Sauvez l’avenir - Sandro E. Salinas - E-Book

Sauvez l’avenir E-Book

Sandro E. Salinas

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Beschreibung

Ils pensaient être à l’abri. Protégés. À tort.

"Sauvez l’avenir" – Dans notre grand pays, la torture n’existe pas révèle l’envers d’un décor que l’on croyait intouchable : celui des institutions chargées de veiller sur les plus vulnérables. Mais quand l’appareil se dérègle, que les innocents deviennent les premières cibles, le cauchemar s’installe. Ce que l’on imaginait inconcevable se déroule dans l’ombre, méthodique, implacable. Et lorsque la vérité menace d’émerger, c’est toute une mécanique bien huilée qui s’emploie à l’étouffer. À la lisière du témoignage et du cri de guerre, cet ouvrage soulève des questions que beaucoup préféreraient taire. Les enfants sont-ils vraiment en sécurité dans notre société ? Ou sont-ils devenus les premières victimes d’un mal bien plus profond ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Sandro E. Salinas, écrivain engagé, puise dans l’épreuve personnelle et la résilience la force d’une parole lucide et nécessaire. Marqué par l’enlèvement de ses enfants, il fait de l’écriture une arme contre l’injustice et un moyen de transmission. Porté par un attachement profond à sa famille, il parcourt le monde pour partager avec ses proches des instants précieux, tout en nourrissant sa réflexion d’une dimension pédagogique. Invalide mais déterminé, il poursuit ses voyages et son œuvre avec la volonté farouche d’affirmer ses multiples capacités et de faire entendre ce qui, trop souvent, demeure tu.

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Seitenzahl: 2812

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Sandro E. Salinas

Sauvez l’avenir

Dans notre grand pays, la torture n’existe pas

© Lys Bleu Éditions – Sandro E. Salinas

ISBN : 979-10-422-7407-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mes enfants, priant qu’ils n’aient jamais à lire ceci.

Et aux dizaines de personnes héroïques

qui se sont mobilisées pour les protéger.

Fussent-ils simplement de la famille, des amis, des médecins,

des psychologues…

Ou simplement des gens qui se sont comportés

comme de véritables êtres humains,

s’étant mobilisés alors qu’ils n’avaient rien à y gagner,

simplement guidés par la morale, la justice et l’honnêteté.

Livre I

Avant les rêves

Partie I

Brumaire, Racine

Notice de lecture

Je tiens d’abord à vous remercier d’avoir ouvert ce livre, vous assurer de mon admiration si vous le finissez, vous inviter pour vous serrer dans mes bras si vous faites quelque chose à la fin. Nous vivons déjà dans un monde où les gens ne lisent pratiquement plus. (Et je crains que nous en soyons un peu plus témoins en ce qui concerne le niveau intellectuel chaque jour.) J’espère seulement que nos enfants sauront encore lire des livres à leur majorité.

Aux fins d’avertissement, je me dois de vous aviser de différents points.

Déjà sur la teneur de ce livre, ensuite sur son écriture, puis sur sa valeur.

Sachez que vous lisez un livre relu une seule fois en catastrophe, il a dû être sorti en urgence par l’auteur persécuté, pour sauver des vies.

Sur la teneur, je vous indique que ce livre est formellement interdit aux mineurs, car tout ce qui y figure est factuel, concret et vécu. Les éléments qui y sont racontés traitent de violences psychologiques, physiques, historiques, idéologiques ou sexuelles, parfois extrêmes. Je le considère comme réellement dangereux pour un public trop sensible. Si vous êtes une personne jeune, sensible, protocolaire ou ne supportant pas les injustices, fuyez. Il faut vous prévenir que certaines choses très laides seront jetées sur vos yeux de manière abrupte, brutale et peut-être choquante.

L’histoire qui y est témoignée a beau parler de voyageurs idéalistes et d’enfants rêveurs, il va vous être raconté les beaux aspects de leur vie, mais également les laids, lorsqu’ils sont victimes de viols, d’actes de torture, de brutalités ainsi que de supplices divers.

Le récit commencera par une première partie qui, si elle n’en a pas l’air, est cruciale, car nécessaire à la compréhension des quatre suivantes. Voyez-la comme un fusil de Tchekhov adapté à un récit aussi factuel que réel. (Et puis, il s’agit de la partie la moins anormale et violente du récit, sauvons un peu la douceur.) Ce qui m’amène au point suivant : l’écriture.

Ne vous fiez pas aux opinions politiques ou religieuses que vous pourriez y interpréter. Ce verbe parfois acide que j’ai (et a sans doute trouvé un profond épanouissement grâce à la femme que j’épousai ou à mes amis) va flirter avec ce qui est l’extrême gauche pour certains, alors que d’autres trouveront cela profondément à droite. Vous vous condamnez à un supplice inutile en tentant de me colorer politiquement à l’époque actuelle. J’ai des valeurs de gauche motivées par des principes de droite. Elles sont étrangement mélangées à des idées de droite motivées par des convictions de gauche. Je vais d’ailleurs faire l’effort de citer des personnes de toutes les couleurs politiques situées absolument partout sur l’échiquier politique, je m’y engage.

Les sources, instructions ou prismes alimentant certains mots ne sont pas les vôtres, prenez donc le temps de lire les choses dans leur ensemble avant de crier « au meurtre » ou « brûlons cette sorcière ».

Par ailleurs, la personne qui vous écrit ce récit a fait un AVC et ressort d’un stress post-traumatique. L’histoire que je vais vous raconter est pareillement très dense et détaillée. Sachez qu’au moment où je vous écris ces mots, il y a des milliers de pages de documents et photos témoignant des faits à côté de moi, afin que je reste le plus objectif possible.

Il va par ailleurs m’être extrêmement dur de vous raconter des évènements et des choses qui ne se racontent pas, sauf si vous faites partie de certains des désaxés que j’ai rencontrés au cours de ma vie.

Initialement, une amie d’enfance, Fidji Gibert, qui avait écrit un livre poignant sur les violences et droits des femmes/enfants, m’avait donné envie d’écrire. Pas parce que nous étions du même quartier, pas parce que nous avions vécu certaines choses similaires, pas parce qu’elle connaissait les coupables que je vais dénoncer ici.

Elle m’a motivé parce qu’elle avait osé le faire, quatre ans avant moi, sur un thème d’écriture extrêmement similaire et difficile, mais toutefois crucial.

Hélas, jamais au cours des quatre années qui ont suivi je n’en ai eu le courage. J’ai écrit de nombreuses choses, mais lorsqu’il s’agit de fiction, on y a la liberté ou le plaisir de s’échapper dans l’imaginaire à tout instant.

Je n’aurai ici ni l’un ni l’autre, et si je ne venais pas de passer plus de sept ans à me faire dépouiller de toute trace de dignité, ou être contraint de continuer à vivre en boucle les pires périodes de ma vie, jamais je n’oserais faire ce que je m’apprête à faire.

Sachez que même si des dizaines de personnes tout aussi offusquées que moi m’ont demandé de les citer, je ne vais pas mettre leurs noms par décence. À l’exception des auteures présentes dans la bibliographie ou non, m’ayant autorisé à les citer ainsi que moi-même, je ne mettrai que des pseudonymes.

À l’inverse, pour les coupables, je ne vais faire de même que pour éviter que la publication de ce livre ne soit un appel à la crucifixion en place publique. Car beaucoup des faits racontés ici sont graves, brutaux, choquants, et leur publication détruirait leur vie, voire celle de leur entourage. Vous verrez de toute manière à l’issue de ce récit que leur anonymat nous protège autant mes enfants et moi qu’eux-mêmes.

En revanche, si vous êtes procureur, venez tout de suite chez moi, j’ai des milliers de pages de documents à vous donner comprenant des photos, vidéos, documents officiels, documents médicaux, enregistrements… Sincèrement, vous avez tout ce qu’il faut pour envoyer des gens sur la chaise électrique ou faire voter la loi pour le faire en France. (C’est une expression, je suis contre la peine de mort. Trop doux comparé à l’enfermement.) Fichtre, regardez, j’en ai même fait un bouquin, qu’est-ce que vous faisiez ?

