Rien qu'une nuit - Max du Veuzit - E-Book

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Max du Veuzit

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Beschreibung

"Señorita, voulez-vous m'épouser ?”
Prisonnière des anarchistes, Orane n’a pas le choix. A Barcelone, pour leur échapper, elle devient en quelques minutes l’épouse du beau Miguel Ruitz, l’aviateur. Un inconnu pour la jeune Française.
La guerre civile fait rage en Espagne. Miguel Ruitz partira le lendemain. Il est chevaleresque mais c’est un homme, un soldat que guette la mort... Le mariage est consommé dans la nuit. Rien qu’une nuit.
Ayant pu regagner la France, Orane n’ose avouera ses parents son étrange union. Elle n’arrive pourtant pas à oublier celui qui l’a sauvée...
Néanmoins, quand Miguel reparaît, ce sont deux étrangers qui s'affrontent. Le mariage est légal. Si Orane accepte la situation, elle se refuse désormais à son mari. L’incompréhension s’installe.
Miguel Ruitz a-t-il vraiment tout dit à sa femme ? Auront-ils une seconde chance de bonheur ?...|Librairie Jules Tallandier|

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SOMMAIRE

Rien qu’une nuit

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

Notes

MAX DU VEUZIT

RIEN QU’UNE NUIT

Paris, 1937

Raanan Éditeur

Livre 1046 | édition 1

Rien qu’une nuit

I

– Buenos dias, Vincente!|1| 

Au moment où il s’apprêtait à traverser la place de Catalogne, à Barcelone, le soldat entendit prononcer son nom par une voix familière.

– Ruitz !... Toi ici ? fit-il en se retournant vers celui qui l’interpellait, un grand jeune homme en habit de milicien.

– Oui, Vincente, moi ici. Je rentre d’une reconnaissance sur les côtes et si, comme tu le dis, je suis ici, ce n’est pas ma faute ; j’ai cru, un certain moment, que toute leur mitraille m’était destinée. Mais tu vois, amigo, la mort n’a pas voulu de moi, cette fois encore, et j’en suis revenu.

– Heureusement, mon vieux !...

Ils se turent un instant, devenus graves. Combien de temps l’un et l’autre seraient-ils encore préservés des atteintes du feu adverse ? C’est joli de se battre pour une cause sociale, mais ce n’est pas un idéal qui exalte longtemps ceux qui voient la mort chaque jour.

Ruitz en fit tout haut la remarque.

– On aimerait quand même sortir vivant de cette tornade qui nous secoue depuis des mois.

– Oui, convint Vincente, on en a assez ! Moi, j’aime la vie.

– Moi aussi... et c’est naturel !

– À notre âge surtout... et encore plus aujourd’hui.

– Aujourd’hui ?

– J’épouse Frasquita !

– Mais c’est vrai ! Je l’oubliais... Mes compliments, amigo !... Frasquita est une charmante jeune fille... Tous mes vœux, Vincente ; le plus grand bonheur possible pour toi comme pour elle.

– Merci, Ruitz ! Mon amie sera sensible à tes bonnes intentions. Mais toi, vieux, n’y a-t-il rien de plus que l’amour de la vie qui te fait redouter la mort ? Quand une passion comme la mienne absorbe l’âme, on tient à l’existence pour elle-même... parce qu’on rêve d’une vie tranquille avec la femme qu’on a choisie ! Si tu es amoureux, tu dois me comprendre.

– Oh ! il n’est pas besoin d’être amoureux pour préférer la vie ! Quand je suis là-haut, tout seul dans mon appareil, et que les balles sifflent autour de moi, j’avoue que la politique et toutes ses lois sociales me laissent terriblement indifférent ; avant tout je pense à ma peau, que je préférerais voir ailleurs que dans cet ouragan de feu.

Il soupira :

– Quant à l’amour ?... Une passion qui m’absorbe tout entier, comme tu dis si bien ?... Ah ! ce serait magnifique ; mais, vois-tu, amigo, cela n’est pas encore arrivé, et je te dirai que je le crains autant que je le désire. C’est terriblement beau, une grande passion ; mais, tu entends, j’ai précisé : terriblement. 

– J’en déduis que tu n’es pas amoureux en ce moment ?

– Non, je prends le plaisir où je le trouve, comme un soldat peut le faire ! Je me penche, une nuit, sur un visage de femme, et puis, je l’oublie ! Je vais de la blonde sémillante à la brune grave et pensive. D’aventure en aventure ! Je vis sans me soucier de ce que le destin me réserve, sans penser au jour, heureux ou malheureux, qui me mettra en face d’une réelle idylle... Le mieux n’est-il pas de laisser à la Madona le soin de s’occuper de cette question ? Elle est femme et mère ; qui mieux qu’Elle pourrait choisir celle qui devra être ma compagne des bons et des mauvais jours ?

– Évidemment, Ruitz ! Si tu te places sous cet angle insouciant, tu n’as pas tout à fait tort : il ne faut pas se marier sans ressentir un amour qui vaille la peine d’enchaîner sa liberté. Mais prends garde, vil séducteur, tu pourrais bien rencontrer sur ton chemin le petit dieu, armé de son carquois... Don Juan de Zamora, qui fut un grand pécheur devant l’Éternel, en fit l’expérience un jour.

Ruitz se mit à rire.

– Je ne crois pas mériter d’être comparé à don Juan, loin de là ! Mais il ne dépend pas davantage de moi d’aimer sincèrement ou pas ! Cependant, sache, Vincente, que le jour où je serai vraiment amoureux, tu pourras te dire : Ruiz est le plus malheureux des hommes, à présent !... Qu’elle se nomme Florès, Juanita ou Carmen, toute autre catastrophe lui aurait été moins préjudiciable que celle-là.

– Farceur, va !

Et les deux hommes se mirent à rire.

C’était sur un des côtés de la place de Catalogne que nos deux hommes conversaient. À l’autre extrémité, des femmes étaient parquées.

De loin, Ruitz les remarqua.

– Qu’est-ce qu’il y a encore là-bas ? gronda-t-il avec mauvaise humeur. On n’en finira donc pas de maltraiter les innocents ?

– Chut ! fit Vincente. Inutile de nous compromettre, puisque nous n’y pouvons rien. Viens jusqu’au quai, par la Rambla, il y a foule, ça te changera les idées.

– Non, il faut que j’aille jusqu’à mon logis m’assurer que j’aurai du linge propre pour partir demain à l’aube. C’est tellement désagréable de se mettre en route sans confort.

– Seulement, pour aller chez toi, il va te falloir passer à proximité du groupe des femmes qu’on garde là-bas, et tu risques de prononcer quelque parole désagréable.

– Tu te trompes, je suis moins sensible que tu le crois... je sais garder ma langue, quand il le faut.

Tout en parlant, ils avançaient de temps à autre, faisant une halte, là où l’un d’eux voulait marquer ses dires de détails plus précis.

Les mains au ceinturon, Ruitz allait, le torse bombé, le menton pointé en avant, d’une manière assez orgueilleuse, qui ne lui allait pas trop mal d’ailleurs, car il était joli garçon, et cette façon de relever la tête mettait en valeur son profil racé.

