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Sido est un roman autobiographique de Colette, qui décrit sa mère Sidonie Landoy, surnommée Sido, mais également son entourage familial. Il s'agit d'un livre de souvenirs d'enfance et de jeunesse de l'écrivaine. Les Vrilles de la vigne est un recueil de vingt nouvelles de l'autrice française Colette publié en 1908. Il rassemble de courtes nouvelles d'origine essentiellement biographique dans lesquelles elle exprime son goût pour la nature et la nostalgie du village de son enfance. Les nouvelles sont publiées dans la presse et sont issues du désir d'indépendance financière de leur autrice. Liste Nouvelles: Les Vrilles de la vigne-Rêverie de nouvel an-Chanson de la danseuse-Nuit blanche-Jour gri-Le Dernier Feu-Amours-Un rêve-Nonoche-Toby-Chien parle-Dialogue de bêtes-Maquillages-Belles-de-jour-De quoi est-ce qu'on a l'air ?-La Guérison-Le Miroir-La Dame qui chante-En baies de Somme-Partie de pêche-Music-halls.
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Veröffentlichungsjahr: 2024
SIDO 1
2 LE CAPITAINE
3 LES SAUVAGES
LES VRILLES DE LA VIGNE
RÊVERIE DE NOUVEL-AN
CHANSON DE LA DANSEUSE
NUIT BLANCHE
JOUR GRIS
LE DERNIER FEU
AMOURS
UN RÊVE
NONOCHE
TOBY-CHIEN PARLE
DIALOGUE DE BÊTES
MAQUILLAGES
BELLES DE JOUR
DE QUOI EST-CE QU’ON A L’AIR
LA GUÉRISON
LE MIROIR
LA DAME QUI CHANTE
EN BAIE DE SOMME
PARTIE DE PÊCHE
MUSIC-HALLS
Série :Colette
|16| SIDO
suivi de
Les vrilles de la vigne
Cet ouvragefait suite à : |15| La Seconde
COLETTE
SIDO
suivi de
Les vrilles de la vigne
ROMAN et RECUEIL DE NOUVELLES
Paris, 1930
Raanan Éditeur
Livre 1222 | édition 1
raananediteur.com
—Et pourquoi cesserais-je d'être de mon village? Il n’y faut pas compter. Te voilà bien fière, mon pauvre Minet-Chéri, parce que tu habites Paris depuis ton mariage. Je ne peux pas m’empêcher de rire en constatant combien tous les Parisiens sont fiers d’habiter Paris, les vrais parce qu’ils assimilent cela à un titre nobiliaire, les faux parce qu’ils s’imaginent avoir monté en grade. A ce compte-là, je pourrais me vanter que ma mère est née boulevard Bonne-Nouvelle! Toi, te voilà comme le pou sur ses pieds de derrière parce que tu as épousé un Parisien. Et quand je dis un Parisien... Les vrais Parisiens d’origine ont moins de caractère dans la physionomie. On dirait que Paris les efface!
Elle s’interrompait, levait le rideau de tulle qui voilait la fenêtre:
—Ah! voici Mlle Thévenin qui promène en triomphe, dans toutes les rues, sa cousine de Paris. Elle n’a pas besoin de le dire, que cette dame Quériot vient de Paris: beaucoup de seins, les pieds petits, et des chevilles trop fragiles pour le poids du corps; deux ou trois chaînes de cou, les cheveux très bien coiffés... Il ne m’en faut pas tant pour savoir que cette dame Quériot est caissière dans un grand café. Une caissière parisienne ne pare que sa tête et son buste, le reste ne voit guère le jour. En outre, elle ne marche pas assez et engraisse de l’estomac. Tu verras beaucoup, à Paris, ce modèle de femme-tronc.
Ainsi parlait ma mère, quand j’étais moi-même, autrefois, une très jeune femme. Mais elle avait commencé, bien avant mon mariage, de donner le pas à la province sur Paris. Mon enfance avait retenu des sentences, excommunicatoires le plus souvent, qu’elle lançait avec une force d’accent singulière. Où prenait-elle leur autorité, leur suc, elle qui ne quittait pas, trois fois l’an, son département? D’où lui venait le don de définir, de pénétrer, et cette forme décrétale de l’observation?
