Trois mots - Pauline Senier - E-Book

Trois mots E-Book

Pauline Senier

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Beschreibung

« Je suis trans. »

C’est par le biais de ces Trois mots écrits sur un écran de téléphone portable, que Pauline Senier découvre un jour la transidentité de sa fille, Camille, autiste Asperger, alors âgée de 20 ans et née garçon. Passé l’état de surprise et les premiers questionnements, elle n’aura de cesse d’accompagner et de soutenir sa fille dans son parcours de transition. Épaulée par Julia, sa plus grande fille, et Laurent, son compagnon, elle va se battre contre vents et marées. Elle va évoluer au fil des rencontres et découvrir un univers qu’elle ne connaissait pas.

C’est avec pudeur et sensibilité que Pauline Senier nous invite à entrer dans son monde et à vivre à ses côtés tous les moments forts de ce parcours hors du commun. Un chemin souvent jalonné de difficultés et de souffrances, mais toujours rempli d’amour et d’espoir.

Le combat d’une mère pour sa fille. Un hymne à la différence, au droit d’être soi. Un hymne à la parentalité. Un hymne à la vie.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Pauline Senier est sophrologue et praticienne en hypnose. Elle vit en région parisienne. Elle est aussi à l’origine de « Pauline en parle », une chaîne YouTube dans laquelle elle se livre sur son vécu de mère de personne transgenre et sur la transidentité en général.

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Pauline Senier

TROISMOTS

Témoignage d’une maman sur la transidentité de sa fille.

Un parcours semé de douleurs et d’embûches

Un parcours rempli d’amour et d’espoir…

À mes filles Camille et JuliaÀ toutes les personnes transgenres et leurs proches

PROLOGUE

Dès le début de cette aventure, de ce cheminement de maman plongée dans la transidentité de sa fille, j’ai effectué beaucoup de recherches sur le sujet. J’ai fouillé sur internet et dans la littérature dans l’espoir d’y trouver des témoignages de parents ou de proches de personnes transgenres. J’avais besoin de réponses à mes questions et, bien sûr, de soutien aussi.

Malheureusement, à l’époque, je n’avais pas trouvé grand-chose… J’avais alors éprouvé une forme de frustration et de désarroi.

C’est à ce moment-là que je me suis dit qu’il fallait que je partage mon expérience de maman avec d’autres parents ou proches, qui eux aussi seraient dans la même quête que moi.

Poser les mots sur papier me semblait la meilleure façon de le faire. J’ai alors entamé l’écriture de ce journal dès le premier jour où tu as fait ton coming out.

J’ai écrit pour moi, d’abord. Pour me libérer, pour laisser sortir au grand jour mes émotions, pour mettre noir sur blanc mes ressentis, mes peurs, mes doutes. Mais aussi mes espoirs et mes joies. Pour me ressourcer et m’apaiser.

Puis je l’ai fait pour toi. Pour que tu aies une trace de cette aventure extraordinaire. Pour que je puisse écrire ce que je n’ose pas te dire tout haut. Pour que tu saches combien je t’aime.

Et finalement, je l’ai fait pour, peut-être, un jour, partager tout cela avec celles et ceux qui en auraient besoin. Pour en parler, pour raconter. Parce que même si chaque vécu, si chaque expérience est unique, un point commun les relie tous et toutes : il est temps que les gens comprennent à quel point le parcours des personnes transgenres est un chemin long et difficile. Être transgenre n’est pas un choix et encore moins une mode. C’est le besoin viscéral et vital d’être soi. Le véritable soi. Pas celui que Dame Nature nous donne à la naissance.

Les personnes transgenres ont pour la plupart vécu ou vivent encore de grandes souffrances. La douleur de ne pas être né.e dans le bon corps. De ne pas être accepté.e comme tel.le. De subir le rejet de leur famille ou de leurs proches. De ne pas être reconnu.e par la société qui a bien du mal avec tout ce qui ne rentre pas dans les cases. D’être victime de harcèlement, de transphobie. Beaucoup sont en dépression, certains mettent malheureusement fin à leurs jours.

Et pourtant. Pourtant. Les personnes transgenres sont toutes dignes d’être acceptées, aimées et considérées pour ce qu’elles sont vraiment : des hommes, des femmes, et tous les degrés entre les deux.

Bref, des gens comme vous et moi. Des gens comme tout le monde.

25 juillet 2020 

Je suis trans.

Trois mots sur un écran de téléphone. Trois mots que tu m’écris parce que l’émotion est trop forte pour me les dire à voix haute. Trois mots que je lis, relis et relis encore, comme si mon cerveau avait besoin d’être sûr d’avoir bien compris. Trois mots qui vont marquer le début d’un long chemin. Trois petits mots pour un grand chambardement. Troismots.

Cela faisait plusieurs jours que je te trouvais triste, sombre, apathique. Il faut dire que je suis un peu habituée à ce que tu restes dans ta bulle. Tu ne sors habituellement de ta chambre que pour le repas du soir et pour te ravitailler dans la journée dans la cuisine. Depuis ton adolescence, tu as ce qu’on appelle un trouble de la communication sociale. À vrai dire, depuis que tu es petit, j’ai toujours pensé qu’il y avait quelque chose de différent en toi. Une mère, ça sent ces choses-là. Une mère perçoit ce que personne d’autre ne ressent, comme si elle avait des antennes ultra-sensibles, une sorte de radar perfectionné. Mais elle ne cherche pas à capter des signaux venus d’un autre univers, non, elle cherche seulement à rester en communication avec sa progéniture, à garder ce lien exclusif et imperturbable. Et elle est tant à l’écoute, que lorsque quelque chose ne va pas, elle le ressent au plus profond de sa chair. C’est comme ça.

Je me souviens t’avoir emmené chez le docteur, tu avais 4 ans. Tu faisais beaucoup de crises, la fameuse phase d’opposition des 2 ans, le « terrible two » comme ils disent aux USA où on habitait à l’époque. Mais cette phase s’éternisait, tu avais un comportement difficile à gérer pour la jeune maman que j’étais. Et surtout, je sentais qu’il y avait un truc différent, comme si quelque chose clochait. Verdict du médecin : tout va bien, tu as un caractère bien affirmé, voilà tout. Un « strong will child » comme ils disent. Soit. Mais je n’en suis pas convaincue pour autant.

Les années passent, tu ne fais plus de crises, mais tu te renfermes de plus en plus dans une sorte de coquille, de petite bulle à toi, où nous ne sommes pas toujours invités. Puis l’adolescence t’apporte son lot de difficultés. Tu subis à deux reprises le harcèlement scolaire. Cela va te causer beaucoup de souffrances et fragiliser ton être tout entier. Ta petite coquille va se fendre. Ça ne se répare pas comme ça une petite coquille. Il faut beaucoup de temps, beaucoup d’amour, beaucoup de patience pour ressouder une petite coquille fendue. Encore aujourd’hui, à 20 ans, ta coquille reste très fragile, et nul doute qu’elle portera encore cette cicatrice de nombreuses années.

Par chance, mes antennes de maman remarquent que quelque chose ne va pas. Et ils avaient bien raison mes petits radars, car tu finis par nous avouer le harcèlement que tu as subi. C’est une épreuve terrible, pour toi, certes, mais pour nous aussi. Un cauchemar duquel on voudrait se réveiller. Et surtout, en tant que mère, l’impuissance est insupportable. On ne met pas au monde un enfant pour qu’il souffre et soit malheureux. Non. On lui donne la vie en espérant de toutes ses forces qu’il ait une vie heureuse et belle. Et là, pour la première fois, je te vois malheureux, meurtri, blessé. Alors moi aussi, je suis malheureuse, meurtrie, blessée. L’effet miroir.

Malgré tout, on rebondit ensemble, en famille, avec amour et patience. Et les choses s’apaisent jour aprèsjour.

