Terre Promise - Tome 1 - Emily Chain - E-Book

Terre Promise - Tome 1 E-Book

Emily Chain

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Beschreibung

Fuyant son passé, Salma n’a plus rien à perdre. En cavale, elle se jette à corps perdu dans une quête insensée…

Née dans la campagne espagnole à l’aube du 18e siècle, Salma n’a pas eu la vie facile. Après avoir vu mourir son père et sa mère, elle est violée par le seul homme qu’elle ait jamais aimé. Loin de l’épauler face à ces épreuves difficiles, son frère, Andrès, la chasse de la ferme où elle a grandi. Déshonorée et trahie, elle n’a plus d’autre choix que de prendre la fuite. Son seul espoir, désormais, est d’atteindre la mer, et d’embarquer à bord d’un navire pour la Terre Promise, ce mystérieux Eldorado qui fait tant parler autour d’elle. Saura-t-elle discerner les bonnes des mauvaises rencontres ?

Avec Terre Promise, Emily Chain remonte le temps et livre une romance historique palpitante, mêlant avec talent passion et aventure. De rebondissement en rebondissement, le suspense est toujours au rendez-vous !

À PROPOS DE L'AUTEURE

Emily Chain écrit depuis toujours et dans des styles assez diversifiés : des récits fantastiques aux thrillers en passant bien sûr par la romance. Elle s’intéresse à des personnages auxquels les lecteurs peuvent s’identifier facilement. Terre Promise est sa quatrième saga aux Éditions So Romance.

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Chapitre 1Salma

Les pieds dans la poussière, je suis le passage des animaux. Milo, notre chien, a disparu depuis deux jours. Sûrement à la recherche d’une quelconque trace d’animaux. Ma mère, Mafalda Dos Luos, ne demande qu’après lui. Je connais ces symptômes. Je ne suis pas dupe. Dans quelques jours, si ce n’est moins, son âme nous quittera.

Notre famille est très croyante et cet épisode de la vie ne semble pas angoisser mon frère. Il ne fait que préparer son avenir, regroupant les grossistes des villages voisins pour savoir combien il pourra tirer des bêtes de la ferme.

Vingt-neuf ans à construire notre maison, les granges entourées de ses soixante-sept hectares, pour regarder son fils lapider en un éclair le travail d’une vie.

— C’est une autre époque, Salma, me dit-il sans cesse. Tu es rêveuse… tu ne peux pas comprendre les opportunités qui s’offrent à moi.

Il résume parfaitement la situation. Je vis en sursis. Au dernier souffle de ma mère, je vais perdre mon toit, mon repère et le seul amour que j’ai pu recevoir.

Carlos, mon père, est décédé de la grippe espagnole, il y a de ça quatre mois. Un départ rapide. Beaucoup trop. Ma mère n’a pas eu la force de contredire mon frère tant qu’il était encore temps. En l’espace de ces quatre mois, il a pris les rênes de la maison. Alors qu’il n’y avait pas mis les pieds les huit mois précédents.

Plus de la moitié d’une année sans aucune nouvelle. Le retour de l’enfant prodige, accompagné d’une jeune demoiselle de bonne famille a fini de me faire réaliser que mon avenir ne serait pas radieux.

Ma mère a tenté de lui faire comprendre que je pourrais être utile. Ici, à la ferme. Sauf que sa future femme ne voulait pas de moi.

— Vous insinuez que je ne suis pas capable d’entretenir une maison, a répliqué Teresa la seule fois que sa future belle-mère a tenté de placer sa fille.

J’ai cru pendant un moment que le statut de sœur ferait accepter à Andrès l’idée de m’accueillir au sein de sa famille. Seulement pour quelque temps.

— Elle n’est peut-être pas la plus belle. Mais elle est capable, bien plus que n’importe qui, a insisté ma mère en parlant de moi. Elle trouvera rapidement un bon mari, ce n’est que pour un temps…

Sa façon de supplier mon frère sur son lit de mort m’a complètement détruite. Je la revois, les yeux baignés de larmes, terrifiée à l’idée de laisser sa fille seule, sans ressources.

La seule chose qui peut lui redonner du baume au cœur, c’est son chien. Cette brave bête poilue que ma mère affectionne tant. Depuis la mort de mon père, elle sortait des heures durant avec lui, avant que la toux ne l’atteigne aussi.

Le médecin est venu hier. Il a secoué la tête, l’air de dire qu’il n’y avait plus rien à espérer.

— Mafalda, il sera bientôt temps.

La femme forte qu’elle est est restée impassible. Acceptant son sort sans sourciller. Je n’ai pas eu le même courage. Je me suis jetée sur son lit, hurlant de douleur. De celle qui ouvre notre poitrine de façon invisible et pourtant si pérenne.

