U.S. Marines - Tomes 5 et 6 : Au risque de se perdre - Parce que tu es mienne - Arria Romano - E-Book

U.S. Marines - Tomes 5 et 6 : Au risque de se perdre - Parce que tu es mienne E-Book

Arria Romano

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Beschreibung

Découvrez dans cette édition spéciale les aventures complètes de Lex et Xenia !

Tome 5 : Dès qu'Alexeï Lenkov aperçoit Xénia Protasova, danseuse étoile de la troupe Mariinsky, il tombe irrémédiablement sous son charme. Son visage de porcelaine, sa grâce et son assurance de ballerine en font la beauté incarnée. À son plus grand bonheur, l'instructeur militaire des U.S. Marines se rend compte que cette attirance si forte est réciproque... Mais leur union est impossible. Xénia n'est autre que l'épouse de Dimitri Bondarev, un puissant homme d'affaires russes, et est surprotégé par son frère, Sergueï Protasov, ancien militaire du FSB, le service fédéral de la Fédération de Russie... Après une soirée inoubliable, ils devront se promettre de ne plus jamais se revoir, au risque de tout perdre... Mais pourront-ils maîtriser leurs sentiments ?

Tome 6 : Lex et Xenia se retrouvent enfin après des années de séparation, plus désireux que jamais de donner une chance à leur amour. Ces retrouvailles passionnées semblent marquer le début d'un bonheur inaltérable, mais l'ombre toujours menaçante de Sergueï, le frère adoptif et extrêmement possessif de la ballerine, assombrit le tableau. Car en découvrant la fugue de Xenia, l'homme d'affaires russe entre dans une colère noire et armé d'une volonté de fer, s'engage dans une chasse à l'homme.

Laissez-vous séduire par les deux derniers tomes de la saga U.S. Marines, dévorée par des milliers de lectrices !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"U.S Marine est un roman que j'ai adoré lire" - Feartheworld sur Babelio

"On aime cette série, on adhère" - Lussailles67 sur Babelio


À PROPOS DE L'AUTEURE

Arria Romano étudie l’histoire militaire à la Sorbonne et est passionnée de littérature et d’art. Elle écrit depuis quelques années des romans historiques et des romances, qu’elles se vivent au passé, au présent ou même nimbées d’un voile de magie… Tant que l’amour et la passion restent le fil rouge de l’intrigue.

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Chapitre 1

MANHATTAN, NEW-YORK

JANVIER 2005, CINQ ANS PLUS TÔT

— Laisse tomber, Lex, tu n’auras jamais ta chance avec cette femme. C’est Xenia Protasova, l’épouse de Dimitri Bondarev.

Xenia.

Depuis près d’une demi-heure, le dénommé Lex, de son nom complet Alexeï Lenkov, tentait de mettre un prénom sur le visage de poupée slave qu’il ne cessait d’admirer à distance, si délicat et doux, bien qu’inexpressif. Elle avait un teint très pâle, comme survolé par une brume hivernale, et des yeux bleu azur, légèrement retroussés vers le haut sous une belle paire de sourcils longs et teintés d’une lumière glaciale.

À trois reprises, elle avait dirigé son regard dans sa direction et à chaque fois, ce militaire de formation avait eu l’horrible impression d’être un objet planté dans le décor de la salle de bal du Waldorf Astoria, où une partie de la communauté russophone de New-York fêtait le Nouvel An russe. Sous des yeux aussi intenses et froids, empreints d’un dédain de reine énigmatique, il se sentait bien plus insignifiant que les bouteilles de champagne trônant au centre des tables circulaires.

— Qui te dit que cette femme m’intéresse, Youri ?

Lex tourna sa tête à moitié rasée vers son petit frère et le couva de ses yeux ambrés, si pénétrants que leur mère les assimilait à ceux d’un loup sauvage de la steppe eurasienne.

Youri, un brave type qui vivait parfois difficilement son quotidien avec ses deux mètres dix et ses cent quarante kilos, porta sur son aîné un regard appuyé où le doute se tressait à son espièglerie légendaire.

— Tu la mattes depuis le début de la soirée.

— Je ne la matte pas. Elle est seulement dans mon champ de vision, répliqua Lex en feignant l’indifférence, tandis que le souvenir des yeux bleu azur le titillait encore en nouant son ventre d’une énergie complexe.

— Mmm… il y a toujours de belles filles dans ton champ de vision.

— Je n’y peux rien.

— C’est toujours plus facile pour toi. Tes muscles et ton regard révolver les placent inconsciemment en face de toi. Alors que moi… je ressemble à un éléphant avec mon gabarit et mes oreilles décollées. Ça les fait fuir.

Youri avait l’art de l’autodérision et c’était justement sa manière de se dépeindre qui séduisait son auditoire.

Comme il s’y attendait, Lex lui décocha un sourire complice en révélant une dentition que les stars de cinéma lui envieraient pour sa régularité et sa blancheur. C’était la seule chose parfaite qu’il portait sur son visage dur, hâlé, au nez cassé, marqué par des traits plutôt forts qui auraient pu être modelés par les doigts épais d’un charpentier de Crimée.

Lex ne répondait pas spécialement à un idéal de beauté, mais jouissait d’une allure que son smoking blanc et noir accentuait avec élégance. Ce type avait du chien et semblait vieux de deux siècles du haut de ses trente ans, d’autant plus que sa puissante sérénité et la façon intense dont il observait son environnement intimidaient les gens.

Youri refixa ses yeux noisette sur ladite Xenia, assise à deux tables plus loin, altière sur son siège et dans sa toilette de gala bleu nuit, coupée dans du satin duchesse pour épouser avec autant de souplesse et de rigidité sa silhouette harmonieuse, puis ajouta :

— Elle est vraiment sublime, mais en plus d’être inaccessible, je la trouve un peu trop maigre et petite à mon goût. C’est le genre de femmes qui seraient magnifiques en statue. Sacrée et froide, si ce n’est frigide.

Au sourcillement de son frère, Lex sut qu’il s’imaginait la jeune femme au lit et eut le désir brusque de lui administrer une gifle derrière la nuque. Car, même si cette inconnue le vexait par ses regards hautains, il ne pouvait s’empêcher de la trouver attractive, de voir en elle un territoire potentiellement accessible — à force de persévérance ou de ruse, bien sûr. Mais Lex semblait avoir perdu toute l’analyse critique d’un chasseur invétéré depuis qu’il avait posé son regard sur elle. C’était étrange, hautement déstabilisant, mais il était comme hypnotisé par son aura, par la rondeur de ses épaules blanches au-dessus de son décolleté bateau, plongeant et très cintré au niveau du buste, ce qui rehaussait une poitrine un peu menue. Et qu’en était-il des mouvements gracieux de son corps à chaque fois qu’elle se mouvait, des frémissements de ses lèvres fardées lorsqu’elle les ouvrait ?

Quant à la courbure de sa nuque longiligne, presque trop fragile pour soutenir le lourd chignon noir qu’elle portait bas, il ne pouvait en détacher ses yeux et se demandait combien d’épingles retenaient une masse capillaire aussi dense. Trois magnifiques roses bleues, dont il sentait jusqu’ici la fraîcheur, y étaient piquées en accentuant les reflets bleutés de sa chevelure sombre et raide, certainement très longue selon l’épaisseur de sa coiffure.