Vincente, plus petit, se donnait peut-être un air moins avantageux ; cependant, on devinait dans son maintien un certain plaisir à étaler son uniforme d’aviateur. Visiblement, son grade le grisait un peu, réveillait en lui les ardeurs chevaleresques de ce fils de don Quichotte.

Les deux hommes, enfin, se séparèrent, Vincente pour descendre vers le quai, et Ruitz pour traverser la place.

– Je te verrai tout à l’heure ? demanda le premier, avant de s’éloigner. Frasquita serait heureuse que tu sois un de nos témoins.

– Alors, je ferai en sorte d’être exact, pour voir avec quelle crânerie tu te mets la corde au cou.

– Raille à ton aise, vieux, tu y viendras aussi !

– Mais j’y compte bien... un jour ou l’autre... le plus tard possible, par exemple !

Cette fois, ils se quittèrent et Ruitz, lentement, se disposa à traverser la place.

 

II

La guerre civile bat son plein en Espagne. Lutte fratricide où tous les partis politiques s’affrontent et où l’on tue pour le plaisir de tuer.

Dans une église de Barcelone, une rafle vient d’être opérée par les anarchistes.

Ce qui fut au Moyen Âge, l’asile toujours respecté, même au cours des luttes les plus acharnées, ne l’est plus dans ce pays où la passion du meurtre l’emporte sur toutes les autres. Sous l’influence d’une exaltation dont on ne voit même plus les bornes, il semble qu’on ne veuille plus accorder aux hommes le droit de demander à Dieu le courage nécessaire pour vivre encore. Et ceux dont le regard terrifié quitte le hideux spectacle des rues, cherchant un coin de ciel bleu dans les nues pour reposer leurs yeux, sont suspects de trahir l’Espagne en faveur du Très-Haut... « Arrestation pour défaut d’appui moral envers le régime », spécifient les chefs d’accusation qui réclament la tête des croyants. C’est de ce fanatisme impie que se meurt l’Espagne d’aujourd’hui !

Brutaux et déchaînés, les révolutionnaires ont défoncé, à coups de hache, la porte de l’église. Dans la nef silencieuse, où les vitraux rutilants de mille feux laissent couler un jour multicolore, ils ont trouvé, tapies dans tous les coins, une quarantaine de femmes de tous âges et de toutes conditions.

Le malheur a voulu qu’un prêtre soit parmi elles, et la colère des hommes s’en est encore accrue. Insensible à leurs faiblesses, à leurs cris, à leurs supplications, la soldatesque en délire a jeté sur le trottoir les malheureuses, tremblantes de peur, dont les lèvres, machinalement, continuaient d’implorer la puissance divine.

Elles sont là, à présent, criant, pleurant, s’agitant, demandant grâce. Quelques-unes sont muettes de terreur. L’une d’elles tombe sans connaissance. Une de ses compagnes, jeune Catalane à l’air tout particulièrement distingué, se précipite pour lui donner des soins ; mais, pour lui apprendre sans doute à ne s’occuper que de ce qui la regarde, d’un coup de crosse de fusil la pauvrette est projetée à trois mètres.

Un cri de terreur collective a ponctué cette scène brutale. Les victimes, dont la crainte s’avive à la vue d’un pareil traitement, s’affolent de plus en plus pendant que leurs farouches gardiens s’impatientent et s’énervent. Dans ce pays où règne en ce moment la loi du plus fort, la pitié n’est plus de mise.

– Silencio, canallas ! Caramba!|2| 

Et, terrorisées devant les poings qui se crispent vers leurs visages, les pauvres femmes baissent la tête et retiennent leurs plaintes.

– Que croyez-vous, madame, que l’on va faire de nous ? demande à voix basse une jeune fille, s’adressant en langue catalane à une matrone. Ma mère va s’inquiéter, si elle ne me voit pas revenir. Pensez-vous qu’on nous garde encore longtemps ?

– Oh ! ma pauvre petite ! répond à mi-voix l’interpellée. S’ils ne faisaient que nous retenir, ce serait trop beau ! On raconte tant de choses ! Mais, chut ! le gardien nous observe. Mieux vaut se taire ! On pourrait croire que nous complotons quelque chose.

La jeune fille garde le silence, mais ces dernières paroles n’ont fait qu’accentuer son angoisse et ses larmes se remettent à couler, pendant que ses mains croisées se crispent nerveusement sur sa poitrine.

À côté d’elle, depuis le début, deux femmes se tiennent enlacées, deux sœurs, bien certainement, car elles se ressemblent sous leurs cheveux noirs et plats.

Dans un souffle, celle qui paraît la plus jeune a murmuré à l’autre :

– J’ai peur ! Il va nous arriver quelque malheur... C’est horrible !

L’aînée est bien pâle ; cependant, avec des gestes et des mots de maman, elle réconforte sa cadette, tout en s’efforçant courageusement de ne pas laisser paraître son angoisse intérieure.

Au-dessus de leurs têtes, dans un contraste saisissant avec ce spectacle de désolation, le ciel est implacablement bleu... d’un bleu splendide, comme les pays baignés par la Méditerranée semblent seuls en connaître ! L’air est tiède, imprégné de parfums multiples. Et il est difficile de ne pas penser que si le cauchemar de la guerre disparaissait d’Espagne, Barcelone, comme chaque année, pourrait s’épanouir dans la douce quiétude de son climat privilégié et la splendeur incomparable de son cadre de verdure.

Ce jour-là, même, une fête officielle semble vouloir tempérer un peu l’atroce besogne de la guerre civile.

L’autorité n’a-t-elle pas décidé, quarante-huit heures auparavant, que les recrues qui allaient partir au front quitteraient la ville le cœur en liesse ? Pour les soldats, il va y avoir de grandes réjouissances ; mais la plus belle, a-t-il paru aux chefs, est de combler les cœurs des combattants qui vont partir. Plus de deux cents mariages vont être célébrés avec pompe dans quelques heures.

C’est que, en effet, il semble que les militaires, de tous âges et de toutes situations sociales, en aient assez de se battre. Parfois, des murmures arrivent aux oreilles des maîtres qui les dirigent.

La jeunesse est impétueuse et ardente. Elle aime se battre pour une idée, mais elle est également généreuse et sincère. Or, les mesures de répression dont on use avec la population civile ou militaire lui semblent exagérées. D’un autre côté, il y a cette guerre qui n’en finit plus et qui n’est pas, à proprement parler, une guerre, mais plutôt une lutte fratricide.

C’est pour remonter leur courage que les chefs ont eu l’idée de ces mariages rapides, réservés seulement aux soldats qui partent pour le front de Madrid, si dangereux aux défenseurs comme aux assaillants.

Les maîtres de l’heure, à Barcelone, ont calculé qu’en cette occurrence les femmes désireuses d’être épousées tout de suite seraient leurs meilleures auxiliaires. Par des baisers et des mots d’amour, elles sauront conduire leurs fiancés jusqu’à la table des mariages... c’est-à-dire, en vérité, jusqu’aux premières lignes du front.

Et c’est pourquoi tant de mariages vont être célébrés aujourd’hui.

Il y aura ensuite des agapes officielles ; les bals populaires clôtureront la journée ; puis, après la nuit donnée aux jeunes époux pour consacrer leur hymen précipité, les trains, demain, emporteront la masse grouillante vers le front où la bataille fait rage et dont bien peu reviendront vivants.