La perte de mon père ne m’a pas tant affectée. Homme solitaire et travailleur, il a accompli la vie qu’il s’était assuré de mener. Sa ferme a été une réussite et sur deux enfants, il a eu un fils. Le reste lui importait peu. Que sa fille épouse un malfrat aurait été sa seule angoisse. Mais je n’ai que faire de l’amour d’un homme. D’un mari. Contrairement aux autres femmes du village, je ne cherche pas à fonder une famille. Je demande à être employée par une bonne famille. M’occuper des enfants de madame et accomplir les tâches de maison.

Je sais que les temps changent en ce moment. Mon comportement ne plaît pas à Andrés. Il croit que je vais avoir des ennuis à force de me comporter telle une enfant.

— Tu n’as plus l’âge de gambader dans les bois, seule. Et arrête de marcher de cette manière, me critique-t-il souvent

Ma démarche rebondissante ressemble souvent aux poulains de notre champ le plus éloigné. Je sautille vers ma destination sans penser au regard des autres. Mais j’ai dix-neuf ans. L’âge du mariage. Et non plus de l’enfance. Je sais très bien qu’un jour il me faudra apprendre à être plus sage, plus froide, plus adulte. Mais pour le moment, je profite de pouvoir courir dans les herbes hautes.

Je ralentis ma marche quand j’aperçois les chevaux de Monsieur Santos. Je n’ai rien contre cet homme, néanmoins, sa manière de me regarder me dérange. De la hauteur où je me trouve, je peux voir qu’il emprunte le début du chemin de notre ferme. Pourquoi vient-il nous rendre visite aussi tôt dans le mois ? Ce marchand de bestiaux aime particulièrement notre ferme.

— Vos troupeaux sont toujours plus dodus que la moyenne, nous félicite-t-il.

À ça, il rajoute un regard vicieux dans ma direction.

Veuf, âgé d’à peine trente-cinq ans, il me fait souvent la cour. Une de ses filles, âgée de quinze ans, souhaite plus que tout se marier avant sa majorité. Une fierté selon son père.

— C’est comme ça qu’on sait qui élève bien ses filles ou non, paradait-il devant mon père.

Je sais que Carlos Dos Luos avait un ego suffisamment important pour ressentir une profonde tristesse d’avoir une fille comme moi. Parfois, il me demandait comment pouvais-je avoir aussi peu d’ambition et de rêves pour ne vouloir qu’être au service des autres toute ma vie.

Je lui répondais généralement qu’être une épouse revenait au même qu’être employée. Sauf que dans un des cas, il y avait une rémunération.

Je n’ai que de faibles espoirs sur ça. Je sais très bien que mes patrons ne m’offriront que de temps en temps un peu d’argent. De quoi me faire un petit pécule pour une belle robe comme celle que j’ai vue l’autre jour en ville. Certaines voisines la disent indécente, simplement parce qu’elle est conçue pour pouvoir monter à cheval. Je souris en pensant à la monte. Si Andrés, ma mère ou bien un voisin apprenaient que je monte aussi bien qu’un homme, j’aurais sûrement des problèmes.

Depuis que j’ai la charge des champs extérieurs, j’ai osé franchir ce rêve de gamine. Celui de monter sur l’un de nos beaux spécimens. Je suis montée sur Miere. Une belle jument de quatre ans. À son allure, Andrés lui donne de belles années de poulinage. Il a sûrement raison. Je n’ai aucun œil critique sur les bêtes. Je sais simplement que cette belle alezane m’a laissée la monter à cru. Après des mois d’approches, de caresses et de récompenses prises sur mon propre repas, j’ai réussi à l’amadouer

Avec elle, j’ai parcouru le champ de droite à gauche, sans jamais me faire prendre. Je me baisse, posant les genoux sur le sol poussiéreux. La jupe que je porte, déjà déchirée à plusieurs endroits, se replie sur le devant.

Les hennissements des chevaux de Santos attirent les miens. Très vite, l’endroit où je me retrouve devient dangereux. Mais si je me lève, il est possible qu’il me voie.

Je reste ainsi, transie de peur, à moitié assise sur le sol, tandis que les jeunes chevaux me frôlent de chaque côté. N’étant pas leur point d’intérêt, aucun ne prend la peine de s’arrêter à ma hauteur.

Après son passage, je me redresse vivement pour me mettre à courir. Si je coupe par les bois, j’ai de grandes chances de le rattraper. Les sabots que je porte ne me facilitent pas la tâche. Je les ôte en les gardant précieusement dans une main et soulève de l’autre ma robe.

