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Kayliane, seize ans, est une figure emblématique d’un groupuscule d’extrême droite : la Fraternité Blanche. Orpheline de mère, elle exorcise sa colère dans la rue. Clarence, son père, est maire de la ville de Torrance et un fervent défenseur des minorités. Un soir, de jeunes noirs essaient de faire irruption chez eux. Kayliane commet l’irréparable et leurs vies basculent.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Diplômée en littérature,
Megane Harris noircit des pages depuis l’âge de douze ans. Pour écrire, elle s'inspire de la société et du cinéma.
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Seitenzahl: 355
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Megane Harris
Sweet America
Roman
© Lys Bleu Éditions – Megane Harris
ISBN : 979-10-377-8259-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Torrance, petite ville côtière aux portes de Los Angeles. Des plages de sable blanc, des quartiers pavillonnaires, une population cosmopolite. Torrance est le berceau de la normalité en apparence. En apparence seulement. Un mal profond ronge la ville. Un mal invisible à l’œil nu. Car la haine est une sans-visage. La haine de l’autre. Le racisme. L’étroitesse d’esprit à son plus haut degré de perversion. Dès l’enfance, les individus sont admis au sein d’un groupe aux idées propres. En opposition avec ceux qui ne pensent pas comme eux. La différence effraie. L’Homme méprise les choses qu’il ne peut comprendre. Quitte à tout écraser sur son passage. Dans l’unique but de faire adhérer les autres à sa cause. Cela se passe comme cela à Torrance. Il ne faut pas être faible, il faut faire partie d’un gang.
*
La mairie se situait en plein cœur de la ville. Un grand bâtiment blanc et récent entouré de palmiers. Au premier étage, une conversation s’échappait de la fenêtre entrouverte. Cette dernière venait d’une salle de bureau, celui de Clarence Phillips, maire de Torrance, en pleine réunion avec ses intendants. Pour parler de la violence qui régnait, qui n’a que trop régné et qui semble vouloir régner toujours sur Torrance. Les dégradations s’accumulaient depuis quelques années. Menées par de jeunes acteurs, dont l’âge n’atteignait pas leur volonté. De leur envie de faire valoir leurs idéaux, les quartiers se frontierisaient davantage. La haine augmentait et le chaos guettait.
— Il faut se rendre à l’évidence : le fait est que ces jeunes ont une emprise de plus en plus importante. Si nous continuons comme cela, c’est eux qui régiront la ville, expliqua un des membres du conseil.
Face à lui se tenait Clarence. À l’aube de la quarantaine, l’allure athlétique mais des cernes bien creusés. Celles du premier représentant d’une ville en pleine tourmente. À qui l’on ne pardonnait rien et à qui il ne pardonnait pas lui-même. Clarence ne s’était jamais défilé. Toutes les responsabilités que son poste engageait, il les avait prises pour lui. Et lui seul. Nul besoin de se cacher derrière quelqu’un. Il assumait tout ce qui se passait, en bien ou en mal. Son bras droit l’assistait. Joe Spencer. Son ami depuis l’enfance et commissaire de la ville. Ils s’étaient connus à l’école et ne s’étaient jamais quittés depuis. Joe avait toujours été un soutien de poids pour le jeune maire. Son charisme et son calme y étaient pour beaucoup. Cependant, Joe était également noir de peau. Un détail qui avait son importance à Torrance. Il regardait Clarence remuer inlassablement la cuillère dans son expresso.
— Nous allons prendre des mesures à ce propos, la rigueur est notre mot d’ordre. Les gens violents, on peut les recadrer.
— Vous n’êtes pas sans savoir que ces violences sont à caractère raciste. Une sculpture en hommage aux anciens esclaves de couleur a encore été endommagée la semaine dernière, intervint un second.
— C’est pour cela que chaque cas sera pris en charge très sérieusement, continua Clarence. Nous ne laisserons pas ces vandales impunis.
— Une haine plus ou moins intense se propage en eux. Ces gangs sont appelés des groupes skinheads. Des jeunes radicaux d’extrême droite prônant un certain dictateur allemand du siècle passé, lâcha un troisième homme autour de la table. Leur cas n’est pas à prendre à la légère : leur nombre a considérablement augmenté depuis quelques années. Une fraternité s’est créée et constitue une sorte d’armée.
— Ils ne sont pas nécessairement plus nombreux, ils se font seulement… plus remarquer, intervint Joe.
— Je ne suis pas d’accord. Ce sont des mineurs, de plus en plus jeunes et multirécidivistes.
— Des mesures seront appliquées, reprit Clarence. Chaque individu interpellé devra répondre de ses actes. Mineur ou majeur.
— Vous devrez vous lever tôt pour ça : on en touche un et ce sont tous les autres qui rappliquent. De plus, ils sont protégés par un riche homme d’affaires qui ne recule devant rien pour leur sauver la mise à chaque fois. C’est lui-même qui finance leurs armes. Et croyez-moi, ils sont lourdement armés.
— Chaque ville connaît malheureusement son taux de délinquance. Pourquoi notre ville serait-elle une exception ?
— Celle de Torrance diffère cependant sur un point, monsieur. Nous sommes la troisième ville la plus dangereuse de l’état.
— Effectivement, notre taux de délinquance se trouve bien placé dans le classement peu glorieux des plus élevés de la région. Mais tous les fauteurs de trouble payeront tôt ou tard pour outrage à la commune. Foncez-leur dedans et c’est une guerre civile que vous déclencherez. Je crois que nous devons à nos citoyens de garder la tête froide. Jamais nous ne devons baisser les bras. Soyons intelligents.
