Paxton s’avance, grave, comme une voix de vérité étrangère au sol français.)
Paxton
(accent marqué, implacable)
Mais souvenons-nous du climat, 1940.
La défaite écrase la nation.
L’exode, la faim, les humiliations.
La propagande fait du vieil homme de 84 ans le sauveur providentiel.
Et vous, Carcopino, vous n’êtes pas seul.
La grande majorité des Français se rallient à Pétain.
Oui, quelques-uns rejoignent De Gaulle… mais très peu.
Les véritables résistants sont encore très rares.
LP
(martelant les mots, tourné vers Carcopino)
Vous parlez d’instinct, de confiance, de salut.
Mais derrière, c’était la soumission, l’abandon, la collaboration.
Vous saviez que l’armistice n’était pas la paix.
Stéphane Israël
(tranchant)
Et vous espériez, en rejoignant Vichy, gravir les échelons.
Votre admiration pour le Maréchal était aussi l’attente d’une récompense : l’Académie française, les honneurs, le pouvoir.
JC
(s’emporte, la voix tremblante mais forte)
Non ! Vous ne comprenez pas…
J’avais vu Pétain en 14-18.
Un chef qui avait sauvé Verdun.
J’ai cru qu’il sauverait encore la France.
J’ai cru comme tant d’autres.
Paxton
(le coupant, implacable)
Non, monsieur Carcopino.
Ce n’était pas seulement une croyance.
C’était un choix.
Vous avez donné à Vichy votre notoriété, votre voix, votre science.
Et ce choix, aujourd’hui, vous en répondez devant l’Histoire.
(Silence pesant. Les quatre hommes se font face. Le tic-tac de l’horloge se fait entendre, plus rapide, plus angoissant. La lumière baisse sur JC, seul, comme acculé par ses juges.)
LP
Alors, Jérôme Carcopino…
Était-ce admiration…
Ou compromission ?
(Noir brutal. Fin de la scène.)
(Le décor reste le tribunal intemporel, mais des chaises vides sont disposées autour, comme si les témoins de l’Histoire pouvaient venir s’asseoir à tour de rôle. La lumière est plus dure. JC est assis, un dossier à la main. Le Procureur se lève, carnet noir ouvert.)
LP (Le Procureur)
En réalité, monsieur Carcopino, vous convoitez la direction de l’École normale supérieure.
Vous la vouliez, et vous avez tout fait pour y être nommé.
JC (Carcopino)
(sincère, presque naïf)
J’ai écrit à mon camarade, Émile Mireaux, pour le féliciter de sa nomination au ministère.
Un geste naturel, amical.
Mais en l’écrivant, j’ai compris plus tard que j’avais signé mon adhésion au gouvernement.
Tout s’est enchaîné.
De l’École de Rome à la Rue d’Ulm, de la Rue d’Ulm à la Sorbonne, et de là… au Secrétariat d’État.
Un engrenage, voilà tout.
LP
(sec, accusateur)
Non. Un calcul.
Votre lettre n’était pas une politesse.
C’était une offre de services.
Et l’historien Stéphane Israël va nous éclairer.
(Stéphane Israël entre, carnet en main, ton clair et tranchant.)
Stéphane Israël
Carcopino ne fait pas que suivre le mouvement.
Il anticipe, il agit.
Dès la nomination de Mireaux, il lui écrit.
Ce n’est pas une simple félicitation : c’est une adhésion, une proposition déguisée.
Le 26 juillet 1940, Mireaux lui offre la direction de l’ENS.
Et Carcopino répond : « Je vous avais demandé du travail. Vous m’avez offert la direction de l’ENS. »
Voilà la vérité.
LP
(se tournant vers JC)
Vous êtes malin.
Vous faites accepter votre plan de réformes avant d’être nommé.
Ainsi, plus tard, vous serez protégé.
(Un silence. Le Procureur se redresse, plus grave.)
LP
Mais il y a aussi votre manière d’agir : vous court-circuitez vos supérieurs.
Vous savonnez la planche de Jacques Chevalier, votre rival.
Et vous repartez voir directement le Maréchal.
De l’audace, toujours.
JC
(agité, presque outré)
Je voulais sauver l’École.
Elle était occupée par les Allemands !
J’ai obtenu qu’ils lèvent leurs sanctions.
J’ai récupéré les locaux pour les normaliens.