Diable ! Y glisser ses doigts serait comme sentir entre sa peau les fils d’un lourd rideau de soie des anciens palais impériaux de Russie. Si cette idée l’émoustillait déjà, qu’allait-il pouvoir ressentir en baisant délicatement les traits de son visage à peine maquillé, qu’une paire de pendants en diamants éclairait en projetant sur ses joues des éclats solaires ?

Cette beauté pouvait prêter son portrait à une statue de cristal. Une statue que l’on ne pouvait qu’admirer et que son compagnon devait certainement s’amusait à trimbaler dans tous les galas auxquels il participait. Après tout, la femme n’était-elle pas la parure de l’homme ? Avec une créature pareille, on devait se sentir aussi puissant qu’Onassis du temps de sa gloire !

— Tu sais, je ne suis qu’un petit traiteur de Little Odessa, mais j’ai les oreilles qui traînent partout, commença Youri sur le ton de la confidence. Je sais que cette Xenia est née à Saint-Pétersbourg, d’une famille très orthodoxe et plutôt modeste, qu’elle a vingt-quatre ans et qu’elle est ballerine pour la troupe Mariinsky depuis ses dix-huit ans. En réalité, elle vient d’être nommée danseuse étoile. Sa vie, elle la passe la plupart du temps à Saint-Pétersbourg et sur la scène du théâtre. D’après son mari, elle interprète actuellement le rôle principal dans le ballet Roméo et Juliette. Charmant, non ?

Lex ne fut pas surpris d’apprendre qu’elle était danseuse de ballet. Son maintien, sa grâce, sa féminité et cette assurance propre aux étoiles de son monde le lui hurlaient. Mais il voulait bien connaître la raison qui l’avait poussée à épouser Dimitri Bondarev, cet homme d’affaires russe dont le répertoire regorgeait de relations interlopes. Il n’y avait qu’à voir les types qui partageaient sa table et son vin, engoncés dans leurs costards à quinze mille balles, munis de montres toutes aussi dispendieuses et étroitement escortés d’hommes de main pour savoir à quel registre de la société ils appartenaient. Ces mafieux se cachaient à peine des autorités, elles-mêmes viciées par les pots-de-vin généreux qu’ils leur versaient en gage de contrat. Les lois n’étaient plus effectives dans certains quartiers new-yorkais.

— Dimitri a tout fait pour l’avoir depuis qu’il l’a vue danser sur scène à Saint-Pétersbourg. Un beau spécimen, vraiment, mais si tu veux mon avis, elle me fait penser à ce dicton : qui s’y frotte, s’y pique, poursuivit Youri après avoir ingurgité une gorgée de vin rouge.

— Il faudrait déjà s’y frotter pour savoir si elle pique vraiment, répondit Lex, la voix profondément calme, comme lorsqu’il était en train d’échafauder un plan.

— Je connais ce regard de stratège, mais écoute-moi : évite cette fille ou tu auras de gros problèmes. T’as vu le type qui se tient à sa droite ? C’est son frère adoptif, Sergueï Protasov. Avant d’être l’associé et surtout le garde du corps de son beau-frère, c’était un spetsnaz1 du FSB2, le genre brutal, bagarreur et très efficace dans la neutralisation de l’ennemi. Il a mauvaise réputation et aurait tendance à surveiller sa sœur aussi étroitement que si elle avait été sa propre épouse. Alors, tu as beau être un vaillant marine, tu ne fais pas le poids contre deux types assez dotés et puissants pour te faire disparaître sans laisser la moindre trace à leur suite si jamais tu osais t’approcher d’un peu trop près de Xenia. Je ne plaisante pas.

— Je sais.

— Alors pourquoi j’ai l’impression que tu te fous de ma mise en garde ?

— Parce que tu sais combien je suis doué pour trouver des solutions aux problèmes.

Xenia luttait de toutes ses forces pour ne pas regarder dans la direction du grand type brun qui la dévisageait au loin. Un homme digne d’intérêt à son sens, quoique trop viril et un peu inquiétant dans la façon dont il l’étudiait. On aurait dit un chat en train d’observer, l’air dangereux et affamé, une pauvre perruche perchée dans sa cage.

Oui, Xenia avait l’impression d’être un oiseau captif, que son époux et son frère aimaient exhiber à leurs côtés de soirée en soirée, devant un parterre d’individus plus ou moins recommandables. Elle avait conscience que parmi tous ces Smokings — comme elle aimait les nommer —, se cachaient des criminels de toutes sortes, mais pourtant si influents au regard de la philosophie capitaliste des hommes de son entourage.

Obsédés par le profit, Dimitri et Sergueï ne cherchaient pas à voir au-delà de l’argent qui tombait inlassablement entre leurs mains. Peu importait les moyens dont usaient leurs partenaires pour s’enrichir, du moment que le résultat financier leur satisfaisait. Si elle pouvait le comprendre chez son époux, consommateur compulsif, égoïste, qui soignait ses problèmes érectiles et donc, son absence de sexualité, par une débauche d’argent et une quête inlassable du pouvoir, la jeune femme trouvait cette attitude totalement ahurissante chez ce frère auquel seul le nom la retenait, car jadis un serment d’honneur l’unissait à l’État. Hélas ! L’argent et le pouvoir avaient gangréné son âme, et l’ancien spetsnaz du FSB qu’elle avait toujours connu colérique, mais généreux et aimant dans ses élans d’affection, avait fini par devenir complètement paranoïaque, insatiable de tout, et persécutant. Si elle l’avait profondément aimé par le passé, cet amour s’était mué en haine sourde, cadenassée par la frayeur et la soumission auxquelles il la maintenait.

Depuis quatre ans, la jeune femme était prisonnière de ces deux hommes ligués contre son épanouissement personnel. Le seul endroit où elle pouvait oublier l’asservissement auquel ils la réduisaient était le théâtre Mariinski, lieu complexe de liberté et de restriction où, dans son rôle de danseuse étoile, elle était à la fois la reine et l’esclave d’un public qui l’adulait. Certes, cela restait une forme de servitude, mais au moins l’avait-elle choisie…

Pourquoi s’était-elle rendu compte trop tard que l’alliance à son annulaire était synonyme d’une longue incarcération ? Pourquoi Sergueï l’avait-il jetée sans vergogne dans les bras d’un homme qui avait peine à la considérer plus que ses bolides, ses bijoux, ses smokings, ses cigares, ses fourrures et ses mallettes remplies de tunes ?

Xenia souhaitait ardemment se défaire d’une union désastreuse, aux airs trompeurs de conte de fées, que les journalistes russes aimaient encenser. Mais cette décision pouvait la mettre au ban de la société, détruire sa carrière, sa notoriété et même sa vie. Car, qu’était-elle loin d’une scène de théâtre ?

— Tu es pâle, chérie. Tu devrais boire un peu de vin pour faire rosir tes joues.

