Tita Missa Est - Christian de Maussion - E-Book

Tita Missa Est E-Book

Christian de Maussion

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Beschreibung

« Vous êtes bien le fils de votre mère. » Je médite l’axiome de Tita. La vie qui me reste, l’avenir qui se contracte, est une interprétation de texte.
À la masseria San Domenico, non loin de Monopoli, au terme d’une course matinale parmi les vignes, les champs de tomates et les oliveraies, après m’être trempé dans une eau tentatrice face à la côte albanaise, je m’assieds, souffle coupé, au pied d’un petit muret délabré. Il est huit heures. Je sèche au soleil.
- Je voudrais voir où vous êtes. Racontez-moi.
- À gauche, le grand bassin d’eau de mer, lieu privilégié de nos paresses les plus voluptueuses, devant moi la rougeur explosive des tomates qui enfièvre la terre brune, et tout au loin, à l’horizon, la bande marine de l’Adriatique qui mêle au ciel azuré son bleu panique.
- Oui. Je vois tout ça, comme si j’étais avec vous. Il n’y a pas plus beau que la Méditerranée ! Je suis contente que vous soyez bien. Vous me rappelez ce soir ?
- Oui. À l’heure de l’Americano.
L’heure de l’Americano, c’est l’heure à laquelle je pense à Fred. Pour moi, c’est une heure émue, un goût amer, un recueillement solitaire, une saveur de campari qui m’exhorte à une légère ivresse, à la prière, au ressaisissement de l’esprit.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jadis chef d’entreprise, Christian de Maussion a entrepris des chefs-d’oeuvre (De Gaulle, Staël). Il a publié des textes dans Le Monde, Le Figaro, La Croix, Libération, Le Quotidien de Paris, Les Echos, L’Idiot International, Les Cahiers de l’Herne. Il a participé à l’aventure emblématique de Matulu. Il rédige des chroniques pour Service Littéraire. La rubrique « Maussion de censure » lui est dévolue. L’auteur aime lire, écrire, bref ne rien faire.

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Christian de Maussion

Tita Missa Est

Du même auteur

À défaut d’écho

5 Sens Editions, 2020

 

Dancing de la Marquise,

5 Sens Editions, 2020

 

Fred

5 Sens Editions, 2019

 

L’Amitié de mes Genoux

5 Sens Editions, 2018

 

La Cicatrice du Brave

5 Sens Editions, 2017

 

Ainsi soit Staël

Editions du Bon Albert, 2013

 

C’est encore loin de Gaulle ?

Editions du Bon Albert, 2002

 

Cahier de L’Herne Simone Weil

Editions de L’Herne, 2014

 

Cahier de L’Herne Michel Serres

Editions de L’Herne, 2010

 

Blog A la diable

alladiable.blogspot.com 2008-2021

 

à Loup, son arrière-petit-fils

 

« L’amour le plus exclusif pour une personne est toujours l’amour d’autre chose. »

Marcel Proust (À la Recherche du Temps perdu, A l’ombre des jeunes filles en fleur, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, page 833)

 

« Ne te courbe que pour aimer. »

René Char (Fureur et mystère, Le Poème pulvérisé, Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres complètes, page 266)

 

« Je partage ton mystère mais je ne veux pas connaître ton secret. »

René Char

 

« Mais dès la première fois que je la vis, je fus conquis par sa gentillesse, son charme et sa distinction. »

Pierre André Marie Christian Hyacinthe Ghislain de Maussion de Favières (Livre Bleu, page 363)

 

« J’ai cru aux mots, non aux idées. »

Jacques Chardonne (Vivre à Madère, Editions Bernard Grasset, 1953, page 61)

 

Je relis Proust comme un curé ressasse un texte saint, marmonne un bréviaire. J’ai besoin d’une demeure où règne un soin supérieur. Je laisse en rade le papier bible, je referme le Pléiade. J’ai deux fois l’âge du Christ, l’expérience hésitante d’un routier de l’existence. Je réfléchis à l’Italie. Je feuillette l’ouvrage de Louis Poirier.

« J’ai visité Rome à soixante-six ans ce qui ne témoigne pas d’un sentiment fébrile » (Autour des sept collines, page 8, José Corti, 1988). À trente ans de distance de l’escapade bougonne de Gracq, je trimbale une curiosité maussade dans une ville saturée d’histoire et de colonies de Chinois venus pour voir.