Oui, car malheureusement, tout est vrai. C’est de plus parfois acté, sinon officialisé, tant l’incompétence de certains professionnels fut complète et dévastatrice. Le point d’incompétence ou de décérébration des coupables en est tel que, refusant de lire ce que raconte ce livre sous la forme de preuves formelles, ils en sont venus à créer publiquement les preuves contre eux-mêmes.

Je vais également beaucoup utiliser de l’humour noir ou du cynisme, pas juste pour édulcorer ce que je vais vous raconter, mais tout simplement parce que… Écoutez, cela fait sept ans que je suis agent d’accueil. Dans un métier où il faut sourire constamment, avec la vie que j’ai eue, croyez-moi, le sens de l’humour est une question de survie.

J’ai un langage courtois, et je ne vais pas être vulgaire tant que ce sera humainement possible pour un être humain normalement constitué qui parle vrai, honnêtement. Mais vu le caractère honteux de ce que vous allez lire après la très calme première partie, sachez que l’emploi de mots vulgaires sera spontané, parce qu’il n’y en a pas de suffisamment châtiés dans mon esprit pour décrire ce que vous êtes sur le point de lire.

Le dernier et plus important aspect de ce livre porte sur la valeur idéologique de ce récit ou son esprit. Ce qui va vous être détaillé sur son thème, développé à partir de la moitié de cet écrit, vous êtes d’ores et déjà d’accord avec moi sur le sujet : Peut-on torturer des enfants ? Des handicapés ? Des victimes ? Bien évidemment que non. Ce qui va vous alarmer n’est que l’indifférence, la paresse, les erreurs de jugement, voire la complicité volontaire ou non des antagonistes intervenants.

N’importe quel idiot sait qu’il faut protéger les enfants et les handicapés, ne pas être sexiste ou raciste. Ce qui va vous être choquant, grotesque et offusquant, c’est l’ampleur, le détachement et, a fortiori, la cruauté avec laquelle des gens vont faire l’inverse. Le tout en étant convaincus qu’ils font les choses bien, pendant qu’on leur hurle dans les oreilles que non, avec moult suppliques ou exemples accablants qui alarmeraient n’importe qui.

Ce qui va vous choquer, c’est jusqu’où les gens sont prêts à s’abaisser pour se faire bien voir, ou tout simplement s’entre-lécher avec les collègues, car « on est de braves toutous ».

Ce qui va vous choquer, c’est l’indifférence et la paresse profonde de gens à qui on a commis l’erreur colossale de confier le sort d’enfants, parfois même des bébés. Plutôt que d’essayer de réfléchir, ou ne serait-ce que de lever les yeux de leur cahier de charges, ils vont regarder des enfants, leurs parents et leurs familles souffrir, parfois même avec un cynisme ouvert.

Pareillement, vous allez être témoin de protagonistes avec des valeurs jugées « normales » à différentes époques, entre 1993 et 2024. Certains protagonistes que vous allez penser de droite sont de gauche, et inversement. Au-delà de l’époque différente, j’ai moi-même vécu dans des milieux très différents, d’où mon côté « caméléon ». Vous verrez ici ce qu’il y a de plus pauvre dans notre pays, que ce soit dans la classe moyenne ou même celle très aisée. Nonobstant, je n’aurai pas toujours le loisir de tout décrire en détail, sinon le livre sera aussi volumineux qu’À la recherche du temps perdu de Proust, qui est deux fois plus gros que la Bible. (Je vous garantis que ce récit n’a rien à voir avec À la recherche du temps perdu, pas de panique, vous pouvez continuer à lire.) Simplement, pour les décors ou les visages, considérez-vous comme chez vous, vous êtes libres de l’illustrer à votre guise. Le fond de ce qui est ici relaté va de toute manière automatiquement faire germer la couleur dans votre esprit, vu sa teneur, bien que la première partie soit très calme.

Par ailleurs, bien qu’il s’agisse d’une autobiographie, le propos de ce récit défend une cause : la protection des enfants et des victimes de maltraitances ou tortures en général. Certaines parties de ma vie ne vont pas être aussi détaillées que d’autres. La dernière risque également d’être très dense, car la brutalité vécue y est moins singulière et défend le propos de manière plus détaillée.

Bon, je pense que vous êtes prêts à commencer. Si je le suis, après tout, n’importe qui l’est. Gardez à l’esprit cette notice, tout autant que, comme vous le lirez à la fin, ce livre a été écrit sur un temps très bref avec une seule relecture en catastrophe, vu l’urgence du sujet pour la vie ou l’avenir de certains enfants. Ne vous inquiétez pas, vous ne lisez pas le meilleur livre de l’année, mais le sujet est crucial, et vous en sortirez enrichi, je vous le garantis.

C’est fait pour.

1

La Guerre froide et les voyages

Avant de commencer mon récit, il va être nécessaire que je vous explique d’où je viens, sans quoi beaucoup de choses vont vous paraître étranges, si ce n’est totalement gratuites. Je ne me permettrais cependant pas de détailler à fond mes origines, car c’est une histoire qui ne m’appartient pas à moi seul.

L’histoire passionnante des Salinas va parfois être survolée, car je leur fais déjà un affront en osant me confier de manière aussi délurée à vous sur le parcours étrange qu’est le mien. Je ne ferai pas, de surcroît, l’affront à ma famille de conter le sien de manière tout aussi délurée.

Je tiens avant tout à vous rassurer concernant la famille dont je descends. Cette généalogie ne devrait pas vous perdre et sera logiquement intelligible. Il ne s’agit pas d’une famille moderne avec trois pères par mère et trois demi-frères et sœurs par foyer à chaque branche.

C’est quelque chose de globalement absent de la famille Salinas, construite de manière très traditionnelle, comme tout le monde en avait l’image il y a quinze ans. Il s’agit généralement toujours de la famille nucléaire-type avec deux époux pour la vie et leurs enfants. C’est le modèle en lequel mes ancêtres directs, tout comme moi, avons toujours cru jusqu’au bout, bien que, me concernant, le sort en décida autrement.

Avant de commencer à parler de mon histoire familiale, je dois m’expliquer sur ma généalogie. Je descends de trois branches : une branche espagnole (Blanco), une branche normande (Bataille) et une branche chilienne (Salinas). Je suis moitié latino-américain par mon père, un quart espagnol et un quart normand par ma mère. Mais étant né, ayant grandi en Normandie et avec des Normands, je me considère donc comme normand avant tout.

Les fils d’immigrés comme moi ont tendance, souvent, à se dire d’un pays où ils ne sont pas nés, où ils n’ont pas grandi. C’est ce que l’on appelle en psychologie le « mythe du retour », tout à fait normal. Ils ont parfois sinon tendance à se dire simplement « citoyens du monde », ce qui n’est pas leur monopole, car même les natifs le disent de nos jours, où le patriotisme a relativement disparu.

Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il n’est pas nécessaire au fils d’un couple franco-russe de choisir s’il doit être l’un ou l’autre, c’est exactement comme lui demander de choisir entre son père et sa mère, ce qui est monstrueux. Il n’y a pas de bonnes réponses, il est les deux pleinement. S’il choisit de prêter allégeance à l’un ou à l’autre, c’est un choix dont il est responsable.

Ma mère est une Française née d’une Espagnole, mon père était un Chilien né de deux Chiliens et ayant passé la moitié de sa vie là-bas, arrivé adulte en France, puis naturalisé après y avoir longuement travaillé.

Né de parents français, bien qu’avec des origines directes, j’ai choisi d’être normand. Patriote envers ma Normandie, ayant profondément à cœur mes origines chiliennes. (Ayant grandi avec des Latino-Américains, en ayant beaucoup côtoyé par la suite, je ne vois pas beaucoup de différence entre les Espagnols et les Français. De plus, cela date de ma grand-mère, je ne me sens donc aucune identité espagnole.)