La voix de Dimitri résonna dans son esprit en l’extirpant de ses pensées. Sur le qui-vive, elle tourna la tête dans sa direction et plongea dans ses yeux verts, un peu ronds, mais bordés de longs cils. Si son conjoint n’était pas l’ange qu’elle pensait épouser au moment où il la courtisait, il en avait tout l’apparence : une tête bien faite, blonde et assortie à un corps élancé, vêtu avec une recherche notable.

La première fois que Sergueï l’avait emmené au théâtre Mariinski, alors qu’elle jouait un rôle majeur dans le ballet La Belle au Bois Dormant, il lui avait fait penser à un Gabriel tombé des Cieux pour lui promettre tout l’amour de l’univers. Un beau parleur, un maître de la séduction lorsqu’il était question de faire plier la plus récalcitrante des prétendantes. Si sa première impression avait été de le fuir, dans sa charmante naïveté et ses rêves romantiques, Xenia s’était laissée courtiser avant de céder sous la pression de Sergueï.

Se fier aux apparences était une attitude dangereuse. On pouvait soit tomber dans un piège, soit passer à côté d’une perle. Car, si son mari n’était qu’un pauvre diable dans le corps d’un enfant de chœur, le grand type brun situé à quelques mètres de là, franchement peu abordable avec son physique un peu barbare et potentiellement brillant dans le rôle d’un cavalier de l’Apocalypse semblait être le moins pourri de tous les spécimens qui l’entouraient dans cette salle.

Xenia saisit son verre de vin blanc, en but une gorgée sous l’œil condescendant de son époux, puis le reposa lentement. Elle ne regardait personne, seulement les broderies de la nappe crème de sa table. Elle réfléchissait. À quoi ? À qui ?

Encore à cet inconnu qui n’avait cessé de l’épier pendant qu’il conversait avec son compagnon, un géant ventru tout aussi préoccupant dans son genre. Inutile de les jauger à la loupe pour savoir que ces deux hommes étaient parents, puisqu’ils partageaient des traits et des mimiques en commun, hormis les oreilles, le nez et le gabarit peut-être. Si l’étranger qu’elle avait vu entrer dans la salle de bal avait l’assurance d’un homme que rien n’effraie, attirant ainsi les regards sur sa silhouette de catcheur poids lourd, son parent ressemblait plutôt à une grande boule de neige compacte, prêt à s’abattre sur tout ce qui se dresserait sur son chemin.

Ne le regarde pas ! s’exhorta-t-elle secrètement.

Mais n’y tenant plus, Xenia tourna une fois de plus la tête en direction de l’homme. Par bonheur, il avait désormais l’attention focalisée sur les personnes qui partageaient sa table, et à la lueur des lustres suspendus au plafond et des candélabres posés au milieu des tables, il lui présentait son profil où s’accrochait un nez cassé, peut-être un peu trop grand, mais qui donnait de la tonicité à son visage puissant.

Inutile d’être particulièrement clairvoyante pour lire en lui un tempérament frondeur, un casse-cou qu’il était de bon ton d’éviter en toutes circonstances.

Soudain, comme s’il avait deviné qu’une personne l’étudiait, l’objet de ses attentions dirigea son regard vers elle et vint brusquement s’arrimer au sien. Cette fois-ci, tenue à l’écart de ses bons raisonnements, Xenia se laissa tenter par un duel visuel et le considéra avec une acuité un peu éhontée. La distance, quoique courte, l’empêchait de définir la couleur des yeux étrangers, mais l’énergie qui en émanait finit de l’impressionner et suscita même un sentiment de honte. Lors, elle se détourna dans un geste vif, mais gracieux de la tête, puis reconsidéra la nappe sans la voir.

Cet homme l’embarrassait autant qu’il l’attirait et cela donnait un goût d’agacerie. Elle n’aimait pas perdre à ce jeu-là, par orgueil et fierté, bien que poursuivre n’aurait aucune utilité… pourtant, elle voulait le regarder une fois encore. Inlassablement.

Non, il va se faire des idées.

En se faisant violence pour ne lui accorder aucune attention, Xenia vécut comme un calvaire un dîner qui n’en finissait pas, mais qu’elle devait supporter en toute bienséance. Sergueï, ce grand gaillard brun aux yeux anthracite qui occupait la place voisine à sa gauche, ne cessait de la gaver d’informations relatives à la géopolitique mondiale que la politesse obligeait à suivre — en apparence — sans rechigner. En son for intérieur, combien l’envie de le bâillonner avec sa pomme de terre au four la démangeait…

Près d’une heure et demie s’était écoulée lorsque l’orchestre russe accueillit un groupe de musiciens originaire de Moscou, convié à interpréter des musiques traditionnelles. Xenia devait reconnaître que ce groupe excellait dans leurs interprétations modernes des chansons populaires russes, mais n’y accorda pas plus d’attention que cela, trop absorbée par le foyer de picotements qui assiégeait de nouveau sa nuque.

Elle y porta sa main fuselée, baguée d’une chevalière en or à l’auriculaire, puis commença à se masser doucement, certaine que son corps réagissait sous la chaleur d’un regard devenu familier.

Le mystérieux inconnu était assez proche d’elle pour que son énergie oculaire la touche à ce point.

Nom de Dieu ! Quand va-t-il arrêter ça ?

La jeune femme hésita un long moment avant de tourner la tête de trois quarts pour l’examiner en retour, rencontrant sans surprise ses yeux chaleureux. Encore une fois et à son corps défendant, elle mena avec lui un duel silencieux et distancé.

Le chat zieutait l’oiseau, sans empressement, avec un calme brûlant.

L’oiseau devait fuir à tout prix.

Un peu étourdie par le vin blanc et l’émotion que lui causaient ces petits échanges furtifs, Xenia n’attendit pas la fin de la première chanson pour se lever de table et lancer en direction de Dimitri et Sergueï, sans l’ombre d’une nervosité dans la voix — la vie à leurs côtés lui ayant appris à camoufler ses états d’âme :

— Il faut que j’aille prendre l’air. Je reviens vite.

D’un même mouvement de tête, ils donnèrent leur assentiment et elle put s’échapper vers la sortie de la salle de bal en révélant la beauté de sa robe sirène, dont la chute s’évasait depuis ses genoux à ses pieds en corolle élégante et plissée.

Sans perdre aucune miette du spectacle, Lex sentit sa gorge se nouer quand il la redécouvrit dans l’intégralité de sa merveilleuse toilette.

Elle ressemblait à une Cendrillon prenant la fuite aux douze coups de minuit.

1. Terme qui désigne plusieurs unités d’intervention spéciales de la police, des ministères de la Justice et des Affaires intérieures russes, de l’armée russe, du FSB et du SVR.

2. Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie, anciennement appelé « KGB ».

Chapitre 2

Lex était un U.S marine, un sergent-chef qui avait pour quotidien de former des hommes et des femmes en soldats d’élite, pas l’un de ces princes charmants que l’on voit courir après une belle dame dans les téléfilms de Noël. Pourtant, en voyant Xenia quitter sa table de manière inopinée, il n’avait pu s’empêcher de l’imiter pour la pister dans les corridors de l’hôtel.

Où te caches-tu ?