Des branchages se prennent dedans, entaillant parfois la peau de mes mollets. Je grimace sans pour autant ressentir de la douleur. C’est plutôt la réaction de mon frère qui m’inquiète. Maintenant qu’il est le seul homme de la maison, il se permet des choses que père n’aurait jamais fait. Je pouvais rentrer, telle une souillon, peu importait si le travail avait été réalisé.

À la vue de la ferme, je ralentis. La sortie du bosquet reste l’étape la plus délicate. Je vérifie que la charrette de Santos est déjà arrêtée pour me faufiler derrière la première grange. D’ici, je rechausse mes sabots, époussette ma longue jupe trouée et ma chemise d’un blanc jauni.

Arrivée à seulement quelques mètres de la maison principale, je croise Juan, le jeune palefrenier embauché par ma mère au décès de mon père. Lui non plus ne peut pas espérer un véritable salaire. Orphelin, il a accepté la place pour ne pas finir seul dans la maison d’ouvriers de ses parents. Il me répète souvent qu’il ne sait que ramasser le crottin, le reste, Dieu ne lui en a pas fait cadeau.

Même si je le trouve dur avec lui-même, il s’avère que je suis en partie d’accord. Mes capacités de travail sont bien plus élevées que les siennes.

— Recoiffe-toi avant d’entrer, me conseille-t-il.

Je mets ma main dans le chignon un peu défait que j’ai réalisé à mon lever. Une brindille a décidé de venir compléter les haillons sales et déchirés que je porte. Je le remercie et retire les preuves de mon union avec la nature.

Juan est le seul à connaître mes habitudes extérieures. Même s’il ne m’a jamais vue monter à cheval, je ne doute pas qu’il soit au courant. Il est l’élément typique d’une ferme. Ressemblant à une fouine, il dégote n’importe quelle nouvelle dans la journée. Rien ne lui échappe. Être ami avec lui me rassure. Je sais qu’il me préviendra le jour où mon frère décidera de me mettre dehors.

Je rentre dans la maison en essuyant mes chaussures. Le geste est poli, l’action inutile. Il fait tellement sec depuis des semaines que je n’ai aucun risque d’amener de la boue à l’intérieur.

J’entends un râle suivi d’une conversation entre deux hommes.

Je me faufile dans la cuisine pour emprunter la salle de stockage qui la colle. De là, je peux rejoindre la chambre de ma mère sans croiser le visiteur. Mon attitude n’a rien de bien, mais je pense bien plus à ma mère et sa santé.

Un rapide passage dans l’arrière cuisine et je constate qu’il nous manque énormément de nourriture. Je fronce les sourcils, persuadée d’avoir vu deux énormes jambons secs encore hier sur la plus grande des étagères.

Déçue de ne pas annoncer à ma mère que j’ai retrouvé Milo, j’entre discrètement dans la chambre. D’un coup d’œil, je vois qu’elle n’est pas endormie. Je m’avance vers elle et constate que la chaleur a encore augmenté dans la pièce.

J’ouvre les volets avant de m’asseoir à côté d’elle dans le lit.

Elle cligne plusieurs fois des yeux sans me parler. Je sais qu’elle évite de perdre des forces, espérant ne pas être secouée d’une violente quinte de toux qui pourrait l’emporter.

Je lui serre les mains en lui expliquant que je n’ai pas encore trouvé son chien mais que je ne vais pas m’arrêter. Elle l’aura auprès d’elle bientôt.

Elle passe le dessus de sa main sur ma joue, ce geste tendre me fait monter les larmes aux yeux.

— Merci, Monsieur Santos. Notre famille n’oubliera jamais ce geste.

La voix de mon frère résonne dans le couloir qui mène à la chambre. L’envie de m’enfuir me prend aux tripes, mais je ne veux pas laisser ma mère seule face à ces deux hommes.

Je prends sur moi, serrant discrètement les draps du lit de ma main droite, l’autre étant appuyée contre l’avant-bras de ma mère.

Elle tourne la tête vers les nouveaux arrivants quand Andrés pousse la porte. Il fronce les sourcils en me voyant assise sur le lit. Le fait que je sois rentrée sans les saluer ne semble pas lui plaire, comme je m’y attendais.

— Mère. Monsieur Santos, notre plus proche voisin, a un cadeau pour vous.

Je me retiens de lever les yeux au ciel. Il s’adresse à notre mère comme si sa santé mentale était touchée par la maladie.

De son côté, elle ne réagit pas, attendant sûrement cette fameuse surprise.

Santos entre en s’écartant pour laisser passer quelque chose derrière lui. J’écarquille les yeux en voyant Milo s’ébrouer et sauter sur le lit de sa maîtresse. Une attitude que mon frère n’aurait jamais tolérée si mère n’était pas sur ses derniers jours.