— Certes, monsieur. Seulement, j’espère que vous saurez garder les principes que vous nous exposez en ce moment face à l’un d’entre eux. Pardon, face à l’une d’entre eux.
Clarence abaissa les yeux sur son café qu’il mena à sa bouche. Il était froid. Il savait tôt ou tard que l’un des hommes autour de la table lancerait le sujet et c’était chose faite. Il était même étonné que cela ne soit pas tombé plus tôt dans la conversation.
*
Le long de la plage de Torrance, une esplanade envahie par une troupe de jeunes bien à part. Un groupe de skinheads. Néo-nazis. Plus communément appelés Nazi Skins. Connus pour leurs agressions physiques, surtout envers les immigrés, les homosexuels ou encore les marginaux. Ils avaient fait de leur mode de vie une mode à suivre. Tout le monde pouvait faire partie de leur communauté. Il fallait pour cela aimer sa ville, son pays, sa patrie et ne pas avoir peur de se salir les mains. Aimer son pays ne suffisait pas, il fallait se battre pour lui. Reconnaissables à leurs crânes pour la plupart rasés. Leurs vêtements dans les tons noirs, rouges ou bleus. Et leurs nombreux tatouages. Agressifs et voyants. Il fallait impressionner, ne pas passer inaperçu. Qu’on parle de toi en bien ou en mal n’importait peu, au moins on parlait de toi. Chaque occasion se révélait précieuse. Les plus jeunes se trouvaient être des cibles de choix. Plus on leur inculquait des idées jeunes, plus ils les intégraient intensément. Les mecs paumés, les désespérés, les repris de justice. Personne n’avait de mauvais profil. Du moment que tu croyais en ce que tu faisais. On ne t’en demandait pas plus. Parmi eux, Kayliane. L’unique fille du groupe. Même pas seize ans au compteur et déjà figure emblématique du mouvement. Pas impressionnante au premier abord. Un corps filiforme et la jeunesse peinte sur le visage. Pourtant il suffisait de croiser son regard noir et d’entendre son flot de paroles pour se douter que l’on n’avait pas affaire à n’importe qui. Épaulée par Cameron, un riche entrepreneur proche de la soixantaine très tôt parti à la retraite. Soutenue par les frères Harmont, Jackson et Charlie, orphelins de père et membres actifs du clan. Kayliane prenait la ville pour un terrain de jeu.
Pas loin d’eux, un groupe de jeunes afro-américains passait le temps. Avec leur sono de rap et leurs maillots de basket, ils riaient avec exagération et cela outrepassait la bienséance. Leur façon de se mouvoir, tels des singes entre eux, n’était pas digne d’êtres humains. Ils avaient été une cible pour la confrérie dès lors qu’ils s’étaient installés à côté d’eux une heure plus tôt. Un semblant de paix régnait jusqu’à ce qu’un jeune noir frappe un peu trop fort le ballon avec lequel il jonglait et qui alla rebondir contre le dos de Dan, grand musclé d’une vingtaine d’années. Impressionnant au premier abord et pourtant très peu malin. De suite monté sur ses grands chevaux, Dan voulait impressionner l’adversaire. L’occasion était trop belle et ils n’attendaient que cela. Il trouva du répondant. Un par un, tous s’agglutinèrent autour d’eux, l’altercation arriverait bien assez tôt. Assis sur un banc, Cameron observait de loin. Il n’avait plus grand-chose à leur apprendre. Ses petits volaient de leurs propres ailes depuis un bon moment maintenant. Ils avaient des automatismes. Il les laisserait donc régler cette histoire eux-mêmes. Le semblant d’harmonie avait disparu. Aussi futile qu’en était la raison. Les insultes allaient laisser place aux coups de poing lorsque Kayliane s’interposa entre les deux garçons. Elle se plaça devant le jeune noir. Elle attendit qu’il dise quelque chose. Elle espérait qu’il la provoquerait. Et c’est ce qu’il fit bien sûr. Tellement prévisible.
— Putain, vous vous prenez pour qui ? Ce n’est pas votre quartier, cassez-vous, lâcha Dan.
— Connards de renois, lâcha Rob.
— On était là avant ! Barrez-vous, vous et vos…
Le grand noir ne réussit pas à aller au bout de ses pensées lorsque Kayliane apparut devant ses yeux. Il était perplexe. Elle ne le laissait pas indifférent mais il se méfiait. Pour traîner avec eux, c’est qu’elle n’était pas claire.
— Qu’est-ce qu’elle veut, la poupée ?
Tout le monde se tourna vers Kayliane. Cette attention la boosta. Le menton relevé, elle ne se dégonfla pas, et ce même si une trentaine de garçons la dévisageaient du regard. Cameron tendit l’oreille. Avait-il vraiment entendu « la poupée » ?
— Je ne vois qu’une solution.
Cameron plaçait beaucoup d’espoir en elle. Celle en qui il croyait tant. Celle qui pouvait faire revenir leur mouvement sur le devant de la scène américaine. Puis peut-être mondiale. Elle en avait la force et la carrure.
— Vraiment ? lança ironiquement le noir.
— Réglons cette histoire, juste toi et moi.
Les amis du garçon rigolèrent et lui-même ne put réprimer un sourire. Elle lui plaisait.
— Et qu’est-ce qu’un joli petit cul de blanche comme toi pourrait bien faire contre moi ? demanda-t-il, provocateur.
— Botter ton sale cul de nègre.
Jackson baissa la tête en souriant. Cameron jubilait intérieurement. Un sourire s’esquissa sur le visage de chaque skin. Le black la toisait, incrédule. Il pataugeait dans la perplexité. Pour le coup, il ne rigolait plus. Devant lui ne se tenait qu’un petit bout de femme. Que risquait-il ? Il accepta.