Est-ce un crime de protéger son institution ?
LP
Protéger ? Ou vous protéger ?
(Silence. Le Procureur se tourne vers le public, puis appelle d’une voix forte.)
LP
Alain Monchablon ! Dites-nous ce qu’il en fut le 11 novembre 1940.
(Monchablon entre, en manteau sombre, des papiers à la main. Il s’avance lentement.)
Alain Monchablon
La manifestation de l’Étoile, le 11 novembre 1940, fut la première grande contestation
publique de l’Occupation.
Des milliers d’étudiants, des centaines d’arrestations.
L’Université fermée.
Un souffle de Résistance, mais fragile, incertain.
(Un jeune homme entre brusquement, énergique, brassard à la manche : François de
Lescure. Il s’adresse directement au public.)
François de Lescure
Nous étions là, oui ! Place de l’Étoile.
Nous voulions dire « non ».
Pas avec des armes, pas encore. Mais avec nos voix, nos corps, nos fleurs sous l’Arc.
Ils ont arrêté, frappé, humilié.
Et que faisait Carcopino ?
Il négociait, certes… mais pour maintenir l’ordre, pas pour soutenir notre élan.
JC
(se lève, indigné)
Faux !
J’ai levé les sanctions.
J’ai protégé les étudiants, les normaliens.
Je ne les ai pas livrés !
LP
(coupant net, voix de tonnerre)
Vous avez protégé l’institution… mais avez-vous protégé la liberté ?
(Silence lourd. Tous les personnages restent figés. La lumière tombe sur JC, seul, comme s’il portait sur ses épaules le poids d’une jeunesse trahie. Noir.)
Cette scène met en place :
Carcopino qui se justifie par l’institution.
Israël qui révèle son activisme.
Monchablon qui apporte la voix des historiens.
Lescure qui incarne la jeunesse résistante.
Le Procureur qui tranche et ramène tout au dilemme central : ambition personnelle ou responsabilité morale ?
(Une salle d’audience nue, mais cette fois l’espace est traversé de sons extérieurs : clameurs d’étudiants, échos de slogans « Vive la France », « Vive de Gaulle ». Bruits de bottes, sirènes de police. Lumière changeante, entre tension et répression. À jardin, le Procureur (LP). À cour, Carcopino (JC). Derrière, une table où s’installent au fil de la scène Alain Monchablon (AM), Gustave Roussy (GR), et d’autres voix convoquées par LP.)
LP
Paris, novembre 1940.
La jeunesse française se soulève.
Carcopino, vous êtes alors directeur de l’École normale supérieure. Dites-nous ce que vous faisiez, ce que vous avez vu.
JC
(calme, presque professoral)
J’ai voulu protéger mes élèves. Dans mes Souvenirs, je l’ai écrit : j’ai organisé, ce jour-là, le 11 novembre, une cérémonie interne, discrète, dans l’enceinte de l’École.
La rue grondait, mais j’ai veillé à ce que l’ordre académique ne soit pas compromis.
LP
(ironique)
L’ordre, oui… Mais dans la rue, l’histoire s’écrivait. Écoutons.
(Il fait signe. AM se lève, un dossier à la main, lit comme un témoin-expert.)
AM
« La manifestation des étudiants du 11 novembre 1940 occupe une place fondatrice dans l’histoire de la Résistance.
Spontanéité, diversité des acteurs : communistes, gaullistes, simples patriotes.
Vers 17 heures, place de l’Étoile : slogans, chants, drapeaux.
Puis la répression. La Geheime Feldpolizei. La Propagandastaffel. Coups de feu. Arrestations.
Plusieurs blessés. »
(Il referme son dossier. Le silence retombe.)
LP
Carcopino, pendant que les jeunes chantaient La Marseillaise, que faisiez-vous ?
JC
Je prenais acte. Je notais. Et je cherchais à limiter les dégâts.
GR (Gustave Roussy)
(se levant vivement, le doigt accusateur)
Non, monsieur ! Vous avez pris ma place !
Le 13 novembre, j’ai été relevé de mes fonctions de recteur. Évincé, moi, Gustave Roussy.
Et qui m’a remplacé à titre provisoire ? Vous.
Directeur de l’ENS et recteur de l’Université de Paris, cumulant les pouvoirs, consolidant votre ascension sur les ruines de la révolte étudiante !
LP
Exact.
