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"Rue d’la Dé" est un voyage dans le passé où le narrateur cherche à élucider les mystères de son enfance et de son histoire familiale, marquées par la rue de La Défense. Cette rue d’Issy-les-Moulineaux, malgré ses imperfections, devient le symbole d’une vie de quartier empreinte d’insouciance, de douleurs et de résilience. Entre sa mère, qui camouflait la vérité pour la rendre plus acceptable, et un père qu’il n’a pas connu ou à peine rencontré, l’auteur forge son existence. Après tout, toutes les histoires d’enfance ne sont-elles pas des constructions qui sculptent la « boîte noire » de nos émotions et de notre intellect ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Claudio Azzoli-Leonardi avait rarement parlé de sa jeunesse, pourtant riche et étonnante à bien des égards. Ce récit représente un véritable héritage testamentaire, où se mêlent les souvenirs de ses premières années et de son parcours professionnel.
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Seitenzahl: 238
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Claudio Azzoli-Leonardi
Rue d’la Dé
© Lys Bleu Éditions – Claudio Azzoli-Leonardi
ISBN : 979-10-422-5405-6
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À ma mère
Filomena Azzoli
La rue commence boulevard Rodin et se termine rue de l’Égalité.
Elle est située dans le quartier Les Hauts d’Issy/Les Épinettes – Le Fort.
Elle mesure 380 mètres de long.
Elle a été percée entre 1900 et 1905.
Son nom lui a été donné au moment de sa création, vers 1905.
Le nom a été choisi en souvenir des combats en 1870 – 1871 à Issy-les-Moulineaux lors de la guerre contre la Prusse et de l’insurrection de la commune de Paris.
Pendant la guerre de 1870 et les événements de 1871, le Fort d’Issy est le pivot du dispositif de défense militaire de Paris.
Il constitue ainsi un des enjeux des combats, ce qui a pour effet de transformer en champ de bataille les versants du coteau qu’il surplombe.
Au début de l’année 1871 en particulier, ils sont d’abord pilonnés par l’artillerie.
Puis fin avril début mai, l’armée des Versaillais, après avoir enlevé d’assaut les Moulineaux, lance son attaque.
Elle ne parvient à s’emparer de ces pentes qu’au prix de combats particulièrement durs et meurtriers.
À l’issue de la lutte, le parc du château et ses environs, aux trois quarts rasés, portent témoignage de la violence des affrontements.
Mes chers enfants,
Il y a longtemps que j’aurais dû vous écrire, longtemps que j’aurais dû vous dire que je me suis perdu.
Que je me suis noyé dans des vérités et des certitudes absurdes.
Je me croyais suffisamment averti des choses de la vie pour éviter les travers dans lesquels je me suis aveuglément jeté.
La politique aura été le plus nocif d’entre eux, je n’ai pas vu la perversité qu’elle engendrait pour moi-même et les miens.
Ce n’est pas de me retrouver sans avenir à un âge où je devrais pouvoir gâter mes petits enfants qui m’est le plus pénible, c’est surtout de vous avoir montré une image à laquelle je n’imaginais jamais ressembler.
Je pourrais vous dire que mon enfance et un héritage familial des plus coloré sont à l’origine de mes dysfonctionnements.
Je ne le crois pas, même si je ne sous-estime pas les conséquences des vécus que nous transmettent nos parents, j’ai toujours eu l’impression, pour ma part, d’avoir été quelque peu épargné. Enfin, il me plaisait de le croire.
Je n’ai gardé de mon enfance que des souvenirs faits de jeux et de joie.
J’ai eu très vite conscience que sans doute, j’ai cherché à perpétuer l’ambiance de cette époque au mépris des réalités de la vie d’adulte.
J’en suis le seul responsable, je n’écoutais personne et j’étais certain d’avoir raison.
Je me suis cru invulnérable, j’agissais en dépit du bon sens, que par ailleurs j’invoque facilement, sans jamais sérieusement remettre en cause mes actions, et ce, malgré les nombreux avertissements que je percevais néanmoins confusément.
Le plus grave c’est que je perdais du même coup le sens des responsabilités et des devoirs que j’avais envers vous et je vous en demande pardon.
Mon éthique était mise à mal, mais je m’arrangeais avec mes mensonges.