Mais à cette période, quelque chose s’installe en toi. Ou plutôt, se révèle en toi. Car je reste convaincue que ce petit je ne sais quoi, cette différence, est là depuis bien longtemps.

Tu communiques de moins en moins. Tu n’aimes plus être touché. Fini les bisous et les démonstrations d’affection. Tu ne regardes presque jamais tes interlocuteurs dans les yeux. Tu ne vois jamais de copains en dehors de l’école, tu t’isoles de tout le monde, même de nous. Tu as des comportements inadaptés à notre société, comme si tu ignorais les codes sociaux avec lesquels nous vivons. Les repas sont très compliqués, tu ne manges que certains aliments que tu sélectionnes précisément. C’est comme si tu t’étais construit une espèce de bulle intérieure, un autre monde, et je n’arrive pas à y trouver ma place. Je reste de l’autre côté.

Je suis inquiète et je me pose un milliard de questions. Et surtout, je sens en toi un mal-être, un vague à l’âme, une profonde tristesse. Comme si le poids de tout l’univers était sur tes épaules. Ta coquille déjà si fragilisée se fend encore un peuplus…

J’essaie en vain de t’emmener voir une psychologue. Mais tu refuses. Jusqu’au jour où, enfin, tu acceptes. C’est un oui de souffrance, un appel au secours. Tu as toi aussi besoin de comprendre qui tues.

De rendez-vous en rendez-vous, de test en test, de psychologue en psychiatre, le diagnostic tombe : syndrome d’Asperger, autrement dit, un trouble du spectre autistique sans déficit intellectuel. Au fond de moi, je m’attendais un peu à ce diagnostic. À force de lectures et d’investigations, la piste de l’autisme me semblait en effet à privilégier. Mon intuition étant confirmée, je ressens beaucoup de soulagement. Enfin, nous pouvons mettre officiellement des mots sur cette différence, sur ce petit truc en plus ou en moins, tout dépend du point de vue, qui te caractérise. Je vais enfin pouvoir comprendre qui tu es. Je vais lire et m’informer sur le sujet, j’ai soif de savoir, j’ai hâte de te connaître vraiment. Et tu apprendras à en faire une force, j’en suis sûre.

Les années passent et je suis apaisée. Je t’accepte comme tu es. Je suis même fière de cette différence malgré les zones mystérieuses et inaccessibles de ta personnalité. Pourtant, il reste au fond de moi une angoisse et une peur indéfinissables. Parce que ce mal-être et cette douleur sourde, je les ressens encore souvent chez toi. Et je voudrais tellement pouvoir les prendre pour moi, les porter à ta place…

La vie est imprédictible et bien loin d’être un fleuve tranquille…

Aujourd’hui, nous sommes samedi. Et je suis à mille lieues de me douter que ce ne sera pas un samedi comme les autres…

Voilà plusieurs semaines que je te sens sombre, renfermé à l’excès, inabordable même. Je sens qu’un mal te ronge. Plusieurs fois, je tente de parler avec toi, mais il n’y a rien à faire, ou plutôt rien à dire. Je respecte ta volonté de ne pas parler. Je te connais bien. Mais ton silence est douloureux. Je me sens perdue et impuissante. Jusqu’à cesoir.

Je viens te voir dans ta chambre. J’ai envie d’essayer de communiquer, de comprendre, de t’écouter. Tu es dans ton lit, il est pourtant 18 h. Ce n’est pas la première fois que je tente de te parler, mais cette fois-ci, quelque chose me dit que je ne dois pas laisser tomber. Et comme j’ai raison…

C’est moi qui entame la conversation. Je comprends vite que notre dialogue se résumera à quelques questions de ma part, et à des oui-non de la tienne. OK, ça me va, du moment que je peux entrer en communication avec toi, je suis prête.

–Est-ce que tu souffres ?

–Oui.

Vont suivre mille et une questions de ma part pour cerner ce qui te fait tant souffrir. L’école, la famille, la santé, le futur, ton trouble autistique, une addiction… tout y passe. « Non », « pas vraiment », « à peu près », « plus ou moins ». Je dois faire avec tes réponses vagues et je n’y comprends rien. Je tâtonne dans tous les sens.

Mais que veux-tu me dire ? J’imagine des choses terribles, je commence à avoir peur. Au bout d’un très long moment, une idée me vient. Je te propose de m’écrire sur l’écran de ton téléphone portable les mots que tu souhaites me dire. Ces mots qui ont l’air si difficiles à prononcer. Tu acceptes. Après quelques secondes, tu me tends ton téléphone. Il n’y a que trois mots.

Je suis trans.

Je suis transgenre.

Trois petits mots pour une énorme révélation.

Je lis, relis et re-relis. Ai-je bien compris ces trois mots ? Mon cerveau imprime, mais il a besoin d’en êtresûr.

La première réaction qui me vient, c’est le soulagement. À notre jeu de questions-réponses, je me suis imaginée tout et n’importe quoi et, bien évidemment, surtout des choses graves. Parce que les mères, ça imagine toujours les pires scénarios. Donc là, je respire un peu.

Ma deuxième réaction, la surprise. Je ne m’y attendais pas du tout. Pas le moins du monde. Je n’aurais jamais deviné, il n’y avait aucun signe que mes super antennes avaient détecté. À croire qu’elles ne sont pas si infaillibles queça…

Et là, c’est mon cœur de maman qui explose et qui parle tous azimuts : « Merci de me confier ce que tu viens de m’écrire. Merci de ta confiance. Je t’aime de tout mon cœur comme tu es aujourd’hui, alors je t’aimerai avec tout autant d’amour comme tu deviendras. Je serai là pour toi, tous les jours de ta vie, quoi que tu fasses, quoi qu’il arrive. Tu pourras te reposer sur moi, je t’accompagnerai dans ton long chemin, ma main et mes bras seront toujours là pour toi. »

Libéré du poids de la révélation, rassuré par ma réaction, tu te confies progressivement. Tu me dis que tu y penses depuis plusieurs mois, que tu as peur, très peur, mais que tu as déjà fait le chemin dans ta tête. Tu veux devenir une femme. Tu ne veux plus vivre dans un corps d’homme. Tu en es sûr à 80 %.

Je comprends mieux à présent ta tristesse et ta détresse. Peur du rejet, de l’incompréhension, peur de ma réaction, peur de me décevoir, peur tout court. Comme tu as été courageux. Comme je suis fière de ta bravoure. Sache que ma réaction a été guidée par tout l’amour que j’éprouve pour toi. Comment aurais-je d’ailleurs pu réagir différemment ? Je t’ai mis au monde, je t’ai entouré de tout mon amour. Je ne souhaite que ton bonheur, peu importe tes choix de vie, peu importe les chemins parcourus et à parcourir. Mon amour de maman est inconditionnel.

Aujourd’hui, tu es mon fils et si demain tu deviens ma fille, je t’aimerai tout autant.

Ensuite, tu me parles des aspects plus techniques de ta « transition ». C’est comme ça qu’on appelle le passage d’un genre à l’autre. Tu me parles des étapes à franchir, du psychiatre qu’il faut que tu rencontres pour obtenir l’attestation qui te permettra d’aller voir un endocrinologue, ensuite les hormones, l’orthophonie, le laser pour les poils… J’avoue, je ne connais rien à tout ça. Je l’entends pour la première fois. J’enregistre toutes ces informations. Je vais me renseigner. Je vais t’aider comme jepeux.

Et puis tu as fait une des plus belles choses pour une maman. Un geste extrêmement rare venant de toi et que j’avais l’habitude de ne plus attendre : tu m’as serrée fort dans tes bras. Très fort. Tu ne pouvais pas me faire un plus beau cadeau. Depuis l’adolescence, tu ne supportes aucune marque d’affection, les câlins te mettent mal à l’aise. Je m’y étais tant bien que mal résignée. Mais là, c’est une bouffée d’amour que je me prends en pleine face. Comme c’est bon ! Je veux bien recevoir d’autres révélations comme celle-là pour avoir de telles démonstrations d’affection !