Je commencerai par le côté maternel, il s’agit du point le plus rapide.

Mon défunt grand-père était un Normand de la Manche issu de la famille Bataille, famille très étendue en Normandie, descendant des Neel, compagnons de Guillaume le Conquérant. Il est probable que deux Bataille ne se connaissent pas, car la Manche seule comprend plusieurs familles Bataille sans lien les unes aux autres depuis des siècles. Mon grand-père était le troisième fils de parents ayant chacun une dizaine de frères et sœurs, pour vous donner une image.

Parlant de sa généalogie, s’il avait un père sympathique, sa mère était une ignoble garce de la postérité qu’elle en laissa chez les Salinas. Ce n’est aucunement mon cas, je me souviens seulement d’elle comme une femme austère, amère et inquiétante, étant donné que je l’ai connue jeune.

Pour ce qui est de ce sympathique paternel, bien que soumis à sa femme dans le cadre d’un des nombreux matriarcats de la famille, il laissa un souvenir sympathique. Les anecdotes farceuses de la Seconde Guerre mondiale qu’il faisait sur l’Allemand que les voisins avaient fait disparaître dans le champ d’à côté, ou ses commentaires sur la ressemblance de la viande de chat avec celle du lapin, font encore rire la famille Salinas.

Mon grand-père naquit dans le Cotentin, près de Cherbourg, secteur où il trouva un jour son épouse, une orpheline de la guerre civile espagnole arrivée toute jeune en France avec une histoire tragique.

L’enlevant à l’ignoble tante qui l’esclavagisait dans son bistrot, il partit vivre à Cherbourg avec elle, l’épousa, puis lui fit trois filles. Après son service militaire, au cours duquel il partit faire la guerre d’Algérie, il travailla dans la fonction publique à Saint-Lô, où il installa sa famille.

Excellent collègue et syndiqué apprécié de tous ses camarades, il aimait faire la fête avec eux les fins de semaine… Et il avait la main lourde sur ses filles comme tant de parents de cette époque… Une fois retraité, il cessa d’avoir pareil levé de coude normand, se contentant de ses salutaires trois paquets de cigarettes quotidiens. Je m’en souviens, c’est grâce à cette consommation outrageante que je me permis de lui en piquer, vers l’âge de huit ans. Je ne découvrirais cependant le monde fabuleux du tabagisme que trois ans plus tard.

Nous n’eûmes pas de liens particuliers avec la famille de mon grand-père maternel, chez les Salinas. Mon arrière-grand-mère ayant toujours traité ma grand-mère et ses filles avec un certain racisme qui nous était connu, le reste des Bataille m’était donc globalement très étranger. Du peu que j’en ai vu, ils étaient très à droite, très ruraux, d’une mentalité de classe sociale supérieure à la nôtre.

Je pensais qu’il s’agissait du prisme de ma mère, mais lorsque je les rencontrai à l’enterrement de mon grand-père, lors de mes vingt et un ans, je ne pus que lui donner raison : ils n’avaient vraiment pas grand-chose à voir avec les Salinas et ne nous toisaient pas avec bienveillance.

Ce qui est assez paradoxal me concernant, étant donné que mes première et troisième fiancées venaient de familles très similaires, si ce n’est identiques.

Anecdote insolite : selon les dires insistants de la femme que j’épousai, sa première fille était une Bataille de la même branche que celle de mon arrière-grand-mère, ce qui signifiait que j’élevais en réalité mon arrière-petite-nièce et non ma belle-fille.

Anecdote plus insolite encore, sur le plan linguistique : après avoir réussi à traîner mon père chez mon abominable arrière-grand-mère, ma mère s’attendait à une dispute amusante, compte tenu de leurs caractères tous deux très acides.

D’autant plus que mon arrière-grand-mère parlait un patois normand difficilement compréhensible du Français lambda (Périers devient Pri), tout autant que l’était mon père avec son accent espagnol chilien, à l’époque très prononcé. Par une étrange aberration linguistique, ils parvinrent à communiquer aisément, là où un francophone lambda aurait été en proie à une détresse extrême avec l’un comme l’autre.

Mon père avait une vision extrêmement noire du monde, compte tenu de son vécu, et de ce que les interactions avec le genre humain en général lui avaient infligé. Il en avait hérité une vision du monde extrêmement concrète, mathématique et classique, pour ne pas dire obtuse. Le petit côté rêveur qu’il s’accordait n’avait trait qu’à son épouse et au savoir, la culture générale en lien avec les sciences humaines de manière globale.

Ainsi, s’il n’a jamais eu d’affinités particulières avec la famille élargie de ma mère, il n’en avait pas beaucoup plus avec sa famille proche, se contentant de supporter ses parents ou ses sœurs pour le confort de son épouse.

Entre le beau-père silencieux, la belle-mère sans filtre l’assimilant à un Espagnol, la grande sœur de ma mère rêveuse, abstraite, et sa petite sœur moderne, légère, mon père était chaque fois perdu en enfer.

En effet, la grande sœur de ma mère était une artiste, qui devint plus tard psychanalyste, car jouissant d’une logorrhée fertile. La petite sœur de ma mère était une femme très moderne sur les mœurs, avec une vie sociale très active. Toutes deux avaient des identités individuelles très marquées, une vision très large du monde et un attachement profond à leurs opinions ou leurs libertés personnelles…

Ce qui était l’exact inverse de la personnalité de mon père. Pour lui, un dialogue était soit concret, réfléchi (et donc logiquement comestible), soit une boursouflure intellectuellement paresseuse qui ne visait que la flagornerie ou la masturbation intellectuelle.

De manière générale, il était, comme beaucoup de gens dans les cultures asiatiques, russes et latino-américaines, très absolu, empiriste. Noir ou blanc, oui ou non, accord ou désaccord, c’est clair. Le gris, et tout ce qui compose cette étrange zone d’incertitude, de fausseté et… pourquoi pas de mensonge ? C’était une zone de danger. Cela signifiait le doute, l’ignorance ou alors la malhonnêteté, la manipulation, la manigance, la tromperie. En bref… l’incertitude ou la non-fiabilité, si ce n’était pas une émanation notable de malveillance.

J’en ai beaucoup souffert, enfant, et je le lui ai beaucoup reproché, avant de vivre moi-même une vie très dense qui me déformerait pour moi-même devenir un pur empiriste. Si je suis toutefois beaucoup moins absolu, honorable et individuellement désintéressé qu’il l’était, bien que je sois devenu, comme beaucoup de Salinas, très empiriste, très jeune.

Toujours est-il que lorsque vous expliquez à un homme comme cela qu’il ne parle pas sa langue maternelle alors que vous n’en parlez qu’une, là où lui en parle cinq, vous vous exposez au danger. Mon artiste de tante n’avait, par exemple, pas compris que, même s’il y a quelques différences linguistiques entre les Espagnols européens, chiliens et globalement latino-américains, le socle est le même. Mon père lui avait déjà rétorqué entre-temps de sortir sa tête de ses fesses et de retourner fumer des joints comme tous les autres artistes marginaux de son espèce.

Mon père manquait cruellement de tact et de délicatesse lorsqu’il ne parlait pas à l’épouse à qui il avait dédié sa vie.

Lorsque son autre sœur lui disait qu’il était trop rigide avec moi et tyrannique, il lui recommandait de retourner boire avec d’autres hommes, divorciada de mierda sin vergüenza qu’elle était. (Divorcée de merde sans vergogne, en français.) Je vais expliquer la raison pour laquelle dans la bouche de mon père c’était une insulte profonde plus loin dans le chapitre.

Ce fut une cause de disputes régulières au sein de ma famille, jusqu’au Noël 2001, où les parents et sœurs de ma mère eurent avec nous la dispute de trop. Je ne les vis plus pendant une douzaine d’années concernant mes tantes, une dizaine concernant mes chers grands-parents maternels.

Je termine ainsi avec la famille Bataille, et poursuis avec la deuxième partie de la famille de ma mère, les Blanco.