— On y va ! lança-t-il à ses camarades qui allèrent se placer au pas de course.
Kayliane eut un sourire suffisant. Elle se dirigea vers le banc où était Cameron. Les autres la suivirent. Elle enleva son sweat noir trop large pour elle. Une vague de regards déferla de nouveau dans sa direction. Cameron prit la parole comme il avait coutume de le faire. Tel un coach encourageant son équipe.
— Si ça dégénère, vous savez ce qu’il y a à faire, les gars.
Comprenez : si Kayliane venait à perdre, ruez-vous sur eux et battez-les jusqu’à ce que le souffle leur manque. Seule la violence réglait les problèmes chez Cameron. Les mots, la petite les avait et savait les employer à bon escient. Pour le reste, cela concernait les gars. Et si les mots ne suffisaient pas, alors la querelle se règlerait avec les poings. Tout le monde prenait la direction des deux protagonistes du jour. Jackson attendit que le noir le regarde pour embrasser Kayliane. Une provocation de plus quand on connaît le succès qu’elle pouvait avoir auprès de la gent masculine. Toute ethnie confondue. Seulement, voilà, elle n’était pas libre. Et encore moins pour un négro. Arrivée en dernier au milieu du regroupement, Kayliane toisa le black et la confrontation commença.
Celui qui frappait l’autre en premier au-dessus des épaules gagnait. Il n’y avait pas vraiment de règle. Hormis celle qui obligeait à frapper le visage. Personne n’était censé retenir ses coups. Il n’y avait pas de pitié dans ces jeux-là. C’était la loi de la rue. Un combat de boxe sans arbitre ni gants. Une seule frappe au-dessus des épaules et c’était bon. Le jeune noir était malgré tout mal à l’aise. En temps normal, il n’aurait eu aucun problème à attaquer en premier. Mais là, la situation était différente. Il avait une femme en face de lui. Même pas une femme, une jeune fille. Son éducation lui rendait la tâche compliquée. Il était contre-nature pour lui de devoir lever la main sur une personne du sexe opposé. Ce n’est que lorsque Kayliane le poussa la première qu’il réalisa qu’elle ne se formalisait pas de tout cela, elle. Un de ses potes voulut riposter mais Rob se plaça devant elle et le fit reculer. Le match se jouait entre eux deux seulement. Aucune personne extérieure ne devait intervenir. Pouvait-il au moins respecter cela ? Chacun se rendait coup pour coup. Sans jamais vraiment se toucher. Lorsque l’un avançait, l’autre reculait et inversement. Jusqu’à ce que Kayliane lui donne un coup de poing dans le cou. Pas violent, juste bien placé. Là, au niveau de la pomme d’Adam. Le jeune noir recula de quelques pas et eut du mal à déglutir. Le picotement dans sa gorge, il savait ce qu’il signifiait. Fière, elle allait fêter sa victoire mais le garçon la repoussa contre le grillage, fou de rage. Quel homme pouvait frapper une femme ? Pas lui en tout cas. Ils ne jouaient pas à armes égales. C’était trop facile. Elle savait qu’il n’oserait pas l’attaquer et c’était précisément pour cette raison qu’elle lui avait proposé ce duel. Il se rua sur elle et la poussa pour la prendre à part.
— Putain mais tu te crois où ?
Charlie et les autres allaient intervenir mais Cameron leva le bras pour les stopper. Personne ne bougea. Kayliane regardait son interlocuteur avec mépris et dédain. Elle aimait les rendre fous, cela les frustrait encore davantage.
— Ce terrain est public. Il nous appartient autant qu’à vous et vos sales gueules d’Hitlériens !
— Plus maintenant.
— On est en démocratie.
— Est-ce que tu sais au moins ce que ce mot veut dire ?
Elle allait trop loin, beaucoup trop loin. Il se rapprocha d’elle au maximum. Dans le but de l’impressionner. Mais il ignorait à qui il avait affaire. Ils étaient presque front à front. Leurs nez se frôlaient. Il pouvait sentir la chaleur se dégager de ses narines.
— Tu te penses supérieure mais tu n’as absolument rien de plus que nous.
Elle baissa la tête en souriant. Si un garçon lui avait souri de cette façon, il aurait fracassé son crâne d’un coup de poing. Tout le monde regardait dans leur direction. L’air était à couper au couteau. Elle releva la tête, marqua un temps et reprit la parole. Elle avait attendu assez longtemps, le moment était venu de le ridiculiser.
— Excepté un daron maire de la ville.
La bouche du garçon s’entrouvrit légèrement. Il était surpris. Il ne s’attendait pas à ça, vraiment pas. Il la connaissait de vue mais était loin de se douter qu’elle pouvait être la gosse du maire. Putain de coïncidence de merde. Que lui restait-il à faire maintenant ? Elle était là, victorieuse, devant ses yeux, et il ne pouvait pas moufter. Ne serait-ce qu’une bousculade et tout pouvait lui retomber dessus. Et en puissance mille. Il la connaissait, la justice à deux vitesses, et autant que possible il souhaitait l’éviter.
— Alors effectivement tu peux entreprendre ce que tu veux contre moi, là, maintenant. Mais garde en tête que tu finiras par le regretter.