Puis, tu me remercies. Un merci qui vient de loin. Du plus profond ducœur.

Je te redis comme je suis fière de toi, comme je te trouve courageux. Que je t’admire. Que je t’aime de tout mon cœur.

Et je sors de ta chambre. Sonnée. Bouleversée. Pleine d’émotion. Pleine d’amour.

Décidément, je ne m’étais pas trompée. Un samedi pas comme les autres.

Par la suite, Julia, ta sœur, me dira que tu lui en avais déjà parlé quelques semaines auparavant. Je suis ravie que tu te sois tourné vers elle en premier. Tu as eu raison. Elle aura su t’écouter avec autant d’amour et de bienveillance que possible.

26 juillet 2020 

Je me réveille comme courbaturée après une intense séance de sport. Endolorie. Ma réaction est toujours la même, pas question de changer d’attitude. Je pense encore aujourd’hui, et avec beaucoup de sincérité, ce que je t’ai dit hier soir et c’est ce que je penserai toujours. Mais je commence doucement à réaliser le poids de cette révélation.

Changer de sexe, changer d’identité, c’est devenir quelqu’un d’autre. Changer de corps. Changer de prénom. Assumer cette transition. Même si dans notre société, on commence tout doucement à accepter la différence, il y a encore beaucoup de chemin à faire. Les personnes transgenres ne sont pas toujours bien vues, il y a tellement de mythes et de fantasmes autour d’elles. Qui sont-elles ? Des travestis ? Des gens mal dans leur peau ? Des gens bizarres ? Tant d’ignorance qui mène à des préjugés absurdes. Des hommes et des femmes transgenres se font agresser, d’autres rejeter par leur famille, leurs amis, leur employeur. Il n’est certainement pas facile de vivre en tant que personne transgenre aujourd’hui. Mais les choses évoluent petit à petit. Tant mieux.

Je passe ma journée sur le web à m’instruire, à lire des témoignages de parents, de jeunes transgenres, à m’imbiber de cette nouvelle vie qui nous attend peut-être.

Je dis peut-être parce qu’hier soir, tu m’as confié être sûr à 80 %. Il reste donc 20 % de doute, de droit à l’erreur. Il faut en tenir compte et ne pas foncer tête baissée. Tu peux changer d’avis. Et dans un sens comme un autre, je serai là.

Dans mes lectures, j’apprends que ne pas se sentir bien dans son genre initial s’appelle la « dysphorie de genre ». Joli mot pour un malaise.

Je lis des choses très rassurantes, d’autres moins. Je découvre qu’il y a beaucoup de souffrance dans le parcours de ces jeunes trans. Beaucoup de douleur. Des tentatives de suicide. La route est longue et sinueuse. Mais souvent, le bonheur est au bout du chemin…

Indubitablement, ça me fait peur. Souffrance, douleur, suicide, angoisse, rejet… des mots d’horreur pour une mère. Et puis je me rassure en regardant ces vidéos de jeunes filles épanouies, belles, heureuses d’avoir réussi leur pari fou, celui de devenir une femme alors que la nature en avait décidé autrement.

Parce que oui, parlons-en, Dame Nature fait parfois de belles boulettes ! Une erreur qu’on va tout faire pour corriger. Je t’aiderai, promis. Parce qu’au départ c’est bien moi qui t’ai mis au monde, c’est aussi moi qui t’ai porté durant neuf mois. Mon corps, avec l’aide de ton père bien entendu, t’a fabriqué, nous t’avons accueilli, nous t’avons donné un prénom. Nous t’avons inscrit dans les registres officiels pour que tu existes dans notre société. Oui, mais voilà. Il se pourrait que cette fameuse Dame Nature se soit trompée… La coquine. Mais aussi la pauvre, car elle a tant à faire qu’elle peut bien avoir le droit de se tromper de temps en temps, je suppose…

Je culpabilise un peu. Et si j’y étais pour quelque chose ? Tant de choses se bousculent dans ma tête.

Tant de questions sans réponse.

Je me demande si ton trouble de la communication est lié à tout ça. Est-ce que cela va arranger les choses de ce côté-là ou, au contraire, va-t-il s’aggraver ? Et si on s’était trompé dès le début ? Et si ton mal-être d’adolescent venait de là ? Et si et si et si…

Encore tant de questions qui restent sans réponse.

Et si tu te décides à faire le grand saut, vas-tu trouver le bonheur ? Quel sera ton avenir ? Ta vie sentimentale ? Ton métier ? Vas-tu trouver les bons médecins pour t’accompagner ? Vas-tu supporter les hormones ? Vas-tu assumer le regard des autres ? De la famille ? De la société ?

Tant de questions, et toujours aucune réponse.

Je me demande si cette décision est bien mûrie, si ce n’est pas une échappatoire, une fuite vers autre chose. L’avenir nous le dira. Le psychiatre aussi je suppose.

Ta coquille, déjà maintes fois fragilisée, s’est fissurée, puis s’est réparée, puis s’est fendillée à nouveau. J’ai peur pour toi. Peur de ta fragilité. Peur que tu ne supportes pas toutes ces étapes, peur que tu t’essouffles avant d’arriver au bout du chemin. Que tu trébuches et que tu ne puisses pas te relever. Peur de ton obscurité. Peur de tes peurs.

Malgré ces angoisses, sache que je serai toujours là quoi qu’il arrive, peu importe le chemin que tu décides de prendre. Peu importe les virages, les demi-tours, les trous et les bosses, les descentes et les montées. Bref, je serai ton GPS si tu en as besoin.

Aujourd’hui, ma tête est sur le point d’exploser avec toutes ces questions. J’accuse le coup, je réalise très doucement ce que signifient ces trois mots. Je sais que ce n’est que le début d’un très long chemin. Je suis dans le questionnement, dans l’angoisse et aussi dans l’espoir que tu trouves enfin le bonheur. Et rien que pour ça, je me sens prête à bouger des montagnes. Et le premier pas est déjàfait.

Demain, je reprends le boulot. Alors que ma tête est complètement ailleurs, je vais devoir faire comme si de rien n’était, comme si je venais de passer un week-end tout à fait banal. Mes collègues vont me demander comme d’habitude :

–Alors, tu as passé un bon week-end ?

–Oui, oui ! Au fait, j’ai appris que mon fils est transgenre. Et toi ?

J’imagine avec un sourire non dissimulé leur tête ! Non, je vais simplement leur répondre :

–Très bon et toi ?

Le soir même, je retourne dans ta chambre. Je te demande comment tu te sens après cette révélation. Je te trouve plus léger, plus ouvert, plus loquace. Tu es soulagé de me l’avoir dit sans doute. Tu me parles d’épilation, de masquer ta barbe, de laisser pousser tes cheveux et tes ongles. Tu m’apprends que tu as déjà choisi ton nouveau prénom. Quinn. C’est joli, j’aime bien. Même si normalement ce n’est pas dans l’ordre des choses de choisir son propre prénom. Ça me fait bizarre, mais j’accepte totalement. Tu vas choisir de renaître une nouvelle fois. Pas de mon ventre cette fois-ci, mais je serai là pour t’accompagner lors de tes premierspas.

Je vais t’aider dans ta transition et tu m’aideras dans la mienne. Parce qu’il faudra bien que j’apprenne à être maman d’une fille de plus ! Il faudra que j’apprenne à t’appeler autrement, à te considérer autrement. Mais tu resteras toujours mon enfant, garçon ou fille, peu importe. Pourvu que tu sois heureux.

Et avant que je quitte ta chambre, à nouveau, tu me serres dans tes bras. Et je suis la plus heureuse des mamans.

Ce soir, je m’endors fatiguée, épuisée physiquement et mentalement. La tête pleine d’angoisses et de questions. Mais je me sens riche de ta confiance, prête à tout pour te rendre heureux… heureuse.