Ne l’eussé-je pas tenu d’elle, qu’elle m’eût donné, je crois, l’amour de la province, si par province on n’entend pas seulement un lieu, une région éloignés de la capitale, mais un esprit de caste, une pureté obligatoire des mœurs, l’orgueil d’habiter une demeure ancienne, honorée, close de partout, mais que l’on peut ouvrir à tout moment sur ses greniers aérés, son fenil empli, ses maîtres façonnés à l’usage et à la dignité de leur maison.
En vraie provinciale, ma charmante mère, “Sido”, tenait souvent ses yeux de l'âme fixés sur Paris. Théâtres de Paris, modes, fêtes de Paris, ne lui étaient ni indifférents, ni étrangers. Tout au plus les aimait-elle d’une passion un peu agressive, rehaussée de coquetteries, bouderies, approches stratégiques et danses de guerre. Le peu qu’elle goûtait de Paris, tous les deux ans environ, l’approvisionnait pour le reste du temps. Elle revenait chez nous lourde de chocolat en barre, de denrées exotiques et d’étoffes en coupons, mais surtout de programmes de spectacles et d’essence à la violette, et elle commençait de nous peindre Paris dont tous les attraits étaient à sa mesure, puisqu’elle ne dédaignait rien.
En une semaine elle avait visité la momie exhumée, le musée agrandi, le nouveau magasin, entendu le ténor et la conférence sur la Musique birmane. Elle rapportait un manteau modeste, des bas d’usage, des gants très chers. Surtout elle nous rapportait son regard gris voltigeant, son teint vermeil que la fatigue rougissait, elle revenait ailes battantes, inquiète de tout ce qui, privé d’elle, perdait la chaleur et le goût de vivre. Elle n’a jamais su qu’à chaque retour l’odeur de sa pelisse en ventre-de-gris, pénétrée d’un parfum châtain clair, féminin, chaste, éloigné des basses séductions axillaires, m'ôtait la parole et jusqu’à l’effusion.
D’un geste, d’un regard elle reprenait tout. Quelle promptitude de main! Elle coupait des bolducs roses, déchaînait des comestibles coloniaux, repliait avec soin les papiers noirs goudronnés qui sentaient le calfatage. Elle parlait, appelait la chatte, observait à la dérobée mon père amaigri, touchait et flairait mes longues tresses pour s’assurer que j’avais brossé mes cheveux... Une fois qu’elle dénouait un cordon d’or sifflant, elle s’aperçut qu’au géranium prisonnier contre la vitre d’une des fenêtres, sous le rideau de tulle, un rameau pendait, rompu, vivant encore. La ficelle d’or à peine déroulée s’enroula vingt fois autour du rameau rebouté, étayé d’une petite éclisse de carton... Je frissonnai, et crus frémir de jalousie, alors qu’il s’agissait seulement d’une résonance poétique, éveillée par la magie du secours efficace scellé d’or...
Il ne lui manquait, pour être une provinciale type, que l’esprit de dénigrement. Le sens critique, en elle, se dressait vigoureux, versatile, chaud et gai comme un jeune lézard. Elle happait au vol le trait marquant, la tare, signalait d’un éclair des beautés obscures, et traversait, lumineuse, des cœurs étroits.
—Je suis rouge, n’est-ce pas? demandait-elle au sortir de quelque âme en forme de couloir.
Elle était rouge en effet. Les pythonisses authentiques, ayant plongé au fond d’autrui, émergent à demi suffoquées. Une visite banale, parfois, la laissait cramoisie et sans force aux bras du grand fauteuil capitonné, en reps vert.
—Ah! ces Vivenet!... Que je suis fatiguée... Ces Vivenet, mon Dieu!
—Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, maman?
J’arrivais de l’école, et je marquais ma petite mâchoire, en croissants, dans un talon de pain frais, comblé de beurre et de gelée de framboises...