Luttant pour ne pas perdre la face, il menait un véritable combat intérieur. Elle l’avait humilié. Avec son regard hautain et son flot de paroles assassines. Du haut de son mètre soixante, elle l’avait cloué au pilori. Lui, le colosse de presque deux mètres. Il était aisé de croire que lui rendre la monnaie de sa pièce aurait été une rigolade. Mais elle n’était définitivement pas n’importe qui. Riposter aurait été suicidaire. Pour lui mais également pour ses amis. Un geste de trop et ils plongeraient tous.
Il finit par baisser la tête en reculant, lever les bras au ciel et s’avouer vaincu. Tous les skins explosèrent tandis que les noirs s’en allaient discrètement. Kayliane ne détacha pourtant pas son regard du garçon qui s’éloignait. Le combat continuait. Toujours. Elle voulait le terminer. Le mettre plus bas que terre. Lui faire prendre conscience qu’il ne pouvait rien contre elle. Que sa condition de reclus de l’humanité ne le lui permettait pas. Dan couru vers elle et la souleva d’un seul bras. Cela aurait dû la ramener sur Terre mais elle n’avait d’yeux que pour son adversaire. Ce n’est que quelques secondes plus tard qu’elle détacha son regard et laissa filer le garçon. Ce dernier et sa troupe ramassèrent leurs affaires et s’éloignèrent peu à peu. Toute sa bande à elle les regardait avec le sourire. Certains l’applaudissaient, d’autres criaient encore pour proclamer leur victoire. Cela était exagéré, mais cela était voulu. On ne faisait pas dans la dentelle avec eux. Il fallait qu’on les entende. Que le monde entier sache qui ils étaient. Haute dans les bras de Dan, face à ses nombreux partisans, c’était là que Kayliane avait toujours senti qu’était sa place. Le vent du large fit voler ses cheveux blonds et découvrir son dos. Recouvert de tatouages. Le plus gros se situait sur sa nuque : une croix gammée.
*
Clarence sortit de la mairie. Il était presque 18 h et il rentrait chez lui. Une journée encore éprouvante venait de passer. Il savait que son boulot était plus précieux que ce que les gens voulaient bien en dire, mais la pression était telle que des fois il aurait aimé faire le boulot de quelqu’un d’autre. Mais demain était un autre jour. À quelle sauce serait-il mangé ?
Un des hommes de son conseil le rattrapa et l’accompagna jusqu’à sa voiture. Alex Deever tenta de le rassurer.
— Ce n’était pas contre vous, Clarence. Ce que nous voulons avant tout c’est la prospérité dans la ville.
— Et nous l’aurons. Quel qu’en soit le prix à payer.
L’homme eut un sourire. L’optimisme constant de Clarence pouvait attendrir les personnages les plus fermés de la classe politique. Sa naïveté également. Alex changea de sujet.
— Comment va ta gamine ?
Toutefois, par moment, l’optimisme de Clarence semblait disparaître, le temps d’un instant.
— Elle jubile quand mon monde s’écroule.
*
Le soleil couchant et la brise légère sonnaient la fin de l’après-midi. Les couleurs chaudes laissaient place aux couleurs pastelles de la fin de journée.
— Je rentre.
C’était une affirmation de la part de Kayliane. Il se faisait tard et elle voulait faire une pause au calme chez elle avant de repartir de plus belle le soir même. Elle était déjà en train de partir, s’éloignant du groupe.
— Attends ! lui cria Jackson.
Elle était sur le trottoir en ascendance de la plage. Les garçons avaient repris le fil de leur après-midi. Comme si ce qui venait de se passer était tout à fait normal. Cameron était reparti à la base avec un petit groupe tandis que les autres avaient commencé une partie de basket. Il courut jusqu’à elle. Il était torse nu et de la sueur coulait le long de son dos. Il arriva en dessous d’elle avec des yeux qui pétillaient. De la vue en contrebas, ses iris noisette resplendissaient.
— On se voit ce soir ?
— J’ai le droit de refuser ?
Il se mit à sourire devant sa rhétorique bien à elle.
— Je ne tiendrais pas jusqu’à demain sans te voir.
Les yeux rieurs et le sourire gêné de Jackson eurent raison de Kayliane.
— À ce soir alors.
Elle lui rendit un timide sourire. Elle reprenait sa route quand il l’interpella de nouveau.
— Eh Kaylie !
Elle se retourna et le fixa. Il se recula pour prendre de l’élan et s’élança. Il sauta pour agripper la rambarde et se hissa à sa hauteur à la seule force de ses bras. Les veines de ses biceps saillaient, ses muscles tremblaient. Il maintint la position tout le long du baiser qu’elle lui accorda avec douceur.
Cameron Carl Swatton. Cinquante barreaux bien tassés et il les portait sur son visage. Cinquante années de vie, dont quarante à haïr. Haïr toute personne d’une couleur différente de la sienne. Ils pouvaient lui dire ce qu’ils voulaient, ils n’étaient pas dignes de vivre.
