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Au début du XV siècle, l’Église d’Occident est gravement déstabilisée, avec à sa tête trois pontifes concurrents. C’est le « Grand Schisme ». Le concile de Constance, convoqué en novembre 1414, se donne pour mission de rétablir l’unité. Trois figures majeures se détachent durant les premiers mois du concile : l’antipape Jean XXIII, le prédicateur tchèque Jean Hus et le cardinal de Cambrai, Pierre d’Ailly, théologien éminent et ardent défenseur du « conciliarisme ». Jacques Wallet mêle habilement ces trois trajectoires, offrant une vision éclairante et originale sur cette crise à l’issue dramatique, marquée, sous le manteau d’une foi commune, par des conflits d’idées et de pouvoir.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Philosophe de formation et passionné d’Histoire,
Jacques Wallet a consacré une grande partie de sa carrière à promouvoir la langue et la culture françaises à l’étranger. Enrichi par ses nombreuses immersions dans des contextes culturels divers, son goût pour la littérature l’a conduit naturellement vers l’écriture. Il se distingue ainsi par l’élaboration de récits mêlant réalité historique et fiction.
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Seitenzahl: 176
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Jacques Wallet
Trialogus
Récit à trois voix
© Lys Bleu Éditions – Jacques Wallet
ISBN : 979-10-422-5155-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
*Les mots marqués d’un astérisque font l’objet
d’un renvoi explicatif en fin de volume.
C’était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On prenait les loups pour des chiens…
Aragon, Le Roman inachevé
Tout comme au Ciel, la Trinité des personnes doit être vénérée et adorée, de même sur la Terre on doit craindre et regarder avec horreur une trinité de papes. Et si, Ô douleur, il est nécessaire qu’advienne un tel scandale, malheur, oui vraiment malheur à ceux qui se disputent la papauté et à tous ceux par qui un tel scandale arrive…
Le cardinal d’Ailly
[cité in « Le Schisme et la pourpre »]
Que celui qui est intelligent calcule le chiffre de la Bête ; c’est un chiffre d’homme. Ce chiffre est six cent soixante-six.
Apocalypse, 13
Après « le temps de la Chrétienté médiévale en majesté, le temps des cathédrales et des sommes des XIIe et XIIIe siècles » (Pierre Chaunu), vint pour l’Église latine une période de reflux, de retombée dans les tensions et les déchirements : le terrible XIVe siècle marqué par le transfert de la papauté en Avignon, le procès des Templiers, l’épidémie de peste noire qui ravagea l’Europe au mi-temps du siècle, les affres de la guerre sans fin opposant les rois d’Angleterre aux rois de France… et enfin et surtout le Grand Schisme d’Occident qui allait ébranler l’Église pendant quatre décennies, de 1378 jusqu’au concile de Constance (novembre 1414 – avril 1418).
Le récit qui va suivre s’inscrit précisément dans le contexte du Grand Schisme et se présente comme une évocation, presque au jour le jour, des premiers mois du mémorable concile de Constance qui allait permettre à l’Église de retrouver, laborieusement, son unité.
Au cœur du récit : les parcours tragiques de Jean Hus, le prédicateur tchèque, et de Baldassare Cossa, alias le pape Jean XXIII, tous deux acteurs et victimes du concile de Constance dont par ailleurs l’une des figures les plus influentes fut le cardinal de Cambrai, Pierre d’Ailly, célèbre théologien surnommé par ses pairs de la Sorbonne « l’Aigle de France ».
D’où l’idée de tisser, de faire s’entrecroiser trois discours, trois manières d’être chrétien en ces temps de troubles et de recomposition, trois voix contrastées, mais également représentatives de la Chrétienté latine au début du XVe siècle : les voix ou échos de Pierre d’Ailly, de Baldassare Cossa et de Jean Hus.
Le cardinal d’Ailly, malade et en fin de vie, raconte à l’un des médecins venus à son chevet, ce qui s’est passé à Constance durant les premiers mois du concile.
La voix « hussite » est celle d’un disciple de Jean Hus, un des « frères en Christ » qui a suivi le maître à Constance et qui, par lettres écrites à un seigneur resté en Bohême et dont il est l’un des hommes liges, rend compte du cours des événements depuis l’arrivée de Hus à Constance jusqu’au jour de son martyre.