Les origines de la famille Blanco, dont ma grand-mère est issue, datent de la guerre civile espagnole. La grande sœur de ma mère a écrit un livre de qualité sur ce type d’horreurs historiques.

La guerre civile espagnole est l’exemple type de guerre où des millions de gens paient le prix fort du fait que nous, Occidentaux, ne pensions pas en noir et blanc, mais nous émerveillions à penser en gris. Nous ne sommes ni chauds ni froids, juste tièdes.

1938 : Oh non, les nazis ont envahi la Tchécoslovaquie. Mais on ne va pas déclarer la guerre pour défendre nos alliés, ce n’est pas encore la Pologne après tout. Par la suite, vu que nous devons la victoire sur les nazis aux Soviétiques, abandonnons-leur la Pologne et la Tchécoslovaquie d’une traite, restons tièdes et gris.

2022 : Oh non, l’Ukraine ne doit pas être russe. Mais elle ne doit pas être dans l’Union européenne non plus. Oh oui, combattons la Russie. Mais contentons-nous d’enlever nos McDonald’s et nos H&M de Russie au lieu d’envoyer nos armées. Mieux ! Envoyons des quantités astronomiques d’armes aux Ukrainiens pour qu’ils se fassent tuer à notre place !

Eh bien, la guerre civile espagnole, c’est exactement la même chose. Parce que, près d’un siècle plus tard, en Occident, nous continuons d’être tièdes et gris. Ça, parce que si les méchants, eux, suivent une idéologie claire, nous, nous ne suivons que l’argent.

1939 : Oh non, l’Espagne ne doit pas tomber aux mains des fascistes alliés des nazis. Mais il ne faut pas faire la guerre non plus, c’est trop risqué et nous sommes tièdes. Contentons-nous d’envoyer des quantités astronomiques d’armes aux Espagnols pour qu’ils se fassent tuer à notre place. Mieux ! Envoyons-leur des légions entières de ces fanatiques de militants communistes, anarchistes, et puis… tant qu’à faire, abreuvons aussi le camp d’en face en envoyant également nos fascistes. Après tout, ce n’est pas comme si cela allait nous coûter très cher un jour ?

La guerre civile espagnole se caractérise par un véritable capharnaüm sans nom, je dirais même plus : un pandémonium. Usuellement, communistes, anarchistes et démocrates se battaient contre les phalangistes fascistes, du moins lorsqu’ils ne s’entre-tuaient pas entre eux.

Les nazis eurent tout le loisir d’expérimenter l’armement avec lequel ils allaient ravager puis conquérir l’Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale, qui commença immédiatement à la fin du conflit. Les nazis, étant moins tièdes que nous, ne se privèrent d’ailleurs pas d’envoyer leur armée, ce qui fut aussi le cas des Soviétiques dans le camp d’en face.

Cette guerre intestine d’un rare désordre s’acheva par la victoire des fascistes. L’Espagne fut, au cours de cette guerre, le laboratoire des pratiques de persécutions massives en fonction des opinions politiques, qui allaient être appliquées dans la majeure partie du monde au cours de la guerre froide (même si elles étaient pratiquées de longue date dans les dictatures de droite ou d’extrême droite, et le régime d’extrême gauche soviétique).

Le dictateur espagnol fasciste, si ami du régime nazi, fut à ce propos vanté par le fondateur, chef puis président d’honneur du Front national, renommé plus tard « Rassemblement national ».

À l’issue de cette guerre (même si la plupart d’entre eux n’attendirent pas la fin), des millions d’Espagnols fuirent le pays.

Les parents de ma grand-mère maternelle, étant anarchistes, firent bien entendu immédiatement le choix de l’exil à la fin de la guerre civile. Fuyant vers l’Algérie française, la guerre faisait, hélas, rage à cette époque, et le principe de l’habitat à loyer modéré pour réfugiés n’était pas existant. Ma grand-mère, ainsi que son frère, sa sœur et ses parents, furent ainsi envoyés, comme des dizaines de milliers de réfugiés républicains espagnols, en camps de concentration de migrants, à Carnot en Algérie française. Sa petite sœur, étant à l’époque un nourrisson, y mourut, tandis que ses parents furent contaminés par la tuberculose et le typhus.

C’est ainsi que, bien que fille de marin, ma grand-mère parvint en France dans la cale d’un cargo à la fin de la Seconde Guerre mondiale, âgée à l’époque de six ans.

Elle fut jetée dans un séminaire officiant en tant qu’orphelinat à Biville, pour y être élevée par les bonnes sœurs. Elle demeura ainsi seule et sans famille de longues années, le peu de famille qui lui restait rejoignant l’armée.

En effet, son frère aîné s’engagea pour sa part immédiatement dans l’armée pour aller combattre en Indochine, afin de devenir Français. Il joua cependant de malchance dans cette guerre coloniale, posant les bases de la guerre du Vietnam, car il fut présent lors de la bataille finale signant la défaite française : Diên Biên Phu.

Boucherie sinistrement connue pour sa brutalité, seuls trois mille des onze mille prisonniers faits par le Viet-Minh en revinrent vivants.

Ma grand-mère, quittant l’orphelinat à quinze ans pour aller travailler sans rémunération pour un oncle et une horrible belle-mère dans le Cotentin, put ainsi accueillir son frère osseux de quarante-cinq kilos à son retour.

Surexploitée par son ignoble belle-mère, elle rencontra à l’orée des années soixante un jeune homme du nom de Bataille, aux côtés duquel elle s’enfuit vivre à Cherbourg. Ils y eurent trois filles que ma grand-mère élevait usuellement seule dans la vie quotidienne. Heureusement, mon grand-père fut envoyé en Algérie au cours de la guerre d’indépendance, dans le cadre de son service militaire, avant de les avoir. Officiant à la Sécurité sociale, il emmena ensuite sa famille s’installer à Saint-Lô, capitale de la Manche.

Ils allaient cependant régulièrement rendre visite à la famille Bataille dans le Cotentin où mon arrière-grand-mère raciste ne manquait pas de regarder ma grand-mère et ses filles avec mépris.

Saint-Lô n’avait rien d’une capitale départementale, si ce n’est sur le papier, et la minuscule ville qui allait plus tard me dégoûter de la campagne toute mon enfance subissait déjà un exode de sa jeunesse dans les années 1980.

Dès qu’elles le purent, ma mère ainsi que mes tantes partirent à Caen, Rennes, puis Paris, comme le faisaient – et le font toujours – la moitié des Manchoises.

Arrivée à Caen, découvrant une ville qui n’avait pas de ville que de nom et assez cosmopolite, ma mère commença ses études, au cours desquelles, trois ans plus tard, elle allait rencontrer mon père.

C’est ainsi que je finis avec mon ascendance par la famille la plus vaste y figurant : celle des Salinas. Celle qui vient du plus loin, qui a l’histoire la plus riche et qui a le plus construit mon identité sur de nombreux points et principes, que je suivrais à la lettre des années.

Mais pour commencer ce récit, s’il a été nécessaire que je m’explique sur la guerre d’Espagne, il va être nécessaire que je vous parle d’une page de l’histoire qui est curieusement souvent éludée en Occident. En l’occurrence, les méchants de cette histoire ne sont usuellement pas ceux auxquels on a coutume de penser.

On a coutume de penser que nos maîtres américains et prétendus héros sont des boucliers historiques des peuples contre la colonisation, les États-Unis étant eux-mêmes un ensemble de colonies émancipées.

C’est totalement faux. Dès 1822, l’American Colonization Society s’empressa de coloniser ce qui est aussi le Liberia, en Afrique, pour s’empresser de se débarrasser de ce qu’ils appelaient jusque récemment les « nègres » des États-Unis.

Si cette superpuissance fondée sur un génocide persécuta sa population noire pendant près de deux siècles avec une brutalité rayonnante de cruauté, ce n’est qu’un seul des prismes racistes qu’elle eut.