――

À mesure que Ruitz s’avançait, des éclats de voix, venant du côté des femmes attroupées, attirèrent à nouveau son attention vers le groupe féminin, si inhumainement gardé.

Un serrement de cœur crispa sa poitrine.

« C’est un spectacle auquel je ne pourrai jamais m’habituer, pensa-t-il. Que les hommes se battent passe encore ; mais qu’on s’attaque aux femmes, c’est lamentable ! »

Il était assez près des malheureuses captives, à présent. Une seconde, son œil dur les fixa ; mais, pour ne pas laisser voir ce qu’il pensait de ces arrestations arbitraires et massives, il détourna vivement la tête.

Avisant un des gardes, il demanda :

– Alors, quoi, mon ami, qu’est-ce qu’on va faire de ça ?

En posant cette question, sa voix avait cette inflexion sèche, cette morgue déjà si naturelle aux Espagnols, mais qui se trouvait ici mêlée au dédain et au mépris obligatoires actuellement à Barcelone, quand on parlait des prisonniers.

– Ça, répondit l’autre avec un gros rire, c’est de la chair à croquer, mon vieux ; à moins que ce ne soit une attraction pour l’hôtel Colon... On attend les ordres des camarades.

Ruitz ne répondit pas. Il regardait à nouveau les captives.

À quel sentiment était-il en proie à cette minute ?

Grand, d’apparence énergique, les traits fortement accusés, mais le visage reflétant une belle expression de franchise, le jeune aviateur, en dehors de ses convictions politiques, ne subissait-il pas l’impulsion de la loi de la nature qui veut que tout homme normal, quand il est fort et bien équilibré, désire instinctivement se rapprocher d’un être plus faible, pour le protéger... surtout si ce dernier est une femme en péril ?

Ruitz n’éprouvait-il pas un peu de pitié pour ces malheureuses qu’un sort abominable attendait ?

« À l’hôtel Colon ? » songea-t-il.

Il connaissait la réputation de cet ancien hôtel transformé pour la circonstance en club pour les communistes. Le portrait de Lénine en décorait la façade et c’était dans le sous-sol de cet établissement qu’on se divertissait à toutes sortes de jeux...

Et c’est à ce lieu qu’étaient destinées ces femmes... à moins que ce ne fût pour servir de pâture à quelques soudards en état d’ivresse.

Prudemment, Ruitz gardait pour lui son opinion secrète. Pour secouer un peu le malaise qui l’envahissait, il voulut s’éloigner.

– Alors, bon plaisir ! dit-il au gardien avant de le quitter.

– Merci, ça ira ! ricana l’autre, qui n’était en vérité qu’un modeste comparse, dont des impresarii puissants tiraient les ficelles.

Ruitz, toujours pensif, fit donc quelques pas dans la direction de son domicile, situé vers la gare du Nord. Mais on eût dit qu’une force mystérieuse le retenait sur place. De nouveau, il s’arrêta et, comme s’il ne pouvait s’en détacher, son regard revint errer sur le groupe des malheureuses qu’un frisson d’horreur avait parcouru à l’énoncé de la sentence du gardien : « L’hôtel Colon !... »

« Pauvres femmes ! » pensa-t-il généreusement.

Cependant dans tout ce lot de femmes hagardes et affolées, les yeux de Ruitz, qui jusqu’à présent n’avait fait qu’observer la scène dans son ensemble, se trouvèrent sollicités, subitement, par un visage délicat et doux de jeune fille. L’aviateur en resta interdit... émerveillé !

Debout contre le mur d’une maison, cette jeune fille pleurait, toute seule, silencieusement, comme si elle ne connaissait personne dans ce troupeau féminin dont elle devait partager le sort.

Elle venait de s’essuyer les yeux et de relever la tête, peut-être pour chercher autour d’elle quelque secours ou, plus simplement quelque visage de connaissance, et Ruitz, qui l’observait la vit mieux.

Le magnifique soleil espagnol jetait sa lumière à pleins rayons sur la tête fine nimbée d’or... une tête d’ange ! L’aviateur pensa que, jamais encore, il n’avait contemplé plus bel ovale de Madone, ni vu de plus jolis yeux bleus... de ce bleu pareil à l’azur, après la pluie, si rare chez les femmes espagnoles. Ce bleu splendide accentuait la pâleur du visage et mettait en relief l’éclatante blancheur de la peau. Les cheveux châtains, rejetés en arrière, ondulaient en plis flous au-dessus du front ; la bouche, petite, bien dessinée, aux lèvres roses et fraîches, faisait penser à une grenade mûre. Ni les larmes ni cette matinée d’horreur n’avaient pu entamer tant de charmes naturels.

Sans bien s’en rendre compte, Ruitz restait en contemplation, cloué sur place par un sentiment inattendu, inexplicable, qui était plus obscurément émotif que volontairement admiratif.

Subitement, il eut la sensation d’être observé. Le sens de la réalité reprenant le dessus, il s’éloigna et revint vers le milieu de la place.

Bientôt, il gagna une aubette à journaux, où quelques feuilles illustrées s’étalaient.

Les bras derrière le dos, les jambes écartées, il se campa devant le kiosque et, feignant de regarder un titre flamboyant, imprimé en grosses lettres : El Corriero del Populo, il siffla entre ses dents une seguedillas. Mais, par-dessus la feuille extrémiste, son regard pensif revenait vers la douce tête aux grands yeux troublants.

De temps à autre, il inspectait les alentours, surveillait l’autre extrémité de la place où un attroupement de curieux s’intéressait au montage de la carcasse de bois d’une estrade, dressée hâtivement, en prévision des mariages qu’on y célébrerait tantôt.

Depuis un moment, quelque chose s’élevait en Ruitz. Pitié, folie, idée romanesque ? Sait-on quelles pensées peuvent traverser le cerveau exacerbé d’un jeune homme qui côtoie la mort à chaque minute et qui, depuis des mois, n’a que des visions de carnage, d’orgies, devant les yeux ?

Il quitta son poste d’observation au moment même où deux gardiens s’installaient pour jouer aux cartes sur le pavé brûlant. L’ennui prenait ceux-ci. Cette longue faction pour surveiller un « bétail féminin plutôt docile », selon eux, et la chaleur aidant les incitaient à relâcher leur surveillance.

La jeune fille était toujours dans la même attitude de désolation, mais c’était un chagrin empli de dignité, plus forte que la douleur même.

À mi-chemin du groupe, Ruitz parut hésiter un instant et il demeura immobile, oscillant dans l’alternative ; puis sa physionomie s’éclaira tout à coup. Le sort en était jeté, il irait jusqu’au bout de son invraisemblable projet.

Délibérément, il marcha vers les prisonnières. Devant l’inconnue aux yeux bleus, il s’arrêta, et le ton volontairement un peu rude, bien qu’à voix basse, il dit :

– Señorita, de grâce, ne vous troublez pas. Je veux essayer de vous sortir de là.

Les doux yeux féminins, baignés de pleurs, se levèrent sur lui.

– Mon Dieu ! soyez béni ! bégaya-t-elle. Que me faut-il faire ?

Tout de suite, l’espoir entrait dans l’âme de l’infortunée, tant il est vrai qu’à vingt ans la mort ne peut être admise sans révolte.