Je vous aime de tout mon cœur, mais cela n’apaise en rien la douleur qui découle de mes errements passés.
Vous dire combien je regrette me semble indispensable.
Vous êtes des adultes maintenant, j’ai conscience du lourd héritage que je vous lègue, j’espère pour vous le meilleur de la vie et je suis rempli de fierté quand je vous regarde affronter les choses du quotidien et votre avenir.
J’ai continué à faire des choses imbéciles pour tenter de rattraper les conséquences d’actions déjà fortement irrationnelles et les dégâts engendrés pèsent sur certains d’entre vous avec force. Pardon pour ça aussi.
Reste la vie qui m’attend et que je m’efforce de regarder avec lucidité, je ne sais pas si le temps qui me reste me permettra de réparer et de me restaurer à mes propres yeux ainsi qu’aux vôtres. Mais je vous promets de tout faire pour y parvenir.
J’ai trop souvent menti à des gens qui m’aimaient et n’avaient d’autres envies que de me soutenir. Beaucoup d’entre eux ont été déçus par mes actes et attendent aussi de retrouver celui que je prétendais être.
Je suis impardonnable d’avoir fait preuve d’autant d’arrogance et de désinvolture.
Aussi douloureux que puisse être ce constat, il me faut le faire et espérer retrouver de l’estime pour moi-même et ainsi vous rendre un peu de ce dont je vous ai privé.
Mon optimisme forcené, constitutif de ma personnalité s’est parfois joué de moi, il me faudra pourtant m’appuyer sur lui pour relever le défi qui m’attend et tirer les leçons des comportements passés.
Je suis triste d’avoir échoué, mais fier de ce que vous montrez chaque jour.
Votre courage et votre lucidité me poussent à me battre alors que je pensais ne plus en avoir la force.
Peut-être que rien n’est perdu si l’on accepte de dire enfin les échecs et les erreurs.
Je les reconnais, je les regrette, je vais tout faire pour combattre ce qui les a nourris.
J’espère pouvoir redevenir le père que je croyais pouvoir être, retrouver avec vous le chemin d’un avenir serein, sans fard, sans certitude, simplement partager des moments de vie, vous soutenir à nouveau quand vous en aurez besoin et vous serrer fort dans mes bras le plus souvent possible.
Je vous aime.
Papa
C’est à la suite de cette lettre adressée à mes enfants en mai 2016 qu’il m’a paru nécessaire de ranimer sans pudeur le vécu de mes jeunes années et la chronique familiale de leur grand-mère.
Savoir d’où l’on vient pour mieux éclairer les chemins qu’il nous faut emprunter est d’une grande banalité…
Pourtant j’ai présomptueusement ignoré cette évidence, j’ai cru que moi, je saurais marcher dans le noir !
Au risque de couper court à tout suspense, je n’ai pas connaissance d’une rue dans ma ville d’Issy-les-Moulineaux qui ait su créer un attachement historique collectif et fédératif plus fort que la Rue de la Défense. Cette rue, longue d’à peine plus de 300 mètres, et décrivant un large S, héritière d’une zone boisée parcourue de chemins, fut percée au début du siècle dernier afin de donner accès au Fort d’Issy et de remémorer les combats de 1870-1871.
La rue de la Défense connut son premier métissage avec l’exode des Arméniens fuyant le génocide après 1915. S’ils posèrent plutôt d’abord leurs valises aux alentours de la place Léon-Blum et dans des baraquements situés sur l’île Saint-Germain, travaillant dans les usines à proximité (Gévelot, peintures Lefranc, blanchisserie de Grenelle…), ils s’installèrent davantage après la terrible crise de 1929 dans la rue de la Défense, encore peu habitée. C’est de leur reconversion dans le tricot que naquit l’un des bruits si caractéristiques de la rue de la Défense : celui des surjeteuses qui fonctionnaient jour comme nuit.
Bientôt, des provinciaux, des Espagnols, des Portugais, et des Italiens, en provenance notamment des environs du mont Cassin comme Claudio Leonardi, les rejoignirent, donnant à cette rue des allures de spectacle du monde. Je me souviens ainsi de Joseph Risi, appelé largement « Peppine », arrivé en France en 1948 et qui tint pendant plus d’une trentaine d’années l’épicerie italienne située au 14e, rue de la Défense.