À ses neuf ans, Cameron a été agressé sexuellement par un de ses nombreux beaux-pères. Celui-ci n’a été que de passage. Un passage éclair, mais qui marqua Cameron au fer rouge et pour le reste de sa vie. Originaire de la Jamaïque, Cameron a cru bon d’assimiler tous les étrangers à son bourreau. Son cerveau de petit garçon n’a trouvé personne pour lui expliquer que cela ne marchait pas comme ça. Que la vie ce n’était pas cela. Il avait grandi dans la peur de l’autre. Puis dans la haine. Sa mère décéda quand il eut quatorze ans. Il n’avait pas eu le courage de lui raconter son secret. La honte d’avoir subi cela lui tordait les boyaux. Pendant un an, la rue lui avait ouvert les bras après cela. La drogue lui fit les yeux doux et il plongea dans la délinquance. Il volait pour manger et vivait pour mourir un jour. Les femmes plus ou moins jeunes s’enchaînaient dans sa piaule. La lumière blanche scintillait au bout du long tunnel de la vie lorsqu’un ange apparut dans sa vie. Ce fut quelques mois plus tard que Cameron rencontra Harvey Brown. Il l’avait logé, nourri et s’était occupé de lui comme jamais personne ne l’avait fait auparavant. Il l’avait élevé comme un de ses enfants. Ne faisant pas de distinction avec Juliana et Hayes. Cameron avait découvert la chaleur d’une vraie famille. Aimante et saine. Mais en faisant la connaissance d’Harvey, Cameron avait aussi découvert son monde. Un monde violent et cruel dans lequel toute sa haine pouvait se déverser ailleurs que dans sa tête. Enfin, il pouvait exorciser le mal-être qui le rongeait depuis son plus jeune âge. Le mouvement s’immisça dans sa vie comme du venin dans les veines. Plus rien ni personne ne pouvait l’en détacher. Ni la mort d’Harvey ni celle prématurée de Juliana. Le décès de sa sœur d’adoption l’avait brisé pendant un temps. En la perdant, il avait perdu l’amour de sa vie. Il ne lui avait jamais avoué et c’était mieux ainsi. Il l’avait toujours connue en couple avec Clarence Philipps et avait respecté sa relation. Cela même s’il exécrait Clarence depuis le premier jour. Ce gaucho élevé avec une cuillère en argent dans la bouche s’ennuyait tellement dans sa vie qu’il s’était mis en tête de soutenir les étrangers. Tout du moins de prendre leur défense. Au fil des années, sa lubie était devenue un leitmotiv. À tel point que ce con devint maire de Torrance à la mort de sa femme. Il s’était montré depuis lors plus sûr et rageur dans ses idées. Un maire démocrate aurait pu tous les détruire. Mais aussi fort que Clarence avait pu être après le décès de Juliana, il l’avait payé depuis. Car sa faiblesse résidait dans sa fille. C’était bel et bien le mouvement que Kayliane avait choisi. Et ce même si elle avait été élevée et éduquée par son père depuis ses trois ans. La résonance des propos de sa mère et de son grand-père avait été plus forte et fit écho à ses oreilles. C’est ce qui sauva la fraternité. Et Cameron avec. Ni plus ni moins. Il avait aimé cette gamine dès son premier souffle. Se jurant que cette enfant aurait dû être la sienne. À la naissance de Kayliane, il avait trouvé un nouveau sens à donner à sa vie. Le plus beau souvenir de Juliana. La promesse d’un avenir. C’était à elle que Cameron pensait lorsqu’il se félicitait d’un après-midi comme celui qu’ils venaient de vivre. Elle aurait été tellement fière de sa fille. Il aurait vendu père et mère pour observer cette fierté dans ses yeux. Au lieu de cela, il préparait la mission qui les attendait le soir même.
*
Au rez-de-chaussée de la maison des Harmont, les femmes de la famille patientaient. Sam, la mère, fumait sur son canapé en regardant les informations à la télé. Paige, la grande sœur de 20 ans, étudiait ses cours de sciences politiques, recroquevillée sur un fauteuil. Elle était dans sa dernière année et bûchait dur pour obtenir son diplôme. Peut-être l’unique tête pensante de la famille. Sam portait le deuil depuis maintenant cinq ans. Depuis que son mari, commerçant en ville, avait été retrouvé assassiné dans la réserve de son magasin. Les autorités avaient mis moins de deux jours à retrouver les meurtriers : trois jeunes de 15 ans sans le sou qui voulaient dérober de quoi se nourrir. L’affrontement avait mal tourné, une balle perdue avait eu raison de Michaël Harmont. Les trois garçons, originaires de Cuba, purgeaient toujours leur peine de 25 ans à la prison de Los Angeles. Une tragédie comme on en comptait des milliers aux États-Unis. Cependant, Sam se considérait encore plus à plaindre que les Philipps. Évidemment que le décès de Juliana fut un drame mais elle au moins avait choisi de risquer sa vie. Elle faisait partie du gang. Elle relançait les dés tous les jours et avait pris le risque de perdre la partie un jour ou l’autre. Mike n’avait rien demandé. Il avait été à dix mille lieues de tout cela. Les personnes de couleur ne l’avaient jamais gêné. Il s’accommodait de tout. N’avait jamais voulu de mal à qui que ce soit. Son seul but dans la vie avait été de prendre soin de sa femme et de ses enfants. Cela lui avait coûté sa vie. Et cela était injuste. La pire injustice que Sam ait connue. Celle dont on ne se remettait jamais. Depuis lors, elle végétait sur son canapé presque jour et nuit. Fumant clope sur clope. Des bières trônant sur la table basse. Incapable de trouver un travail qui paye plus que les allocations qu’on lui versait depuis la mort de son mari.
C’est dans cette atmosphère de misère que Charlie rentra à la maison.
— Hey tout le monde, dit-il en refermant la porte derrière lui.
— Salut, dit sa sœur sans relever la tête de ses exercices.
— Hey, s’exclama sa mère en se redressant.
— Ça va ? demanda-t-il en passant devant sa sœur.
— Ouais, répondit-elle en lui adressant un sourire.
Il s’installa à côté de sa mère dans le canapé. Elle se tourna vers son cadet et posa sa main sur son dos.
— Mon garçon, dit-elle en souriant. Le grand est dans le coin ?
— Ouais, il est avec Kaylie. Il arrive.