Outre l’extermination et la persécution des Amérindiens, l’exploitation effrayante de populations chinoises sur leurs rails ou l’enfermement de dizaines de milliers de Japonais dans des camps de concentration au cours de la Seconde Guerre mondiale, elle fit montre d’une grande malveillance sur les anciennes colonies espagnoles.

Ils remplacèrent simplement le colonisateur ou commencèrent littéralement un processus de néocolonialisme avant que les véritables empires coloniaux soient réellement vastes, qui plus est.

Je ne parle pas ici seulement de leur fondation d’un empire colonial s’étendant des Philippines à Puerto Rico, mais de l’assujettissement, voire l’asservissement systématique, de tous les États d’Amérique latine. N’allez pas croire que leur soutien au tiers-monde au cours de la décolonisation en Afrique ou en Asie fut pour autre chose que de détourner ces jeunes États de l’Union soviétique. Une Union soviétique peu ragoûtante, mais vendant une idéologie séduisante fondée sur le partage et la stricte égalité entre tous les êtres humains.

À l’exception de la Guyane française, l’Amérique latine se libéra elle-même du joug espagnol un siècle avant l’existence de l’URSS. Ces petits et jeunes États regardèrent donc avec une candeur dangereuse vers le nord, n’hésitant pas même à aller jusqu’à singer leurs appellations.

En témoignent les États-Unis de Colombie, les États-Unis du Venezuela ou encore aujourd’hui les États-Unis mexicains, et même, à une certaine période dictatoriale, les États-Unis du Brésil.

Ce n’était malheureusement pas un camarade émancipé ni ennemi des oppresseurs bienveillant qu’ils avaient alors au nord, ou alors aussi peu que ceux qui tentèrent d’y implanter l’Empire mexicain et l’Empire brésilien. (Je vous renvoie à Napoléon III, Pierre Ier et Pierre II pour ces derniers.)

Dès 1823, ce que l’on prétend être le plus vieux régime de démocratie au pouvoir (bien qu’à mes yeux les États-Unis soient une ploutocratie ou une pure et simple oligarchie) promulgua la doctrine Monroe.

Ce discours, si bellement fardé de liberté des colonies du continent américain nouvellement émancipées, cachait un esprit en réalité bien plus sournois : colonisez ailleurs que sur le continent américain, qui est la chasse gardée des États-Unis d’Amérique.

Outre une vingtaine d’interventions militaires et de guerres, du Mexique au Chili, les États-Unis passeront 150 ans à mettre à la tête des pays latino-américains des rangées de dictateurs sanguinaires ou brutaux. Cela, lorsqu’ils ne pratiquaient pas déjà leur légendaire « diplomatie du dollar ».

Cette exploitation économique, politique et militaire assumée, que l’on ne peut assimiler à rien d’autre qu’un impérialisme forcené, fut rebaptisée, lors de la guerre froide, « lutte contre le communisme ». Il fallait bien adopter un marketing vendable : les pays nouvellement émancipés de l’Europe coloniale en Afrique et en Asie allaient devoir choisir entre l’URSS et les États-Unis.

Mais qu’attendre d’un pays où chaque goutte de sang est une monnaie convertible avec le dollar, un pays où les gens se désignent pour se décrire « l’Hispanique là-bas », « ah, ce Black, là », « ah, cet Asiatique qui travaille avec moi… » J’ai rencontré quantité d’Américains et eu, au cours de mes voyages, l’occasion de poser le pied sur leur sol – chose bien désagréable, la dernière fois que cela m’arrivait.

Les gens sont en général surpris par la survivance si tardive de la ségrégation ou de leurs liens profonds avec les nazis, tout autant qu’il y ait un demi-million de néonazis assumés aux États-Unis. (Quand ils n’ont pas accueilli à bras ouverts les scientifiques anciennement nazis, tous frais payés, afin de lutter contre les cerveaux soviétiques dans le cadre de la conquête spatiale.)

Pas moi. Je n’ai jamais vu un État aussi racialisé et oligarchique, avec une telle passion, lorsqu’on ne peut pas parler d’obsession sexuelle pour l’argent. Pareillement, l’endoctrinement, l’autocentrisme et l’ignorance notoire de leur population sont réellement effrayants lorsqu’on sait que la vie d’un Américain vaut plus d’argent que la vie d’un individu de n’importe quel autre pays.

On parle de lavage de cerveau pour la Corée du Nord, mais, bien que je le concède de grâce, lisez un atlas historique puis un atlas géopolitique avant de parler à un Américain. C’est parfois choquant.

Nous aimons tous le cinéma américain, et sommes nombreux à adorer leur Coca-Cola ou leurs fast-foods, moi le premier. Mais nous avons payé, par le phagocytage d’une très large partie de nos cultures ou modèles sociaux sinon économiques, ces jolis aspects de la culture américaine.

Si nous pouvons sentir les effets du rayonnement américain ici, en France, l’Amérique latine en a beaucoup plus goûté les déjections que nous, encore aujourd’hui. Ne serait-ce qu’en Amérique latine, les Américains ont appuyé, mis en place, soutenu ou formé les armées de deux fois plus de dictatures que l’URSS durant toute son histoire.

Être ennemi des États-Unis n’engendrait pas nécessairement une intervention du tyran américain. Ces conflits commençaient à avoir mauvaise publicité après la Seconde Guerre mondiale, et les États-Unis ont tendance à perdre leurs guerres ou à laisser les pays qui en sont victimes dans un état pire que celui dans lequel ils les ont trouvés. (Cf. Libye, Irak, Somalie, Vietnam ou Corée, si des exemples notoires vous intéressent.)

Dans leur infinie bienséance et amour des apparences, les États-Unis ont alors généralisé, dès la seconde partie du vingtième siècle, un concept au mot élégant, mais à l’apparence ignoble : l’embargo.

Un embargo, c’est, pour ceux qui apprennent son existence, un héroïque et juste châtiment de nos maîtres américains sur des régimes criminels ou malveillants. Pour les populations des régimes susvisés, cela consiste en l’extermination par la faim (ce n’est pas une hyperbole, cf. la Corée du Nord), ou le retour au Moyen-Âge par la privation de produits composant le peu de confort qu’il restait à ces peuples. (Cf. Cuba, le Venezuela et beaucoup d’autres pays précédemment.)

Désormais que j’ai très succinctement rappelé l’impérialisme historiquement notoire des États-Unis, particulièrement en Amérique latine, nous allons pouvoir recentrer la loupe sur leur action dans le pays où sont nés, et où ont grandi, mon père ainsi que mes oncles : le Chili.

Si je devais continuer sur les horreurs commises par les États-Unis d’Amérique sur leur propre continent, avec des exemples comme le génocide au Guatemala ou même les évènements survenus sur d’autres continents, il me faudrait un livre entier sur le sujet.

Le Chili, même s’il faisait à l’époque, aux yeux de tous, partie du tiers-monde, était en 1970 un pays très développé. Peut-être pas la riche puissance régionale que l’on connaît aujourd’hui, mais sans nul doute un pays très développé. Il ne faut pas que vous vous représentiez un pays d’Afrique ou du Maghreb à la même époque ; il a simplement toujours été un champion des inégalités. C’est pour cela qu’à mes yeux, la guerre froide ne s’est jamais terminée en Amérique latine, ce qui est d’ailleurs flagrant pour beaucoup : au cours des dernières présidentielles de 2021, le Chili voyait s’opposer un fils de nazi d’extrême droite à un candidat d’extrême gauche, qui remporta finalement l’élection.

Il serait exagéré de dire que la moitié de sa population était riche, là où l’autre moitié vivait dans des taudis, mais l’hyperbole n’est pas si lointaine qu’on le pense de la réalité. Jusque récemment, le Chili avait le coefficient de GINI (coefficient de mesure des inégalités ou répartition des richesses) le plus élevé de la planète, triste record qu’il détenait depuis des décennies. Les Américains, avec leur impérialisme, avaient encore plus exporté leur modèle que les Soviétiques en Europe de l’Est, dans la mesure où eux le faisaient depuis 150 ans. C’était quelque chose de courant en Amérique latine en 1970, mais le Chili n’était pas comme les pays africains, composé d’une infime élite riche entourée d’un océan de pauvreté.