Et pour convaincre vos supérieurs, vous avez insisté sur le caractère « peu universitaire » de la manifestation.
Vous avez dit : « Ce n’étaient pas mes normaliens, mais surtout des lycéens. »
Ainsi vous protégiez votre École… et consolidiez votre position.
JC
(se raidissant, la voix dure)
J’ai plaidé la vérité : 19 étudiants, 93 lycéens. Les chiffres sont clairs.
LP
Clairs ? Ou commodes ?
Parce qu’ils vous ont permis de vous poser en protecteur, en sauveur, et d’obtenir la confiance de Vichy.
(Un brouhaha monte : slogans d’étudiants « Vive de Gaulle ! », « La France aux Français !
», repris en écho lointain. Lumière rouge, bruit de charges policières. Puis silence brusque. Un projecteur isole Carcopino, seul face au public.)
JC
(à voix basse, presque un aveu)
Je n’ai fait que protéger l’Université.
Je me suis investi.
(Noir. Fin de la scène.)
(Lumière froide. Le tribunal intemporel. Au centre, Carcopino (JC), debout, visiblement tendu. À jardin, Le Procureur (LP). À cour, François de Lescure (FL), jeune homme énergique, regard vif. En arrière-scène, deux silhouettes allemandes — Un Officier allemand (OA) et Un Propagandastaffel (PS) —, muets d’abord, qui interviendront par éclats. Dans l’ombre, une chaise vide réservée à Pétain (P). Bruits lointains de manifestations, slogans mêlés : « Vive de Gaulle ! », « La France aux Français ! ». Un tract tombe du ciel, lentement, et reste au sol.)
LP
Parlons de votre soutien à François de Lescure.
Arrêté, interrogé, soupçonné de communisme… Et pourtant libéré, grâce à vous. Pourquoi ?
FL
(avec un sourire ironique)
Je respectais vos consignes, Monsieur le Recteur. J’étais loyal en façade, je diffusais vos appels au calme… Mais vous saviez bien que j’avais d’autres activités.
JC
(sèchement)
Vous étiez utile. Zélé, intelligent, conciliateur. J’ai écrit au préfet de police :
(il déclame, comme citant un document)
« Monsieur de Lescure n’a pas cessé, depuis le début de la crise, de prêter au recteur le concours le plus zélé et le plus intelligent dans l’œuvre d’apaisement qui est votre but comme
le mien. »
LP
Un protecteur des étudiants… ou un manipulateur ?
OA
(en allemand, sous-titré par LP, voix dure)
Carcopino a donné des gages. Il voulait la réouverture rapide. Nous avons exigé fermeté, il a exécuté.
PS
(sarcastique)
Et quand les rumeurs de massacres couraient, trois cents morts, disaient-ils… Qui a demandé à la préfecture de faire démentir ? Carcopino. Le « Statthalter du Quartier latin ».
(Il jette un papier au sol. On lit : « Pas de Gauleiter à l’Université de Paris ».)
FL
(ramassant le tract, le brandissant)
Traître à l’Université française, traître à la Patrie ! Voilà ce que disait la rue.
JC
(frappant du poing sur la table, voix brisée entre colère et fatigue)
Je voulais éviter le pire ! Obtenir des aménagements.
Les internes de la rue d’Ulm, je les ai sauvés. J’ai fait rouvrir certains établissements.
Et vous m’appelez traître ?
LP
Mais vous avez aussi fait exclure des lycéens, surveiller des enseignants, convoquer des parents… Et vous avez laissé la police arrêter préventivement, par centaines, des jeunes aux Champs-Élysées et au Quartier latin.
Le 21 novembre : mille quarante et une arrestations.
C’était vous, Monsieur le Recteur, qui donniez la consigne.
(Un silence. Le projecteur éclaire la chaise vide de Pétain. Sa voix résonne, grave, venue d’ailleurs, comme un jugement.)
P (voix off)
« Pendant plus d’une semaine, j’ai craint de ne pouvoir apaiser l’effervescence des lycéens », m’avez-vous écrit.
Vous m’avez servi, Carcopino. Vous m’avez obéi.
(Les voix allemandes éclatent en rires brefs et secs. Les cris des étudiants reprennent au loin. JC baisse la tête. La lumière s’éteint lentement.)