Il regarda la télé sans vraiment la regarder. Sa mère se rapprocha et posa son menton sur son épaule avec un air doux et moqueur. Charlie n’était pas du genre loquace. Sam voulait le bousculer un peu.
— Tu veux qu’on en parle ?
Charlie regarda sa mère et se sentit gêné instantanément. Souhaitant cacher son malaise, il fit l’idiot.
— Parler de quoi ?
— Charleston Harmont, s’exclama Sam en le fixant les yeux dans les yeux.
— Quoi ? lui répondit-il en essayant de ne pas sourire. C’est la copine de Jax, il n’y a rien à dire.
— Mais si seulement elle n’était pas la copine de ton frère, hein ? dit-elle avec une moue.
Il toisa sa mère un instant puis se déroba. C’était bien la première fois qu’on lui parlait de ce sujet. Il fit mine de rien mais sentait que sa mère n’était pas dupe. Il venait de se trahir. Sam semblait voir clair dans son jeu. Et ce depuis un moment.
— Et qu’est-ce que ça changerait…
Jackson passa la porte d’entrée. La sueur de l’après-midi imbibait son tee-shirt bordeaux. Ses abdos se dessinaient à travers le tissu. Charlie se redressa d’instinct. Sam dut s’avouer vaincue par les circonstances.
— Hey !
Il pinça sa sœur en passant devant elle et alla s’installer dans le canapé. Sam était entourée de ses deux fils. Événement assez rare pour qu’il soit remarqué.
— Ah le grand, s’exclama Sam en souriant.
— Ça va ?
— Et vous ? Vous revenez d’où ?
Les deux frères se regardèrent. Chacun repensant à l’après-midi qu’ils venaient de passer. Malgré la fierté qu’ils en tiraient, Jackson et Charlie essayaient de garder leur famille aussi loin que possible de leur activité. Ils savaient que leur mère et leur sœur n’en tiraient aucune fierté. À leur façon, ils les préservaient d’un monde dans lequel ils s’épanouissaient mais dans lequel elles ne survivraient pas. Il fallait être fort pour en être. Ce n’était pas pour rien si Kayliane était une des seules présences féminines du groupe.
— Du basket, avec les potes.
Jackson se leva pour aller se servir à boire. Voyant son plus jeune fils se mettre la main sur son crâne rasé, Sam y posa la sienne également.
— Quand est-ce que vous allez laisser repousser vos beaux cheveux ?
Les deux frères se regardèrent de nouveau. C’était là un sujet courant en revanche.
— Quand tu arrêteras de fumer, lança Charlie.
— Exact, fit Jackson.
Sam allait répliquer lorsque le chat, enfermé dans la cuisine, se fit entendre. Il grattait à la porte dans l’espoir que quelqu’un vienne lui ouvrir au plus vite.
— Laisse, j’y vais, dit Jackson à sa mère qui était prête à se lever.
*
Son café était en train de couler lorsque Kayliane entendit les vrombissements d’une voiture. Elle se leva et alla à la fenêtre. C’était bien ce qu’elle craignait. À croire qu’elle devrait se battre contre tout le monde aujourd’hui. Elle se dirigea machinalement vers l’entrée de sa maison et, quelques instants après, se retrouva sur le pas de la porte, adossée à un pilonne, les bras croisés. Elle observait Joe Spencer sortir de sa voiture et s’avancer vers elle. Il monta quelques marches du perron. Repoussant jusqu’au dernier moment pour la regarder dans les yeux. Quand enfin leurs regards se croisèrent, il chancela.
— Bonjour Kaylie. Ton père n’est pas là ?
— Kayliane. Non. Il a dû être retenu au bureau.
Elle marqua une pause. Il fallait prendre son temps avec ces gens-là, leur éducation ne valait pas grand-chose. Qui était-il pour se montrer aussi familier avec elle ?
— Il faut dire que ce n’est pas facile de se casser le cul pour vous tous.
Il redoutait ce qu’elle venait de dire. Même s’il aurait dû s’y attendre. Il la connaissait depuis sa naissance. Joe avait été témoin de son évolution. Impuissant, comme Clarence. Elle ne laissait jamais passer une occasion de provoquer. De le provoquer. Il fixait la jeune fille, sûre d’elle.
— Écoute, Kayliane, je n’ai pas envie de discuter de ça avec toi, je voulais juste voir ton père…
— Moi j’ai envie d’en parler justement. De vous et de toutes vos conneries. Parce que quand je dis « vous », je pense aux renois. T’en es bien conscient, hein, Joe ? Mais quand je dis renois, je pourrais tout aussi bien dire juifs, asiates, mexicains, arabes. Tout ça, c’est le même combat. Celui de nous la mettre bien profond. Toi par exemple, tu penses creuser ton trou avec ta politique de martyre…
Elle le coupa sèchement et avança d’un pas vers lui. La provocation, elle connaissait bien, c’était dans sa nature. Petite déjà, elle était une meneuse. Ses camarades à l’école s’en souvenaient encore. Petit gabarit mais costaud. Elle n’avait pas changé, juste grandi. Et si dire cela était d’ordinaire une bonne chose, il n’en était rien cette fois-ci. Grandir n’avait pas été une bonne chose pour Kayliane. Pas avec des idées comme les siennes. Joe le regrettait. Amèrement.
— Mais ça n’a rien à voir…
Joe, à son tour, essaya de la couper dans son élan. Une boule de haine était en train de se former devant lui. Il devait essayer de la calmer. Mais tandis qu’il montait des marches en plus, elle s’avançait également à son encontre. Tout dans son comportement reflétait la pression, le dédain. Joe ne comprenait pas comment une personne aussi jeune pouvait avoir de telles convictions. Kayliane avait sans doute plus de passion en elle, à 16 ans, que certains n’en auraient jamais en toute une vie.