Il y existait deux groupes sociaux et politiques diamétralement opposés en cette époque où la guerre froide battait son plein. C’est ainsi que, si d’un côté vous pouviez trouver des communistes purs et durs, il y avait en face des fascistes, comme le Front nationaliste Patrie et Liberté. Ces derniers, luttant par la violence contre le président élu, avaient pour emblème une étrange croix gammée en forme d’araignée, tout aussi inquiétante que celle des nazis.

Les États-Unis tenant leur continent d’une main de fer, il était généralement d’usage de lancer une guérilla puis une révolution marxiste pour renverser le gouvernement. Le gouvernement, en Amérique latine, consistait comme en Afrique souvent en des dictatures militaires à la solde de l’Amérique du Nord.

Parfois, cela fonctionnait, comme le montrèrent Fidel Castro et Ernesto Guevara en renversant le tortionnaire cubain corrompu Fulgencio Batista, ou encore les Sandinistes nicaraguayens renversant Anastasio Somoza. Parfois, la CIA américaine parvenait à contrer l’appui populaire (notamment des plus miséreux), comme en Bolivie avec le meurtre du même Che Guevara, ou du président élu du peuple comme elle le fit… au Chili.

Si l’Amérique latine a longtemps été caricaturée pour ses multiples dictatures militaires, le Chili avait, comme la Colombie, pour sa part une très longue tradition démocratique. L’armée y était forte, autant que la tradition militaire, mais c’était encore un symbole de fierté nationale. Tel que vous me voyez, bien que ma famille ait échappé à la dictature militaire, je descends moi-même de militaires, et certains Salinas sont encore des militaires aujourd’hui ou en descendent, principalement de l’armée de l’air. Je suppose que notre histoire avec l’aviation est longue.

Pays autarcique et riche du bout du monde, qui avait remporté pratiquement toutes ses guerres – bien qu’entouré de voisins plus peuplés –, le peuple avait usuellement foi en son armée autant qu’en le président.

En 1970, le socialiste Salvador Allende fut élu par son peuple, notamment avec l’appui du parti communiste chilien (MIR). Ce docteur cultivé et profondément attaché à son peuple – riches comme pauvres – était aussi socialiste que les présidents français Blum ou Mitterrand. Il voulait faire la révolution en douceur et de manière civilisée, comme il le disait : « À la chilienne, avec du vin et des empanadas. »

Il s’affaira donc immédiatement à exécuter des réformes du même acabit, qu’il s’agisse des congés payés ou d’avancées sociales. Il nationalisa par exemple les mines de cuivre, qui étaient les plus vastes du monde. Le Chili fut le premier producteur mondial de ce minerai indispensable aux appareils électriques durant des décennies. Il était donc, aux yeux de son président, logique que l’argent de ces mines profite aux Chiliens, au lieu de s’envoler aux États-Unis.

Les bases d’un modèle social similaire à celui existant dans la France de l’époque étaient jetées ; l’enthousiasme admiratif pour ce président existait même en Europe. En Amérique, cependant, moins. Bien que Fidel Castro eût fait le déplacement au Chili pour offrir à Allende une AK-47 quelques années après le meurtre de Che Guevara par la CIA, les avis étaient loin d’être unanimes.

Si la droite chilienne n’appréciait pas la visite du président en URSS, c’était encore moins le cas des États-Unis, qui mirent immédiatement le pays sous embargo, comme ils l’avaient déjà fait avec Cuba.

La vie des Chiliens se détériorant, des manifestations se multiplièrent, parfois en soutien au président, parfois pour faire part de la colère bourgeoise.

Un coup d’État était survenu juste après l’élection en 1970 ; de manière générale, le président américain Nixon demanda de toute manière la « promotion » d’un coup d’État dès l’élection d’Allende. C’est avec ce soutien que le général Augusto Pinochet renversa, en 1973, le président Allende, non sans difficultés.

Il fallut bombarder l’édifice sacré du palais présidentiel, tandis que le chef d’État, retranché avec une poignée de fidèles, faisait ses adieux au monde des vivants à la radio :

« Je serai toujours près de vous, vous aurez au moins le souvenir d’un homme digne qui fut loyal avec la patrie. Le peuple doit se défendre et non pas se sacrifier, il ne doit pas se laisser exterminer ni humilier ».

De grâce, ne vous souvenez plus uniquement du sympathique Chilien Pedro Pascal pour Game of Thrones ou Narcos, souvenez-vous d’Allende, symbole de sacrifice pour la démocratie.

Lorsqu’il se suicida après l’entrée des militaires dans son étage, il laissa ainsi quelques mots éclairés aux habitants d’un pays où la devise n’est pas Liberté, égalité, fraternité, mais Par la raison ou par la force.

La dictature militaire d’Augusto Pinochet commença donc ce jour, le 11 septembre 1973. Un 11 septembre terrible, à marquer d’une pierre noire, où les États-Unis participèrent au meurtre cruel et gratuit d’une démocratie. Vingt-huit ans plus tard, le karma les rattrapa lorsque, après avoir surarmé des islamistes afin qu’ils tuent du communiste en Afghanistan, ces mêmes fanatiques envoyèrent des avions dans des buildings où l’on célébrait l’argent.

Une histoire très médiatisée, beaucoup plus que la dictature d’Augusto Pinochet qu’ils avaient permis d’arriver au pouvoir le 11 septembre 1973. Pourtant, cette dictature sinistrement réputée encore aujourd’hui a marqué l’histoire, en particulier l’histoire de la guerre froide.

Immédiatement après son accession au pouvoir, le tyran fit emprisonner et liquider des milliers de personnes. Comme dans la plupart des dictatures locales, le régime utilisait une Gestapo faite maison appelée DINA, qui, avec ses escadrons de la mort (Caravana de la Muerte), eut les mains sales si vite qu’elle fut ensuite rebaptisée CNI. Il est difficile de compter le nombre de morts, dans la mesure où le régime faisait littéralement disparaître ses victimes ; plus que les tuer, il les « vaporisait ». Il utilisait par exemple régulièrement « les vols de la mort », ce qui consistait à faire monter les victimes dans des aéronefs puis les jeter vivantes par-dessus l’océan Pacifique après leur avoir ouvert l’estomac. (Il fallait que les corps coulent ; que les vagues les ramènent signifiait qu’ils n’étaient pas « disparus ».)

Ce qui choquait l’étranger lorsque des réfugiés parvenaient à échapper au régime était également l’opération Condor.

Initialement, le condor est un oiseau chilien, le plus grand de la planète, mesurant jusqu’à trois mètres et demi avec les ailes déployées. Mais, au cours de la guerre froide, cette opération, recevant la coopération et l’appui américains, concernait l’extermination des réfugiés de la quasi-totalité de l’Amérique du Sud lorsqu’ils tentaient de fuir. Des dictatures d’extrême droite, amies de l’oncle Sam, dirigeaient le Chili, l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay, le Paraguay, le Pérou et la Bolivie. Lorsque des réfugiés en fuite parvenaient à quitter l’une d’elles, celle dans laquelle ils arrivaient les arrêtait puis les renvoyait directement vers la Kenpeitai faite maison de la dictature à laquelle ils avaient réussi à échapper.

Pire encore, grâce à leur puissant ami américain, les agents de ces dictatures allaient assassiner les fuyards jusqu’en France, en Italie, au Portugal, en Espagne… Bien évidemment aussi aux États-Unis, où l’ancien ministre d’Allende fut liquidé en plein Washington D.C.

Pour en revenir au Chili lui-même, le régime dictatorial fut particulièrement réputé pour avoir été tant un laboratoire du capitalisme qu’un centre de recherche sur la torture. Washington envoya immédiatement ce qu’on appela « les Chicago boys » au Chili pour raser toute trace du passage d’Allende et expérimenter ce qui allait devenir le néolibéralisme, que le monde entier allait ensuite découvrir dans la douleur.