— Il était sur le chemin d’Antonio, hier au soir. Un vrai filou, votre bestiole, j’ai mis un bon quart d’heure à le faire monter.

L’idée qu’il ait dû cavaler à droite et à gauche à cause de ce petit chien de berger me fait plaisir. Andrés se retourne vers moi pour observer ma tenue. Une moue de dégoût se fige sur son visage tandis que le marchand au regard baladeur plante son regard dans le mien. Un frisson me parcourt et mon instinct me hurle de partir en courant.

À la place, je reste stoïque.

— Merci. C’est très aimable à vous, dis-je, aussi agréable que possible, sachant que ma mère est dans l’incapacité de le remercier.

Il fait une révérence et suit mon frère en dehors de la chambre.

Milo se blottit contre le flanc droit de ma mère et je reste assise un long moment à côté d’elle. Elle s’endort rapidement, les traits du visage apaisés.

Je me redresse quand je m’aperçois que sa respiration se fait de plus en plus basse.

Les larmes aux yeux, je préviens mon frère de la situation.

Il va chercher le médecin de famille tandis que je reste, accompagnée de Teresa et Milo, auprès de ma mère. Juan fait quelques apparitions pour entretenir le feu. Il ne dit pas un mot, connaissant la douleur qui s’abat sur notre famille en un tel jour.

À l’arrivée du docteur, ma mère est déjà loin.

J’espère qu’elle a retrouvé ma tante Lydia. Elles s’aimaient tant de leur vivant.

Andrés s’occupe des papiers et je suis la seule à rester auprès d’elle durant la première nuit.

Demain, les curieux viendront lui rendre une dernière visite. Puis, nous l’enterrerons.

Je vis mes dernières heures au sein de cette famille. La peur s’immisce en même temps que la douleur. La lune m’observe à travers les volets ouverts de la chambre de ma mère. J’observe les étoiles en cherchant à savoir quel chemin je vais maintenant emprunter.

Certaines personnes du village parlent des aventuriers. Des marins au cœur vaillant qui partent traverser l’océan. On dit qu’il y a une Terre Promise là-bas. Que la vie y est plus belle que nulle part ailleurs.

Je me perds à rêver de cet endroit. Selon Marjy, plusieurs femmes suivent leurs maris pour s’y installer.

Peut-être que j'ai ma place là-bas…

Cette possibilité me paraît impensable et pourtant, après plusieurs heures d’insomnies, je m’endors en me voyant courir sur les plaines des terres promises.

Chapitre 2Dernier adieu

Je touche du bout des doigts le tissu fluide qui recouvre ma peau. Teresa est venue ce matin m’apporter ce paquet.

— Ton héritage, m’a-t-elle dit. Ton frère est vraiment trop bon.

Je l’ai remerciée sans un mot. Elle a quitté prestement la pièce étroite qui me sert de chambre et j’ai déballé ce qui apparemment valait autant que la ferme dont hérite mon frère.

Je ne suis pas dupe, une femme ne touche rien comparé à un homme dans un héritage. Cependant, je m’attendais à autre chose que ce bout de tissu noir.

Quand je l’ai soulevé de sa boîte, j’ai compris que c’était la robe de cérémonie funéraire que ma mère portait à chaque décès.

Voilà donc mon présent : être présentable pour l’enterrer.

Je l’ai enfilée sans vraiment réaliser que la dernière fois, ma mère était à ma place. Seulement un jour et son absence me pèse atrocement. Les attitudes de Teresa et Andrés ont changé envers moi. Ils ne m’adressent plus la parole, sauf pour me donner des ordres.

Juan est persuadé qu’ils ont l’intention de se débarrasser de lui en même que moi. Je n’en sais rien. La nuit dernière, je les ai entendus parler. Teresa raisonnait Andrés, mais je n’ai pas réussi à comprendre le sujet de leur dispute.

Ce qui est sûr, c’est que mon temps est compté. Le notaire a pris rendez-vous pour passer dans l’après-midi. À peine quelques heures après que nous ayons enterré notre mère.

Ma présence n’est pas obligatoire. Cela prouve que je ne toucherais rien.

La seule héritière du coin reste sœur Ana. Une adorable religieuse. Fille unique d’un père et d’une mère fortunés. Elle a donné une partie de son argent à de bonnes causes.

En temps normal, aucune femme ne gagne quoi que ce soit. Les frères se servent en premier et laissent les miettes. C’est comme ça.

Le regard perdu dans le reflet que me renvoie le vieux miroir de ma grand-mère, installé dans le grenier qui me sert d’endroit où coucher, j’observe celle que je suis devenue.