Il avait attendu cinq minutes avant de céder à sa pulsion, prétextant une envie urgente alors qu’il désirait seulement la voir en tête à tête, sans la foule et les yeux de l’époux ou du frère autour d’eux. Les regards de plus en plus fréquents qu’elle lui avait décochés pendant le dîner l’avaient interpelé et poussé à la suivre, car contrairement à ce qu’il avait cru au premier abord, il ne la laissait pas du tout indifférente.

Lex arpentait le vestibule style Art Déco du luxueux hôtel, en quête de cette magnifique robe bleu nuit dont il se souviendrait encore dans trente ans, quand un bruissement de tissu se fit percevoir derrière lui.

Le marine avait une ouïe plutôt développée, très pratique en mission commando et au quotidien. Il se déplaçait plus aisément aux bruits qu’à l’œil et le froissement de satin l’avertit d’une présence féminine à quatre mètres de distance.

Bingo.

Un amoncellement de tissu bleu nuit brillait devant lui pendant qu’elle admirait, l’air rêveur, la magnifique et immense horloge vintage dressée au milieu de l’espace somptueux, tel un phare que les clients prenaient souvent pour repère dans l’immensité de cet hôtel.

Xenia lui présentait son dos délicat, qu’il sentait pourtant noué de tension. Elle était nerveuse et cela l’intriguait. Serait-ce à cause de son mari, dont le charisme écrasant atténuait sa propre énergie ou bien un problème encore plus profond ? Impossible qu’il s’agisse d’une simple irritation passagère, son mal-être était trop ancien et ancré pour cela.

Lex avait une sensibilité à fleur d’âme, doublée d’une clairvoyance et d’un magnétisme poussés. Ses capacités, il les tenait de sa mère, une native de l’Oural, pieuse et un peu excentrique, que l’amour des sciences ésotériques avait rendue célèbre dans sa communauté. Certains, à Little Odessa, s’amusaient à la traiter de vieille sorcière, mais ces mêmes gens ne pouvaient s’empêcher de la consulter quand il s’agissait d’épurer leurs corps de mauvaises ondes ou de connaître le chemin à suivre grâce aux cartes et au pendule qu’elle questionnait.

Sa mère était une guérisseuse d’âme et de corps, dont il avait toujours admiré la force de caractère et l’aura ancestrale, entretenue avec soin depuis ses plus jeunes années. En tant que fils biologique et surtout spirituel de sa mère, Lex n’avait jamais caché les pratiques apprises à son contact et dont il s’était souvent servi quand les circonstances de la guerre le lui avaient imposé. Parmi ses amis, nul n’ignorait ses talents quelque peu abstraits et tous les respectaient.

À l’instar des anciens camarades qu’il avait libérés de leurs peurs, Lex voulait sauver cette étrangère de sa mélancolie. Ce n’était pas un élan de chevalerie qui l’encourageait dans cette voie, mais un devoir qu’il s’était fixé dès le premier regard échangé.

Instinctivement, sans vraiment connaître ses propres raisons.

La compassion et l’attirance, peut-être ?

De sa démarche si feutrée qu’elle ne soupçonna pas son approche pendant qu’elle continuait d’admirer la pendule, au sommet de laquelle apparaissait la statue de la Liberté, Lex s’engagea dans sa direction. Bientôt, il se positionna derrière elle, à seulement un mètre de distance.

Grâce à la vitre de l’horloge, il aurait pensé qu’elle y verrait son reflet, mais elle devait être trop psychiquement absorbée pour cela. Elle ne vit donc rien, toutefois ses sens perçurent aisément sa présence et son parfum oriental boisé, ce qui l’obligea à se tourner de moitié pour apercevoir l’intrus qui dérangeait ses rêveries. Ce ne fut pas sans étonnement que son regard heurta celui du chat.

Lex la vit écarquiller les yeux, puis l’entendit souffler en anglais :

— Vous !

Cette interjection sonna presque comme une accusation.

Bien qu’elle était charmante par son expression surprise, d’autant plus que sa bouche rose, charnue et dessinée avec un soin jaloux le tentait beaucoup, Lex ne se permit aucun sourire. Ce n’était pas dans son habitude. Un vrai Russe ! se seraient moqués ses meilleurs amis en cédant aux clichés tout préparés.

Mais peut-être aurait-il dû en esquisser un, car l’éclat de peur qu’il vit brusquement luire dans les yeux azuréens l’alerta. Il le savait, de par sa carrure imposante, son nez cassé, son crâne pratiquement rasé et son air d’instructeur militaire des marines, il n’avait pas un physique engageant. Surtout pas pour une femme acclimatée à l’univers très dentelé de la danse classique. Il n’y avait qu’à voir son mari pour savoir qu’elle aimait les têtes blondes aux mains plutôt délicates, qui semblaient connaître le sens primaire de la vie et de l’aventure qu’à l’abri de leurs grandes tours d’ivoire.

— Qu’est-ce que vous voulez ? enchaîna-t-elle comme il gardait le silence, le ton agressif, souligné d’un accent tonique très prononcé, alors que son corps reculait de deux pas, la rendant encore plus petite par rapport à lui.

Tout, aurait-il voulu répliquer.

Lex se surprit de sa propre réponse muette, mais l’oublia aussitôt pour parler avec le calme d’un dompteur de tigres :

— Bonsoir, je suis Alexeï Lenkov.

Elle arqua l’un de ses fins sourcils noirs, l’air de dire « et alors ? ». C’était peut-être la pire phrase qu’il ait pu trouver en guise d’introduction, même si c’était la plus élémentaire. Il lui fallait être plus inventif ou elle prendrait ses jambes à son cou pour fuir sa compagnie.

— Je sais qui vous êtes, Xenia, poursuivit le militaire en accentuant sur son prénom, l’air imperturbable. Votre énergie a éveillé mon intérêt et j’aimerais vous tirer le tarot.

Cette fois-ci, la jeune femme fut traversée par une émotion qui s’inscrivait entre l’hébétude et la crainte. Il aurait dû le prévoir et se maudit une fois de plus pour sa maladresse.

Quel genre de taré était ce type ? Si Xenia se pensait bourrée de névroses, ce gars-là devait finalement être un psychopathe ou alors terriblement grotesque dans sa manière de séduire. Pensait-il vraiment pouvoir amadouer les femmes en leur sortant son numéro de tarot alors qu’il avait tout l’air d’un tueur à gages ? Sérieusement, avec son nez cassé et les petites cicatrices qui coûturaient son portrait, cet homme ne devait pas gagner sa vie en tirant ses cartes au milieu d’une chambre tendue de velours rouge et parfumée à l’encens. Non, il devait être boxeur, boucher, déménageur ou encore membre de la pègre russe. Elle ne voyait pas d’autres professions qui puissent coller à ce corps gigantesque, peut-être haut de deux mètres et massif comme celui d’un chêne.

— Désolée, mais je ne crois pas en tout ça, lâcha-t-elle enfin, un poil dédaigneuse.

— Vraiment ?

Xenia céda au magnétisme de ses yeux étirés et s’y noya à contre-courant, désormais égarée dans deux puits d’ambre où des pépites d’or et brunes y flottaient en imposant ses tons selon la luminosité environnante.