L’aviateur reprenait, de sa même voix basse, volontaire :

– Avant tout, dire comme moi... ne pas me démentir.

– Bien !

– En ce moment, nous parlons d’avenir... nous sommes fiancés et nous faisons partie du lot de novios qu’on va marier tout à l’heure...

– Ah !

– Compris ? insista-t-il, comme un ordre.

Elle eut à peine une hésitation.

– Oui, fit-elle dans un souffle, bien que la reconnaissance d’un lien intime avec cet inconnu ne fût pas pour elle des plus rassurantes.

Mais elle n’ignorait pas qu’une des coutumes d’inquisition à Barcelone, née de la guerre et du manque de confiance des partis entre eux, voulait qu’on interrogeât de but en blanc les couples qui parlaient ensemble confidentiellement.

On séparait les causeurs, dans la rue ou dans les cafés, et on les emmenait à quelques pas l’un de l’autre. Là, on les questionnait sur leurs sujets de conversation. Si leurs réponses ne concordaient pas, ils devenaient suspects et on les fusillait, sous prétexte qu’ils avaient été surpris en train de comploter. On conçoit donc qu’avant d’amorcer une conversation dans un lieu public, toute personne rencontrant un parent ou un ami commençait d’abord par bien déterminer les réponses identiques que chacun devait fournir en cas d’interrogation. Cette mesure de précaution était obligatoire, en quelque sorte, pour demeurer vivant.

Et c’est ce qu’avant tout le milicien venait de préciser à son interlocutrice, laquelle, sans hésitation, acceptait de se plier au programme choisi, bien que celui-ci ne fût pas tout à fait de son goût.

– Vous êtes ma novia ? insista Ruitz.

– Oui.

– Ne vous coupez pas, car je risque gros.

– Soyez tranquille ; j’ai compris.

Une sorte de détente adoucit fugitivement le visage de l’aviateur. Cependant, son regard continuait d’errer prudemment autour de lui.

– Dites-moi votre nom, maintenant, señorita.

– Orane Le Cadreron.

Ce nom ne rappelait rien au jeune homme. C’était la première fois qu’il l’entendait.

– Bien, fit-il cependant, je ne l’oublierai pas. Moi, je m’appelle Ruitz, souvenez-vous-en aussi. Maintenant, soyez prudente ; dites comme moi, je vous le répète. Et, surtout, ayez confiance.

Puis, changeant de ton :

– Holà ! camarades ! fit-il brusquement, à haute voix, cette fois, en s’adressant à trois anarchistes armés qui surveillaient le groupe des femmes. Qu’est-ce donc que fait ici ma fiancée ? Comment avez-vous pu arrêter celle que je dois épouser aujourd’hui ?

Il parlait hautainement, avec une véhémence voulue.

Il ajouta, en langue catalane :

– C’est inouï et impardonnable de commettre semblable erreur ! Allons, viens, querida mia|3|, ta place n’est pas ici !

– Ah ! pardon, vous, l’officier, laissez nos otages et ne touchez à personne !

Une altercation s’amorça. Les paroles ne suffisent pas toujours dans ce pays ardent ; le plus souvent, les mains s’agitent, exprimant, mieux que les mots, le sens exact de la pensée.

– Impossible, impossible ! criait le chef des gardes, avec des gestes péremptoires et un roulement des mots plus vif que celui d’un torrent.

Quand les Espagnols parlent, l’étranger ignorant leurs coutumes pourrait aisément supposer qu’ils se disputent ; mais, quand ils se disputent vraiment, cela ressemble à un commencement de furie. Quant à la vraie furie espagnole, la guerre civile nous a rappelé qu’elle n’était qu’endormie depuis Philippe Il et le duc d’Albe.

La discussion entre les deux interlocuteurs menaçait de tourner à l’aigre et les voies de fait semblaient proches, quand un des extrémistes demanda assez irrespectueusement :

– Mais qui êtes-vous, d’abord, vous, le galonné ?

– Je suis Ruitz, l’aviateur ! proclama le jeune homme. Je pense que personne de vous n’ignore mon nom et vous seriez de mauvais frères si vous alliez malmener celle qui est toute ma vie, tout mon bonheur ! Ma chère petite novia, ajouta-t-il théâtralement, en se tournant vers la jeune fille pour l’attirer contre lui en un geste de tendresse merveilleusement joué.

Ruitz, évidemment, savait comment s’y prendre avec les femmes, et Vincente, tout à l’heure, en le traitant de don Juan, ne devait rien ignorer des succès féminins de son compagnon d’armes.

À l’étreinte passionnée de l’aviateur, l’inconnue, interdite, n’avait pas osé se dérober et, bien que gênée et anxieuse, elle demeurait blottie contre lui. C’était tellement inimaginable tout ce qui lui arrivait, depuis le matin, que la pauvrette, saisie par les événements, comme une nacelle abandonnée flotte au gré des flots, se laissait aller, incapable de lutter contre le mauvais sort, ou de regimber contre les volontés plus fortes qui s’imposaient à elle.

En ce moment, d’ailleurs, son soi-disant fiancé luttait pour elle. Superbe d’indignation, il continuait d’interpeller les geôliers qu’il voulait convaincre de ses droits.

– Allons, camarades ! protestait-il véhémentement. Ne sentez-vous pas que je suis dans mon droit en réclamant la novia qui m’appartient ? On croirait qu’aucun de vous n’est amoureux, ou ne l’a jamais été...

– Ce serait extraordinaire, mon vieux ! blagua un anarchiste.

– Évidemment ! riposta Ruitz sur le même ton, avec un sang-froid merveilleux. En Espagne, plus que dans n’importe quel autre pays de la terre, la fleur d’amour pousse sous les pas des hommes ! Aussi, mes amis, pensez à vos femmes ou à vos fiancées. Vous êtes jeunes, tous, ici, donc pas encore blasés ! Et vous auriez le cœur de gâter le jour de mon mariage par une aussi mauvaise volonté ? Non, amigos, vous ne ferez pas cela. Ma novia m’appartient. Ce sont nos noces aujourd’hui et je vais de ce pas faire légaliser notre union.

Et ce disant, sous les yeux des gardes rouges un peu plus indulgents qu’ils ne voulaient le laisser paraître, il se disposait à emmener Orane Le Cadreron.

– Allons, chérie, suis-moi. Les camarades ne diront rien. Ils savent que, s’il me faut aller jusqu’au gouverneur pour faire reconnaître mes droits, j’irai ! À chacun son dû pour ceux qui partent au front !

Il était superbe d’indignation et, grâce à sa faconde, il commençait à en imposer à tous. La vérité, du reste, nous oblige à reconnaître qu’à force de vouloir faire accroire qu’Orane était son bien personnel, il n’était pas loin de le croire lui-même. En ce moment, de toute évidence, il aurait été dangereux de vouloir discuter avec lui sur ce point.

Devant tant d’assurance, le groupe des gardiens hésitait. Des paroles étaient échangées à voix basse :

– Qu’est-ce que c’est que ce Ruiz qui parle si haut ?

– Tu ne l’ignores pas, c’est l’as de notre aviation.

– Ah ! l’Aguita ! Le chéri des états-majors.

– Crois-moi, Fischer, ne soulève pas d’histoires avec lui, il est de taille à la riposte.