L’arrestation de dizaines de milliers de Chiliens allait également faire connaître le régime pour son usage systématique de la torture, ou du viol lorsqu’il s’agissait de femmes.

L’usage de la torture, devenue officiellement sur les rapports concernant le régime « institutionnalisée », fut poussé à un point tel que les formateurs de la CIA envoyés former les bourreaux furent formés eux-mêmes. On note cependant l’usage courant de rats, d’électricité, de l’isolation sensorielle, de la soif, de la famine ou de l’eau (c’est ainsi que naquit le waterboarding, qui passionne tant les États-Unis).

Mais le paroxysme de l’horreur fut qu’une partie notable des victimes torturées était des enfants de moins de douze ans. Là où l’Argentin Videla faisait adopter les bébés des victimes par des officiels du régime, donc les bourreaux de leurs parents, sous la dictature chilienne, les enfants étaient parfois torturés sous les yeux de leurs parents.

Le summum de l’horreur consistait à torturer et violer sa famille sous les yeux du prisonnier. Dans un pays où la famille revêt une importance religieuse, il est impossible de faire plus atroce. C’est une culture où la famille nucléaire occupe une place si sacrée que le Chili était le dernier pays de la planète en termes de divorce encore en 2020. Le divorce avait pourtant été légalisé dès 2004.

J’ai poussé loin la description du contexte historique pour les Salinas, car vous le verrez, ce que je viens de vous dire va malheureusement être en lien direct avec la fin du livre.

Mon défunt grand-père paternel avait huit frères et sœurs, ma défunte grand-mère paternelle deux. Il était fils de militaire, dans l’armée de l’air, je crois, là où elle était la fille d’un grand voyageur.

De leur mariage naquirent cinq enfants, dont mon père. Ces enfants eurent eux-mêmes entre deux (pour mon père, le moins productif) et cinq enfants, en élevant jusqu’à sept, mais restant tous mariés.

Mon grand-père était un médecin très apprécié, et ma grand-mère une directrice de lycée. Je tâcherais de rester concis à leur sujet, car je ne les connus pas autant que je le voulais, et mon père parlant peu, les détails qu’il donnait étaient souvent abscons ou curieux, notamment quand il disait qu’il y avait des corsaires dans nos ancêtres éloignés. (Pirates aussi vers Chiloé.)

Les Salinas n’ont, en tout cas, que peu de sang indien et descendent principalement des Espagnols arrivés en Amérique du Sud. À part les yeux en amande que nous sommes nombreux à posséder, il n’y a pas de trace de sang mapuche visible physiquement de toute manière.

Au moment du coup d’État, mon père avait neuf ans, et regardait avec passion comme tous les petits Chiliens les émissions télévisées de Jorge Guerra, incarnant Pin Pon, un clown qui chantait des émissions pour les enfants.

Plus tard, il me chanta ces mêmes chansons et ma grand-mère chilienne m’envoya la cassette radio, ce qui me permit vingt ans plus tard de les chanter aux quatre enfants que j’éduquai.

Si Jorge Guerra dut rapidement fuir en équateur puis à Cuba à cause de la dictature, je tiens à rendre hommage à cet homme qui ensoleillait la vie des enfants dans un pays où il n’y avait vraiment pas grand-chose de conçu pour eux.

Ce grand homme dit un jour : « No hagamos un país que valga la pena, hagamos un país que valga la alegría » Ne construisons pas un pays qui vaille la peine, mais un pays qui vaille la joie. Cette phrase fut une véritable ligne de conduite que j’utilisai assidûment pour élever les quatre enfants que l’on me confia.

Lors de mes voyages passés au Chili ou en Colombie j’avais constaté avec une certaine tristesse qu’aujourd’hui encore, il n’y a pas le dixième de ce qu’il y a pour les enfants ou leur divertissement en Europe occidentale.

Aussi, le jour du coup d’État, mon père était devant ce type de programmes. Les Salinas n’étaient ni des communistes ni des fascistes, c’étaient des démocrates chrétiens (la faction entre les deux). S’il s’agissait d’une famille très unie, l’un des enfants de mon grand-père, Benicio, passa une large partie de son enfance sur la côte pacifique à Viña del mar près de Valparaiso, au nord d’Algarrobo où la famille avait un pied-à-terre. Mais la famille est de base habitante de Santiago, dont la région concentre la moitié de la population du pays.

Le Chili est un pays de la largeur du Calvados, mais de cinq fois la longueur de la France, le double si vous comptez ses terres antarctiques. Vous y trouverez le désert le plus aride de la planète, des terres polaires, les plages du pacifique, des montagnes de 6893 mètres de haut et des vallées vertes ainsi que de très grandes villes. Très méconnu, c’est pourtant un pays qui impressionne, car s’il faut traverser la planète pour s’y rendre, l’arpenter c’est déjà voir tous les paysages du monde.

Ce n’est pourtant pas dans un lieu paradisiaque que se rendirent mes grands-parents lorsqu’ils furent envoyés dans le désert, au nord.

Mon père et son frère restèrent à Santiago, avant que mon père ne les rejoigne dans le cadre de ses études de géologie, qui le menèrent vers Calama, à côté de Chuquicamata, la plus grande mine de cuivre de l’histoire humaine.

À l’exception du fait que dans ce nord aride et désertique, il sauva un jour la vie l’aîné de ses frères, le Salinas au parcours le plus impressionnant, je ne souhaite pas livrer des histoires qui ne m’appartiennent pas. Nous appellerons ce grand Salinas Fulgencio (même suffixe que le vrai nom).

Ce que je peux dire cependant, c’est que les Salinas sont des bons vivants, comme les Latino-Américains en général. C’était le cas particulièrement pour mon grand-père qui, aussi apprécié de tous que mon grand-père maternel, avait le même lever de coude.

Je pense que c’est la raison pour laquelle je n’ai vu mon père ivre qu’une fois de ma vie, le jour de l’obtention de mon baccalauréat général (il devait considérer que sa mission sur terre me concernant était accomplie, le reste n’étant plus son problème). Hormis cela à l’exception d’une éternelle canette de cinquante centilitres qui pouvait rester deux jours ouverte dans le frigidaire, je ne le vis jamais boire.

Mon grand-père était un homme aimable avec bon cœur, mais raisonnant un peu trop avec son cœur sans doute. Au cours de la dictature, il soigna des victimes ou opposants blessés du régime, risquant ainsi sa vie et celle de toute la famille.

Un jour, vers 1984, un de ses patients fils de militaire, justement parce qu’il l’aimait bien, lui annonça la nouvelle.

Il était sur liste noire, pour avoir aidé des résistants. Il fallait partir tout de suite s’il ne voulait pas que lui et toute sa famille soient… « Vaporisés ».

L’exil se fit en catastrophe, ce qui selon ma mère leur sauva la vie. Ils choisirent la France comme destination vers 1984, puis découvrirent avec effroi le climat normand dans le cadre d’hivers historiquement froids même pour de vrais calvadosiens.

Mon père étant de nature très exagérée, je ne sais pas s’il disait la vérité lorsqu’il m’expliquait que mes grands-parents étaient devenus laveurs de piscines et femmes de ménage. Une chose était sûre toutefois : ils n’étaient plus du tout médecin et directrice de lycée.

Les Français étant globalement ignorants du niveau de développement chilien et le considérant certainement autant qu’un pays du tiers-monde comme l’Éthiopie, mon père ainsi que ses frères furent renvoyés deux ans en arrière dans leurs études. Le niveau d’études chilien était pourtant tout à fait respectable et même certainement plus sévère ou spécialisé, par exemple mon père était initialement dans la géologie.

Le comble dut être lorsqu’en plus on les jeta dans ce qui était – et est toujours – le pire quartier de la ville, qui portait très bien son nom de la Grâce de Dieu.