Ce regard de loup, intense comme celui des Tsiganes qu’elle rencontrait parfois en Russie, donnait l’impression de pouvoir sonder les limbes des douleurs inexprimables, celles qui écorchaient les âmes, puis de les soigner. Il était très perçant et s’y confronter trop longtemps donnait le tournis.

Xenia détacha volontairement ses yeux des siens, le souffle un peu accéléré par cette chaleur magmatique qu’elle sentait grandir en elle au contact de son énergie positivement composée pour l’attirer de façon irrépressible.

Au final, qui était cet homme ? Exerçait-il vraiment comme cartomancien, hypnotiseur ou encore magicien ?

— Une étoile montante comme vous doit bien se poser des questions quant à son existence, non ?

Ni l’un ni l’autre n’avaient bougé d’un millimètre. Ils ne faisaient que se sonder, lui pour mesurer son degré de résistance, elle pour jauger son niveau de crédibilité.

— Les questions, je me les pose à moi-même, lâcha-t-elle d’une voix ferme.

Ce n’était qu’apparence, cette femme le craignait un peu, mais savait s’emmurer derrière une assurance inflexible. Un réflexe de survie chez elle, certainement forgée par les conditions dictatoriales de sa profession et la pression constante que devaient lui imposer son mari et son frère.

Il n’avait fallu qu’une minute à Lex pour saisir les personnalités despotiques et mégalomanes de Dimitri Bondarev et Sergeï Protasov. Deux individus qui se nourrissaient de l’énergie d’autrui et détruisaient psychologiquement leur entourage pour renforcer leur propre autorité.

Deux hommes qui empestaient les mauvaises ondes.

— Et si vous les posiez à quelqu’un d’autre ?

— Et si vous utilisiez vos talents ésotériques auprès d’une autre femme ?

Sans répondre, Lex passa près d’elle pour rejoindre à quelque pas de-là un fauteuil capitonné, posé devant une petite table en face d’un autre siège, puis sortit de la veste blanche de son smoking un jeu de tarot italien, très ancien. Dans le vestibule principal de l’hôtel, où le sol tapissé rappelait un intérieur de palais oriental quand des piliers de marbre noir s’érigeaient comme autant de gardes présidentiels en soutenant le beau plafond ciselé, se trouvaient plusieurs fauteuils destinés à accueillir les visiteurs.

Comme il s’y attendait, Xenia fut déroutée par son attitude et se mit à l’observer en train de disposer ses belles cartes sur la table, l’air concentré.

À son corps défendant, elle finit par l’approcher, l’œil chevillé à ses mains immenses, carrées, traversées de grosses veines, puis vint prendre place sur le fauteuil qui lui faisait face dans un froissement de satin.

Inutile de forcer la main à ce genre de femmes, le mieux était de les laisser approcher de leur plein gré.

Lex venait de la conquérir par la curiosité, mais demeura impassible en apparence. Sourire aurait été déplacé.

— Où avez-vous eu ces cartes ? le questionna-t-elle, dorénavant fascinée par les miniatures qui y figuraient.

Les cartes étaient aussi grandes que les paumes de ses mains, dorées à la feuille d’or et bien entretenues malgré leur ancienneté. Les regarder était comme remonter dans le temps et l’espace. Comment cet homme, avec ses doigts assez volumineux pour briser d’une pression une tasse en porcelaine, arrivait-il à les manipuler avec autant de souplesse, si ce n’était d’amour ?

— Ma mère me les a offertes quand j’ai eu douze ans. Elles ont été commandées il y a cinq cents ans par une puissante famille italienne. Je n’en sais pas plus, à part qu’elles sont très éloquentes.

Xenia releva les yeux et se mit à l’observer entre ses cils noirs. Décidément, cet Alexeï Lenkov n’était pas comme les autres hommes. Un original à sa façon.

Elle regarda son crâne, recouvert au sommet par des cheveux bruns, très courts, qui finissaient sur une pointe frontale tandis que les côtés de sa tête étaient rasés. Ce style capillaire avait quelque chose de militaire et durcissait davantage son visage. Dommage, ses cheveux semblaient avoir une excellente nature et resplendissaient d’un brun aussi intense que le chocolat glacé.

Son regard bleu descendit ensuite sur la ligne de son nez, fracturé au niveau de l’os, ce qui la rendait irrégulière, puis sur le renflement de ses pommettes hautes, un peu asiates, avant de se poser sur les courbes de sa bouche. Ses lèvres étaient plutôt charnues, sans être imposantes, presque douces au milieu de cette figure cassée.

Xenia sentit sa gorge s’assécher et sortit brutalement de sa contemplation quand il lui demanda, cette fois-ci en russe :

— Vous avez une question à poser ?

Elle ne sut pourquoi il s’était mis à changer de langue, peut-être parce que le russe se prêtait mieux à l’ambiance désormais mystique qui les enveloppait.

La jeune femme effectua un mouvement négatif de la tête, mais cela ne perturba en rien son interlocuteur.

— Je vais donc interpréter librement. Coupez le paquet en deux et choisissez l’un des deux, indiqua-t-il en lui tendant le lot de cartes qu’il venait de rassembler dans sa main.

Elle obtempéra en prenant le soin de ne jamais le frôler du bout des doigts. L’instant suivant, Lex retournait les trois premières cartes du lot choisi pour les disposer, face découverte, sur le plan de la table.

Xenia se pencha un peu plus vers le tirage en retenant sa respiration quand elle en découvrit les dessins. La première carte représentait dix pièces d’or entrelacées de feuilles de laurier, la deuxième montrait un homme blond en armure médiévale, coiffé d’une couronne et armé d’une épée et d’un bouclier. Il était assis sur un socle doré dans une posture hiératique. Enfin, la troisième mettait en scène un angelot perché sur un nuage bleu, qui soutenait au-dessus de sa tête un soleil rouge.

Un peu sourcilleux, Lex se mit à lire les cartes, en silence, puis releva sa tête pour la fixer. Lorsqu’il se mit à parler, toujours dans cette langue russe qui approfondissait la tonalité de son timbre naturellement grave, un peu écorché pour une raison qu’elle ne sut définir, sa voix vibra d’une sagacité qui la cloua à son siège, presque interdite.

— Dix de Deniers à l’endroit, Roi d’Épées à l’envers et le Soleil à l’envers. La première carte signifie la réussite professionnelle, mais lorsqu’on la tire à l’envers, elle évoque l’échec. La seconde représente l’autorité et quand elle est présentée à l’envers, elle se mue en égoïsme, si ce n’est en danger. La dernière carte représente quant à elle l’harmonie entre le masculin et le féminin, la réussite dans l’amour et la robustesse de corps et d’esprit. À l’envers, elle renvoie à la solitude, à un avenir incertain et à une relation malheureuse.

En guettant la réaction de Xenia, Lex crut qu’elle s’était statufiée.

— Maintenant, si je laisse libre cours à mes interprétations et à ce que je sais sur vous, je vois que votre carrière déjà bien avancée touchera bientôt son apogée. Par votre persévérance naturelle, vous parviendrez à atteindre vos objectifs… Mais ne vous laissez pas impressionner par un entourage trop écrasant, par une ascendance peut-être trop dominatrice, qui vous blesse et vous accule dans un mal-être néfaste pour votre épanouissement personnel. Vous avez une belle aura, Xenia, mais des personnes peuvent prendre plaisir à la détruire.