Enfin l’antipape Jean XXIII, alias Baldassare Cossa, livre sa propre expérience dans un monologue qui tranche avec l’habituelle langue policée du Saint-Siège.
Constance, le soir du 6 juillet 1 415
Pardonnez-moi, seigneur, si mes larmes se mêlent à l’encre avec laquelle je vous écris. La journée que nous venons de vivre a été la plus terrible, la plus triste, la plus inconcevable jamais vécue par un mortel depuis la montée au calvaire et la crucifixion de notre Seigneur Jésus-Christ. Notre Maître vénéré n’est plus et son âme s’est envolée dans les volutes de fumée d’un bûcher qui, pour l’éternité, restera la honte de l’Église. Tout a commencé ce matin en la cathédrale de cette ville mille fois maudite de Constance – que Dieu fasse qu’elle sombre vite dans les eaux du grand lac sur les bords duquel le Malin a inspiré sa construction ! Oui, qu’elle sombre avec toute sa population de gens d’Église cruels et dévoyés ! – où s’est tenue la messe ouvrant une nouvelle session du concile, la plus brutale, la plus odieuse des sessions.
À l’issue de la messe, l’archevêque de Riga, ce coquin de l’ordre des chevaliers teutoniques, est allé chercher Maître Jean dans sa cellule du couvent des Franciscains et l’a amené dans la cathédrale pour que l’on procède dans les règles à sa condamnation. Après que le procureur du concile – l’infâme Henri de Piro – eut demandé que les articles attribués à Maître Jean soient tous condamnés et les ouvrages dans lesquels ils se trouvaient soient tous sans exception brûlés, on donna lecture des articles de Wyclif depuis longtemps rejetés et honnis par l’Église romaine et l’on y ajouta sans distinction ceux de notre maître qui avaient soulevé le plus d’opposition. Puis l’évêque de Concordia – qu’il soit maudit ! – prononça les deux sentences qui concluaient le procès, l’une condamnant tous les livres du Vénérable au feu, l’autre le condamnant en personne à être dégradé de l’ordre sacerdotal puis livré aussitôt à la justice du roi des Romains en tant qu’abominable hérétique.
Une poignée d’évêques zélés a alors procédé à l’ignominieuse cérémonie de la dégradation. Maître Jean, à qui on avait demandé de revêtir ses habits sacerdotaux, en fut lentement dépouillé en public aux cris d’immondes malédictions et sa tonsure fut profanée à grands coups de ciseaux. Une fois achevée leur sale besogne et avoir après lancé au Maître « Nous confions ton âme au démon », les prélats, en vils suppôts de Satan, ont posé sur sa tête une haute mitre en papier sur laquelle étaient peints trois diables en train de se saisir de l’âme du condamné et de la déchirer entre eux. Au-dessous de ce dessin était écrit en grosses lettres : VOICI UN HÉRÉSIARQUE ! Sigismond, le roi des Romains, ce prince illustre que nous prenions pour le protecteur du peuple tchèque, ayant assisté impassible à la cérémonie, s’est alors adressé à son voisin, le duc Louis de Bavière, en lui soufflant avec dureté : « Prends-le et fais de lui ce que tu veux ! » Le duc s’est aussitôt tourné vers le bailli de Constance et lui a dit : « Tenez, emparez-vous de ce misérable et qu’il soit brûlé ! »
C’est ainsi que notre Maître, déchu de sa dignité de clerc et affublé de la mitre en papier le vouant aux moqueries et aux cris haineux de la populace, a été conduit au lieu de son supplice, un champ hors les murs, sur le chemin de Gottlieben, ce lieu-dit où s’élève la sombre forteresse où il avait croupi pendant deux mois. Là, on l’a dévêtu de sa pauvre tunique puis attaché à un poteau autour duquel avaient été entassés des bottes de paille, des fagots et de gros morceaux de bois jusqu’à la hauteur de son cou. Des gens d’armes obéissant au bailli mirent ensuite le feu au bûcher et alors qu’une fumée épaisse commençait à envelopper notre martyr, nous avons entendu sa voix pour la dernière fois : « Jésus, toi le fils du Dieu vivant, aie pitié de nous… Jésus, toi le fils du Dieu vivant, aie pitié de moi… Toi qui es né de la Vierge Marie… » Ce furent ses dernières paroles. Lorsque le feu perdit de sa force, on put voir le pauvre corps carbonisé du Maître toujours enchaîné au mât qui avait été dressé pour le supplice. Afin qu’il ne reste plus rien de sa dépouille, les bourreaux firent tomber ce qui demeurait du corps du Maître, brisèrent à grands coups de masse le crâne et les os et remirent le tout sur les braises sur lesquelles ils ajoutèrent à nouveau du bois sec. Quand il ne resta plus qu’un tas de cendre, des hommes furent chargés de la prélever et d’aller la jeter au milieu du lac.