J’utilise parfois cette expression, sans lien avec le fait que je travaille ironiquement dans ce quartier aujourd’hui. « À la grâce de dieu » signifie littéralement « être livré à soi-même », quelque chose d’abandonné à la grâce de dieu est littéralement quelque chose qui est tellement désespéré qu’on s’en remet au Seigneur. Je n’ose imaginer la brutalité du changement que cette déchéance a dû représenter pour les Salinas, passant de famille aisée à ce qui existe de plus bas dans l’échelle sociale.

Initialement centristes et, bien qu’aujourd’hui beaucoup de Salinas soient de droite, je pense que c’est ce qui a éveillé des opinions profondément à l’extrême gauche chez mon père et sa seule sœur, Paz, qui partit d’ailleurs étudier à l’est communiste.

Le frère aîné de mon père, Fulgencio, marié jeune et déjà avec enfants à charge, finit rapidement ses études pour aller travailler. Ce personnage héroïque qui eut sept enfants à éduquer commença en poussant des cartons à Promodès, finissant parmi les directeurs commerciaux chez Carrefour des années plus tard. Voyageant constamment à l’étranger, il finit même par porter l’enseigne carrefour pour s’implanter en Argentine, au Chili, au Brésil puis à terme, en Colombie.

Il s’agit certainement de l’un des plus impressionnants et aventuriers des Salinas de sa génération, ayant traversé la planète dans tous les sens, et l’image par excellence d’un père exceptionnel.

C’est notamment grâce à cet homme que les Salinas finirent par quitter la Grâce de Dieu pour tous s’installer dans une maison au sud du quartier du Chemin vert, quatre rues plus bas que les endroits où je passai mon enfance.

Ma mère, venant de quitter Saint-Lô pour étudier à l’université de Caen, s’était très vite attachée au caractère beaucoup plus cosmopolite de cette ville. Elle apprenait notamment à des réfugiés du régime khmer rouge (Kampuchéa démocratique) à lire, écrire, compter. Il y avait également quantité de Kurdes, Libanais et même Japonais avec lesquels cette passionnée des études autant que des cultures étrangères aimait échanger.

C’est alors qu’elle rencontra deux réfugiés politiques chiliens, en l’occurrence mon père et l’un de ses frères cadets que nous appellerons Benicio (même suffixe que le vrai nom).

Mon père venait d’échapper vivant à l’une des dictatures les plus brutales de la guerre froide, et n’était pas un exemple de sociabilité ni encore moins de confiance. Cependant, dès l’instant où il vit ma mère, il en tomba immédiatement amoureux.

Ce n’était pas seulement le physique extrêmement avantageux de ma mère (pour lequel je fus tanné toute mon enfance, Dieu merci, elle finit par vieillir) il y avait dans sa conception des choses un absolutisme et une exclusivité qui, mélangé à des sentiments amoureux profonds, ne connaîtraient aucune borne.

Les Chiliens étant très traditionnels, notamment à cette époque, il demanda immédiatement ma mère en mariage, cette dernière calmant ses ardeurs et parvenant à le retenir jusqu’en 1990.

Totalement dévoué et très épris, il était assez jaloux. C’est ce qui explique sans doute que, lorsqu’il se promenait avec ma mère, il traversa la rue à de nombreuses reprises pour menacer un passant qui avait commis la dangereuse erreur de la siffler.

Très passionné, débrouillard, travailleur et aimant les voyages, mon père l’emmena un peu partout en Europe. Ma mère connaissait pour sa part beaucoup d’étudiants étrangers et savait autant que lui comment voyager sans rien en poche.

Ce sont ces voyages et la dévotion aussi profonde que sincère de mon père pour ma mère qui fondèrent le meilleur mariage qu’il m’ait été donné de connaître. Pourtant je puis vous assurer qu’en tant qu’agent d’accueil dans une grande variété de domaines depuis sept ans, et ayant eu une vie sentimentale malheureusement bien plus dense que la norme, j’ai vu tous les types de parents mariés existants.

Ma mère découvrit avec stupeur une famille très unie, vivant tous ou presque sous le même toit dans une solidarité et un esprit d’union profonde. Bien que dans cette décennie des années 1980 la famille nucléaire pure, totalement indivisible et soudée existait encore en France comme format dominant, ce modèle était voué à disparaître trente ans plus tard au profit d’un modèle familial désarticulé. Le respect religieux pour la famille et les liens du sang était voué à périr pour la vénération de la famille recomposée, après des décompositions multiples.

Même si la famille au sens historique et classique du terme, donc, nucléaire, demeurait encore à l’époque majoritaire en France dans les années 1980, ma mère s’émerveilla devant l’esprit familial des Salinas encore plus poussé dans la cohésion.

Ces gens étaient issus d’une culture disparue aujourd’hui en France, où on répare systématiquement ce qui est cassé plutôt que de le jeter puis le remplacer. Cette famille venait de traverser la planète et survivre à l’une des dictatures les plus brutales de l’époque. Pourtant ils étaient tous là, soudés plus que jamais et prêts à reconstruire ensemble.

Pour ma mère, c’était déjà un concept particulier, car si elle était comme la plupart des Françaises de l’époque également issue d’une famille nucléaire, sa mère, elle et ses sœurs avaient passé leur enfance à être méprisées par la famille de son père. C’est aussi sans doute ce qui avait éveillé son ressentiment profond contre le racisme.

Or non seulement cette famille issue d’un pays qui garderait le taux de divorce le plus bas de la planète jusqu’aujourd’hui était soudée, mais elle allait le rester. Lorsqu’à la fin de la dictature, les Salinas quitteraient progressivement la France, ils allaient rester profondément unis bien qu’habitant aux côtés opposés du globe.

L’extraordinaire voyageur, bâtisseur et père qu’était Fulgencio eut un second fils, qui fut le premier Salinas à naître en France. Peu après, c’est en toute confiance que l’on fit de ce frère de mon père mon parrain, lorsque je fus le second Salinas à naître sur le sol français. Mon parrain, pour sa part, aurait jusqu’à cinq enfants de son sang, là où je n’aurais qu’une sœur.

Mes grands-parents rentrèrent vite au Chili dès la fin du régime militaire, mais ils revinrent en France jusqu’à mes six ans. Je me souviens de deux personnes très bienveillantes, mon grand-père m’appelant affectueusement « locutín » (cela signifie bavard, c’est quelque chose qui n’a jamais changé depuis mes quatre ans).

Mais même lorsqu’ils ne revinrent plus en France dès 1999, ils ne cessèrent jamais pour autant d’écrire, envoyant en cadeau des billets de dix ou vingt dollars enveloppés dans du papier aluminium. Ce sont ces lettres et ces billets qui sont en grande partie à l’origine d’une collection que je commençais à trois ans, atteignant jusqu’à trois mille billets de deux cents états différents vingt ans plus tard.

Deux des frères et sœurs de mon père rentrèrent au Chili à la fin de la dictature, ayant chacun trois enfants. Restèrent ici mon père et deux de ses frères, Fulgencio destiné à partir, car homme trop extraordinaire pour être contenu dans un seul pays, Benicio restant, car ayant comme mon père épousé la culture française en même temps que la femme de sa vie.

À dire vrai, je pense que mon père avait épousé absolument tout de sa femme plus que de la France. Lorsque je vous décris le mari extraordinaire qu’il était, je suis très concis. Pour elle, il oublia son pays d’origine, ses amis, ses possessions, tout ce qu’il avait connu dans sa jeunesse et jusqu’à sa famille.

Jamais jusqu’à sa mort il ne prit pour lui quoi que ce fut, donnant tout à son épouse et son foyer familial. Il s’agissait là de la conception stricte de ce que devait être un homme dans la branche de la famille que fonda mon père : se marier à une femme, avoir des enfants, et absolument tout leur consacrer jusqu’au dernier centime, jusqu’à la dernière goutte de sang.

Dans notre France où, comme partout dans le monde, les gens passent leur existence à s’interroger sur le sens de la vie, tous les hommes Salinas de la branche de mon père le connaissons pour notre part. Le sens de la vie c’est se marier à une femme à laquelle on est prêt à donner sa vie, puis lui faire autant d’enfants qu’elle en veut pour que la chaîne se poursuive.