– Mais de quel droit nous enlève-t-il une prisonnière ?

– C’est sa fiancée. Il doit l’épouser aujourd’hui.

– Pardon, Ruitz, fit alors un troisième. Il faudrait voir à prouver ce que vous dites. Une fiancée ?... Est-ce bien vrai, cette histoire ? ajouta-t-il en s’adressant à la jeune fille. Allons, parle, toi, la belle, qui ne sais que pleurer pendant que ton amoureux bataille.

Ruitz serra Orane plus fermement contre lui pour qu’elle ne perdît pas la tête en un pareil moment.

D’une voix calme, en même temps, il l’encourageait :

– N’ayez pas peur, chérie, je suis là et je ne vous quitterai pas.

Puis, tranquillement, bien qu’il fût soudain très anxieux, il l’interrogea de façon que tous entendissent :

– Vous deviez, ma beauté, apporter vos papiers. Y avez-vous pensé ? Où sont-ils, à cette heure ?

– Je les ai là, señor, répondit l’interpellée complètement effarée, car ce bras d’homme passé autour de ses épaules ne la rassurait pas plus que l’air menaçant des anarchistes.

Comme elle tardait à présenter les pièces d’identité réclamées par ces derniers, Ruitz lui arracha presque le petit sac qu’elle tenait obstinément contre elle et, sans plus d’égard, avec l’autorité d’un maître incontesté, il l’ouvrit, fouilla et en retira une liasse de papiers.

– À la bonne heure ! fit-il en les agitant à bout de bras. Vous voyez, vous autres, qu’elle s’est munie des pièces utiles pour notre mariage ! Mais voici que l’heure approche ; ne me forcez pas à appeler du renfort pour rentrer en possession de ma future épouse !

Les femmes avaient cessé de pleurer. Inquiètes, elles regardaient tour à tour les anarchistes, l’officier et la jeune fille qui motivait une telle discussion. Généreusement, dans un besoin de solidarité féminine, et bien que chacune d’elles se sentît irrémédiablement vouée au malheur, elles souhaitaient le triomphe de leur compagne.

« Ce sera une malheureuse de moins à livrer aux soudards », pensaient-elles dans leur besoin de revanche, qui allait jusqu’à implorer le Ciel pour qu’un bombardement aérien vînt détruire la ville et anéantir sur-le-champ les bourreaux qui les menaçaient, quitte à être tuées en même temps qu’eux.

Cependant, la soldatesque ne se décidait pas à libérer Orane : la proie lui semblait acquise !

– Laisse-la aller, Fischer, intervint un des gardes, qui en avait assez de tout ce tapage. Il en reste trente-neuf autres, c’est bien suffisant pour nous. Si la femme est à Ruitz, qu’il la prenne et nous fiche la paix !

– Oui, mais sous prétexte qu’ils sont réguliers, ces types-là font toujours la loi. Je trouve qu’en tout ceci une cartouche dans le ventre du beau parleur aurait eu plus d’à-propos et lui aurait appris ce que c’est que de vivre !

Les hommes répondirent par un large rire qui découvrit leurs dents très blanches, en contraste avec leur peau basanée, couleur d’olive confite.

Impassible et sans se presser, l’aviateur emmenait enfin avec lui celle qu’il appelait l’instant d’avant novia mia. 

– Viens, chérie, disait-il, en mettant dans sa voix toute la tendresse possible. Viens, mon amour ! Dans quelques instants, nous serons unis pour la vie.

Jamais homme épris n’avait eu, vis-à-vis de la femme aimée, une attitude plus amoureusement enveloppante.

En passant devant les gardiens qui l’observaient d’un œil d’envie, il jeta un clin d’œil complice.

– Merci, camarades, pour votre courtoisie. Je vous en saurai gré... Le cas échéant, comptez sur moi.

Il profitait de leur court moment d’hésitation, et doucement, mais fermement, il entraînait Orane.

 

III

En traversant la place publique vide de monde, Ruitz se pencha vers sa compagne et, de très près, comme s’il lui disait des mots d’amour, il la prévenait de ce qu’ils devaient faire encore.

– Señorita, expliquait-il à voix basse, je suis parvenu à vous enlever de leurs griffes, mais le plus dur n’est pas fait. La moindre équivoque peut nous perdre tous les deux. Je vous en prie, faites attention.

Les yeux embués de larmes, elle approuva :

– Oui, je devine... je ne dirai rien. Je vous laisserai parler.

– Il vaut mieux, approuva-t-il.

Puis, plus naturellement :

– Maintenant, faisons connaissance, il faut que nous ayons l’air d’être très intimes et de nous aimer depuis longtemps. Racontez-moi votre histoire. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?

Intimidée, elle hésitait. Comment se confier à cet inconnu si brusquement entré dans sa vie ? Elle rougissait, pâlissait, ne trouvant pas les mots qu’il fallait dire pour commencer.

Ruitz, qui s’apercevait de son trouble, aurait voulu ne pas la presser ; mais, s’il était calme en apparence, il s’inquiétait terriblement en réalité.

Il avait agi d’une façon impulsive, sans examiner tous les inconvénients qui pouvaient résulter de son intervention extraordinaire, et, à présent, il se rendait compte qu’il lui fallait conduire l’aventure jusqu’au bout et à bien, s’il ne voulait pas y laisser sa tête et celle de sa compagne.

Généreusement, cependant, en vrai caballero, il pensait :

« Au fond, mourir pour mourir, j’aime mieux y passer pour avoir voulu sauver une vie que pour essayer d’en détruire une ou plusieurs. »

La guerre et ses obligations n’avaient jamais eu d’attraits pour lui ; la politique, pas davantage. Il était avec les républicains parce qu’il habitait Barcelone depuis son enfance. Et, s’il servait dans leurs rangs, c’était parce que, aviateur de son métier, il avait été appelé, dès les débuts de la guerre civile, à servir dans cette armée. C’étaient les seules vraies raisons qui le maintenaient en Catalogne.

Il aurait été de l’autre côté de la barricade si le sort, tout bonnement, l’avait fait naître à Burgos !

Pendant qu’en lui-même il récapitulait les événements, il entraînait sa compagne vers les couples qu’on allait marier et qui, bruyamment, commençaient à se grouper sur les trottoirs perpendiculaires à la gare de Sarria.

En même temps, son regard aigu continuait d’inspecter les alentours.

Quant à Orane, elle suivait docilement son compagnon, sans que son malaise et son appréhension en fussent diminués.

Qui était ce jeune homme ? Et pour quelles raisons ou sous l’influence de quels mobiles s’intéressait-il à elle si généreusement ? Qu’y avait-il à l’origine de sa décision : de la bonté ? de l’héroïsme ? ou bien un simple calcul dont elle n’entrevoyait pas le but ?

Sur l’insistance de Ruitz, elle finit par raconter brièvement son histoire.