Ainsi disparut à jamais la présence terrestre du plus cher et du plus précieux d’entre nous. Nous avons tous passé la nuit qui suivit à pleurer et à prier pour le salut de son âme.
Pour ma part, j’éprouve une telle amertume, un tel dégoût pour ce lieu maudit que je n’ai plus qu’une envie, tourner le dos à cette ville de toutes les turpitudes et à son lac où ne se mirent que les mille grimaces du Démon…
Oui, quitter au plus vite ces rivages de malheur et m’en retourner en Bohême.
Que Dieu, mon cher et bon seigneur, vous protège et vous aide à vivre plus que jamais à l’ombre de Jésus-Christ notre Sauveur !
Votre fidèle et dévoué,
Pavel B.
Avignon au printemps 1420
Le cardinal d’Ailly, très malade, répond aux questions que lui pose un jeune médecin de Montpellier appelé à son chevet. Le jeune homme l’interroge sur le rôle qu’il a joué au fameux concile de Constance qui s’était tenu de novembre 1414 à avril 1418.
Oui, jeune homme, vous pouvez le dire, ce fut une drôle d’époque ! Une époque où, en Chrétienté, tout allait à vau-l’eau. Pensez donc : depuis quelques années, depuis précisément le synode contesté de Pise*, la papauté était devenue un monstre tricéphale. Nous avions trois papes ! Trois papes qui se déchiraient à coups d’excommunications et d’anathèmes. Trois papes c’est-à-dire trois obédiences à couteaux tirés. L’Église déchirée donnait un tel spectacle que les princes et les rois n’en faisaient qu’à leur tête et que les hérésies fleurissaient, mettant en grave danger les fondements de la foi et l’institution même de l’Église romaine.
J’étais, avant de rejoindre Constance, cardinal légat en Allemagne où je représentais et défendais alors le pontife Jean XXIII, ce fameux et flamboyant Baldassare Cossa, un condottiere dans l’âme devenu pape à la surprise de tous au lendemain de la mort imprévue d’Alexandre V le 3 mai 1410. C’est d’ailleurs grâce à ce même Jean XXIII que j’avais accédé à la dignité cardinalice peu de temps après sa propre élévation au trône de Saint-Pierre. Il voulait par ce geste s’attirer la bienveillance de l’Université de Paris, dont j’étais, sans vouloir me flatter, l’un des docteurs en théologie les plus en vue.
J’étais légat, disais-je, dans l’Empire, alors que de nombreux princes de ces vastes contrées, tels l’électeur palatin, le duc de Saxe et le margrave de Brandebourg, étaient restés fidèles au magistère du pape urbaniste*, l’ombrageux Angelo Correr* de Venise, devenu souverain pontife à Rome sous le nom de Grégoire XII et qui siégeait reclus sur les terres de Charles Malatesta, le seigneur de Rimini. La mission qui m’incombait était donc des plus délicates même si je pouvais compter sur l’appui du premier des Germains, l’empereur Sigismond*.
Je m’étais en tous cas éloigné fort à propos de notre pauvre royaume de France où le roi*, à l’esprit de plus en plus abîmé et imprévisible, n’arrivait plus à imposer sa loi et à empêcher les partisans du duc d’Orléans et ceux du duc de Bourgogne de s’étriper comme des damnés, sans parler des Anglais qui, profitant de nos luttes intestines, ne cessaient de renforcer leur mainmise sur l’Aquitaine et la Normandie. Le Royaume des lys n’était plus qu’un grand corps en lambeaux alors qu’il avait été longtemps le cœur battant de la Chrétienté. À vrai dire, jamais l’Église n’aurait eu autant besoin, en ces temps de désunion et de floraison des hérésies, de la sagesse d’un Saint Louis et des lumières de l’Université de Paris.