Comme si on l’avait piquée au derrière, la concernée bondit tel un ressort de son siège en manquant de la renverser en arrière.

Trop habitué à ce genre de réactions spontanées, Lex ne se donna même pas la peine de feindre la surprise et la considéra en toute quiétude. Xenia avait les joues désormais rouges et ses yeux bleus lançaient des éclairs.

— Si vous pensez que je suis une fille fragile, vous vous mettez le doigt dans l’œil ! Je ne permettrai à personne de me détruire et encore moins à un inconnu de dire des conneries à mon sujet ! contrecarra-t-elle en employant pour la première fois le russe, ce qui pimenta davantage ses propos.

Elle sortait les griffes. Visiblement, son interprétation avait asticoté son orgueil en touchant le cœur de ses faiblesses.

Réaction logique. Une personne tiquait automatiquement lorsqu’on mettait le doigt sur une blessure ouverte.

Toujours aussi impassible qu’une porte de fer, il répliqua pendant qu’elle se retenait à sa taille, contrariée :

— Vous savez que j’ai raison, Xenia.

Elle coula sur lui un autre regard vif, cherchant dans son esprit la meilleure réplique à décocher dans ce genre de circonstances, puis sembla se raviser en tournant les talons pour s’éloigner dans un bruit de frou-frou dédaigneux et réintégrer la salle de bal.

Lex n’en fut pas froissé. Il aurait dû s’y attendre, elle était plutôt susceptible.

— Vous pourrez facilement me retrouver à Little Odessa au cours de la semaine. Tout le monde connaît ma mère, Nadejda Lenkov, lança-t-il quand même à sa suite. Nous habitons sur Brighton 2d Street.

Il la vit s’immobiliser un instant, sans se retourner, puis continuer son chemin comme si elle ne l’avait pas entendu.

Lex se permit pour la première fois un sourire.

Chapitre 3

Une quinzaine de minutes plus tard, Lex réapparut à son tour dans la salle de bal au son très célèbre, entendu, réentendu, mais pourtant indémodable et profondément intense du chant russe Ochi Chernye.

Les yeux noirs.

Instinctivement, un frisson de nostalgie le traversa de part en part, sa circulation sanguine s’accéléra et fit battre avec plus de violence son cœur profondément épris de ses racines. Les monts de l’Oural, les neiges de Saint-Pétersbourg, les kokochnikset les sarafanes des femmes russes et les bulbes des églises bigarrées s’imposèrent à lui. La Russie l’appelait de toute son âme à travers ces paroles amoureuses et passionnées, à travers des yeux, non noirs, mais d’un bleu aussi nuancé et hypnotique que les célèbres vagues déchaînées du peintre Ivan Aivazovsky.

De nouveau assise entre son époux et son frère, Xenia toisa un bref instant Lex quand il refit son apparition, puis, l’air toujours un peu froissé, se perdit dans la contemplation de l’orchestre. Pour elle, c’était bel et bien les yeux ambrés de cet homme étrange qui lui causaient un émoi irrépressible, si embarrassant qu’elle aurait préféré s’évanouir séance tenante plutôt que de devoir résister à son magnétisme.

— Alors ? s’enquit discrètement Youri une fois que son aîné se réinstalla sur sa chaise, autour de leur table désormais à moitié occupée.

Lex ne laissa rien transparaître de sa satisfaction intime et répondit, l’air neutre :

— Rien.

— Menteur. Elle est revenue complètement bouleversée.

— Vraiment ?

— Comme si tu ne le savais pas. Qu’a dit ton tirage ?

— Tout ce qu’elle sait déjà.

— Mmm… que son mari et son frère sont des connards ? chuchota Youri avec un coup d’œil scrutateur vers la table des concernés.

— Entre autres, même si je ne suis pas aussi vulgaire que toi.

— Bah voyons !

Des rires tonitruants éclatèrent soudain du côté de Xenia pendant que son frère se levait promptement, une bouteille de whisky dans la main, qu’il se mit à boire à même le goulot en ingurgitant une généreuse rasade.

Lex eut la sensation de sentir le goût aseptisé et brûlant de l’alcool dans son propre gosier, puis éprouva un sentiment désagréable lorsque le regard embrumé dudit Sergueï Protasov tomba par hasard dans le sien. Aussitôt, un sourire énigmatique retroussa les lèvres épaisses de ce type, comme une esquisse de salutations, en même temps qu’une étincelle de bravade étincelait dans son regard métallique.

Il y avait de l’eau dans le gaz.

Lex vit les compagnons de Sergueï s’agiter en brandissant des liasses de billets dans leurs mains, tandis que leurs braillements inarticulés lui parvenaient avec difficultés sous le voile musical. Seule l’expression dorénavant inquiète de Xenia l’avertit d’un évènement auquel il prendrait part à son corps défendant.

— Hé, mon garçon ! lança bruyamment Sergueï en russe à l’adresse de Lex, ses pas l’éloignant de sa table pour traverser la distance qui les séparait.

Mon garçon ? Lex manqua rire, ils devaient avoir à peu près le même âge.

Avec cette insolente impassibilité dont Charles Branson fait preuve tout au long du film Il était une fois dans l’Ouest, il observa son interlocuteur approcher et jaugea d’un œil expert sa silhouette. Oui, il n’y avait pas d’autre terme pour décrire cet ancien membre des forces spéciales russes, aussi grand et épais que lui, la démarche conquérante et souple, le regard mauvais et le sourire arrogant. L’aplomb de cet homme prouvait qu’il connaissait ses capacités, ses limites et avait effacé les mots « peur » ou « résignation » de son vocabulaire depuis longtemps. C’était un militaire d’élite, un survivant, solide comme un mur en béton armé. Le genre brave et détonnant, qui aimait flirter avec la mort. Le genre d’homme que Lex était lui-même, le caractère tempétueux et la mauvaise foi en moins.

— Salut, continua Sergueï de sa voix tonique, en s’arrêtant à trois pas de Lex, la bouteille de whisky toujours en main et les premiers boutons de sa chemise blanche défaits sur un cou de taureau. J’ai un deal à te proposer.

Sans jamais ciller, alors qu’il détestait ce tutoiement familier, le marine étudia son interlocuteur longuement, en silence, puis lorsque l’autre comprit combien son tempérament était égal au sien, lâcha avec désinvolture :

— Lequel ?

Inutile de consulter les cartes pour savoir que Sergueï Protasov voulait le mesurer dans un défi de virilité, juste pour le plaisir d’avaliser une notoriété de force que Lex ne remettait pas en question. Après tout, les spetsnaz avaient la réputation d’être des guerriers formés avec une brutalité que certains corps de l’armée américaine n’envisageaient même pas. Ces soldats russes étaient capables de briser des briques avec leurs têtes, de marcher sur le feu ou encore de faire plier des barres de fer avec la seule force de leurs bras ou de leurs jambes. Des exploits surhumains quand on n’était même pas capable de dévisser le couvercle d’un pot de cornichons, mais uniquement des performances notables au regard de Lex. L’entraînement et le courage étaient les seules clefs de ces prouesses.