Telle une véritable Espagnole, ma peau est foncée sous les lueurs du soleil et mes cheveux sont d’un noir de geai. Mais contrairement à nos voisins portugais, mes yeux sont clairs. D’un vert parfois bleuté.

Joshua est le seul portugais que j’ai pu rencontrer. La distance est trop importante pour que j’y aille de moi-même. Andrés y est allé une seule fois. Cela a duré trois semaines et mon père lui a demandé de ne plus partir aussi longtemps.

Sauf que mon frère aimait voyager. Fuir la ferme.

Huit mois. Qu’a-t-il fait durant si longtemps ? Personne ne le sait ici. Il est simplement revenu avec elle, sans autre explication. Le même Andrés qu’avant son départ. Les rêves d’aventures en moins.

— Et si tu partais ? me dis-je en essuyant la poussière qui brouille le reflet de mon visage.

Le bois craquelle et je me tais. Quelqu’un monte l’escalier. Je termine de me préparer, attachant mes longs cheveux bruns pour y fixer le voile noir de deuil.

Avec cette robe, je pourrais gagner de quoi aller au bord de mer. Dans les ports, il y a des bateaux sur le point de partir, disent les voisines.

La vendre ne devrait pas être si compliqué.

On frappe à la porte.

— Entrez.

Je me détourne, vérifiant une dernière fois à quoi je ressemble pour dire un dernier adieu à ma mère.

L’homme qui est sur le seuil de la porte est à demi penché. Les combles où je loge l’empêchent de se redresser complètement. Je l’identifie au premier regard et un sourire naît sur mon visage.

— Alberto !

Ma surprise rejoint un sentiment de joie intense. Je me jette dans ses bras malgré la pièce exiguë. Il doit reculer d’un pas sur le palier pour me réceptionner.

Je cale mon visage dans son cou, profitant de son odeur familière et de ses bras autour de moi.

Si j’avais dû épouser un homme, il aurait été le premier de ma liste. Dans un an, peut-être deux, j’aurais été prête à l’aimer et à lui faire des enfants.

Sauf que ses parents n’ont pas attendu qu’il fasse un mariage d’amour. Au lieu de ça, il a épousé Hilda. Une magnifique blonde venant de France. Je ne l’ai pas revu depuis qu’il l’a épousée. Les voisines en ont beaucoup parlé. C’était l’union la plus attendue dans le coin. Fils d’un couple modeste ayant travaillé à la sueur de leur front pour permettre à leur enfant une élévation sociale. Cela semble avoir d’ailleurs bien marché.

Hilda est un très beau parti. Elle a, paraît-il, ses entrées à la cour d’Espagne et de France.

— Comment tu vas ? souffle-t-il dans mon cou.

Je n’ose pas le lâcher. Depuis le décès, je tente autant que possible de garder la face. Si je m’effondre, je n’ai plus aucune chance de m’en sortir. Je dois rester forte. Mais Alberto me connaît depuis toujours. Si je croise ses yeux, je serai incapable de lui mentir.

— Salma, insiste-t-il. Tu sais ce que tu vas faire, maintenant ? Ma mère a entendu dire que tu ne resterais pas à la ferme. Qu’Andrés a d’autres projets…

Il essaie de cacher le dégoût que mon frère lui provoque. Je souris en me décollant de son étreinte.

Je redonne un coup sur ma robe pour éviter d’avoir des plis. Alberto attend patiemment que j’ose le regarder. Quand mes yeux se lèvent vers lui, une vague de sentiments me revient en mémoire. Je me souviens des courses effrénées de notre enfance. Des attaques surprises au seau d’eau… De la manière dont il venait m’apprendre en cachette les lettres et les chiffres que les bonnes sœurs lui enseignaient. Grâce à lui, j’ai malgré tout un bagage plus conséquent qu’une simple fille de ferme.

Mes maigres talents peuvent sûrement convenir à quelqu’un.

— J’ai quelques idées…, murmuré-je, n’ayant véritablement pas envie de commencer ce genre de discussion aujourd’hui.

La honte s’empare de moi quand je vois une lueur de pitié dans ses yeux. Je sais qu’il a toujours considéré sa place sociale comme meilleure que la mienne. À l’époque, je n’en avais que faire, puisque cela était tout simplement vrai.

Cependant, à l’heure actuelle, lui a épousé un très bon parti, et moi, je suis la pauvre orpheline bientôt sans ressources et sans toit. Je n’ai pas besoin en plus de sa pitié pour alourdir le constat.

Le brouhaha en bas, provoqué par les voisines venues pour nous donner un coup de main en ce jour, nous évite un silence gênant.