28 juillet2020 

Tu m’avais dit que la première étape à franchir était d’aller voir un psychiatre. Je fais des recherches, je vais sur internet, j’essaie de trouver LA bonne personne qui pourra t’aider. C’est important. Je tombe sur le site d’un hôpital psychiatrique parisien de référence qui propose des consultations sur la dysphorie de genre menées par un psychiatre.

Sans attendre, je te donne l’info et le mail du secrétariat.

À toi de jouer maintenant.

31 juillet – 2 août 2020 

Début des vacances pour moi ! Enfin, deux semaines de repos bien mérité, j’étais épuisée. Au programme, un week-end de camping ! Toi, Laurent, mon compagnon, et moi au bord d’un étang en pleine nature. Je me dis que ça nous fera du bien à tous de prendre un peu l’air. Tu avais accepté de venir avec nous et j’étais ravie. On aura le temps de discuter, de passer du temps ensemble…

Oui,mais.

Depuis quelques jours, je te trouve à nouveau très sombre, fermé, triste, inaccessible.

Quelque chose sonne dans ma tête, comme une alerte. Je déploie mes antennes, mais cette fois-ci, elles ne captent rien. Je suis inquiète, je me pose des questions. Au moment du départ, je viens te voir dans ta chambre, j’ai besoin de savoir quel mal te ronge. Mais comme souvent quand ton état te mène à l’isolement, tu ne souhaites pas parler, pas envie. Ta voix est faible, presque imperceptible, mais je lis dans tes yeux que ce n’est pas la peine d’insister, je n’en saurai pas plus. Ce n’est pas le moment. Je te redemande si tu veux toujours venir avec nous, tu me réponds que oui. Je quitte ta chambre avec une boule d’angoisse dans la gorge, j’espère que ça ira mieux, que tu réussiras à me parler, à profiter un peu de ce week-end qui nous attend. Je me dis qu’on aura le temps de parler pendant ces trois jours. Si j’avais su ce qui m’attendait, j’aurais probablement insisté…

On prend la route, on arrive au camping, c’est magnifique. Un tout petit camping tenu par un particulier avec à peine trois emplacements. Un endroit calme, en pleine nature, tout au bord d’un grand étang. J’ai l’espoir qu’on va passer un super week-end. Mais tu es toujours aussi fermé, éteint. Tu ne prononces quasi aucun mot. Juste des sons que nous devons interpréter comme des oui ou des non à nos questions.

Je t’aide à monter ta tente, tu as une énergie et une volonté proches de zéro, ce qui a le don de m’agacer. Je ne comprends pas ton attitude, c’est très difficile. J’ai l’impression de t’avoir emmené au goulag… Au bout de deux heures, je craque. Je te prends par le bras et t’emmène sur un banc au bord de la plage de l’étang. La vue est magique, des cygnes naviguent paisiblement sur l’eau, les oiseaux chantent, l’étang scintille sous les rayons du soleil couchant. Il fait chaud, mais il souffle une légère brise qui est très agréable. La nature ne se doute pas un seul instant de ce que tu es sur le point de m’annoncer, elle est complètement insouciante.

Grâce à mes questions, la parole se libère enfin, même si elle se résume à de simples oui ou non.

Oui, tu vas mal, oui, tu es triste. Et les mots sortent, comme des couteaux acérés :

« Je me déteste, je déteste tout en moi, je n’aime pas ma voix, je n’aime pas mon corps, je n’aime rien en moi. Je ne me supporte plus. »

Mon cœur de maman est atteint dans sa chair. Il se brise d’un coup et tombe par terre en mille morceaux dans un fracas assourdissant.

L’émotion est vive, tranchante. Au travers de ta voix faible et vacillante, je perçois beaucoup de douleur, de détresse. Ma gorge se noue aussi, j’ai du mal à contenir mon émotion et mon propre désarroi face à tant de souffrances. J’essaie de te rassurer, de trouver les mots justes, les mots d’une maman qui a mal de voir son enfant souffrir. Mais je suis désemparée. Je reçois ton désespoir en pleine face. Et je ne peux m’empêcher de culpabiliser. C’est moi qui t’ai mis au monde, alors je me demande si j’aurais dû te « faire » autrement pour que tu sois heureux aujourd’hui…

Je te sens terriblement fragile, à vif. Mon cerveau est en ébullition, je cherche à tout prix des paroles qui pourraient t’apaiser, te rassurer. Je sais que tu n’aimes pas le contact affectif, mais je tente tout de même de te toucher l’épaule, de t’apporter un peu de réconfort.

Et puis je sens au fond de moi qu’il faut que je te pose LA question. LA question qu’on a toujours peur de poser. Je sais qu’il le faut. Et j’ai tellement peur de la réponse…

Comble du hasard, j’avais récemment beaucoup lu sur la dépression, le désespoir et les idées suicidaires. Je suis du genre à toujours vouloir comprendre les choses, alors je lis beaucoup, en particulier sur la psychologie, sur l’humain. Ce sont des sujets qui me passionnent. Alors au détour d’un article sur les idées noires, justement, j’avais appris que dans ce genre de situation, il fallait poser LA question. LA fameuse question que l’on n’ose pas aborder de peur de faire germer cette idée dans la tête de l’autre. Or c’est en réalité tout l’inverse. Si graine il y a, elle germera de toute manière, avec ou sansnous…

C’est vraiment une question que personne ne souhaite poser à son enfant, à son proche. Et pourtant, il lefaut.

Alors, la gorge nouée, je te pose LA question ou plutôt LES questions :

–Je vois bien que tu es désespéré. As-tu des idées noires ? 

La tête baissée, le regard vers le sol, le menton tremblant, tu me réponds « oui ».

Ma gorge se serre de plus en plus. Mon ventre se noue, mon cœur s’emballe. J’ai comme le souffle coupé, j’attends la suite…

–As-tu envie de partir ? Impossible pour moi de prononcer « l’autre »mot.

Le regard toujours vers le sol, tu me réponds « oui » dans un sanglot. Les vannes s’ouvrent. Le barrage se fend et c’est tout un raz-de-marée que je me prends en pleineface.

Je ne peux retenir mes larmes, je suis sonnée, même si au fond de moi, je me doutais de la réponse. Tu m’avais en effet déjà donné plusieurs indices…

C’est un véritable cataclysme dans ma tête, un tremblement de terre dans mon cœur, une implosion dans tout mon être. Une bombe nucléaire. Mon premier réflexe est de faire face, de ne pas m’effondrer malgré les larmes qui trahissent mon self-control. Mon obsession est de trouver les mots justes. Te convaincre que tu ne peux pas partir, qu’on va se battre avec toi, que je vais tout faire pour que tu ailles mieux, que la vie vaut d’être vécue.

Les mots sortent tout seuls, je laisse mon cœur parler. Mais j’ai la peur viscérale de me tromper, de ne pas dire ce qu’il faut, d’en faire trop ou pas assez. L’angoisse me tord l’intérieur, mais je me bats comme une lionne à tes côtés.

Mon bébé ne peut pas et ne doit pas mourir de chagrin. Littéralement.

J’ose alors te demander si tu as déjà pensé plus « précisément » à tout ça, à la manière de passer à l’acte. Mon Dieu que c’est difficile. Cette discussion me semble tellement irréelle. Une partie de moi n’en revient pas d’évoquer tout cela avec toi. Et pourtant, il le faut. Je ne réfléchis pas à ce que ça représente, je suis en mode pilotage automatique.

À ma question, tu hausses les épaules :

–Je ne sais pas. Mais je ne veux pas te faire de mal.

Cette dernière petite phrase me rassure un peu, juste unpeu.

Quand on met au monde un enfant, on sait bien qu’un jour il partira. Nous sommes tous mortels. Mais la logique de la vie voudrait que cela arrive après notre propre départ. Mais il est tellement impensable, inacceptable et intolérable que son enfant décide de quitter cette terre de son plein gré, à cause d’une souffrance insurmontable, d’une détresse incommensurable.