* Cette scène fait intervenir plusieurs points de vue :
Carcopino
comme protecteur mais aussi collaborateur,
De Lescure
comme étudiant ambigu (conciliant et suspect),
Les Allemands
comme juges cyniques,
Pétain
comme autorité distante,
et la
rue
(tracts, slogans) comme contrepoint accusateur.
Mise en perspective en trois niveaux
1. Les rapports de pouvoir
– Avec Chevallier : rivalité ouverte. Carcopino joue la carte de la légitimité universitaire, accuse Chevallier de procédures irrégulières et obtient gain de cause auprès de Pétain. Il sait que le recteur n’est pas seulement un administrateur : c’est une vitrine politique et symbolique, surtout dans le contexte de l’Occupation.
– Avec Pétain : Carcopino comprend que l’appui personnel du maréchal est la clef. Il le sollicite directement, court-circuitant la hiérarchie administrative. Pétain le soutient contre Chevallier, puis l’aide à accéder au gouvernement.
– Avec Bonnard et les Allemands : Bonnard était le candidat « naturel » de l’occupant. Mais Pétain écarte ce choix en installant Carcopino, ce qui permet de préserver un semblant de souveraineté française dans le domaine universitaire.
2. Le jeu des ambitions
Carcopino refuse ostensiblement le poste de secrétaire d’État lorsqu’il est évoqué, mais pose une condition : l’abrogation des mesures de Chevallier, jugées attentatoires à la liberté de conscience et aux traditions universitaires. Ce refus apparent est en réalité une posture stratégique : il se place comme défenseur de l’autonomie intellectuelle française, ce qui lui assure une légitimité morale et politique, tout en préparant son entrée au gouvernement.
3. L’image et la critique
– La presse de Vichy s’étonne de son ascension rapide, presque trop belle pour ne pas cacher un calcul.
– Carcopino se trouve dans une position délicate : il passe pour le garant de l’ordre universitaire et du respect de la tradition, mais son zèle et sa proximité avec Pétain alimentent les critiques de collaboration.
– Ses adversaires le surnommeront plus tard « Statthalter du Quartier latin », soulignant la part d’autorité qu’il exerçait au service des deux camps à la fois.
Trame où Carcopino n’est pas seulement un recteur « pris dans la tourmente », mais un acteur habile, soucieux d’asseoir son autorité dans un espace de pouvoir extrêmement mouvant, entre collaboration, protection des étudiants et ambition personnelle.
LP : Monsieur Carcopino, vous êtes nommé recteur de l’Académie de Paris le 13 novembre 1940. Mais vous insistez : ce n’est qu’à titre intérimaire. Pourquoi tant de précautions ?
Carcopino : Parce que le poste est exposé, Monsieur. Trop exposé. Je ne veux pas que la rue d’Ulm ni la Sorbonne soient compromises par ma présence trop visible. Je veille à ce que les portes restent ouvertes, même si le vent d’Occupation souffle fort.
LP : Vous cumulez pourtant les postes essentiels de l’Université. La presse de Vichy s’étonne de votre ascension fulgurante.
Carcopino(avec un léger sourire) : On parle de « bâtons de maréchaux ». Je ne suis pas militaire, mais je comprends la métaphore. Disons que les circonstances me placent là où d’autres ne savent pas se maintenir.
Chevallier(entrant dans la conversation, agacé) : Circonstances ou intrigues ? Vous n’avez pas supporté ma décision de mutation. Une décision qui relevait de mes prérogatives de ministre.
Carcopino : Précisément non. Vous n’aviez pas consulté ni moi, recteur, ni le Conseil de l’Université. J’ai donc saisi celui qui pouvait arbitrer.
LP : Le maréchal Pétain ?
Carcopino(calme, presque désinvolte) : Oui. Je suis allé à Vichy, sans prévenir. J’ai exposé le cas au Maréchal. Il a tranché en ma faveur.
Pétain(s’adressant à Chevallier) : Vous auriez dû respecter les procédures, Chevallier. Carcopino a raison.
Chevallier(sombre) : Vous me savonnez la planche, Jérôme. Mais prenez garde : les recteurs passent, les ministres restent.
LP : Pas toujours, semble-t-il. En février 41, vous, Chevallier, êtes pris dans le piège de vos lois sur la laïcité. Trop de religion réintroduite à l’école ; vous êtes contraint de partir.
Carcopino(à voix basse, presque pour lui-même) : La place se libérait d’elle-même.