— Ah tu crois ça ? Tu crois que je ne vois pas ce que t’es en train de faire ? Lécher le cul de tous les blancs un peu importants que tu croises, et en particulier mon père ? Redescends. Ça marche plus. Pas avec moi en tout cas. Ce pays est une poubelle et je ne resterai pas là sans rien faire. Tu veux voir mon père ? Ça le regarde. Mais pas chez moi.
Dépité, Joe ne pouvait détacher ses yeux du regard hypnotique et rageur de la jeune fille. Ses ambitions lui faisaient peur. Elle était le porte-parole d’une génération en perdition. Un peu paumée mais surtout pleine de rancœur. La désespérance offrait bien souvent du courage. Joe aurait dû monter dans sa voiture dès cet instant mais ne put s’y résoudre.
— C’est vraiment ça que tu veux transmettre à tes enfants ? Cette haine ?
— De la part d’un homme qui n’a pas d’enfant, c’est un peu risible, non ?
— Ce que je fais est trop important. Tu en es la preuve.
— Cette haine me fait me lever tous les matins. Tant qu’elle sera là, c’est que le monde dans lequel nous vivons ne s’améliore pas.
— Tu te trompes. Le monde ne sera jamais en paix tant qu’il y aura des gens avec les mêmes pensées que toi. Cette haine te dévore de l’intérieur. Viendra un jour où tu ne te souviendras même plus pourquoi tu es aussi en colère. C’est un cercle vicieux où seule l’ouverture d’esprit peut te sauver.
— En ce qui te concerne, seule la mort te sauvera.
— Mon dieu… lâcha-t-il pour lui-même.
Il finit par redescendre les marches et retourner vers sa voiture. Il ne pouvait que se soumettre. Jamais il n’aurait gain de cause. Il était assez intelligent pour le reconnaître. Mais pas assez courageux pour l’assumer plus longtemps. Elle le dénigrait, du plus profond de son âme et avec tout son cœur.
— C’est ça, casse-toi d’ici ! lâcha-t-elle avec toute la colère du monde.
Joe se retourna une dernière fois vers elle tout en posant sa main sur la portière. Malgré ce que l’on pouvait croire, Joe avait une tendresse inavouable pour cette gamine. Il l’avait vu naître et avait suivi son parcours jusqu’à maintenant. On ne pouvait être insensible à son histoire. Elle pouvait agir de la pire des manières avec lui, il n’oublierait jamais le bébé puis la petite fille qu’elle avait été. Il y a bien longtemps.
— Tu es en train de te perdre Kayliane. De te détruire, de détruire ta famille…
Elle baissa les yeux à terre pour mieux les relever une minute plus tard, pleins de haine. Personne n’avait le droit de parler d’elle. Et encore moins des siens. Joe Spencer s’était toujours plus ou moins pris pour quelqu’un d’important dans sa famille. Mais il n’était rien. Rien du tout. Jamais plus il ne passerait le pas de sa porte. Pas tant qu’elle se trouverait à l’intérieur.
— Il n’y a pas plus de place ici pour toi qu’il n’y en a pour le Sida.
Ce fut le coup de grâce pour Joe. Quand il ouvrit sa portière, il sentit ses doigts craquer. Il monta dans sa voiture et s’apprêtait à faire demi-tour quand Kayliane descendit de son perron. Il redémarra son break, doucement. Elle cracha sur le capot quand il passa devant elle. Joe ne pensait pas pouvoir se sentir si insignifiant face à une enfant.
*
Deux heures plus tard, Dan, Rob et deux plus jeunes garçons sonnèrent à la porte des Harmont. Paige, qui était toujours en train d’étudier dans le salon, alla leur ouvrir. Bousculée par leur entrée tonitruante, Paige était affligée. Elle n’aimait pas les amis de ses frères. Mais ce qu’elle pouvait apprécier ou non n’avait pas grande influence sur ses frères. Paige estimait qu’ils ne leur ressemblaient pas. Jackson et Charlie n’étaient pas de mauvais garçons. Juste deux fils avides de vengeance à qui leur père manque terriblement. Un peu comme Kayliane. Paige savait combien leur amie d’enfance était importante pour ses frères. Ils trouvaient en la fille du maire ce qu’ils n’avaient pas su trouver en elle-même. La compréhension, la révolte, la soif de vengeance. Sa faute était de n’avoir jamais adhéré à tout ça. La douleur avait été aussi forte pour elle qu’elle ne l’avait été pour le reste de sa famille. Mais comme sa mère, elle s’était plutôt renfermée sur elle-même, un mutisme qui semblait la protéger un tant soit peu de la tristesse. Ses frères avaient choisi l’action, le mouvement et Kayliane. Envers et contre tout. Même contre elle. Elle alla se rassoir sur le fauteuil, consternée, tandis que Dan et les deux jeunes s’installèrent dans le canapé. Seul Rob resta sur le palier, mystique. Page n’avait jamais su le cerner celui-là. De tous ceux de la bande, il était le plus mystérieux. À croire qu’il cultivait ce côté-là de lui-même. Paige avait remarqué qu’il ne regardait pas les gens dans les yeux. Profond respect ou simple je-m’en-foutisme ? Cela importait peu finalement.
— Hey, ils ne font pas que des billes de clown chez les Harmont, s’exclama Jake, le blond, en direction de Paige.
Dan continua de plus belle. Il ne fallait pas le lancer.
— Ça change des crânes rasés. Des petits tatouages en plus et ça serait parfait.