—Ce qu’ils m’ont fait? Ils sont venus. Que m’auraient-ils fait d’autre, et de pire? Les deux jeunes époux en visite de noces, flanqués de la mère Vivenet... Ah! ces Vivenet!
Elle ne m’en disait guère plus, mais plus tard, quand mon père rentrait, j’écoutais le reste.
—Oui, contait ma mère, des mariés de quatre jours! Quelle inconvenance! des mariés de quatre jours, cela se cache, ne traîne pas dans les rues, ne s’étale pas dans des salons, ne s’affiche pas avec une mère de la jeune mariée ou du jeune marié... Tu ris? Tu n’as aucun tact. J’en suis encore rouge, d’avoir vu cette jeune femme de quatre jours. Elle était gênée, elle, au moins. Un air d’avoir perdu son jupon, ou de s'être assise sur un banc frais peint. Mais lui, l’homme... Une horreur. Des pouces d’assassin, et une paire de tout petits yeux embusqués au fond de ses deux grands yeux. Il appartient à un genre d’hommes qui ont la mémoire des chiffres, qui mettent la main sur leur cœur quand ils mentent et qui ont soif l’après-midi, ce qui est un signe de mauvais estomac et de caractère acrimonieux.
—Pan! applaudissait mon père.
Bientôt j’avais mon tour, pour avoir sollicité la permission de porter des chaussettes l’été.
—Quand auras-tu fini de vouloir imiter Mimi Antonin dans tout ce qu’elle fait, chaque fois qu’elle vient en vacances chez sa grand-mère? Mimi Antonin est de Paris, et toi d’ici. C’est l’affaire des enfants de Paris de montrer l’été leurs flûtes, sans bas, et l’hiver leurs pantalons trop courts et de pauvres petites fesses rouges. Les mères parisiennes remédient à tout, quand leurs enfants grelottent, par un petit tour de cou en mongolie blanche. Par les très grands froids, elles ajoutent une toque assortie. Et puis on ne commence pas à onze ans à porter des chaussettes. Avec les mollets que je t’ai faits? Mais tu aurais l’air d’une sauteuse de corde, et il ne te manquerait qu’une sébile en fer blanc.
Ainsi parlait-elle, et sans chercher jamais ses mots ni quitter ses armes, j’appelle armes ses deux paires de “verres”, un couteau de poche, souvent une brosse à habits, un sécateur, de vieux gants, parfois le sceptre d’osier, épanoui en raquette trilobée, qu’on nomme “tapette” et qui sert à fouetter les rideaux et les meubles. La fantaisie de ma mère ne pliait que devant les dates qu’on fête, en province, par les nettoyages à fond, la lessive, l’embaumement des lainages et des fourrures. Mais elle ne se plaisait ni au fond des placards, ni dans la funèbre poudre du camphre, qu’elle remplaçait d’ailleurs par quelques cigares coupés en berlingots, les culots des pipes d’écume de mon père, et de grosses araignées qu’elle enfermait dans l’armoire giboyeuse, refuge des mites d’argent.
C’est qu’elle était agile et remuante, mais non ménagère appliquée; propre, nette, dégoûtée, mais loin du génie maniaque et solitaire qui compte les serviettes, les morceaux de sucre et les bouteilles pleines. La flanelle en mains, et surveillant la servante qui essuyait longuement les vitres en riant au voisin, il lui échappait des cris nerveux, d’impatients appels à la liberté.
—Quand j’essuie longtemps et avec soin mes tasses de Chine, disait-elle, je me sens vieillir...
Elle atteignait, loyale, la fin de la tâche. Alors elle franchissait les deux marches de notre seuil, entrait dans le jardin. Sur-le-champ tombaient son excitation morose et sa rancune. Toute présence végétale agissait sur elle comme un antidote, et elle avait une manière étrange de relever les roses par le menton pour les regarder en plein visage.
—Vois comme cette pensée ressemble au roi Henri VIII d’Angleterre, avec sa barbe ronde, disait-elle. Au fond, je n’aime pas beaucoup ces figures de reîtres qu’ont les pensées jaunes et violettes...