En hiver, le Tibre est gris vert, sale et grognon. La Chapelle Sixtine est une broyeuse de sensations intimes. La foule s’y presse par tunnels et corridors comme un torrent se jette dans un fleuve bruissant. On dirait des forçats qui regagnent les ciels hauts d’un cachot. Les peintres font de la bande dessinée sur la pierre sacrée, se font les imagiers d’un peuple illettré. Sixte l’a voulu ainsi.

À Rome, les ciels sont kyrielles. À San Luigi dei Francesi, la Vierge s’est extraite de la terre, lévite comme un hélicoptère, coudoie déjà les nuages. Admirable Assomption de Francesco Bassano. Je suis seul à partager pareil mystère.

Dans les bistrots, je rassemble mes effets, j’exhume de souvenirs imprécis un italien d’usage exquis.J’ai retrouvé « stuzzicadenti » qui désigne le bâtonnet qui veille à l’hygiène des dents et « canucia », la paille que j’exige pour apprécier en toute quiétude le Perfect Twelve de l’hôtel de Russie, à deux pas de la piazza del Popolo.

Caravage change le paysage. Le rebelle de chapelle barbouille des toiles d’Évangile. Il squatte les églises, les colore d’une lumière indécise, les acclimate au soleil d’hiver.

La foi brutale de Caravage est frontale. Capella Cerisi, La vocation de Matthieu transfigure le clair-obscur d’une taverne en une luxueuse somptuosité murale. Jésus désigne d’un doigt de majesté Matthieu l’imposteur qui joue aux dés, insoucieux des cieux. Les touristes sont des pèlerins déclassés qui mitraillent une messe basse picturale de clics de photographes comme des hourras renégats.

Le crachin romain ternit l’ocre des palais. Je n’ai besoin de rien, que d’espace pour m’épanouir, pour ne pas nuire. J’entends le couinement d’une mouette, une pétarade de pétrolette, les bris de voyelles d’une colère d’esthète. J’ai froid aux doigts. Je contourne les flaques, via Mario de Fiori. J’observe la rougeur des façades avant la nuit définitive.

 

Où que j’aille, à Rome ou loin des hommes, Tita est dans ma tête. Je sais l’épaisseur du temps, la longueur des heures, le remuement des jours. Tita est morte, il y a cinq ans.

À deux fois l’âge du Christ de là, je suis né d’elle, Tita, au détriment d’Arielle, jumelle, à coups de pelletées, fossoyée vite fait dans une terre d’argile, jouxtant la chapelle. Dans la vie réelle, je suis criminel. D’un cri d’assassin, je bricole un destin. Je suis tatoué, bien visible, du péché originel. Ma dégringolade est plantée dans la chair.

On a exhumé les bouts. On a jeté le tas dans le même trou que Tita. On a respecté sa volonté. La mère et la fille sont unies dans la terre. La mort recommence. Les mémoires se décomposent. Je songe à l’enfant des limbes, maudit des théologies, dont j’ai coupé l’avenir et interdit les rires. Je remue un souvenir à bizarrerie morbide. Je me cogne, me heurte aux limites d’une trogne. Tita s’amalgame aux végétaux. Elle serre Arielle, son petit monde contre elle. Le froid l’a saisie comme un remords d’Italie.

 

Les choses fuient devant les crocs des causes. On sait la finitude des plus intenses béatitudes. La fête est brève, à portée des rudesses d’une meute. La férocité se rassasie d’instants de précarité. Elle dévore l’éphémère comme une pomme saisonnière. Aucune vie sauve ne subsiste sous l’empire du fauve.

Dans l’intervalle qui précède l’introuvable au-delà, j’ai croisé Tita, observé ses émois. Je griffonne d’une main, j’édulcore au besoin. J’invente une attente, des silences qui mentent.

 

On va se revoir quand, nous, maintenant ? Tita m’empoigne par le collet, se hisse à hauteur de visage, frôle mon front d’un doigt protecteur, ordonne au pouce un signe de croix. La brisure de son nez bute sur une vulnérabilité de figure. À son fils, elle murmure un psaume, les versets d’un bénédicité. Dans l’absence de soi, elle veille sur moi.