Les bras croisés, j’attends son discours paternaliste sur mon avenir. Sauf qu’il garde le silence. Il m’observe, les yeux brillants.

Puis, d’un seul coup, il m’attire dans ses bras pour poser son menton au-dessus de ma tête. Un geste affectueux qu’il a commencé à faire lors de mes douze ans. Il en avait quinze et me dépassait de quasiment deux têtes. Je n’ai jamais été très grande comme fille. Même depuis que je suis devenue une femme, je ne dépasse pas la plupart de nos chevaux.

Père avait pris des marquages pour voir notre évolution. Je dois assumer n’avoir pas eu une seule petite avancée depuis quatre ans.

— Si seulement j’avais pu t’épouser, déclare-t-il, la voix pleine de regrets.

Stupéfaite, je recule de plusieurs pas avant de me cogner contre le rebord de ce qui me sert de lit. Quatre vieilles planches clouées entre elles, dont le bois s’arrache par endroit, m’offrant ainsi des échardes comme cadeau au réveil.

Je me retourne pour vérifier que cela n’a pas abîmé ma robe, seule lumière dans cette atmosphère trouble.

Alberto interprète mal mon geste et s’apprête à quitter la pièce.

— Attends.

Je le retiens sans savoir quoi lui dire. Je n’ai jamais été dupe. Je sais que son mariage n’a rien d’heureux. Néanmoins, son éducation stricte et ses bonnes manières ne m’auraient jamais laissé croire qu’il pourrait me parler ainsi, alors même qu’il est marié.

— Tu as une bonne situation. Il faut que tu en sois content.

Je lui ordonne presque de l’être. Comment peut-il venir se plaindre à moi ? Celle qui perd tout petit à petit. Il me fixe avant de baisser les yeux, gêné. Vient-il de se rendre compte du mal qu’il me fait en disant de pareilles vérités ?

Quand il veut partir à nouveau, je ne le retiens pas.

Je vois sa silhouette, dans sa veste de cérémonie, disparaître dans le coin de l’escalier. Je reste un moment seule, essayant de ralentir les battements de mon cœur, affolé depuis sa révélation.

Je m’imagine un instant à son bras durant toute une vie. Elle paraît simple. Mais serait-elle heureuse ? Sûrement.

Le doute s’immisce et je me rends compte que mes rêves d’aventures, seules échappatoires de mes nuits, ont pris une plus grande place que je ne le pensais.

Partir ne semble plus être le seul moyen pour m’en sortir. Cela me paraît être un choix.

Le bon.

Chapitre 3Tissus de l’espoir

Elle tourne. Comme une feuille morte un soir d’automne, j’observe la fleur, ses pétales rouges, sa tige vert foncé et ses épines, tournoyer dans le vide.

Deux mètres à parcourir pour se poser sur le cercueil de ma mère. Les autres roses n’ont pas autant cherché leur chemin. Elles sont tombées à pic, sans virevolter de cette manière. Elles n’ont pas voulu se suspendre dans les airs un instant.

La mienne, au contraire, est restée, dans ce vide rempli de silence.

Andrés m’a poussée dans le dos pour me faire avancer et j’ai perdu de vue sa chute.

Alberto a froncé les sourcils. Pensait-il pouvoir me défendre devant son épouse et sa mère ?

C’est à ça que je pense dans la carriole qui me ramène à la maison.

À mes côtés, tante Suz’ marmonne les derniers ragots à ma cousine Linda.

— Tu te rends compte… Pauvre famille. Leur deuxième fils qui part en mer pour l’Amérique. On dit qu’ils n’arrivent jamais sur une terre. Qu’ils meurent tous avant ou reviennent des mensonges plein la bouche, déclare la sœur de mon père avec dédain, caractéristique de sa personnalité.

Ma mère ne l’a jamais appréciée et c’était réciproque.

— Leur fille aurait dû aller à la place du petit dernier, s’exclame, presque peinée, Linda.

Je fronce les sourcils. Je ne connais pas la famille dont elle parle mais à première vue, le jeune aventurier paraît avoir l’âge de se marier. Comme ma cousine, qui ne trouve personne pour lui passer la bague au doigt.

Sans faire ma curieuse, j’écoute la suite de leur commérage, essayant d’en savoir plus sur la grande aventure.

— Cette moins que rien ? Tu as bien raison. Un vrai rat de ferme. Sergio ne pourra jamais en faire quelque chose… Encore moins une épouse. Mais aucune femme sans mari à suivre n’irait se risquer là-bas. On parle de sauvages par centaines… De maladies et une température à faire fondre le métal, rajoute-t-elle en baissant la voix.