J’avais très tôt, au temps justement où j’achevais mes études à la faculté de théologie de Paris, réagi à l’impensable fracture survenue comme un coup de tonnerre entre partisans d’Urbain VI, cet archevêque de Naples élu pape au conclave du printemps 1378 dans des conditions rocambolesques, et partisans de Clément VII, ce Robert de Genève à qui on avait offert la tiare quelques mois plus tard lors d’un nouveau conclave réuni à Fondi et orchestré par le cardinal de La Grange, un proche du roi de France. Quelle confusion tout à coup ! Le monde chrétien s’était retrouvé avec deux pontifes, l’un siégeant à Rome, l’autre en Avignon ! Oui, j’avais très tôt exprimé mon envie de tout faire pour contribuer à la fin du schisme, à la fin de cette monstruosité que la plupart de mes confrères de l’Université trouvaient insupportable. La maladie du roi n’avait fait qu’exacerber cette inquiétude : n’était-elle pas un signe du Ciel et, pour guérir le roi de France, ne fallait-il pas guérir l’Église si absurdement divisée ? Déjà nous évoquions la nécessité de convoquer un grand concile général pour venir à bout de la déchirure de notre sainte Église. J’avais rédigé, à l’époque où le royaume de France avait temporairement rompu avec Avignon et avait opté pour la soustraction d’obédience, un traité qui avait pour titre « De materia concilii generalis ».
Et puis les années s’étaient écoulées et il m’avait fallu vaquer à mes obligations et poursuivre une carrière finalement bien remplie en dépit des turbulences du temps : fort de mon titre de docteur en théologie je fus tour à tour grand maître du Collège de Navarre, chancelier de Paris, aumônier du roi, évêque du Puy, évêque de Noyon puis évêque-comte de Cambrai avant d’obtenir finalement mon chapeau de cardinal et d’assister à ce titre au concile de Constance dont j’ai eu l’honneur de présider de nombreuses sessions et commissions.
Constance, le 6 novembre 1414
Mon bon seigneur,
Nous sommes, grâce à Dieu, arrivés à bon port et le sauf-conduit du roi Wenceslas* a suffi pour que l’on nous ouvre les portes de la cité. Maître Jean est installé correctement en ville, chez une certaine veuve Pfister, brave dame pieuse et dévouée qui tient pension et pourvoit à l’essentiel de ses besoins. La maison est relativement spacieuse et notre cher homme de Dieu y a trouvé où s’isoler et mener à bien ses dévotions et ses travaux. Il y a déjà foule à Constance et la ville, pourtant bien plus petite que Prague, se donne les airs d’une capitale d’empire où claquent au vent mille bannières aux couleurs chatoyantes, où l’on parle toutes les langues et où les marchands du temple se bousculent dans les ruelles et s’égosillent à attirer les chalands. Vous devriez voir cela : comment ce qui devait être une paisible petite ville des confins de la Souabe a pu se métamorphoser du jour au lendemain en une sorte de Babylone vouée à toutes les démonstrations de richesse et de suffisance, à toutes les transactions et à toutes les perditions. Évidemment, ce spectacle affligeant ne fait que renforcer la répugnance de Maître Jean à sortir de la maison et à se frotter aux misères de ce bas monde. Il reste dans sa chambre et travaille à la rédaction d’un mémoire dans lequel il explique ses agissements et ses prises de position depuis son excommunication à l’automne 1412 et sa fuite hors de Prague.
Nous avons eu grande joie hier à voir arriver, en provenance d’Aix-la-Chapelle, votre ami le seigneur Venceslas de Duba, porteur du précieux passeport signé de la main du roi Sigismond. Voilà Maître Jean sous la haute protection du roi des Romains. Une protection bien nécessaire alors que l’on apprend que l’un de ses pires ennemis, le sinistre Michel de Causis, est en train de mener campagne auprès de tous les prélats et cardinaux présents dans la ville, les mettant en garde contre notre cher Maître, présenté comme le pire des hérétiques, et poussant le zèle jusqu’à afficher sur les portes des églises des placards rappelant les diverses condamnations fulminées de Rome et de Bologne à son encontre. Nos ennemis, nous nous en doutions, sont arrivés ici avant nous et vont tout faire pour nuire à la réputation du plus fidèle disciple de Jésus-Christ.