N’allez pas trop vite ! Ma dénégation manque d’une pieuse résolution. Tita ne désarme pas. Elle précise l’avertissement. Ce sont les autres qui sont dangereux. Tita agrippe ses ongles à mes manches. Ma liberté lui déplaît comme une contrariété. La nuit interdit la visibilité, parachève l’inutilité d’un dimanche écoulé. Je me dégage de son visage. La lumière du corridor offusque la nuit comme une stridence de gâteau d’anniversaire. La portière claque. Tita est figée sur le seuil. Ses doigts de prière balaient l’atmosphère. Elle sourit seule dans une fictive blondeur.

Tita m’a donné du fil à retordre. Vers la fin, j’ai révisé mon préjugé, corrigé le tir, renoncé à mentir. À mes ambitions, j’ai substitué la révélation d’une nation. Je me suis converti à son volontarisme éperdu, à sa religion du vieux Jésus.

Dans sa grande baraque, Tita s’effraie des bruits de la nuit, des silences qui grincent, des hurlements du vent. Je ne suis pas très courageuse. Ses pommettes sont fardées d’un petit rouge de poire coquette. Elle a peur de souffrir, de voir mourir un empire. Elle s’arcboute sur un but, entortille sa piété dans un chapelet. Fred, qui est mort sans la voir, désignait ce genre de filles de femmes fortes de l’Évangile. Tita fait attention par passion de la compassion. Elle soigne : sa courbure en témoigne.

 

J’abhorre un mot de mauvaise odeur. Je suis hostile au cœur, insensible à ses coups. Je lui préfère courage d’un meilleur usage, oxydé par le grand âge. Je respecte les soldates, la qualité de leur texte. L’idiotie m’éblouit comme une ultime fantaisie. L’opiniâtreté est un sentier de sainteté. L’idiot est un coquelicot, un végétal rougeaud qui risque une peau en plein soleil. Le courage n’a rien de sage. C’est un désespoir robuste, pétulant de santé, une désolation aimable, la joyeuse détresse d’une herbe folle. Il faut que je me secoue. Tita obéit au diktat, exécute un devoir de simple soldate. Il n’y a pas de plis dans ce qu’elle accomplit. L’exemplarité est une forme d’insularité qui provoque l’hilarité. Longtemps, j’ai ri. Au détriment de mon propre entendement.

 

Tita s’était enterrée vive au bout du monde, au pays des joues rondes, dans une campagne à style maussade. Je suis bien chez moi. Un gramophone la reliait aux hommes. À force d’entendre les microsillons de Cziffra, je me figurais que Chopin était exclusivement féminin ; or il me déplaisait que Tita s’abandonnât à une sensibilité d’un genre obligatoire. La musique s’introduisait en forêt de Gouffern comme un rappel de bas de page, le signal ferme d’un autre âge, le qui-vive d’une jeunesse inhumée.

J’en veux au chanteur de variétés, morveux sous ses grands airs de faux génie, qui plagie le compositeur de György, qui établit sa gloriole de malappris, bâcle un texte indigent sur le prélude opus vingt-huit numéro cinq. Frédéric est un deuxième Fred, le premier peut-être. Tita se tait sur ses joies dans un discret anonymat.

 

Le vieux poste de radio en bakélite réfléchit la lumière, diffuse des sonorités interdites. Il est coiffé d’un phonographe où s’étourdissent les disques d’un pianiste à doigts brisés, d’un torrentiel interprète de Liszt.

Les sentiments sont une nation, un continent d’accueil, une Chine impénétrable. La sentimentalité est une liquidité poisseuse, une languissante mollesse, le signal mièvre d’une hospitalité.

À mesure que Tita cédait à ses tics romantiques, je changeais de figure, j’adoptais un regard dur. Je grimaçais à ses facilités. Il m’était aisé de mépriser. Je dédaignais jusqu’au sang comme on rogne un ongle, comme on s’opiniâtre abusivement. J’étais un fils d’injustice.

 

Tita parlait dans le noir, dans l’intervalle béant des silences de Fred. Elle disait tout haut le manque d’écho. Elle collait des phrases sur l’étrangeté du monde, le malaise d’une terre ronde.

Tita meublait la conversation, ravivait les cendres rituelles, ravigotait la parlote. Elle relançait la cadence, accélérait le rythme comme un chef d’équipe cycliste avant le dernier sprint, le pieux emballage réservé à Dieu. Tita était peut-être le gregario du Très-Haut. Elle était à l’ouvrage parmi des visages. Elle tricotait, à côté des braises, des monotones chandails d’anamnèse.