LP : Mais il restait un candidat, Bonnard, soutenu par les Allemands.
Pétain(tranchant) : Je ne voulais pas de Bonnard. Les Allemands n’ont pas à imposer leurs hommes dans notre Université. J’ai choisi Carcopino.
Carcopino(avec componction) : J’accepte ce choix, Maréchal. Mais je dois vous dire… ni recteur, ni secrétaire d’État ne m’attirent. Pas si les mesures de Chevallier demeurent. Elles heurtent la liberté de conscience, les libertés universitaires.
Brinon(pragmatique, pressant, s’adressant à Carcopino le 22 février 1941) : C’est Darlan qui exige votre réponse, Jérôme. Allez-vous accepter ?
Carcopino(se redresse, solennel) : Oui. Mais à ma condition : abroger les mesures contraires aux libertés. Sinon, je n’accepte rien.
LP : Et le 22 février, vous êtes nommé, grâce au soutien direct du Maréchal.
Carcopino(avec un calme calculé) : Ce n’était pas l’ambition qui me guidait, mais la volonté de protéger l’Université.
Chevallier(ironique, en aparté) : Ou de la dominer.
LP : Nous entendons à présent Michèle Cointet sur l’arrivée de Carcopino à Vichy le 23 décembre 1940.
Michèle Cointet(ouvrant ses notes, sobre, précise) : Je parle de la visite de Carcopino à Vichy le 23 décembre 1940, à l’improviste, alors qu’il est recteur intérimaire de Paris et pas encore secrétaire d’État. Quand il est secrétaire d’État, Carcopino parle de ses locaux.
LP(regard appuyé vers Carcopino) : Vous êtes déçu, M. Carcopino. Vous vous attendiez à mieux !
Carcopino(légèrement ironique, en se souvenant) : Il est vrai que l’accueil ne fut pas fastueux.
Michèle Cointet : Jérôme Carcopino était venu en visite « inopinée » à Vichy le 23 décembre 1940. Logé à l’hôtel du Parc, il avait dû y laisser son bagage faute d’argent pour régler sa chambre. L’aventure lui fut profitable puisqu’il deviendra ministre de l’Éducation nationale six semaines plus tard.
Carcopino(soupirant, mi-amusé mi-amer) : Oui… un détail peu glorieux, mais vrai.
Michèle Cointet : Il emménage dans les chambres gris Trianon du Plaza. Il regarde avec tristesse son bureau Louis XV, ses deux fauteuils dépareillés et son armoire à glace en palissandre. Les services qui dépendent de lui, comme les Beaux-Arts, sont à l’hôtel de Lucerne, rue de l’Intendance. Le commissariat des Chantiers de jeunesse garde toute son indépendance à quarante-cinq kilomètres, à Châtelguyon.
LP(coupant net) : Nous n’allons pas nous attarder sur la réforme scolaire qui n’est pas au cœur de notre sujet. En avez-vous trop fait à l’encontre des Juifs lors de l’épuration ? C’est cela que nous voulons tirer au clair.
Carcopino(se redressant, solennel) : Dans mes Souvenirs, j’ai rappelé le véritable courage : celui qui consiste à braver les injures plutôt que de trahir les intérêts dont on a la charge.
LP : Nous écoutons Louis Planté à votre sujet.
Louis Planté(d’une voix posée, mais tranchante dans le fond) : Je suis assez élogieux pour Carcopino dans l’ensemble, mais je révèle un trait important de sa personnalité : il est doté d’un complexe où, selon le moment, domine tantôt une vanité souriante, tantôt le plus légitime orgueil qu’il tire de sa valeur, des hautes fonctions qui lui sont échues. Leur expansion répétée pourrait toutefois déconcerter chez un homme formé par sa profession même à ne pas anticiper le jugement de l’Histoire. Il semble éprouver de ses actes, de leur habileté, de leur pertinence, une complaisance dont il ne veut pas laisser le soin à autrui.
LP(revenant vers Carcopino, incisif) : Vous préférez écrire votre histoire à votre façon plutôt que de laisser ce soin à d’autres. Et d’ailleurs, ça a fonctionné. Bien de vos affirmations seront reprises sans vérification véritable. Il y a des paresseux et des complaisants, M. Carcopino.
Carcopino(se cabrant, piqué au vif) : J’ai écrit pour témoigner, pas pour séduire !
LP