– Je suis Française, expliqua-t-elle ; mes parents, qui habitent toujours la France, m’avaient envoyée visiter Barcelone, lors de l’exposition. Je devais me perfectionner dans votre langue, en même temps que m’occuper des intérêts de mon père qui est fabricant de machines agricoles... Naturellement, ma famille m’avait confiée à des amis habitant cette ville et qui devaient me piloter dans mes diverses démarches. Malheureusement, ceux-ci ne virent pas venir le danger et les premiers troubles les prirent au dépourvu... Peut-être moi-même ai-je manqué d’esprit de décision. Je ne croyais pas que l’insurrection durerait si longtemps, ni qu’elle prendrait une tournure si grave. Je n’ai vraiment compris le sens des événements que lorsque mes amis furent emmenés prisonniers. Un jour même, j’appris qu’ils avaient été exécutés comme fascistes. Épouvantée, je voulus alors regagner la France. Une dame espagnole, dont j’avais fait la connaissance, avait promis de m’aider, car, malgré mes démarches, on me refusait les papiers nécessaires pour quitter l’Espagne.

– Vous étiez étrangère. Je ne vois pas très bien comment on pouvait vous retenir de force ici.

– Je n’ai pas très bien compris moi-même. Il paraît qu’un employé de la Généralité, comprenant sans doute mal la langue française, m’avait inscrite comme commerçante... Cela représentait des intérêts espagnols, m’a-t-on dit...

– Peut-être ! Il y a tant de micmac, en ce moment, dans nos bureaux !

– Le pis, c’est que Mme Mombela...

– Qui est Mme Mombela ? interrompit-il.

– La señora qui avait promis de m’aider à quitter l’Espagne.

– Très bien ! Continuez.

– Je vous disais que, ces jours-ci, la señora, elle aussi, avait disparu. J’étais donc seule, à Barcelone, cachée dans une cuartito|4|.

– Où était cette chambre ?

– À l’hôtel San Marco. Mais cet hôtel a été en partie démoli, l’avant-dernière nuit par les obus et l’incendie... Tous les locataires ont dû fuir, aux premières heures du jour. Les autres femmes et moi, nous nous sommes réfugiées dans l’église... à Santa Eulalia. C’est là qu’on nous a trouvées ce matin.

Après une hésitation, elle ajouta :

– Hier, les hommes qui s’étaient sauvés de l’hôtel en même temps que nous ont été appréhendés sous nos yeux. Il paraît qu’on les a fusillés au crépuscule... Quelle horreur ! ajouta-t-elle en frissonnant et en passant sa main sur son front.

– Oui... des atrocités se commettent tous les jours, malheureusement ! Les anarchistes sont excités par l’odeur de sang et ne se retiennent plus. C’est lamentable qu’on n’ait pas su arrêter ces abominations.

Le jeune homme se tut. Un instant, ses yeux durs semblèrent regarder dans le vague quelque vision terrible que les siècles à venir devraient examiner de sang-froid et juger.

– Il n’y a pas à être fier, aujourd’hui, d’être un homme, murmura-t-il. Quelle responsabilité devant l’Histoire nous endossons, nous, les jeunes !

Il soupira, puis parut, d’un geste des épaules, rejeter le fardeau, trop lourd à porter, des événements dont il était l’involontaire et impuissant témoin.

– Allons, fit-il en reprenant son allure dégagée. Il faut aussi que je me fasse connaître à vous, señorita. Je suis Ruitz, l’aviateur, dont vous avez peut-être entendu parler.

Avec un sourire un peu amer, il précisa :

– L’as républicain espagnol !... J’ai déjà fait quelques raids fameux.

– Je sais... les journaux en ont parlé.

– Oui, en effet ils m’ont couvert de fleurs.

C’était dit sans trop de fatuité.

Quel est l’homme qui ne serait pas fier de se présenter à une jeune et jolie femme comme un héros de l’air jouant avec le danger ? Le sexe masculin ne garde-t-il pas toujours un peu de son caractère gamin, avec ses fanfaronnades et son admiration exagérée pour tout ce qui touche à la force physique ?

Orane, cependant, n’avait pas été éblouie par les titres de gloire de son compagnon. Au contraire, sa dextérité à répandre les bombes destructives sur les villes, son mépris du danger, ne le faisaient paraître que plus redoutable encore. L’identité qu’il lui révélait n’était donc pas faite pour la rassurer.

– Je vous remercie de m’avoir arrachée des mains de ces soldats, assura-t-elle craintivement.

– Oh ! attendez, pour me dire merci, d’être réellement à l’abri... Cette histoire n’est pas finie !

– Qu’est-ce qu’il faut encore, mon Dieu ?

– Nous marier, tout simplement, señorita.

– Oh !

De saisissement, aucune autre protestation ne lui venait aux lèvres, mais une nouvelle épouvante s’installait en elle.

– Faut-il véritablement en passer par là ? demanda-t-elle quand elle eut recouvré l’usage de la parole. Est-ce vraiment utile ?

Ruitz, étonné, la regarda presque sévèrement.

– Où avez-vous la tête, petite señorita de France ? Croyez-vous donc que ceux qui vous gardaient tout à l’heure vont se contenter de nos affirmations ? Regardez donc, à gauche, ce milicien qui ne nous quitte pas des yeux.

L’effroi reprit sa place sur le visage angélique de la jeune fille.

– Mon Dieu ! Protégez-nous ! balbutia-t-elle.

Lentement, le couple se remit en marche. Ruitz continuait de simuler l’empressement d’un fiancé épris.

– J’ai gardé vos papiers, señorita, expliquait-il ; les miens ne me quittent pas. Je pense que cela suffira... Ce serait désastreux s’il y avait quelque autre formalité que je suis dans l’impossibilité de prévoir... car je ne comptais pas du tout me marier aujourd’hui, n’est-ce pas... Peut-être fallait-il être inscrit d’avance.

– Je serais désolée que vous ayez exposé votre vie inutilement pour sauver la mienne.

– Croyez que, le cas échéant, je partagerais entièrement vos regrets, riposta-t-il avec une conviction quelque peu ironique. Ce sont nos deux têtes qui sont tout bonnement en jeu à cette heure !

– Il est vrai, mais la mienne ne tenait guère sur mes épaules avant que je vous rencontre. Il ne peut rien m’arriver de pire que tout à l’heure. Tandis que vous, señor, rien ne menaçait votre existence, jusque-là.

– Moi ? fit-il comme s’il sortait d’un rêve.

Il regarda la jeune fille et, une seconde, ses yeux plongèrent dans les prunelles merveilleusement bleues qu’elle levait sur lui.

– Moi, répéta-t-il avec désinvolture, je ne regrette rien ! Si c’était à refaire, je recommencerais exactement les mêmes gestes. La mort me laisse indifférent.

Il ne se rendait pas très bien compte pourquoi il affirmait une pareille chose... une chose si contraire à ce qui avait été sa conviction jusque-là... car, enfin, il aimait la vie et ne tenait pas du tout à mourir ! Ne l’avait-il pas affirmé deux heures auparavant à son camarade ?... Il était donc parfaitement ridicule de se vanter d’un courage qu’il ne possédait pas.

Oui ! Mais, voilà... tant que lui, Ruitz, serait dans le voisinage de certains yeux bleus, absolument déconcertants, il sentait qu’il lui serait impossible de parler autrement. Ce sont de stupéfiants impondérables... des riens qu’on ne peut expliquer ni analyser !... Ça échappe à tout raisonnement ! C’est quelque chose comme une folie momentanée qui annihile complètement le libre arbitre.