Mais soyez sans crainte, nous veillons sur lui et les méchants peuvent bien manigancer tout ce qu’ils veulent, ils n’arriveront à rien.
Maître Jean, après s’être reposé des fatigues du long voyage, a repris ses activités de saint homme : prier, prêcher, lire et passer beaucoup de temps devant son écritoire à préparer et rédiger les discours et sermons qu’il espère pouvoir tenir devant l’assemblée conciliaire. Comme à son habitude il se lève avant l’aube, se nourrit avec frugalité, sort prier plusieurs fois par jour dans une chapelle du voisinage et trouve toujours le temps d’échanger quelques mots pleins de bonté et de charité avec ceux qui l’entourent.
Que la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ soit toujours avec vous,
Votre fidèle frère en Christ,
Pavel B.
Le 16 novembre 1414
Quelle matinée éreintante et malgré tout grisante à endosser mon habit de Souverain Pontife au milieu de tous ces prélats en grand apparat ! Enfin ! Le concile a bel et bien commencé et c’est nous, les Italiens, qui avons mené la danse, en l’absence du roi de Hongrie et de la plupart des délégations annoncées devant accourir de toute l’Europe… Mon Dieu, quand j’y pense, ça va bigrement se bousculer dans ce trou à rats cerné par les eaux. Où tout ce beau monde va-t-il bien pouvoir se nicher ? Quelle idée de convoquer toute la terre dans cette paroisse de rustauds où l’on nous regarde comme si nous arrivions du fin fond de l’Afrique ! Une idée saugrenue sortie de l’esprit alambiqué de Sigismond, ce prince dévoré d’ambition qui serait en train, si j’ai bien compris, de ceindre la couronne de Charlemagne à Aix-la-Chapelle. Que le Tout-Puissant fasse qu’il y reste et qu’il nous fiche la paix !
On s’est quand même débrouillé hier pour attribuer un logement décent à mon bon ami le seigneur Landolfo, ce cher cardinal de Bari, fraîchement arrivé en provenance de Rome. Quelle joie de le revoir et de l’écouter me parler de la Ville Éternelle où tout va mieux depuis la disparition de l’ignoble Ladislas* ! On ne s’imagine pas comme je regrette maintenant d’avoir cédé l’an dernier à Sigismond en consentant à ce que le concile ait lieu ici, dans ce bout du monde lacustre en pays souabe. Je me serais senti tellement mieux sur les bords du Tibre, ou bien à Bologne… tellement plus à l’aise au milieu des miens, là-bas en Italie.
J’ai tout de même quelques raisons d’être content : les prélats et docteurs déjà présents à Constance se sont réunis il y a quelques jours pour affirmer leur attachement à ma personne et leur volonté de tout faire pour convaincre Corario et Luna* de céder leur tiare. Je suis bel et bien reconnu comme étant, moi Jean XXIII, l’unique et légitime vicaire de Jésus-Christ autour duquel l’union de l’église doit nécessairement se faire. Voilà une position de principe qui augure bien des débats à venir, même si cela déplaît à Sigismond.
J’étais arrivé à Constance, je me souviens, le dimanche 18 novembre 1414, deux jours après la tenue de la première session du concile dont m’avait rendu compte en arrivant mon ami et confrère le cardinal Fillastre qui était arrivé quelques jours avant moi. Il faisait déjà froid et la chaleur de l’accueil que l’on m’avait réservé avait compensé en partie la fatigue du voyage, le désagrément du mauvais temps et la pénible impression de saleté et de chaos que me fit la ville : quel spectacle ! Les prairies hors les murs, envahies par d’innombrables cabanes enfumées, charrettes et voitures à bras, troupeaux de porcs et de moutons entassés dans des enclos boueux et nauséabonds… et, à l’intérieur de la ville, une foule désordonnée et criarde de portefaix, de cuisiniers, de lingères, de marchands de poissons et de volailles, de changeurs de monnaie, de serviteurs affairés, de mendiants, de gens d’armes, de clercs venus de partout et parlant toutes les langues de Babel, auxquels étaient mêlés chevaux, mulets, chèvres et cochons, toute une ébullition impropre à une petite ville-évêché devenue en quelques jours la nouvelle Rome où le monde entier affluait et se bousculait.