Je dois avouer qu’il était bien difficile pour ceux qui n’y vivaient pas d’imaginer à quel point cette rue avait pu devenir un véritable petit village dont le principal marqueur était la convivialité. Ses habitants formaient une communauté hétéroclite soudée par un vécu laborieux dans des conditions difficiles.
Il faut imaginer les parcours chaotiques qui les avaient tous conduits jusqu’ici, déracinés de leur propre pays, que ce fut par la guerre, par la crise économique, par la recherche de meilleures conditions d’existence, en quête d’un point d’ancrage, d’une autre vie, d’horizons éclaircis. Ils ne parlaient souvent pas un mot de français, se retrouvaient là sans aide, sans argent et sans emploi. C’est la sempiternelle histoire des exodes contraints qui frappait de nouveau et qui fabriqua, en partie, la rue d’la Dé.
Les voilà immergés au beau milieu de la rue d’la Dé, et bien malin aurait été celui qui, quelques années plus tard, eut pu dire qu’il n’y était pas né, tant de cette rue, avec son décor si particulier, émanait un sentiment d’appartenance insubmersible.
Je vous laisse vous représenter l’atmosphère qui y régnait : des baraques informes et souvent insalubres formaient un ensemble disparate de maisonnettes collées les unes aux autres, serpentant tout du long de la rue d’la Dé. Elles se tenaient là, glorieuses représentantes de la banlieue laborieuse de l’après-guerre, de ces banlieues qui demandaient à se métamorphoser, mais qui pour l’heure étaient toujours délaissées. Je répète souvent à qui veut l’entendre qu’Issy-les-Moulineaux n’était, jusque dans les années 80, même pas une banlieue-dortoir. Je vous laisse en juger : des pièces uniques et froides avec des points d’eau bien isolés et une promiscuité coupant court à toute velléité d’intimité.
Et pourtant, à l’aune des témoignages des anciens, au regard des récits d’enfance de ceux qui passèrent par la rue d’la Dé, cette bande de terrain pentue, biscornue, peuplée plus que de raison, faisait la joie des bambins qui s’y découvrirent un formidable terrain de jeu.
Cette rue méditerranéenne de l’époque appartient pleinement à l’histoire de notre ville. Lorsqu’on présente, à juste titre, Issy-les-Moulineaux comme une ville tournée vers le futur, où toutes les innovations sont possibles, il ne faut pas oublier les traces de son passé historique qui ont forgé dans son ADN et ses valeurs son caractère éminemment solidaire. À l’image de la craie, roche sédimentaire stratifiée en couches juxtaposées les unes aux autres. La craie – d’ailleurs présente dans les anciennes champignonnières isséennes – est désormais devenue granite, tant notre ville jouit d’une attractivité hors du commun.
Ce récit autobiographique de Claudio Leonardi dépeint très en détail l’ambiance de la rue de la Défense des années 60, dans un décor de métiers à tisser, des cordonneries, des ateliers de confection sur fond de barbout et autres jeux orientaux et hasardeux. Une rue de résistants, aussi, fabriqués par la guerre, enclins aux sirènes communistes, et qui y détinrent encore bien après de nombreuses armes qu’ils réveillaient de leur sommeil le 14 juillet venu. Dans cet univers, au beau milieu des bars de rue, se mêlaient labeur, sueur, souteneurs, et autres truandeurs. C’est parmi cette assemblée détonante, un florilège de personnages hauts en couleur, que Claudio Leonardi vécut son enfance, rythmée tant par le football hebdomadaire à l’Avia Club que la piscine faisant face à la paroisse Saint-Benoît faite d’une coque en ferraille ou encore la découverte du métro et de la 1reclasse par le tronçon gratuit mairie d’Issy-Corentin-Celton.
Je suis absolument certain que bon nombre de ceux qui vécurent cette époque de la rue d’la Dé se reconnaîtront dans cette histoire personnelle, cette déchirure familiale, cet exode brutal et difficile de refuge à Issy-les-Moulineaux, ces années de dur labeur, d’enfance libre comme l’air, d’envie de s’intégrer le plus rapidement possible.