Dans mon quartier natal, on n’eût pas compté vingt maisons privées de jardin. Les plus mal partagées jouissaient d’une cour, plantée ou non, couverte ou non de treilles. Chaque façade cachait un “jardin-de-derrière” profond, tenant aux autres jardins-de-derrière par des murs mitoyens. Ces jardins-de-derrière donnaient le ton au village. On y vivait l’été, on y lessivait; on y fendait le bois l’hiver, on y besognait en toute saison, et les enfants, jouant sous les hangars, perchaient sur les ridelles des chars à foin dételés.
Les enclos qui jouxtaient le nôtre ne réclamaient pas de mystère: la déclivité du sol, des murs hauts et vieux, des rideaux d’arbres protégeaient notre “jardin d’en haut” et notre “jardin d’en bas”. Le flanc sonore de la colline répercutait les bruits, portait, d’un atoll maraîcher cerné de maisons à un “parc d’agrément”, les nouvelles.
De notre jardin, nous entendions, au Sud, Miton éternuer en bêchant et parler à son chien blanc dont il teignait, au 14 juillet, la tête en bleu et l’arrière-train en rouge. Au Nord, la mère Adolphe chantait un petit cantique en bottelant des violettes pour l’autel de notre église foudroyée, qui n’a plus de clocher. A l’Est, une sonnette triste annonçait chez le notaire la visite d’un client... Que me parle-t-on de la méfiance provinciale? Belle méfiance! Nos jardins se disaient tout.
Oh! aimable vie policée de nos jardins! Courtoisie, aménité de potager à “fleuriste” et de bosquet à basse-cour! Quel mal jamais fût venu par-dessus un espalier mitoyen, le long des faîtières en dalles plates cimentées de lichen et d’orpin brûlant, boulevard des chats et des chattes? De l’autre côté, sur la rue, les enfants insolents musaient, jouaient aux billes, troussaient leurs jupons, au-dessus du ruisseau; les voisins se dévisageaient et jetaient une petite malédiction, un rire, une épluchure dans le sillage de chaque passant, les hommes fumaient sur les seuils et crachaient... Gris de fer, à grands volets décolorés, notre façade à nous ne s’entrouvrait que sur mes gammes malhabiles, un aboiement de chien répondant aux coups de sonnette, et le chant des serins verts en cage.
Peut-être nos voisins imitaient-ils, dans leurs jardins, la paix de notre jardin où les enfants ne se battaient point, où bêtes et gens s’exprimaient avec douceur, un jardin où, trente années durant, un mari et une femme vécurent sans élever la voix l’un contre l’autre...
Il y avait dans ce temps-là de grands hivers, de brûlants étés. J’ai connu, depuis, des étés dont la couleur, si je ferme les yeux, est celle de la terre ocreuse, fendillée entre les tiges du blé et sous la géante ombelle du panais sauvage, celle de la mer grise ou bleue. Mais aucun été, sauf ceux de mon enfance, ne commémore le géranium écarlate et la hampe enflammée des digitales. Aucun hiver n’est plus d’un blanc pur à la base d’un ciel bourré de nues ardoisées, qui présageaient une tempête de flocons plus épais, puis un dégel illuminé de mille gouttes d’eau et de bourgeons lancéolés... Ce ciel pesait sur le toit chargé de neige des greniers à fourrages, le noyer nu, la girouette, et pliait les oreilles des chattes... La calme et verticale chute de neige devenait oblique, un faible ronflement de mer lointaine se levait sur ma tête encapuchonnée, tandis que j’arpentais le jardin, happant la neige volante... Avertie par ses antennes, ma mère s’avançait sur la terrasse, goûtait le temps, me jetait un cri:
—La bourrasque d’Ouest! Cours! Ferme les lucarnes du grenier!... La porte de la remise aux voitures!... Et la fenêtre de la chambre du fond!
Mousse exalté du navire natal, je m’élançais, claquant des sabots, enthousiasmée si du fond de la mêlée blanche et bleu noir, sifflante, un vif éclair, un bref roulement de foudre, enfants d’Ouest et de Février, comblaient tous deux un des abîmes du ciel... Je tâchais de trembler, de croire à la fin du monde.