Je lève les yeux au ciel. Suz’ est le parfait exemple de la femme n’ayant jamais franchi les frontières de son petit coin de terre. Un village de cent âmes. Un groupe de voisins sympathiques travaillant à la ferme, voilà à quoi se résume sa connaissance.

Moi-même j’ai pu partir bien plus loin qu’elle n’a eu le courage de le faire. Pourtant, elle se permet de juger quiconque traverse son champ de vision ou ses oreilles fouineuses.

— Tantine, comment peux-tu savoir s’il y a des sauvages si, pour toi, aucun homme n’y a mis les pieds, revenant comme de faux conquérants sur nos terres ?

Elle se retourne vers moi, ses yeux me foudroyant. Linda laisse échapper un petit cri de stupeur à mon intervention, et je regrette immédiatement d’avoir voulu donner mon avis.

— Comment oses-tu ? Tu n’es rien ici. Si cela n’avait tenu qu’à mon frère, tu aurais été mariée dès les premières propositions ! Mais Mafalda avait vraiment cette vision angélique de toi. Une pouilleuse et souillon comme toi, capable de grandes choses. Un cœur pur, disait-elle. Une façon de te pardonner ton incompétence aux tâches domestiques.

Elle me répond avec une telle violence que je sens des larmes tomber sur mes joues.

Je veux les essuyer avec le revers de ma manche avant de me souvenir de la valeur de la robe. Je serre les dents et ma tante suit mon regard vers le tissu noir.

— Tu crois que cette guenille vaut quelque chose ? s’amuse-t-elle, en me prenant le bras.

Son geste est si brusque que j’entends les coutures à l’arrière de mon dos se rompre. Elle sourit de plus belle en tirant sur la manche. L’épaule se découd, laissant un grand morceau de ma peau à nu.

Je la recouvre de ma main, choquée.

Une haine viscérale me prend aux tripes quand les chevaux ralentissent dans la cour. J’ai envie de lui sauter dessus pour lui faire regretter son geste, mais l’arrivée d’Andrés me paralyse.

— Ma tante, quel bonheur de vous voir, lâche-t-il en lui tendant les bras.

Teresa fait de même. Je ne m’étonne pas de son hypocrisie, sachant qu’elle a ma tante comme plus proche voisine à partir de maintenant.

De mon côté, je descends par l’autre côté de la carriole, enjambant les plaques de bois rajoutées il y a des années par mon père.

— Une carriole pour se promener, c’est bien mon enfant. Mais sache qu’elle peut également nous servir à transporter des marchandises si les deux côtés ne sont pas ouverts, m’avait-il répondu quand je l’avais interrogé sur son installation.

Le bas de ma robe se coince dans l’un des clous ressortis avec le temps. Je grimace avant de tout de même sauter. La robe se déchire un peu plus, mais j’arrive à récupérer les deux morceaux.

Ma mère m’a appris à coudre, je peux encore faire quelque chose pour elle.

Je cours jusqu’à ma chambre, à l’étage supérieur de la grange qui fait face à la maison.

Juan me voit passer mais n’a pas le temps de dire quoi que ce soit que je monte l’escalier en bois qui mène à mon antre. J’évite la dernière marche comme à mon habitude, ne souhaitant pas passer au travers du bois pourri qu’Andrés ne veut pas changer, considérant que cela n’est pas une priorité.

Une fois dans la petite pièce légèrement aménagée. J’ouvre la lucarne qui donne sur la maison.

Les femmes du village affluent pour partager un dernier repas en souvenir de la défunte. Pas une seule ne m’apparaît comme une amie de ma mère.

Je m’éloigne de la fenêtre pour découvrir l’état de ma robe.

Elle qui était si majestueuse, ressemble dorénavant à un tas de tissus déchirés et enchevêtrés les uns dans les autres. Je jure un instant avant de retrouver mon calme. Je l’ôte pour reprendre mes vieux habits. Ma jupe, que je n’ai pas eu le temps de laver au lavoir, est poisseuse quand je l’enfile. La boue sèche retombe sur le sol tandis que je revêts ma chemise.

Le vacarme que produisent mes mouvements m’empêche d’entendre Alberto monter. J’ai à peine enfilé le haut de ma tenue qu’il glisse ses mains sous le tissu. Je sursaute en hurlant.

Mes pieds font volteface et je suis prête à me battre contre celui qui vient d’oser faire ça.

— Alberto ! le corrigé-je.

Je pose ma main sur mon cœur, souhaitant le calmer, pour éviter de perdre connaissance. De son côté, il ne paraît pas le moins du monde choqué de son attitude. Je le dévisage quand il s’approche à nouveau de moi. Ses mains baladeuses touchent ma poitrine à travers le tissu fin de ma chemise, tandis que je le repousse violemment.