La rue d’la Dé était devenue une grande famille, et je m’en suis rendu compte à l’occasion d’une grande soirée de retrouvailles organisée par ceux qui avaient forgé sa légende. J’avoue avoir émis quelques doutes lorsqu’il en fut qui me demandèrent de réquisitionner la plus grande salle d’Issy-les-Moulineaux pour cet événement.
Je craignais bien que cela résonne creux dans une salle bien vide, et pourtant c’est par vagues ininterrompues que les amoureux de la rue d’la Dé se pressèrent à cette soirée. Un bel exemple de partage, de solidarité, à l’image d’une grande famille.
La rue d’la Dé, malgré tous ses défauts, suffisait à résumer ce qu’on entend par « vie de quartier ». Cette rue a bien évidemment changé, le mémorial arménien a fleuri au début des années 80, l’insalubrité a laissé place à de vraies maisons, mais subsistent les résidus d’une communauté fraternelle.
Puisqu’il m’est donné l’honneur de préfacer ce beau récit de vie, avec ses souvenirs, ses bonheurs comme ses tourments, je souhaite rendre un hommage appuyé à tous ceux qui y vécurent et qui contribuèrent ardemment à faire et bâtir la ville que nous connaissons et dont j’ai la chance d’être l’édile depuis quatre décennies. Je veux dire mon admiration pour ceux qui durent quitter leur sol natal, leurs familles, tout laisser derrière eux pour arriver dans l’inconnu, bien souvent parce que les hasards de la vie ne leur en laissaient pas le choix.
Issy-les-Moulineaux est une belle et grande famille, soucieuse de tous ses enfants, de quelque origine qu’ils soient, et, quelles que soient leurs croyances. J’ai une pensée toute particulière pour les Italiens et les Arméniens qui firent tant pour développer notre ville et qui la modelèrent jusque dans son ADN.
Vive la rue de la Défense !
André Santini
Ancien ministre, maire d’Issy-les-Moulineaux,
vice-président de la métropole du Grand Paris
Cette version courte des souvenirs de mon enfance, rue de la Défense à Issy-les-Moulineaux, est destinée à ma famille et principalement à Julien, Lisa, Raphaël, Matteo et Dante, mes enfants.
Je pourrais remplir beaucoup d’autres longs chapitres avec tous ceux qu’a imprimés dans mon cœur la rue d’la Dé. Sans doute le ferai-je !
À tous les acteurs de cette rue prodigieuse qui ne sont pas dans ce premier témoignage, je leur dis : « Je ne vous ai pas oubliés, je vous garde en moi… ».
Le monde entier est une scène dont la rue est le plus beau décor.
Charlie Chaplin, Les Feux de la Rampe
Quand j’y songe, il me faut dire qu’à maints égards, mon éducation m’a causé beaucoup de torts.
Franz Kafka, Journal
Il fut un temps où le monde était plein d’espaces vides, où un homme à l’imagination fertile avait la possibilité de laisser libre cours à sa fantaisie. Mais… ces espaces se sont remplis rapidement et la question suivante posée : « Vers quoi le romancier devrait-il se tourner ? ».
Extrait d’un discours donné
en l’honneur de Robert Peary
par sir Arthur Conan Doyle en mai 1910
Pourquoi avoir attendu 65 ans pour écrire une histoire d’immigrés que beaucoup ont déjà écrite et publiée avec le succès que l’on connaît ?
Parce que chaque histoire est unique, qu’elle mérite d’être connue, transmise et pourquoi pas publiée pour être lue par le plus grand nombre.
Quand bien même elle ne serait qu’un témoignage testamentaire, elle portera toujours la légitimité d’une œuvre originale qui, au dire d’une personne qui m’est chère, est toujours digne d’intérêt.
Quitter sa terre natale n’a rien de simple, c’est même un déchirement, cela pèse sur vous tout au long de votre vie, c’est ancré à jamais dans vos chairs. Ça s’impose à vous au travers d’un repas, d’une rencontre, d’un film, d’un mot ou du surgissement inopiné au coin d’une rue de votre langue maternelle.
La chance est aveugle, elle tombe sur des héros comme sur les lâches. Il en va de même pour tous les hommes, qu’ils appartiennent à la terre sur laquelle ils sont nés ou qu’ils aient été obligés de la quitter. L’histoire nous renseigne parfaitement sur cette évidence.