— Mon beau-frère a parié 20 000 $ que tu me battais dans un bras de fer, l’informa Sergueï avec un rictus énigmatique.

Malgré l’espace que prenait son interlocuteur dans son champ de vision, Lex put apercevoir Dimitri qui les observait attentivement depuis sa table et après l’avoir dévisagé quelques secondes, lança, non sans une pointe d’ironie dans la voix :

— Il est optimiste.

— C’est ce que je lui ai dit. J’ai parié la même somme que je te battais à plate couture.

De ses yeux flamboyants, Lex soutint le regard nébuleux de son adversaire avec un silence suffocant, qui mit mal à l’aise Youri et les autres témoins présents.

— Intéressant. Mais je n’ai pas pour habitude de laisser la victoire aux autres… surtout que je ne gagnerais rien dans cette affaire.

Le rictus de Sergueï semblait s’être figé sur sa figure très masculine et typiquement slave, dessinée avec régularité et énergie. Il n’était ni beau, ni laid, plutôt commun par rapport à d’autres visages plus captivants, mais ne manquait pas de prestance et inspirait ce respect et cette peur que suscitent d’ordinaire les hommes forts et sanguins. Cela tombait bien, Lex aimait ce genre d’adversaires.

— Si jamais tu gagnes, poursuivit Sergueï et son ton sardonique exprimait combien il pensait cette éventualité impossible, tu repars avec les 20 000 $ que j’ai pariés contre toi. Dans le cas contraire, tu auras seulement perdu de ton énergie pour ce soir.

Si la somme énoncée fit écarquiller les yeux des témoins, surtout ceux de Youri qui percevait aussi bien que lui cette somme en plusieurs mois de dur labeur, Lex se contenta seulement de renâcler, avant d’émettre sur cette tonalité d’indifférence qui en indigna plus d’un :

— Je ne suis pas intéressé.

— Pardon ?

Tout en crachant cette interrogation, Sergueï posa d’un geste un peu trop brusque la bouteille de whisky sur la table à laquelle les frères Lenkov étaient assis. Si la musique environnante étouffait aux oreilles lointaines cette conversation, elle ne masqua pas totalement le bruit mat que produisit le contact de la bouteille sur la table en faisant sursauter quelques personnes à proximité. Il fallait faire plus de bruit pour déconcerter Lex, qui devinait combien l’alcool avait certainement émoussé les sens de son interlocuteur. Aussi, après une brève inspection visuelle, il répliqua d’un ton aussi calme que la Neva sous la neige :

— Je n’affronte pas un homme ivre. Ce serait trop facile pour moi.

Cette fois-ci, Sergueï l’examina en arrondissant ses yeux durs, avant de s’abîmer dans un rire tonitruant qui s’apparenta à un coup de tonnerre zébrant un ciel d’été.

— Je suis capable de mener un bras de fer et je veux t’affronter !

Ce ton péremptoire qui semblait ne laisser aucune alternative agaça Lex, mais il n’en montra rien.

— Pourquoi tant d’insistance ?

— Parce que tu sembles être un homme à ma taille.

— C’est trop d’honneur.

L’ironie évidente de Lex finit par titiller Sergueï, dont la constance d’humeur s’effritait au rythme d’une musique désormais cadencée.

Après une profonde inspiration, destinée à réguler son impatience, l’ancien militaire russe lança :

— Alors, c’est oui ou non ? Pour 20 000 $ !

Un adversaire qui avait le sang chaud s’exposait toujours trop rapidement à l’échec, mais Lex avait atteint la limite qu’il voulait explorer avant d’accepter. De toute évidence, l’humeur de Sergueï était tant et si bien aiguisée qu’une confrontation semblait inéluctable. Soit il se lançait tout de suite, soit il finirait par céder au pugilat face à ce type.

— C’est oui, mais pas pour 20 000 $.

— Quoi ?!

— Je consens à faire ce bras de fer seulement si, en cas de victoire, je remporte l’une des roses bleues que porte Xenia Protasova dans ses cheveux.

L’agacement peint sur le visage de Sergueï laissa la place à l’abasourdissement et un silence de plomb accueillit tout d’abord cette condition en cristallisant l’atmosphère étourdissante qui régnait dans la salle de bal.

— Tu veux l’une des roses de Xenia ?

Les yeux d’acier fourragèrent énergiquement dans ceux de Lex, à la fois inquisiteurs, outrés et ombrageux. Lex s’était-il aventuré sur un territoire interdit ? En l’occurrence, oui. La haine soudaine qui avait supplanté la camaraderie bourrue et l’arrogance dans le regard de son interlocuteur l’en informa. La jeune femme était sans nul doute une propriété jalousement gardée, mais par lequel des deux hommes les plus significatifs de sa vie ? Par son mari ou par ce frère adoptif qui semblait aussi bafoué par cette requête que si Lex lui avait demandé de coucher avec sa propre épouse ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est la seule chose que je pourrais obtenir d’une femme aussi inaccessible et célèbre.

Il fallait tempérer ce duel, faire redescendre la pression sanguine qui rougissait les yeux de Sergueï, lequel parut se contenter de cette dernière réponse.

— En effet, c’est la seule chose que tu pourrais obtenir de cette femme. Encore faut-il gagner…, commença-t-il en accentuant cette phrase d’un petit rire vaniteux. Mais j’accepte ta condition.

Sergueï tourna le visage vers ses compagnons de table, les invita à le rejoindre d’un mouvement de tête, avant d’adresser un geste autoritaire à Xenia. Trop habitée par la curiosité de l’instant, elle se redressa docilement de sa chaise, attendit tout de même son époux afin de lui saisir le bras, puis rejoignit le rassemblement qui se formait progressivement autour de la table où Lex et son frère pensaient passer inaperçus quelques minutes plus tôt.

D’un geste assuré, Sergueï empoigna le dossier d’une chaise, la tira à lui de manière à être face à Lex, puis s’y affala. Il chercha bien sûr la compagnie de sa sœur, qu’il empoigna au bras d’une pression possessive afin de la rapprocher d’eux, la mettant ainsi au premier rang des spectateurs.

— Viens par ici, Ksioucha, dit-il en employant volontiers le diminutif de son prénom, ce qui adoucit les inflexions de sa voix rocailleuse. À la demande de cet homme, je mets en gage l’une de tes roses bleues.

Un éclat de lumière contrastée, que Lex ne sut définir de sombre ou de claire, traversa immédiatement les deux billes azures. On pouvait y deviner de la surprise, de la reconnaissance, une pointe de reproche et surtout, une généreuse dose d’inquiétude.

Sans pouvoir se contrôler, Xenia se sentit rosir pendant qu’elle tournait la tête vers Lex et au froncement délicat de son front noble, elle lui demanda tacitement s’il était fou ou idiot. Peut-être un mélange des deux, mais cette rose bleue était l’une des seules manières indirectes qu’il pouvait utiliser pour lui avouer son intérêt sans se montrer trop grossier. Du moins, en société.