N’appréciant pas du tout la plaisanterie, la jeune fille fit la grimace et rétorqua.
— Pff, vous êtes lamentables. Tous. Vous me donnez envie de gerber avec vos gangs à la con.
— Oh non chérie…
— Allez, ça va, les gars, les coupa Rob.
S’arrêtant deux secondes sur Rob, Paige se replongea aussitôt dans ses bouquins. Jackson et Charlie sortirent de leur chambre commune.
*
Dans son bureau, la tête dans des papiers toujours plus nombreux, les yeux explosés par la fatigue. Voilà comment Joe Spencer trouva un de ses plus anciens amis, à 19 h 30, un vendredi. Le désir de le laisser en paix lui traversa l’esprit, mais il le repoussa. Valait mieux que l’abcès soit crevé. Quelqu’un devait parler franchement au maire de la ville. Et si ce n’était pas lui, qui d’autre le ferait ?
Ce fut en toquant puis en poussant la porte de son bureau que Joe ramena Clarence Philips à la réalité. Des montagnes de dossiers envahissaient son bureau. Son ordinateur était à peine visible sous cette paperasse. Des lumières clignotaient sous les feuilles éparpillées. Son téléphone fixe. Preuves que des milliers de messages s’accumulaient sur le répondeur du maire de Torrance. La pièce, bien que spacieuse, sentait le tabac froid mélangé au parfum et au café.
— Hey, lança Joe en refermant derrière lui.
Un sourire épuisé s’esquissa sur les traits tirés de Clarence. Joe apercevait à peine ses yeux bleus tant ils étaient fatigués.
— Hey ! Excuse-moi, je suis à la bourre. Je voulais un peu avancer la paperasse, répondit-il en classant un dossier.
— Oh, ça ne fait rien, tu as juste deux heures de retard. Il y a pire, tu sais, lâcha Joe d’un ton ironique.
— Déjà ? s’exclama Clarence. Merde, je n’ai pas vu le temps passer, dit-il en rangeant ses affaires. T’aurais dû aller m’attendre chez moi.
Joe sauta sur l’occasion. Elle lui était offerte sur un plateau.
— J’y suis allé…
Clarence releva vers Joe une tête plus sérieuse. Il craignait le pire.
— Ouais, j’y suis allé et je suis reparti aussi sec, répéta Joe d’un ton désolé.
Et le pire semblait être arrivé.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Je suis arrivé devant chez toi et j’ai croisé Kaylie. J’ai été prié de repartir. Avec des insultes à emporter.
Clarence était dépité. Il ferma les yeux et expira bruyamment. Mais pourquoi n’était-il pas surpris ? Cette situation se révélait être l’histoire de sa vie. De leur vie.
— T’as eu le droit à quoi ?
— « Renoi », « lèche-cul », « moins désiré que le Sida »…
Clarence se laissa tomber sur son siège, le rire jaune. Il sentait la migraine arriver. Ses tempes vibraient, ses mains tremblaient. Un goût âpre s’empara de sa bouche.
— Elle nous l’avait encore jamais faite celle-là.
Il se massa le visage avec lenteur. Les poches sous ses yeux semblaient ne jamais avoir été si marquées. Joe le regardait avec peine.
— Vieux, je suis désolé. Elle est exécrable en ce moment…
— Pas autant que moi, le coupa Joe.
Clarence releva la tête. Décontenancé. Joe n’avait pas pour habitude de lui répondre comme ça. Cela devait être plus grave encore qu’il n’y paraissait. Il n’était pas le genre à se formaliser de peu.
— Clarence, je sais que tu as plein de choses à faire et à penser, mais laisse-moi te dire une chose : ça ne peut plus continuer.
— Écoute, Spence, je sais que ce que tu as entendu à du te vexer mais…
— Non, c’est toi qui vas m’écouter. Ce n’est pas pour moi que je parle. Moi, à la rigueur, on s’en fout. Mais vois plutôt les idées qui circulent dans la ville. Les jeunes générations sont partout et ça, cette délinquance raciste, ça ne peut plus durer, Clarence. Alors je sais que ce n’est pas facile parce que c’est Kaylie. Mais ça devient nécessaire. Qu’est-ce que ça sera dans cinq, six ans ? D’ici là, on aura atteint des pics de violence extrêmes, et je ne voudrais pas être là quand ça arrivera.
— Ils se calmeront, tous autant qu’ils sont. Et elle aussi, j’en suis sûr.
— Il faut penser au futur, Clarence. Le devenir de la ville dépend de la sécurité. Celui de Kaylie me semble très compromis si nous n’agissons pas maintenant…
— Ce n’est qu’une gamine, Spence. Elle a le temps de grandir…
— Clarence, tu ne sais pas dans quel monde on vit. La rue est en train de te prendre ta fille.
Ces derniers mots blessèrent Clarence au plus profond de lui-même. Et ce même s’il les savait vrais. Était-il vraiment en train de perdre son enfant ou l’avait-il déjà perdu depuis longtemps ?
*
Sam avait proposé un apéro. Trois ou quatre verres plus tard, il était temps de partir. Les trois garçons se levèrent et suivirent les frères Harmont dehors. Sur le pas de la porte, Sam rappela ses fils une dernière fois.
— Jax, Charlie !
Ils se retournèrent tandis que leurs amis les attendaient un peu plus loin.
— Je voudrais juste vous soyez là demain midi. J’aimerais vous présenter quelqu’un…
— Maman à un nouveau mec ? demanda Charlie moqueur.
Elle ignora sa moquerie et garda son sérieux.
— Je peux compter sur vous ?