Et comme Ruitz, orgueilleusement, n’admettait pas qu’il pût se plier à quelque acte involontaire ou inconscient, il se railla intérieurement, avec une certaine douceur, de cet état d’esprit incompatible avec son caractère :

– La pitié !... Cette petite fille m’a fait pitié ! Et je la sauve au péril de ma vie, en vrai caballero... Mon geste est vraiment beau !

À cet instant, il se crut sûrement un être d’exception, un surhomme ! Et, sans s’en rendre compte, il se redressa dans une béatitude inattendue, la poitrine gonflée d’un bonheur inconnu. Il avait sauvé une femme d’un péril mortel. Cette femme qui était là à son côté lui devait la vie ! Le ciel était beau et lui, Ruitz, certainement un héros !

――

Comme Ruitz et sa compagne arrivaient enfin à l’autre extrémité de la place, des miliciens couraient au milieu de la foule, très dense maintenant.

– Les couples ! criaient-ils. On réclame les couples ! La cérémonie commence.

L’un des crieurs s’adressa tout particulièrement aux jeunes gens :

– Vite, un peu de nerf, vous deux !... Voilà des tourtereaux qui n’ont pas l’air pressé. Ils sont dans la lune, ma parole.

– J’en descends avec ma poulette, mon brave ! riposta gaiement Ruitz qui avait décidément l’à-propos facile.

En même temps, il avait saisi Orane par le bras et, de sa voix haute, il l’encourageait :

– Venez, chérie ! Le moment tant désiré est venu.

Mais, comme il achevait ces mots, une exclamation de surprise amusée les salua : Vincente et sa fiancée étaient devant eux.

– Non ! Vrai, toi aussi, tu te maries ?

Sans se troubler et avec un grand empressement, Ruitz s’inclina devant Frasquita. Puis, désignant Orane, il la présenta à ses amis.

– Ma fiancée, Vincente. Je te présente celle qui va devenir ma femme.

Si Vincente avait vu, à cet instant, le jour devenir subitement une nuit noire, ou la mule du marchand de pastèques, qui passait au milieu de la chaussée, se mettre à parler à l’instar des animaux de La Fontaine, il ne se fût certes pas trouvé plus ahuri.

Quelques heures auparavant, son ami lui parlait du mariage comme d’un lien qu’il n’accepterait qu’en retour d’un grand amour réciproque. Cet amour, il se défendait de l’avoir jamais éprouvé ! Et voici que ce farceur venait lui présenter, sans sourciller, une fiancée : celle qui allait devenir sa femme dans quelques minutes ! N’y avait-il pas là de quoi déconcerter l’homme le moins impressionnable ?

– Tu te maries ! répéta-t-il, sans parvenir à cacher son étonnement.

– Eh bien ! fit Ruitz, sans paraître s’apercevoir du trouble de l’autre, je te l’ai dit tantôt, mon ami. N’a-t-il pas toujours été convenu entre nous deux que nous nous marierions le même jour ?... Deux copains comme nous se devaient de ne pas se séparer... je te servirai de témoin et tu me rendras le même service en retour. C’est bien ainsi qu’il en a été décidé l’autre jour ?

Vincente ouvrait la bouche pour protester contre ces allégations, quand il rencontra le regard de Ruitz fixé sur le sien. Et ce regard d’un ami, dont il connaissait les moindres réactions, était à la fois si impérieux et si suppliant qu’il demeura bouche bée.

L’autre, au surplus, ne lui donna pas le temps de réfléchir.

– Hein ! s’écria-t-il avec un enthousiasme grandissant, t’en ai-je assez parlé, durant nos nuits de veille, de ma chère petite novia ! T’ai-je assez vanté ses yeux bleus pareils au tendre bleu des fleurs de lin entrouvertes... son teint de lis, qui rappelle celui du bambino de la Madone de Séville... Hein ! Vincente, dis-le ! Était-elle exagérée, ma description de celle à qui j’avais donné mon cœur ?

Subjugué, Vincente ne luttait plus. Il n’essayait même pas de comprendre.

– Oui, oui, confirmait-il chaque fois que Ruitz s’arrêtait pour reprendre haleine. Oui, tu m’avais dit tout ça !

L’aviateur poussa un rugissement de triomphe devant ce résultat.

– Ah ! Vincente ! cria-t-il joyeusement, en donnant une grande tape amicale sur l’épaule de son camarade. Il est enfin venu le jour où l’étoile de mon âme va devenir ma femme. L’ai-je assez attendue, cette minute-là ? Elle ne peut s’en douter, la poulette !... Tiens ! Toi qui es un ami, mon seul confident !... Je te raconte tout, tu ne peux pas le nier ! Eh bien ! dis-le-lui, à ma chérie, tout ce que je te contais quand je m’ennuyais d’elle... Elle se rendra compte ! J’étais fou lorsqu’elle n’était pas là !

Orane, très gênée et toute rouge, ne savait quelle contenance garder. C’est que Ruitz, emporté par son exaltation, semblait prendre à témoin de son ardente flamme toutes les personnes présentes. Sa faconde amoureuse tenait du lyrisme et de l’exagération. Cependant, nul ne semblait s’en amuser ni le lui reprocher, car il était très populaire et, comme il était aussi un fort joli garçon, un sourire indulgent accueillait ses fougueuses paroles. Les femmes surtout étaient enclines à lui pardonner beaucoup de choses : combien d’elles n’avait-il pas couvertes, dans le passé, de déclarations enflammées ! Et la bouche qui déclamait si bien des mots ardents était si jolie et savait si bien embrasser !

L’une d’elles, pourtant, chercha malicieusement à le désarçonner :

– Nos compliments, Ruitz, la femme que tu épouses est bien jolie, vraiment ! Mais Carmencita, que pense-t-elle de ton mariage ?

Le visage du jeune homme se figea un instant. Ce ne fut qu’un éclair. Son rire éclata plus bruyamment encore, puis d’un geste passionné, passant son bras autour des épaules d’Orane, il l’attira contre lui.

Sa main, après un grand geste du bras, désigna à l’interruptrice le fin visage de la petite Française.

– Est-ce qu’on peut comparer ? répondit-il simplement.

Et parce que l’homme était crâne et que son audace victorieuse rejaillissait sur tous les fiancés présents, parce que, encore, il reniait une autre fille et que toutes les femmes s’en réjouissaient intérieurement, chacun approuva ce qu’il venait de dire.

– Tu as raison, Ruitz. Celle-ci est bien plus belle.

– Caspita ! Je le savais, fit-il sans se démonter.

Il n’ajouta plus rien. Il sentait la partie gagnée !

Qui donc, maintenant, aurait osé soutenir qu’il n’était pas fiancé depuis longtemps avec celle qu’il tenait dans ses bras ?

Le tour était joué !

Il ne lui restait plus qu’à faire enregistrer leur union.

Avec empressement, il s’empara des bras de Frasquita et d’Orane.

– Tu viens, Vincente ! appela-t-il joyeusement. Presse-toi, vieux, si tu ne veux pas que je les épouse toutes les deux !

– Ah ! canalla, ce ne serait pas à faire !

Un éclat de rire accueillit la boutade des deux hommes. Et la foule bienveillante s’ouvrit devant eux pour leur permettre de gagner la petite estrade où trois délégués de l’état civil s’occupaient à remplir de noms les blancs d’une feuille imprimée sur laquelle de multiples cachets donnaient le caractère d’authenticité voulu.