Mais dans le pire du fracas ma mère, l’œil sur une grosse loupe cerclée de cuivre, s’émerveillait, comptant les cristaux ramifiés d’une poignée de neige qu’elle venait de cueillir aux mains même de l’Ouest rué sur notre jardin...
O géraniums, ô digitales... Celles-ci fusant des bois-taillis, ceux-là en rampe allumés au long de la terrasse, c’est de votre reflet que ma joue d’enfant reçut un don vermeil. Car “Sido” aimait au jardin le rouge, le rose, les sanguines filles du rosier, de la croix-de-Malte, des hortensias et des bâtons-de-Saint-Jacques, et même le coqueret-alkékenge, encore qu’elle accusât sa fleur, veinée de rouge sur pulpe rose, de lui rappeler un mou de veau frais... A contre-cœur elle faisait pacte avec l’Est: “Je m’arrange avec lui”, disait-elle. Mais elle demeurait pleine de suspicion et surveillait, entre tous les cardinaux et collatéraux, ce point glacé, traître, aux jeux meurtriers. Elle lui confiait des bulbes de muguet, quelques bégonias, et des crocus mauves, veilleuses des froids crépuscules.
Hors une corne de terre, hors un bosquet de lauriers-cerises dominés par un junko-biloba—je donnais ses feuilles, en forme de raie, à mes camarades d’école, qui les séchaient entre les pages de l’atlas—tout le chaud jardin se nourrissait d’une lumière jaune, à tremblements rouges et violets, mais je ne pourrais dire si ce rouge, ce violet dépendaient, dépendent encore d’un sentimental bonheur ou d’un éblouissement optique. Étés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands chapeaux, étés presque sans nuits... Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en récompense. J’obtenais qu’elle m’éveillât à trois heures et demie, et je m’en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.
A trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d’abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps... J’allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C’est sur ce chemin, c’est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d’un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion...
Ma mère me laissait partir, après m’avoir nommée “Beauté, Joyau-tout-en-or”; elle regardait courir et décroître sur la pente son œuvre,—“chef-d’œuvre”, disait-elle. J’étais peut-être jolie; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d’accord... Je l’étais à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’à mon retour, et de ma supériorité d’enfant éveillée sur les autres enfants endormis.
Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d’avoir mangé mon saoul, pas avant d’avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l’eau de deux sources perdues, que je révérais. L’une se haussait hors de la terre par une convulsion cristalline, une sorte de sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se décourageait aussitôt née et replongeait sous la terre. L’autre source, presque invisible, froissait l’herbe comme un serpent, s’étalait secrète au centre d’un pré où des narcisses, fleuris en ronde, attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de chêne, la seconde de fer et de tige de jacinthe... Rien qu’à parler d’elles je souhaite que leur saveur m’emplisse la bouche au moment de tout finir, et que j’emporte, avec moi, cette gorgée imaginaire...
Entre les points cardinaux auxquels ma mère dédiait des appels directs, des répliques qui ressemblaient, ouïes du salon, à de brefs soliloques inspirés, et les manifestations, généralement botaniques, de sa courtoisie;—entre Cèbe et la rue des Vignes, entre la mère Adolphe et Mᵉ de Fourolles, une zone de points collatéraux, moins précise et moins proche, prenait contact avec nous par des sons et des signaux étouffés. Mon imagination, mon orgueil enfantins situaient notre maison au centre d’une rose de jardins, de vents, de rayons, dont aucun secteur n’échappait tout à fait à l’influence de ma mère.
Bien que ma liberté, à toute heure, dépendît d’une escalade facile—une grille, un mur, un “toiton” incliné—l’illusion et la foi me revenaient dès que j’atterrissais, au retour, sur le gravier du jardin. Car, après la question: “D’où viens-tu?...” et le rituel froncement de sourcils, ma mère reprenait son tranquille, son glorieux visage de jardin, beaucoup plus beau que son soucieux visage de maison. De par sa suzeraineté et sa sollicitude, les murs grandissaient, des terres inconnues remplaçaient les enclos que j’avais sautillant de mur à mur, de branche à branche, aisément franchis, et j’assistais aux prodiges familiers:
—C’est vous que j’entends, Cèbe? criait ma mère. Avez-vous vu ma chatte?