— Non, Alberto, continué-je sans comprendre ce qu’il veut.

— Laisse-toi faire, Salma, me dit-il en me poussant en direction du lit.

Je n’arrive pas à résister et me retrouve allongée, pétrifiée. Je le vois ôter son costume prestement. Sa veste s’échoue sur le sol, suivie du reste.

Face à moi, je le vois en tenue d’Adam, et la peur monte.

J’ai envie de hurler, mais il plaque sa paume sur mes lèvres.

Ses mains remontent le long de mes cuisses, soulevant sans état d’âme ma jupe. Je le supplie du regard d’arrêter ce qu’il est en train de faire.

Je le connais depuis petite et je n’arrive pas à imaginer qu’il puisse me faire une telle chose. Père m’avait toujours dit de me méfier des personnes comme Juan.

— Sans avoir rien à perdre, il est facile de se laisser guider par ses envies de chair, m’avait-il dit un jour que nous allions dans une ferme voisine rendre visite au plus jeune des fils. Tu ne trouveras jamais quelqu’un si tu n’es pas pure.

Je déglutis tandis que je sens son pouce s’écraser contre ma peau. J’ai envie de hurler de douleur quand il insiste. Son contact s’enfonce en moi et des larmes s’écoulent le long de mes joues.

Puis le temps se fige. Je me détache de la scène et je le revois petit, courant derrière moi. Je croise le regard aimant de ma mère. Celui, déçu, de mon père. Enfin, la dernière chose dont je me souviens, avant de perdre de connaissance, c’est le rire d’Andrés. Un son qui m’accompagne dans le noir de l’enfer.

Chapitre 4Courir plus vite

Quand je reprends conscience, j’ai les jambes écartées sur mon lit. La jupe rehaussée au niveau de mon torse. Mon corps est douloureux à plusieurs endroits.

Honteuse, je tente de cacher ce spectacle abominable. Du sang tache mes draps et mon chemisier est arraché sur une partie. Des auréoles prouvent qu’Alberto ne s’est pas contenté du bas de mon corps.

Deux marques de morsures sur mon sein gauche me donnent la nausée. Je me replie sur moi-même tandis qu’un vertige me prend. Je dois attendre plusieurs minutes pour avoir le courage de me redresser en position assise.

La douleur qui me lance au niveau de l’entrejambe ressemble à un rappel à l’ordre. La haine que j’ai ressenti eavant mon évanouissement réapparaît.

— Tu n’as jamais à subir le comportement animal des hommes, m’avait glissé une des sœurs du village d’à côté.

Est-ce mon avenir dorénavant ? M’engager dans les ordres à cause de l’acte d’un homme qui a trahi ma confiance ?

Je sanglote de longues minutes avant de regarder par la fenêtre. Alberto semble toujours être là avec sa femme. La carriole de Suz’ est rangée à côté de la leur.

Je me mords la lèvre inférieure, cherchant à savoir ce que je dois faire. Je rattache mes cheveux en arrière quand une idée me vient.

Je descends l’escalier sans faire attention à la marche pourrie. Elle craque mais ne cède pas sous mon poids. Je termine en le dévalant, impatiente de quitter ces lieux.

Je tombe sur Juan alors que je sors de la grange. Ses yeux passent de ma jupe déchirée plus tôt dans la semaine à mon chemisier qui bâille après la violence d’Alberto.

J’ai envie de le gifler mais je me retiens. Père avait tort. Ce ne sont pas des hommes comme Juan qui bafouent les femmes. Au contraire, ceux qui se pensent intouchables osent bien plus. Sans avoir l’impression d’avoir des torts.

— J’ai une question, lui dis-je quand il s’arrête à ma hauteur. Comment peut-on partir le plus rapidement d’ici ?

Il hausse les sourcils mais répond sous mon regard assassin :

— Pour un homme, je dirais à cheval. Pour vous… en carriole, évidemment.

Je grimace. Encore cette manière de me faire comprendre que je suis moins que cette vermine attablée dans ma propre maison.

Je le remercie et m’avance d’un pas décidé vers l’habitation éclairée par le feu de cheminée.

Sans prévenir, je pousse la porte d’entrée, ce qui fait sursauter la petite tablée. Alberto pose tout de suite ses yeux vers moi. Je tressaille. Je ne décèle aucune once de regrets dans son regard. Je suis même certaine d’y voir encore de l’envie.

Avant de perdre le peu de courage qu’il me reste, je franchis le seuil. Ce simple mouvement me tire une grimace tant la douleur dans mon entrejambe est forte. Le dernier rappel pour m’offrir la force de prononcer ça :

— Après avoir profité de ma chair, vous mangez en compagnie de votre femme. Quelle élégance, Alberto.