Ma vie débute en Italie où je suis né et prend toute sa force dans le magnifique pays qui a accueilli ma mère et ses trois enfants : la France ! Si, rétrospectivement, il m’avait été demandé de choisir, à trois ans, le pays dans lequel j’aurais préféré être parachuté au hasard, j’aurais répondu sans hésiter la France.
Malgré toutes les objections légitimes qui peuvent être avancées, c’est sans doute l’un des pays le plus équilibré du monde. Son histoire est riche et fonde cette certitude.
La vie dans cette rue de la Défense, où notre père nous a abandonnés dans cette pièce ressemblant à un débarras sordide, est aussi celle que j’aurais pu vivre en Italie tant les personnages se ressemblent et se confondent.
Comme beaucoup d’immigrés arméniens, italiens et quelques autres…
C’est la misère dans le sud de l’Italie qui a poussé mon père à se rendre en France pour y préparer notre arrivée, avait-il dit… Mais son ignorance et sa lâcheté ont obligé ma mère à nous prendre sous ses bras et nous traîner en France pour le retrouver.
Sur le seuil de la maison familiale, ma mère, qui ne l’est pas encore, peut enfin hurler sa colère intégrale :
Elle s’emporte et s’étouffe dans sa détresse, et lui attaque pour mieux se défendre, il n’est pas encore touché. Mon père affronte cette dispute comme il l’a imaginée cent fois ces derniers mois.
La voilà qui fond en larmes. Il s’en fout. Il est revenu, il va montrer à tout le village qu’il est revenu.
Elle va dire à tout le monde qu’il est revenu, point. Il va retourner à son tracteur et à son champ et elle va bientôt se taire… Ils entrent dans la maison.
Il quitte brusquement la pièce. La porte claque. Elle sent les larmes qui montent puis s’écoulent en cascade le long de ses joues. Elle pleurera ainsi encore bien souvent.
Après le décès de son père et le partage des quelques biens de la famille avec ses deux sœurs, Gaetano avait investi une partie de son héritage dans un tracteur d’occasion, et avec le reste, il avait fait construire une petite maison dans le lit asséché d’une rivière au pied du mont Cassin : « Monté Cassino », point particulièrement disputé pendant la Seconde Guerre mondiale, à San Pasquale exactement, une petite maison dans laquelle je verrai le jour en juillet 1955.
La campagne alentour porte encore les traces du grand délabrement qui suivit la fureur de la guerre en 1944, la destruction totale de Cassino par un bombardement autorisé par le Vatican à cause de l’Abbaye de Montecassino, avec la promesse des Américains de la reconstruire à l’identique. Ce qui sera fait. Trois jours et trois nuits de fureur et de ténèbres, tant la poudre des bombes diffusait un épais brouillard de mort. Les tracts lancés des avions américains commençaient par cet avertissement : « Amis italiens, partez si vous le pouvez ou protégez-vous au mieux dans vos caves et vos cantines, il nous faut bombarder votre ville de Cassino. ».
Après plusieurs mois de combats, des milliers de morts et des centaines de femmes violées, la porte de Rome avait fini par céder. Les Allemands avaient fait le choix d’installer leur ligne de défense à Cassino. Barrer la route aux troupes alliées qui remontaient vers la capitale était plus stratégique à cet endroit. C’était la partie de la Botte la plus étroite entre la mer Méditerranée et l’Adriatique. Leur ligne Maginot en quelque sorte.
L’humiliation nationale et la déchéance du fascisme étaient passées par là. Les cimetières militaires entouraient Montecassino, ciselant les paysages de leurs immenses cyprès, et le martyre des victimes civiles encombrait les mémoires.
La petite maison était un signe extérieur de richesse, une vraie fierté dans cette Italie du sud où le gouvernement italien n’avait pas encore imposé à la Fiat d’y installer ses usines.
Le nouvel élan industriel et financier démarrait à peine dans la région du Latium où la pauvreté et la ruralité dominaient. Grandir, se marier, faire des gosses, cultiver la terre et mourir étaient les seuls horizons possibles à San Pasquale.