Elle repoussait en arrière la grande capeline de paille rousse, qui tombait sur son dos, retenue à son cou par un ruban de taffetas marron, et elle renversait la tête pour offrir au ciel son intrépide regard gris, son visage couleur de pomme d’automne. Sa voix frappait-elle l’oiseau de la girouette, la bondrée planante, la dernière feuille du noyer, ou la lucarne qui avalait, au petit matin, les chouettes?... O surprise, ô certitude... D’une nue à gauche une voix de prophète enrhumé versait un: “Non, Madame Colê...ê...tte!” qui semblait traverser à grand-peine une barbe en anneaux, des pelotes de brumes, et glisser sur des étangs fumants de froid. Ou bien:
—“Oui...î...î, Madame Colê...ê...tte”, chantait à droite une voix d’ange aigrelet, probablement branché sur le cirrus fusiforme qui naviguait à la rencontre de la jeune lune. “Elle vous a entendu... ûe... Elle pâ...â...sse par le li... lâs...”
—Merci! criait ma mère, au jugé. Si c’est vous, Cèbe, rendez-moi donc mon piquet et mon cordeau à repiquages! J’en ai besoin pour aligner les laitues. Et faites doucement, je suis contre les hortensias!
Apport de songe, fruit d’une lévitation magique, jouet de sabbat, le piquet, quenouillé de ses dix mètres de cordelette, voyageait par les airs, tombait couché aux pieds de ma mère...
D’autres fois, elle vouait à des génies subalternes, invisibles, une fraîche offrande. Fidèle au rite, elle renversait la tête, consultait le ciel:
—Qui veut de mes violettes doubles rouges? criait-elle.
—Moi, Madame Colê... ê... tte! répondait l’inconnaissable de l’Est, plaintif et féminin.
—Prenez!
Le petit bouquet, noué d’une feuille aqueuse de jonquille, volait en l’air, recueilli avec gratitude par l’Orient plaintif.
—Qu’elles sentent donc bon! Dire que je n’arrive pas à élever les pareîl...eî...lles!
“Naturellement”, pensais-je. Et j’étais près d’ajouter: “C’est une question de climats...”
Levée au jour, parfois devançant le jour, ma mère accordait aux points cardinaux, à leurs dons comme à leurs méfaits, une importance singulière. C’est à cause d’elle, par tendresse invétérée, que dès le matin, et du fond du lit je demande: “D’où vient le vent?” A quoi l’on me répond: “Il fait bien joli... C’est plein de passereaux dans le Palais-Royal... Il fait vilain... Un temps de saison.” Il me faut maintenant chercher la réponse en moi-même, guetter la course du nuage, le ronflement marin de la cheminée, réjouir ma peau du souffle d’Ouest, humide, organique et lourd de significations comme la double haleine divergente d’un monstre amical. A moins que je ne me replie haineusement devant la bise d’Est, l’ennemi, le beau-froid-sec et son cousin du Nord. Ainsi faisait ma mère, coiffant de cornets en papier toutes les petites créatures végétales assaillies par la lune rousse: “Il va geler, la chatte danse”, disait-elle.
Son ouïe, qu’elle garda fine, l’informait aussi, et elle captait des avertissements éoliens.
—Écoute sur Moutiers! me disait-elle.
Elle levait l’index, et se tenait debout entre les hortensias, la pompe et le massif de rosiers. Là, elle centralisait les enseignements d’Ouest, par-dessus la clôture la plus basse.
—Tu entends?... Rentre le fauteuil, ton livre, ton chapeau: il pleut sur Moutiers. Il pleuvra ici dans deux ou trois minutes seulement.