J’interrogeais son énergie comme un désespoir à tout prix. Elle était vaillante, plus que brillante. Elle citait sa jeunesse comme une richesse dilapidée. D’avant-guerre, elle se rappelait un récit malsain, de durable inconfort, la périlleuse ambigüité d’une pitié dangereuse. Zweig le suicidé, l’ami de Freud, sifflait à sa conscience, taraudait une croyance malheureuse. À la fin des temps, j’aimais qu’elle soit coquette sans qu’elle se cassât la tête pour autant. La vie d’ici s’emberlificote des louvoiements écrits d’un romancier d’Autriche-Hongrie.

La peau de Tita se chiffonne au voisinage d’une culpabilité. Sa silhouette se tasse, confesse une détresse, s’accuse de mille paresses. Il faut que je me secoue. Elle se motive comme une sportive.

L’entêtement est une forme d’enracinement, une manière de se planter là, comme ça, jusqu’à nouvel ordre.

 

Le goûter de dames est une figure imposée de la bourgeoisie à la campagne. Tita, cuisinière réfractaire, a confié les fourneaux à la petite Marie, vieillarde en blouse sombre, expatriée d’une terre bretonne.

J’ai pour habitude une certaine hébétude. Je suis l’idiot du château. J’observe les croisements de barrettes dans ses cheveux blancs lissés, sa manière d’essuyer ses doigts dans un tablier. Marie confectionne des sablés exquis, un peu trop brûlés, saturés du beurre de la laiterie. Ni vu ni connu, Marie m’approvisionne, prélève une plus-value sur le butin des dames, qui me change des petits Lu.

J’ai six ans, de Gaulle est président. Je m’ennuie dehors, exclu de la sauterie. Fred aurait dit pince-fesses. J’épie les pâtisseries derrière les carreaux de la fenêtre. Le babillage des invitées témoigne de leur félicité. La mondanité est leur tasse de thé. La reine du jour est sanglée dans ses plus beaux atours. Elle est assise à cause du grand âge qui la désigne au fauteuil Louis XVI. Elle est fardée comme une roue de carrosse, mâchouille le gâteau au citron, joue de sa canne sur le parquet du salon. Les convives sont debout, moins peinturlurées, animées d’une vitalité de grandes filles.

Tante Yvonne est aussi seule que moi, auréolée de lucioles bleutées, quand le soleil donne. Les forces vives du goûter sont une bleusaille pleine d’alacrité. On dirait des infirmières à sourire pamplemousse. Elles se fichent de la vieille Yvonne, réputée snobinarde comme une baronne, lui octroient des regards brusqués, colorés d’une joyeuse pitié. La tapisserie flamande se rit des gourmandes qui quémandent. Jupiter se transforme en servante comme une monnaie courante. La mythologie du salon en dit long sur la rouerie des dieux. Derrière la vitre, je m’agenouille sur le rebord pour mieux saisir les mystères de la terre, mieux entendre le cliquetis des cuillers. J’empoussière un pull-over, j’encrasse un short, j’égratigne mes cuisses. La baronne ronronne de plaisir, jouit du bonheur fadasse d’un quatre-quarts jaunasse.

Je succombe à la tentation de la détonation. La société du spectacle exaspère un désir d’attentat, exacerbe une furieuse envie de passage à l’acte. Yvonne s’est réveillée, éblouie par un soleil pailleté. Je lui tire la langue, une langue rose et fourchue d’insolent garnement. Yvonne m’identifie au diable en personne.

Tita m’a vu. Mon cœur cogne comme celui d’un enfant sans vergogne. Sale moutard ! C’est un verdict de comparution immédiate. Sur-le-champ, je suis dégradé de mes vertus d’excellence.

Les carottes sont cuites. J’ai les joues rouges. La gronderie de Tita m’est restée dans la tête. Je n’aime pas quand vous êtes malhonnête. Il allait de soi que Tita me vouvoyât. Je suis groggy parce que j’ai rompu une harmonie. Le blâme des femmes ronge la vie des hommes.

Malhonnête est une épithète d’époque qui, loin d’évoquer une évidente tricherie, manifeste une effronterie de malappris. Caltez, volaille ! Tita éconduit pareille diablerie avec un balai de paille.

J’ai la nostalgie des espiègleries, des brèves incartades en culottes courtes. On est vieux hors des sentiers facétieux. J’entends Tita répéter à qui mieux mieux : j’en suis bleue ! C’est grave, un châtiment des lèvres. Il s’imprime au fronton d’un menton. J’ai pour ainsi dire trahi mon pays.