Comme tous les habitants du village, Gaetano cultivait ses champs. Il s’était marié et avait deux enfants, Alberto et Maria, mais il rêvait déjà d’une autre vie : une vie à laquelle il avait goûté lors de son premier voyage en France.
Il avait bien essayé l’Angleterre où ses sœurs avaient déjà émigré, mais des varices aux jambes l’en avaient empêché, il fut refoulé.
Rappelez-vous qu’il avait mis dix mois avant de revenir…
Quelques semaines plus tard, pour la deuxième fois, il repartait pour la France où il était question de préparer l’arrivée de toute la famille.
Moi, le troisième enfant, je commençais mon existence dans le ventre de ma mère. Il laissa donc encore sa femme pleine d’espoir et d’assurance, elle était certaine de le retrouver très vite.
Huit mois après le départ de son mari, ma mère accoucha. Un garçon. Moi ! Claudio…
Elle attendit ces fameux billets de train qui devaient tous nous emporter vers un autre devenir plein d’espoir et de surprises.
Elle attendit d’abord sagement, tant qu’elle recevait les mandats qui lui permettaient de faire manger ses enfants… Mais ceux-ci s’espacèrent sans mot d’accompagnement. Puis le temps fit le lit du ressentiment. L’argent vint à manquer, les dettes s’accumulèrent, les soutiens familiaux s’essoufflèrent eux aussi.
Comment en vouloir à mes oncles et tantes ? Chacun vivait avec ses difficultés identiques dans cette Italie de misère qui poussait tant de familles à émigrer.
Filomena elle aussi rêvait d’une autre vie.
Pendant trois longues années, ma mère inventa des histoires de toute nature pour justifier l’absence de son époux. D’abord, pour obtenir que les petits commerces de proximité qui la connaissaient acceptent de lui accorder l’indispensable crédit pour nourrir ses enfants, mais aussi et surtout pour donner le change. Mais personne n’était dupe.
Le téléphone italien était tout aussi efficace que l’arabe. Ceux qui avaient déjà émigré savaient ce qu’il en était !
Lorsqu’il fallut prendre la décision de retrouver la trace de Gaetano, dénicher son adresse fut assez simple.
La nature humaine est ainsi faite : beaucoup se réjouissent du malheur des autres, cela leur permet de mieux supporter leur propre misère sociale et affective. Alors, trop souvent, la méchanceté pure et simple, gratuite, stupide et ignoble se met à l’œuvre.
Pour ces bonnes âmes, informer ma mère de l’endroit où elle pourrait trouver Gaetano était quelque chose qui se savourait.
Elle avait décidé de mettre sa promesse à exécution. Il paraît que les promesses n’engagent que ceux qui y croient. Il avait dit : « Je retourne préparer votre arrivée ». Sans nouvelles, sans le sou, acculée de toutes parts, après plus de trois ans d’attente, ma mère prépara son voyage.
Elle voulait comprendre, elle voulait savoir, elle voulait échapper aux rumeurs du village, aux mauvaises langues qui la couvraient de honte, celle d’avoir été abandonnée et sûrement, disait-on, celle d’avoir été remplacée.
Elle comptait sur le réseau des Ritals pour l’aider en France. Elle rassembla son courage, ses trois enfants et les billets de train qu’un énième emprunt lui avait permis d’acheter.
« Et scapa per Parigi. »2
Elle se rendit en premier chez une connaissance qui nous hébergea quelques jours sur l’île Saint-Germain, frontière naturelle entre Issy-les-Moulineaux et Boulogne Billancourt, un des premiers points de chute des Italiens du Sud.
Les Français des alentours avaient fini par surnommer cette île « le Petit Maroc » à cause de la carnation brune de la population qui s’y entassait.
Deux ou trois jours, le temps pour ma mère de « loger » comme le dirait un flic, l’adresse où vivait cet individu qui lui avait promis de l’aimer et de la protéger tout au long de sa vie.
Mais Gaetano était devenu Gaëtan et il était installé avec une autre femme.
Du courage, il lui fallait en avoir et plus encore ; cette femme au tempérament de résistante, c’était ma mère ! Débarquer avec ses trois mouflets dans les bras et les poser là, sur le carrelage du couloir marquant l’entrée de la maison de la maîtresse de son mari, quel défi jeté à la face de l’Homme !