Comment est-il possible qu’une mère ne puisse pas empêcher ça ? Comment est-il possible qu’une mère n’arrive pas à protéger son petit ? Des questions sans réponse, hautement culpabilisantes pour toutes les mères qui ont vécu ce drame du suicide.

Elles n’ont pourtant aucune raison de culpabiliser. Nous ne sommes pas des superwomen. Les choses peuvent parfois nous échapper. La vie de nos chers petits peut nous glisser entre les doigts, sans même que nous puissions réagir. Malgré tout notre amour.

Pour avoir entendu et lu des témoignages de parents d’enfants trans, il s’avère que les tentatives de suicide sont plus fréquentes dans cette population de jeunes gens. Même si cela me donne des frissons dans le dos, j’essaie de ne pas trop y penser. Mais aujourd’hui, je ne peux pas faire l’autruche. Il faut faire face. Il faut agir. Maintenant.

Notre discussion s’achève, je te sens libéré d’un nouveau poids. Tu m’as confié ta plus profonde détresse, je t’ai écouté, rassuré tant bien que mal, entouré de tout mon amour.

Pour que tu ne partes pas. Pour que tu ne partes pas. Pour que tu ne partespas.

Je te propose de t’emmener voir un médecin, dès lundi. Tu es d’accord. Ça me rassure un petit peu. Tu as besoin d’aide, une aide plus « médicale » que je ne peux pas t’apporter.

Et alors que s’achève notre moment, sur l’étang devant nous les cygnes continuent de nager paisiblement, les grenouilles se mettent à chanter prenant le relais des oiseaux. Le soleil couchant caresse la surface lisse de l’eau. Ce paysage idyllique contraste en tous points avec la gravité de nos émotions. Mais quelque part, cela nous fait du bien. Nous sommes dans l’œil du cyclone.

De retour aux tentes, ma tête résonne encore de tous ces mots difficiles à entendre. J’ai besoin de parler, de me confier, de partager ce fardeau. Mais comment ? Parce qu’à partir de ce moment naît en moi une peur viscérale qui ne me quittera jamais : celle de dire ou faire quelque chose qui pourrait te pousser à passer à l’acte. Une parole mal interprétée, un geste déplacé, un regard mal compris. J’ai peur, tellement peur. Je fais comme si de rien n’était, car je ne veux pas montrer ma détresse. Je veux rester calme. Parce que j’ai peur que si tu me vois malheureuse, tu te sentes coupable de me rendre triste. Ce qui pourrait aggraver ton sentiment d’être une mauvaise personne. Et te pousser dans la mauvaise direction. J’ai peur d’ajouter de la douleur à ta douleur.

Et puis c’est aussi, et sûrement inconsciemment, mon mécanisme de survie. J’ai en effet besoin de garder mon calme et la tête sur les épaules pour agir au mieux. Pas question de perdre mon sang-froid. Ce n’est pas le moment.

Alors je fais comme si de rien n’était. Ou presque.

Mais en réalité, peut-on vraiment agir « comme si de rien n’était » dans une telle situation ? Et puis est-ce la solution ? Vas-tu penser que je dédramatise ? Que je ne valide pas tout ce que tu m’as dit ? Que je minimise les faits ?

Je suis complètement perdue. Je ne sais plus comment être, comment paraître. C’est une situation tellement inédite pour moi. À l’école des mamans, on n’apprend pas à gérer ce genre d’épreuve…

Après le repas, je ne tiens plus, je dois parler. J’attire Laurent vers la voiture éloignée des tentes, j’écris une phrase sur mon téléphone et lui montre l’écran. Pour qu’il sache ce qu’il se passe. Mais pas question de parler à voix haute, j’ai trop peur. Il est sidéré, comme moi. Il a compris que c’est grave. Je décide d’appeler ta grande sœur, Julia, à l’abri dans la voiture. Elle comprend elle aussi que c’est grave. Je sens que ça lui fait mal, qu’elle est immédiatement inquiète pour son frère, mais elle gère.

Toute jeune psychologue, elle connaît les réflexes à avoir dans de telles circonstances. Elle me dit qu’il faut que tu voies un médecin au plus vite. Elle me demande si tu as verbalisé un plan, si tu as des médicaments dans ton sac.

Je ne sais pas, je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que nous campons sur la rive d’un étang. L’eau est à 3 mètres de ta tente… Des scénarios aussi noirs les uns que les autres se bousculent dans ma tête. L’angoisse monte, mais la présence de ma grande fille au bout du fil me calme. D’un commun accord avec elle, je décide de te proposer de rentrer prématurément et d’aller voir un médecin dès le lendemain matin. Car aussi idyllique que soit cet endroit, il me semble absolument impensable de rester ici avec cette peur dans le ventre. Comment profiter ? Attendre lundi me paraît une éternité… Je raccroche, ce coup de fil m’a fait du bien, je me sens moins seule dans ce combat.

De retour aux tentes, je viens te voir et t’expose ma décision de rentrer plus tôt pour t’emmener voir un médecin. Et là, ta réponse est immédiate et me paraît irrévocable : « Il n’en est pas question. »

J’essaie de te convaincre, de te dire que tu comptes bien plus qu’un week-end de camping, qu’il y en aura d’autres, que le principal est de voir un médecin au plus vite. Mais tu campes sur ta position. Tu ne veux pas me gâcher le week-end. Tu ne changeras pas d’avis, à moi de respecter ta décision. Point final.

Je te propose alors de conclure un pacte entre nous : OK, on attend lundi, mais tu dois me promettre de ne pas faire de bêtise d’ici là.

Tu es d’accord.

Je suis rassurée. J’ai besoin de cette pseudo-certitude pour continuer à respirer, même si au fond de moi je ne suis sûre derien…

J’ai compris que ce week-end sera long et difficile à vivre. Malgré notre pacte qui me rassure un peu quand même, je ne vais pas respirer. Je vais passer ces trois jours en apnée, le souffle coupé comme quand on retient son air pour mieux se concentrer. Attente interminable. Je ne vais pas te quitter des yeux. Pas une seconde. J’ai peur comme je n’ai jamais eu peur. La nuit, je vais écouter les bruits alentour, je vais guetter les moindres mouvements provenant de ta tente. Les poissons feront des petits « ploufs » dans l’eau qui me feront sursauter et me glaceront les sangs. Et si jamais ces bruits étaient autre chose que les sauts des poissons… Je n’ai jamais eu aussi peur de mavie.

Le week-end se passe, presque comme si de rien n’était. Du moins en apparence. Parce qu’au fond de moi, c’est cataclysmique. Je suis aux aguets permanents. Mais tu as l’air plus léger depuis notre conversation, plus ouvert et ça me rassure un peu. On fait de la barque, du vélo, on se promène une glace à la main. Lors d’une balade dans la petite ville voisine, nous entrons dans une église très jolie. J’aime bien visiter les églises, je trouve ça apaisant. Comme une bulle de calme dans le tourbillon de la vie extérieure. Et comme un petit rituel, j’allume une minuscule bougie avec une intention particulière. Cette bougie sera pour toi, pour nous. Pour avoir le courage et la force d’affronter les épreuves. Pour le bonheur au bout du chemin. La jolie flamme vacille et m’émeut. Elle est comme toi. Faible, fragile, chancelante, mais elle brille et je suis prête à tout pour qu’elle ne s’éteigne pas. Cette petite flamme est aussi un peu comme moi. Elle ondule sous les courants d’air, elle tremblote, elle manque de s’éteindre, mais elle reste pourtant forte et présente. Nous quittons l’église, je refoule mes larmes, émue par cette flamme devie…

De retour aux tentes, un petit chat vient nous rendre visite. Ça a l’air de te plaire, tu passes un peu de temps avec lui. Les poules et le coq, nos voisins directs, par leurs attitudes rigolotes, t’arrachent un petit sourire de temps en temps. Les décollages et atterrissages des cygnes sur l’étang sont un spectacle drôle à voir et je te surprends à les regarder avec un léger amusement. Je profite de ces moments où je te sens mieux, où je te sens un peu apaisé, au moins l’espace d’un instant. Comme cela me fait du bien. Merci la nature.