Je tendais mes oreilles “sur Moutiers”; de l’horizon venaient un bruit égal de perles versées dans l’eau et la plate odeur de l’étang criblé de pluie, vannée sur ses vases verdâtres... Et j’attendais, quelques instants, que les douces gouttes d’une averse d’été, sur mes joues, sur mes lèvres, attestassent l’infaillibilité de celle qu’un seul être au monde—mon père—nommait “Sido”.
Des présages, décolorés par sa mort, errent encore autour de moi. L’un tient au Zodiaque, l’autre est purement botanique: quelques signes jouent avec les vents, les lunaisons, les eaux souterraines. C’est à cause d’eux que ma mère trouvait Paris fastidieux, car ils n’étaient libres, efficaces, péremptoires, qu’au plein air de notre province.
—Pour vivre à Paris, me confiait-elle, il m’y faudrait un beau jardin. Et encore!... Ce n’est pas dans un jardin de Paris que je pourrais cueillir et coudre pour toi, sur un petit carton, les grands grains d’avoine barbue, qui sont de si sensibles baromètres.
Je me gourmande d’avoir égaré, jusqu’au dernier, ces baromètres rustiques, grains d’avoine dont les deux barbes, aussi longues que celles des crevettes-bouquet, viraient, crucifiées sur un carton, à gauche, à droite, prédisant le sec et le mouillé. “Sido” n’avait point sa pareille pour feuilleter, en les comptant, les pelures micacées des oignons.
—Une... deux... trois robes! Trois robes sur l’oignon!
Elle laissait choir lunettes ou binocle sur ses genoux, ajoutait pensivement:
—C’est signe de grand hiver. Je ferai habiller de paille la pompe. D’ailleurs, la tortue s’est déjà enterrée. Et les écureuils, autour de la Guillemette, ont volé les noix et les noisettes en quantité pour leurs provisions. Les écureuils savent toujours tout.
Annonçait-on, dans un journal, le dégel? Ma mère haussait l’épaule, riait de mépris:
—Le dégel? Les météorologues de Paris ne m’en apprendront pas! Regarde les pattes de la chatte!
Frileuse, la chatte en effet pliait sous elle des pattes invisibles, et serrait fortement les paupières.
—Pour un petit froid passager, continuait “Sido”, la chatte se roule en turban, le nez contre la naissance de la queue. Pour un grand froid, elle gare la plante de ses pattes de devant et les roule en manchon.
Sur des gradins de bois peints en vert, elle entretenait toute l’année des reposoirs de plantes en pots, géraniums rares, rosiers nains, reines-des-prés aux panaches de brume blanche et rose, quelques “plantes grasses” poilues et trapues comme des crabes, des cactus meurtriers... Un angle de murs chauds gardait des vents sévères son musée d’essais, des godets d’argile rouge où je ne voyais que terre meuble et dormante.
—Ne touche pas!
—Mais rien ne pousse!
—Et qu’en sais-tu? Est-ce toi qui en décides? Lis, sur les fiches de bois qui sont plantées dans les pots! Ici, graines de lupin bleu; là, un bulbe de narcisse qui vient de Hollande; là, graines de physalis; là, une bouture d’hibiscus—mais non, ce n’est pas une branche morte!—et là, des semences de pois de senteur dont les fleurs ont des oreilles comme des petits lièvres. Et là... Et là...
—Et là?...
Ma mère rejetait son chapeau en arrière, mordillait la chaîne de son lorgnon, m’interrogeait avec ingénuité:
—Je suis bien ennuyée... je ne sais plus si c’est une famille de bulbes de crocus, que j’ai enterrés, ou bien une chrysalide de paon-de-nuit...
—Il n’y a qu’à gratter, pour voir...
Une main preste arrêtait la mienne—que n’a-t-on moulé, peint, ciselé cette main de “Sido”, brunie, tôt gravée de rides par les travaux ménagers, le jardinage, l’eau froide et le soleil, ses doigts longs bien façonnés en pointe, ses beaux ongles ovales et bombés...
—A aucun prix! Si c’est la chrysalide, elle mourra au contact de l’air; si c’est le crocus, la lumière flétrira son petit rejet blanc,—et tout sera à recommencer! Tu m’entends bien? Tu n’y toucheras pas?
—Non, maman...