――

Quand Orane Le Cadreron prit place parmi les couples qu’on allait marier et qui prenaient la file les uns derrière les autres, pour passer à leur tour, elle fut prise d’une véritable panique et se mit à trembler de tous ses membres.

C’est que cette scène tumultueuse qui s’était déroulée auprès d’elle ne l’avait pas du tout rassurée.

L’enthousiasme tapageur de son compagnon lui avait même été très désagréable ! Et ne comprenant pas quels motifs avaient pu dicter au jeune homme une aussi bruyante manifestation, elle le méprisait d’être si versatile et si peu réservé. Dans quelle classe de la société avait-il donc été élevé pour aimer parader si ostensiblement en public ?

C’était un défaut que la jeune Française ne pardonnait pas facilement à un homme, car il semblait que, seuls, les imbéciles en usaient ainsi. Dans quel milieu devait-elle classer celui qu’elle allait épouser ?

D’autre part, contrainte à cette union qu’elle ne pouvait esquiver sous peine des plus grands malheurs, une terreur sans nom l’envahissait. Elle, la fière et distinguée fille de famille, que des parents très bourgeois avaient élevée si soigneusement loin de toute promiscuité populacière, être obligée de devenir justement la femme de l’un quelconque de ces hommes sans éducation lui apparaissait comme le comble de l’adversité.

Elle se demandait même s’il n’était pas préférable pour elle d’affronter la mort plutôt que de subir un pareil mariage.

Ruitz, qui avait continué de la tenir contre lui, sentit son bras trembler sous le sien.

Crut-il que l’effroi de voir découvrir leur supercherie causait la peur de sa compagne ? Ou devina-t-il les sentiments de révolte féminine qui assaillaient celle-ci devant ce mariage imposé ?

Qui le saura ?

Il connaissait le cœur des femmes et il avait l’habitude de leurs réactions, mais celles à qui il s’adressait d’ordinaire ne lui étaient guère bien longtemps rebelles. En revanche, jamais encore il ne s’était trouvé en pareille situation, avec une vraie jeune fille... et pour l’épouser, surtout ! Toujours est-il qu’il pressa un peu plus fort contre lui le bras d’Orane, afin d’attirer son attention.

Elle leva vers lui ses yeux baignés de larmes prêtes à couler. Ses prunelles tragiques rencontrèrent celles volontairement autoritaires de Ruitz.

– Demain, je pars pour l’île Majorque, fit-il dans un souffle et très lentement, pour bien la convaincre de ce qu’il voulait lui faire entendre.

Comme le regard féminin vacillait sans raison sous le sien, les doigts de l’homme se crispèrent nerveusement sur le fin poignet blanc qu’il avait saisi.

– Il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que vous soyez veuve avant dimanche, précisa-t-il plus bas, mais plus fermement encore.

Orane comprit alors l’atroce encouragement qu’il lui donnait ainsi.

Elle faillit pousser un gémissement d’horreur. Était-il possible que cet étranger, qui venait de lui sauver la vie, n’eût trouvé que la vision libératrice de sa propre mort pour la rassurer et lui donner la force du sacrifice exigé d’elle ?

Il est véritablement des minutes extraordinaires.

En cet instant, Ruitz ne calculait pas au-delà de ce qu’il avait décidé d’accomplir. Il avait sauvé la fille ; sa vie à lui, sa mort, son sort, rien ne comptât en dehors de ce but qu’il fallait atteindre. Il était donc sincère et toute sa sensibilité en était émoussée, à fleur de peau.

Seulement, il convenait, pour qu’il gardât tout son sang-froid, que la jeune personne à sauver ne levât pas sur lui des prunelles éperdues comme elle le faisait tout à coup !

C’est qu’ils étaient terriblement éloquents, ces yeux bleus rivés sur les siens ! Ils contenaient non seulement de l’effroi, mais aussi une étrange supplication.

Orane était trop généreuse pour ne pas repousser, de toutes ses forces, cette perspective de veuvage que Ruitz osait admettre devant elle. « Il exagérait même », trouvait-elle. Évidemment, elle admettait de devoir la vie à cet homme, mais elle estimait qu’il devait continuer de la protéger en se sauvant lui-même.

« Somme toute, se dit-elle après l’étrange avertissement de l’aviateur, le mariage n’était qu’une formalité sans valeur dont ils se libéreraient plus tard. Pour le moment, tous les deux devaient sortir sains et saufs de l’aventure. »

C’est tout ce qu’essayaient de lui faire comprendre, dans leur profondeur azurée, ces yeux bleus si terriblement troublants pour le malheureux. Et devant tous ces beaux discours qu’ils avaient l’air de lui tenir mystérieusement, Ruitz perdait de plus en plus la tête.

Justement, comme si ce langage silencieux n’était pas suffisamment clair, voici encore que les lèvres d’Orane s’agitaient dans un murmure que son compagnon ne distingua pas, mais qu’il comprit très bien. Elle n’admettait certainement pas, la señorita, qu’il osât lui parler de mort, ni d’audaces excessives, ni même de prouesses honorables. Pour elle, et peut-être à cause d’elle, Orane lui ordonnait de vivre !

Voilà tout ce qu’elles disaient à Ruitz, ces prunelles lumineuses et ces lèvres rouges, dans leur muet langage ! Il n’est pas extraordinaire que le jeune aviateur en fût tout bouleversé.

Une émotion étrange l’avait saisi, en effet il sentit tout à coup sa gorge se contracter, comme s’il ne pouvait plus avaler sa salive. C’était assez désagréable en un pareil moment où chacun pouvait se rendre compte de son émoi. C’était aussi une chose qu’il n’avait jamais ressentie jusqu’ici... Ce fut sans doute pourquoi il éprouva le besoin impérieux de porter la main d’Orane à ses lèvres, pour un long baiser passionné dans lequel il mit toute son âme...

C’était la première manifestation sincère que Ruitz donnait à la jeune Française. Elle dut s’en rendre compte, car elle fixa d’un air étrange la main qu’il avait baisée et sur laquelle deux sillons rouges montraient, indubitablement, la pression appuyée de la bouche masculine.

Longtemps après, la jeune fille devait rêveusement y chercher encore les invisibles traces.

――

Les uns après les autres, les couples défilaient devant les fonctionnaires chargés d’enregistrer ces singuliers et hâtifs mariages.

Ruitz, depuis quelques instants, s’était assuré que ses papiers et ceux d’Orane suffisaient à remplir les conditions requises. Les formalités, d’ailleurs, étaient réduites à leur plus simple expression : les noms des deux époux, quelques dates et les signatures des conjoints... l’indispensable, quoi !

Tassée contre son compagnon, la jeune fille agissait maintenant sans réfléchir. Elle se bornait à bien tenir son rôle et cela suffisait à l’absorber.

À ce moment, à l’autre extrémité de la place de Catalogne, le sort des anciennes compagnes d’Orane se décidait.

Un grand camion avait été amené et, usant sauvagement de la crosse de leurs fusils, les anarchistes contraignaient les malheureuses femmes à y prendre place.

Ce fut Frasquita, qui était derrière elle, qui attira l’attention de la jeune fille sur ce qui se passait non loin d’elles.

– Regardez, señorita. Les pauvres créatures ne vont pas être à la noce aujourd’hui.