Entre-temps, je garde contact avec Julia par SMS. Laurent respecte mon silence sur le sujet. Je fais des recherches sur mon téléphone, il faut que je trouve un endroit où t’emmener lundi. Je finis par trouver : le CAOP d’un hôpital psychiatrique parisien, Centre d’Accueil et d’Orientation Psychiatrique. Autrement dit, les urgences. Julia me confirme que c’est un très bon choix.

Vivement lundi. Et surtout, pourvu que tu ne changes pas d’avis et que tu acceptes toujours de voir un médecin comme prévu.

3 août2020 

Lundi, enfin. Départ du camping. On replie les tentes, on range toutes nos affaires dans la voiture. Je suis soulagée d’être lundi et que notre pacte ait tenu bon. Soulagée de pouvoir respirer un peu plus. Soulagée de pouvoir rencontrer un médecin qui va t’aider, nous aider. Soulagée de retrouver Julia qui a repoussé son départ en vacances pour nous accueillir et nous accompagner à l’hôpital.

Une fois rentrée à la maison, à l’abri des regards, je fonds en larmes dans les bras de ma grande fille qui, elle aussi, a bien besoin de mon étreinte. Je la sens bouleversée, fatiguée, inquiète. Mais il faut que je me reprenne, pas question de flancher, pas maintenant.

Je monte dans ta chambre. Ultimes questions avant notre départ pour l’hôpital :

–Es-tu toujours d’accord pour aller voir un médecin ? Es-tu d’accord pour que Julia nous accompagne ?

–Oui etoui.

Ouf, merci. Je te demande comment tu as envie que cela se passe. Si tu souhaites raconter toi-même la raison de ta venue ou si tu préfères que je prenne la parole ? Je sais à quel point parler avec des inconnus te met mal à l’aise… Tu me réponds dans un haussement d’épaules que tu ne diras rien, que tu ne sais pas quoi dire de toute manière. OK. Je serai là. Ta sœur aussi. On va y arriver, ensemble.

En arrivant sur place, le ton est donné d’emblée : à l’accueil, un jeune infirmier nous accueille et s’adresse à toi. Il te pose la première question qui me surprend, n’étant pas habituée à ce genre d’endroit :

–Avez-vous des médicaments ou des objets tranchants sur vous ?

–Non.

OK, ça, c’est fait. Puis il prend tes coordonnées, les miennes, et il nous invite à nous asseoir dans la salle d’attente. Il précise qu’il reviendra vers toi plus tard pour un entretien de triage, puis que tu seras reçu par le médecin. La douceur et la gentillesse de cet infirmier me touchent et je respire encore un peu mieux. Nous sommes au bon endroit.

La salle d’attente est bien remplie, je ne m’attendais pas à autant de monde un lundi après-midi !

Tous ces gens sont là pour soigner leur tête, leur mal-être. Beaucoup sont accompagnés, d’autres non. Nous sommes bien évidemment tous masqués, Covid oblige, mais nos regards se croisent. Certains sont intenses, presque inquisiteurs, alors que d’autres sont plongés dans la lecture d’un bouquin ou rivés sur un écran de téléphone. D’autres encore sont perdus dans le vide…

Nous prenons place tous les trois, serrés, comme pour nous donner de la force et du courage. Je ne m’imaginais pas me rendre un jour dans un service d’urgences psychiatriques. On a l’habitude de se rendre aux urgences classiques pour une chute, une otite ou une douleur au ventre, là où l’on soigne les maux du corps, des maux qui peuvent être certes graves, mais que l’on peut soigner avec un plâtre ou avec des médicaments la plupart du temps. C’est quelque chose qu’on a l’habitude de gérer, surtout quand on a des enfants. La psychiatrie, c’est un tout autre domaine. Elle revêt quelque chose de tabou dans notre société, elle est presque mystérieuse aux yeux du commun des mortels. Les maux de l’esprit et les maladies mentales peuvent faire peur. L’image du fou en camisole de force rôde encore dans la tête de beaucoup de personnes quand on évoque la psychiatrie. Et pourtant, il est tout aussi naturel et important de soigner les maux de l’esprit. Tout autant que de soigner les maux du corps. L’un ne va pas sans l’autre. Burn out, dépression, anxiété, tous ces mots que la vie moderne a mis en avant, tous ces maux qui nous rongent et nous font perdre pied.

Je croise les regards des autres personnes qui patientent avec nous. C’est fou comme le port du masque change notre façon d’interagir. L’expression faciale se résume au simple regard qui dès lors prend une tout autre dimension. On y devine la peur, l’ennui, un sourire, l’angoisse, le ras-le-bol, l’indifférence, le questionnement… Je croise tous ces regards et je ne peux m’empêcher d’imaginer les raisons de leur présence, un lundi après-midi, aux urgences psychiatriques… Une dépression, la schizophrénie, un trouble alimentaire, la démence ? Tant d’histoires, tant de vies différentes sont réunies dans cette salle d’attente. Mais nous avons tous un point commun : nous attendons que l’on prenne soin de nous ou de notre proche, qu’on entende notre peine, notre douleur. Qu’on nous libère d’un mal qui nous ronge de l’intérieur. On attend.

Au bout d’un long moment, le jeune infirmier revient nous voir et nous explique qu’il va s’entretenir seul avec toi et que s’il l’estime nécessaire me questionnera également. Il a l’air toujours aussi doux et gentil, ce qui me rassure unpeu.

Je te vois partir, t’installer avec lui à une petite table à l’écart. Julia et moi échangeons un long regard. Nous sommes inquiètes toutes les deux. Vas-tu réussir à exprimer ta douleur, à dire pourquoi nous sommes là, à leur raconter ce que tu m’as dit vendredi soir ? Je suis angoissée, je voudrais tant être une petite mouche et suivre votre conversation, pouvoir m’exprimer moi aussi. Mais je dois respecter ton espace privé. Tu as 20 ans après tout et tu es majeur. Je dois te faire confiance. Nous sommes là pour t’accompagner, te soutenir, mais nous devons aussi parfois te laisser nager dans le grand bain sans bouée. Tu ne couleras pas et si tu bois la tasse, nous ne serons pas bien loin pour te rattraper.

Je sens que l’équipe du service a l’air très bien, ils sont tous plutôt jeunes et attentionnés.

À la fin de l’entretien, tu reviens t’asseoir avec nous. L’infirmier me dit qu’il n’a pas besoin de me parler et que le médecin te recevra plus tard. Je n’ai pas la moindre idée du contenu de votre échange, mais je ne te demande rien, ce moment t’appartient.

L’infirmier nous prévient, il y a beaucoup d’attente…

Il ne savait pas si bien dire… Nous avons attendu sept heures… Sept longues et interminables heures sur nos petites chaises en métal très inconfortables à regarder les autres patients se lever et se rasseoir, à observer le ballet du personnel médical dans leurs tenues violettes, certains affublés d’une blouse blanche. Nous suivons les allées et venues de quelques patients hospitalisés, en tenues bleues, pieds nus, errant sans but, le regard perdu dans un autre monde. Quel drôle d’endroit… À la fois effrayant et fascinant.