Elle devait être encore plus belle en colère !
De cette beauté naturelle et mystique des femmes du sud de l’Italie, la noirceur de ses cheveux lui donnant l’apparence d’une madone, des armes dont elle dut user pour obtenir quelques faveurs.
En a-t-elle distribué en retour ? Elle m’a toujours affirmé que non ! et peu m’importe.
C’était une rebelle, loin des clichés qui voulaient que les filles cuisinent et apprennent à bien tenir leur intérieur, ce qu’elle n’a jamais voulu faire en Italie et qui lui valut les moqueries de ses frères et sœurs.
La maîtresse de mon père tenait un petit bar, les habitués l’appelaient « la Mascotte », c’est le seul nom que je lui ai connu. Je sus plus tard que Gaëtan avait participé à l’achat de ce petit café, ce qui expliquait pourquoi ma mère ne recevait plus de mandats…
Cette arrivée tonitruante chez cette femme et la dizaine de jours où nous sommes restés chez elle sont les premiers et seuls souvenirs troubles et transparents de mes trois ans.
Il faudra attendre ma rencontre avec mon institutrice du cours préparatoire pour dater les suivants.
Marilyn Monroe inondait alors les magazines féminins et beaucoup de jeunes femmes adoptaient coiffure et son maintien pour tenter de lui ressembler.
Je n’ai aucun souvenir de l’école maternelle, pourtant j’y suis passé : ma photo, dansant dans un costume bouffant tout blanc en témoigne.
Ma première année à la grande école et la rencontre avec mon institutrice ont marqué le petit homme que j’étais déjà.
Je sais combien le travail de ces blouses noires de la République participait avant tout d’une vraie vocation pour ce formidable métier.
Elle avait très vite décelé chez moi le gouffre social dans lequel je tentais de surnager…
Toujours est-il que son inquiétude permanente à mon égard me réconfortait chaque jour et m’empêchait de trop penser aux conditions qui entouraient ma vie. Je me laissais câliner et dorloter, non sans en éprouver quelques frissons.
Elle aura, avec certitude, marqué mon attirance pour les femmes blondes.
Elle n’a pas réussi à m’apprendre à lire, estimant sans doute que je n’étais pas prêt, l’urgence, elle la voyait ailleurs, devinant intuitivement qu’il fallait, avant tout, me réparer en m’offrant des attentions toutes maternelles.
En primaire, ma scolarité fut chaotique, je disputais à un camarade d’infortune, la dernière ou l’avant-dernière place au classement, et ce jusqu’au CM2.
Entre une mère ne sachant ni lire ni écrire, ne s’exprimant que dans son dialecte maternel et un futur beau-père que son métier de maçon laissait fourbu et peu disponible après sa journée de labeur, je ne pus jamais apprendre à lire pendant mes deux années de cours préparatoire…
Lui-même, sachant tout juste lire et écrire, avait dû quitter l’école pour aider ses parents.
L’école m’attirait : ce groupe scolaire Justin-Houdin avec sa maternelle, ses écoles primaires de filles et de garçons, ses cours de récréation spécifiques séparées par un grand portail à deux battants, qui nous permettait de voir les filles par les quelques interstices laissés de part et d’autre des charnières. Cela faisait la joie de nos récréations.
La cour des garçons, qui nous paraissait immense, était partagée en deux par une grande ligne jaune d’une largeur de 30 centimètres environ, d’un côté les grands, de l’autre les petits, et sur la ligne se tenaient les punis qui devaient rester immobiles pendant une partie de la récréation.
J’aimais l’école, pas seulement parce qu’elle me détournait d’une certaine misère, mais avant tout parce que je m’y sentais bien. J’y percevais une vraie bienfaisance, je garde de ces premières années de classe le souvenir du plaisir d’apprendre, de retrouver les copains et nos bêtises, notamment en cours de gymnastique. J’y découvrais aussi la force du groupe et de l’action.
Peu à peu, je fus apprécié pour mes qualités de générosité et de camaraderie. La maturité du petit garçon débrouillard que je devenais faisait que le directeur n’hésitait pas à me confier des missions à responsabilités et cela compensait mon désarroi devant les tâches scolaires.