Parmi nos compagnons de salle d’attente, il y a une dame habillée d’une jolie robe rouge et qui parle toute seule. Elle dit entendre des voix, elle converse avec une personne imaginaire, elle s’énerve, se lève, se rassoit. Sans arrêt. Il y a aussi un homme, un sans-abri probablement, les habits crasseux, un gros sac à ses pieds. Lui aussi parle tout seul et s’agace en s’adressant à je ne sais qui, il change de place sans arrêt. Et puis il y a la blonde. Une belle et jolie jeune femme blonde au visage et au corps de mannequin. Elle est hospitalisée apparemment, car elle porte une tenue bleue. Elle erre dans les couloirs, pieds nus, sans but apparent. Son regard bleu, assorti à sa tenue, est vide. Aucune expression. Elle marche fièrement, la tête haute, mais avec une espèce de nonchalance dans le corps. Elle demande une cigarette à l’accueil, une infirmière lui en tend une et la belle s’en va fumer dehors. Puis elle revient errer dans les couloirs et la salle d’attente, tel un fantôme. Son manège durera tout le temps de notre attente. Un petit chat viendra lui aussi arpenter les couloirs du service avant qu’un gentil infirmier ne le mette délicatement dehors. Trois fois de suite. Un instant cocasse et quelque peu inhabituel dans un hôpital, mais qui aura le don de nous faire sourire. Un peu de légèreté dans ce monde lourd d’angoisses. Les autres patients sont comme nous, ils attendent calmement. Une mère avec son fils, un jeune couple, une jeune asiatique. Rien ne laisse transparaître pourquoi ils sont là. Nous non plus d’ailleurs.

L’attente est longue, interminable, mais la salle se vide petit à petit. Le gentil infirmier revient nous rassurer, ça sera bientôt àtoi.

Et le moment arrive enfin, une jeune femme vêtue d’une blouse blanche se présente. Elle est psychiatre. Elle t’emmène dans son bureau et tu disparais avec elle dans un long couloir. Soulagement immense, tu vas enfin pouvoir t’exprimer face à un médecin, tu recevras bientôt l’aide dont tu as besoin. Et j’espère fort qu’ils vont me rassurer sur le risque suicidaire. Parce qu’il faut bien le dire, c’est la raison numéro une à notre venue.

L’attente se poursuit. Je suis tellement contente que ta sœur soit avec moi. On ne parle pas beaucoup, mais le fait d’être ensemble est précieux. Et je crois que tu le ressens aussi.

Au bout d’un long moment, tu ressors du bureau de la jeune psychiatre et tu nous fais signe de venir te rejoindre. Une angoisse mêlée à l’impatience de savoir me prend à la gorge.

La psychiatre est très gentille et douce. Elle me demande mon avis sur la situation, mon ressenti, et je n’ai toujours pas la moindre idée de ce que tu lui asdit.

Je lui raconte alors ce qui s’est passé vendredi soir, la raison de notre venue. Je lui fais part de mon inquiétude. Elle écoute avec beaucoup d’attention, hoche la tête. Puis elle me dit que tu lui as tout raconté, ton mal-être, la dysphorie du genre et tes idées noires.

Elle nous explique que tu souffres d’un syndrome dépressif et que tu as besoin d’être suivi par un psychiatre. Parallèlement, elle va alerter le psychiatre que nous avions contacté précédemment sur ton envie de le rencontrer dans le cadre de la dysphorie de genre. Elle te remet quelques anxiolytiques pour calmer tes angoisses si besoin.

Elle nous a parlé avec beaucoup de douceur, elle a pris le temps. Nous ressortons tous les trois du bureau et retournons dans la salle d’attente presque vide à présent. Nous devons encore attendre les papiers de l’infirmier avec les comptes-rendus médicaux et les comprimés d’anxiolytique. Il te faut encore passer un ECG afin de pouvoir recevoir ce médicament. Il est important de vérifier que ton rythme cardiaque est normal.

L’examen est bon. Nous sortons enfin du service d’urgences, sept heures après y être entrés. Nous sommes épuisés, mais satisfaits de ta prise en charge et pleins d’espoir pour la suite.

Une fois dehors, à la lumière du jour, de retour de « l’autre monde », tu souhaites t’arrêter dans un petit takeaway chinois que tu connais bien et ramener des plats à la maison. Surtout le fameux poulet au caramel-riz nature que tu adores. Après cette journée si difficile, je n’allais pas te refuser ça. Et un peu de légèreté nous fera le plus grand bien ! En route pour le chinois !

Nous ne reparlerons pas de cet après–midi ensemble. Nous passons une soirée agréable à nous régaler de bons petits plats asiatiques. C’est juste ce dont nous avions tous besoin. D’un peu de légèreté et de futilité. Loin de la dame en rouge et de la belle blonde enbleu…

Assaillie par une fatigue énorme, je me couche tôt. Mais mon esprit n’est pas rassuré totalement. Dans mon lit, je ne trouve pas le sommeil. Mille et une pensées m’envahissent. Nous avons fait quelques pas dans la bonne direction, des portes s’ouvrent pour toi et nous avons une ligne d’action pour t’aider. Mais je ne me sens pas apaisée pour autant. Qu’en est-il du risque suicidaire ? La psychiatre n’a pas vraiment abordé le sujet et je n’ai pas non plus osé en parler, car tu étais à nos côtés. Encore une fois, j’ai eu peur de prononcer un mot de travers, un mot qui pourrait être mal interprété, un mot qui blesse, le mot de trop pour ainsidire…

J’aurais tant voulu qu’elle me dise : ne vous inquiétez pas, ce n’était qu’un appel au secours, votre fils ne passera pas à l’acte, etc. Mais je suppose que c’est un peu comme si le patient demandait à son médecin venant de lui annoncer un cancer : « Je ne vais pas mourir, n’est-ce pas docteur ? » Le pauvre médecin ne peut décemment pas lui répondre : « Non, ne vous inquiétez pas, Monsieur, vous n’allez pas mourir. » Tout simplement parce qu’il n’en sait fichtrement rien. J’ai l’impression que pour toi c’est pareil. Certes, il n’y a pas de passage à l’acte imminent qui soit. Sinon, j’ose espérer qu’ils t’auraient gardé. Mais elle ne peut pas non plus m’assurer qu’il ne se passera jamais rien. Parce qu’elle n’en sait fichtrementrien.

Cette vérité est difficile à accepter. Pas de réponse noir sur blanc. Je suis dans le gris. Du gris pour tes idées noires. Je me dis qu’il va falloir être vigilante. Ma peur de dire un mot blessant ou de faire un faux pas m’obsède plus que jamais.

Une autre chose me tracasse. Dois-je avertir ton père ? Il vit aux États-Unis depuis notre divorce et a totalement coupé la communication avec moi. Ça a été très violent pour moi, ça l’est toujours d’ailleurs. En vrai, je n’ai aucun moyen de le joindre, il m’a bloquée sur tous les moyens de communication, SMS, mail,etc.

Je sais que tu ne lui as encore rien dit sur ta dysphorie de genre et que tu le feras en temps et en heure quand tu seras prêt. Il faudra aussi peut-être attendre que vous puissiez enfin vous revoir. Distance géographique oblige. Mais ce moment t’appartient.

Pourtant, vis-à-vis de ta détresse et de tes idées noires, j’ai l’impression qu’il devrait être au courant… En tout cas, j’aurais voulu l’être si j’avais été à sa place. Mais je n’y suispas.

J’ai surtout peur qu’il ne comprenne pas ce qui a pu te pousser à un tel désespoir. Il cherchera forcément à savoir et te questionnera… Tu ne pourras alors pas lui répondre sans tout lui avouer. Bref, j’ai peur de te mettre mal à l’aise. Et je me dis qu’après tout, c’est lui qui a imposé ce silence et creusé le fossé entre nous.

Malgré ces pensées qui se bousculent dans ma tête, je finis par m’endormir, épuisée, mais avec la rassurante impression d’avoir fait tout mon possible pour t’aider.

Demain sera un autrejour…

11 août2020 

Journée de doutes…

Quelle chaleur ! La canicule nous écrase et nos journées sont rythmées par cette quête de fraîcheur, si tant est qu’on puisse la trouver… Je vis au ralenti. Du moins physiquement. Car mon esprit est loin de se reposer. Bien au contraire, il profite de cette lenteur motrice pour déployer toutes ces capacités de bavardage interne. Il grouille d’idées, de pensées, de réflexions, de peurs, d’angoisses. Bref, mon cerveau ne me laisse pas tranquille. Je revis certaines scènes des dernières semaines et je tente d’analyser les événements. Ou du moins j’essaie de les comprendre et de les digérer. Et parmi mille et une pensées, les doutes surgissent…

On peut dire que cette révélation m’a prise de court. Jamais je n’aurais envisagé ce scénario. Aucun signe ne laissait présager ton désir de devenir une femme. Pas de traits « efféminés » dans ta personnalité ou dans ton comportement. Tu ne prends pas spécialement soin de toi, ni en soins du corps ni en tenues vestimentaires. Comme si ton apparence était accessoire et dépourvue de tout intérêt. Du moins, vu de l’extérieur.

Cela étant dit, je me suis vite aperçue que depuis l’enfance tu n’étais pas à l’aise avec ton corps et ton image. Quand tu étais enfant et adolescent, et encore aujourd’hui tu ne supportes pas qu’on te touche, tu ne regardes jamais ton reflet dans le miroir, tu détestes les photos, tu te trouves trop petit… On dirait que tu portes ce corps comme un fardeau, comme une peine à purger pour je ne sais quelle faute.

Pour reprendre tes propres mots, tu détestes tout en toi. TOUT. Ton visage, tes jambes, tes bras, ton ventre, ta personnalité, ton caractère. Même ta voix, tu ne l’aimes pas. Ce sont ces fameux mêmes mots que j’ai entendus de ta bouche vendredi dernier. « Je n’aime rien en moi, rien du tout. » Pas facile à entendre. Que de souffrances… Je crois que s’il t’arrivait un jour de croiser Dame Nature au détour d’une rue, tu lui dirais bien en face ses quatre vérités. Peut-être même que tu laisserais ta colère se décharger contre elle en cognant de tes poings fermés. Ça te ferait du bien à défaut de résoudre tes problèmes.

J’entends et je vois bien cette douleur que tu portes depuis l’enfance. Et comme un malheur ne vient jamais seul, ce mal-être a consumé et réduit en cendres toute la confiance et l’estime que tu avais en toi, te rendant ainsi aussi vulnérable et fragile qu’un petit oiseau tombé du nid. Pour une maman, il n’y a rien de plus difficile à supporter que la souffrance de son enfant. Rien de plus intolérable que de se sentir impuissante face à tant de douleur. Rien de plus frustrant que de voir que tout l’amour d’une mère ne suffit pas à guérir ton malaise.

Mais aujourd’hui que tu as révélé au grand jour ton désir de changer de genre, de devenir une femme, je ne peux m’empêcher de me poser tout un tas de questions et des doutes surgissent dans ma tête.

Ta dysphorie de genre est-elle uniquement motivée par ce mal-être ? Est-ce plutôt une fuite vers autre chose, vers une autre réalité ? Cherches-tu ton bonheur ailleurs ? Seras-tu plus heureux en femme ? Tu m’as avoué que ton envie s’était révélée au moment du confinement, en avril, il y a quatre mois de cela. C’est assez récent, somme toute… Un peu trop peut-être ? Tu m’as dit te sentir proche d’autres jeunes dont tu suivais le parcours de transition sur des forums de discussion, que tu te retrouvais en eux. Ne vois-tu pas plutôt tout cela comme une échappatoire, un moyen de t’évader d’un corps qui ne te convient pas ? As-tu l’impression que tu seras plus heureux dans un corps de femme ?

Tant de questions sans réponses qui se bousculent dans matête.

Entre ne pas se sentir bien dans son corps et vouloir devenir quelqu’un du sexe opposé, il y a un fossé qu’on ne franchit pas d’un simple bond… C’est un changement d’identité profonde. Il doit être motivé par autre chose que le malaise de ton propre état. Je suppose que toi aussi tu te poses des centaines de questions, j’en suis persuadée. Je sais aussi que le psychiatre que tu rencontreras pourra t’aider à y voir plus clair. Avant d’établir, si c’est le cas, le diagnostic de dysphorie de genre, certificat à l’appui, qui est le fameux sésame pour entamer ta transition avec la prise d’hormones. Il ira probablement chercher plus en profondeur les raisons qui te poussent à franchir le pas. Le psychiatre apportera son expérience et un regard extérieur sur la situation. J’attends beaucoup de ce rendez-vous, autant quetoi…

Car au-delà de la transition elle-même, qui suscite en moi d’ores et déjà moult interrogations et inquiétudes, je me questionne également sur les fondements de ta décision.

Je te regarde avec beaucoup d’attention depuis ces derniers jours : j’observe ta carrure masculine, ta façon de te mouvoir, ta façon de parler… pas un soupçon de féminin dans tout ça… J’ai du mal à t’imaginer en femme, à te voir porter des vêtements féminins avant même de débuter ta transformation. Car je sais que tu souhaiterais changer de garde-robe très rapidement. Mais ça me fait drôle et j’ai un peu de mal à me faire à cette idée très concrète.

Je suppose que toutes les mamans, et les parents en général, passent par cette étape-là. Je n’ai pas honte de ces pensées, de ces doutes. Je ne me sens pas coupable. D’ailleurs, il me serait bien impossible, et ce serait sans doute malsain, de vouloir les refouler. Je me dis que c’est sûrement une phase nécessaire à ma transition à moi aussi. Je ne vais pas faire le grand saut d’un simple bond non plus…

Si tu lis un jour ces lignes, sache que tous ces doutes et ces questionnements ne changent en rien mon soutien inconditionnel. C’est justement parce que je t’aime et que je te souhaite le meilleur que j’ai besoin d’explorer ces zones d’incertitudes. Je t’avais dit que je serais pour toujours près de toi. Je le suis encore et le serai chaque jour de ma vie. Mon amour pour toi me guidera et m’aidera à effectuer le cheminement nécessaire dans quelque direction que ce soit. Mon désir le plus cher est ton bonheur. Tout en respectant ton espace à toi. Car je souhaite te laisser maître des choix de ta vie, c’est primordial.

Sans expérimenter le doute, on ne se remet pas en question et on n’avance pas. J’ai besoin de ces moments en équilibriste sur un fil, de ces moments où on ne sait plus s’il faut avancer ou reculer. S’il faut regarder en bas ou pas, si c’est mieux de l’autre côté ou pas. Le principal étant de ne pas tomber dans levide…

20 août 2020 

Les jours passent. Mais je ressens toujours cette peur au fond de moi. Cette angoisse que tu puisses décider de partir. Que ta douleur soit si forte que rien ne puisse la soulager.

Au fil des jours, cette peur s’apaise tout de même un peu. Je te sens moins fermé, moins accablé. Le contact reste ouvert, la parole est plus facile. J’ai l’impression d’avoir gagné ta confiance et ça, c’est très précieux pour moi. Il me semble qu’un lien de plus, un lien différent des autres, s’est tissé. Un lien qui nous unit comme un secret que l’on partage. Je sens que mon soutien te fait du bien à toi, mais à moi aussi. Tu as accepté ma main tendue et je sens que tu la serres très fort. Je suis là, ne t’inquiète pas, tu peux serrer autant que tu veux. Je ne lâcheraipas.

Afin d’obtenir un rendez-vous avec le psychiatre de l’hôpital qui fait des consultations sur la dysphorie de genre, il te faut d’abord envoyer une lettre de motivation. C’est la procédure. Je trouve ça un peu étrange de prime abord, mais après réflexion, je comprends le sens de cette démarche. C’est un premier pas, la toute première pierre à l’édifice. Une véritable introspection, un regard sur toi même et sur tes raisons à entamer ce long chemin vers l’autre genre. C’est extrêmement thérapeutique. Et puis aussi un bon moyen pour le médecin de filtrer les vrais « candidats » !