— L’une de mes roses ? répéta-t-elle du bout des lèvres.

Depuis sa chaise, le visage levé dans sa direction, Lex hocha la tête avec un sourire de Joconde.

— Une rose ?!

Cette fois-ci, ce fut un autre homme qui parla en montrant ouvertement son indignation, quand d’autres saluèrent cette condition de rires persiffleurs.

— Il y a des mecs assez fous pour préférer une rose à 20 000 $ ! J’ai encore jamais vu ça, railla un autre compagnon de Sergueï.

— Ça s’appelle du romantisme, argua une voix de femme dans le dos de Lex.

— Pfff… qu’est-ce qu’on en a à foutre du romantisme ? S’il gagne, qu’est-ce qu’il va faire avec cette rose ?

— Voyons, monsieur, une rose de mademoiselle Protasova vaut de l’or, répliqua sournoisement Dimitri, qui s’attira par cette réplique un coup d’œil en biais de son épouse pendant que les deux adversaires se préparaient à s’affronter.

Si Sergueï avait déjà sa chemise blanche à moitié déboutonnée, Lex se déchargea méthodiquement de son tuxedo blanc, qu’il posa sur les genoux de son frère, révélant ainsi un torse large et épais sous une chemise immaculée, avant de défaire les boutons de ses manchettes, qu’il retroussa avec une lenteur calculée sur ses avant-bras puissants, sillonnés de veines bleuâtres et proéminentes. Une force modulée semblait animer ses membres, tandis qu’une nervosité contagieuse filtrait à travers ceux de son adversaire, aux bras pareillement volumineux.

Après s’être regardés dans les yeux, Lex comme Sergueï détachèrent dans un même élan les montres d’excellentes factures qu’arboraient leurs poignets gauches, puis les posèrent délicatement sur le plan de la table.

Il était minuit et vingt-trois minutes.

— Alors, prêt ? lança Sergueï en agençant son bras sur la table de manière à engager le bras de fer.

La morgue apparente sur le visage de son frère exaspéra Xenia, dont les yeux bleus roulèrent discrètement au ciel avant de s’arrimer, une fois encore, sur l’intrigant Alexeï Lenkov. Allait-il vraiment succomber à cette démonstration néandertalienne pour une seule rose ?

Visiblement, il n’y avait qu’à voir ses mouvements assurés quand il plaça à son tour son bras de façon à commencer le duel pour mesurer sa détermination.

Quel fou !

Xenia sentit son ventre se contracter lorsque les poignes puissantes des deux hommes se joignirent dans une étreinte combattive. Si la musique de l’orchestre emplissait toujours l’atmosphère avec une vive énergie, une bulle de silence, de tension nerveuse, s’était cristallisée autour de Lex, de Sergueï et de tous les témoins rassemblés. Les deux rivaux se jaugèrent un instant d’un regard froid, intense, déterminé, revêche… si cette confrontation avait commencé sur une note joueuse, ils savaient désormais, en joignant leurs mains, qu’ils ne seraient jamais amis et qu’ils pourraient un jour se confronter pour une raison bien plus solennelle.

Xenia le sentit aussi, car son souffle se bloqua dans son gosier quand soudain, la force des deux bras qui luttèrent avec une puissance qui sembla projeter autour d’elle des petites étincelles.

Le bras de fer avait commencé et les encouragements environnants, auxquels se mêlaient allègrement les notes d’une musique populaire russe, émoustillèrent ce duel serré.

La sueur au front, les muscles tendus et assoiffé de victoire, Lex sentit dans son bras toute la rudesse et la haine d’un adversaire qu’il n’avait pas choisi, mais que son destin avait délibérément placé sur son chemin.

À cause de Xenia Protasova.

Il n’y avait qu’à jauger la pression avec laquelle les doigts d’acier de son adversaire se plantaient dans la chair de sa main pour savoir combien cette femme lui causerait de soucis s’il s’avisait de la revoir un jour…

Au fond de lui, le militaire savait que cette éventualité était irrémédiable. Xenia croiserait de nouveau sa route dans le futur et cela vaudrait tous les bras de fer musclés au monde. S’il fallait toujours une confrontation pour l’approcher, alors il les mènerait avec un panache que seule sa nature hardie et déterminée savait alimenter.

Gagner cette rose était vital, même si le souvenir de ses épines le piquerait aussi sûrement que dans la réalité. Approcher une femme pareille était toujours source d’ennuis, mais c’était ainsi que fonctionnait le jeu.

Allez, Lex ! Tu ne vas pas laisser ce sombre mec raspoutinien te battre !

Les gouttes de sueur étaient comme autant de perles de lave sur son visage alors qu’il tentait farouchement de résister à la pression de ce bras rival. Autour d’eux, bourdonnaient les encouragements, les rires gras et une musique de plus en plus étourdissante. Il régnait dans l’atmosphère une ambiance de caserne tchétchène et cela lui rappela, l’espace d’un instant, ses premiers souvenirs chez les U.S Marines.

Seigneur ! Il en avait eu des adversaires, des coriaces, des brutes, des fourbes… ce n’était pas ce Sergueï à moitié ivre qui prendrait l’avantage sur lui !

Avec une réserve de force qu’il avait pris le soin de dissimuler à son rival, Lex parvint à prendre l’avantage sur l’ex-spetsnaz et à faire ployer son bras sur le côté, si énergiquement que cela provoqua un bruit sec sur la table en interloquant la plupart des témoins.

Sergueï Protasov, qu’on connaissait pour ses démonstrations de virilité prodigieuses, avait été lamentablement battu pour une rose.

Une pluie d’exclamations surprises se déversa soudain autour de la table, un grognement d’humiliation, mêlé à de la douleur, perça cette bruine bruyante, alors que Xenia retenait aussi difficilement son souffle que le vainqueur aux yeux de feu.

— Je crois que tu as trouvé un adversaire à ta taille, Sergueï… comme quoi, rien n’est impossible, fit remarquer Dimitri, un soupçon railleur.

Essoufflé tel un bœuf, le perdant décocha à son beau-frère un regard qui l’aurait littéralement abattu au sol si cela avait été possible, puis reporta son attention sur son adversaire américain. Une veinule avait éclaté dans l’un de ses yeux gris et le sang entachant le blanc de l’œil accentua la sauvagerie de son regard sibérien.

Si Lex lui en donnait le motif, cette bête arrogante et assoiffée de violence se ferait une joie de le tuer.

La pluie d’exclamations cessa soudain et seule la musique de l’orchestre ceignit pour un instant la foule rassemblée autour de la table à laquelle s’était joué le bras de fer.

Transformée en statue de sel, Xenia demeurait stoïque en appréhendant silencieusement l’issue de cette rencontre musclée, lorsqu’enfin, la voix de Sergueï perturba l’immobilisme régnant :

— Ksioucha, donne à cet homme ce qu’il désire.

La jeune femme sursauta quand, une fois encore, les deux billes d’ambres magiques vinrent retrouver ses yeux pour fourrager son âme aussi sûrement que le regard d’un écrivain omniscient, qui connaît par avance toutes les pensées de ses personnages et les dirige selon ses propres volontés.

Avec le sentiment de n’être qu’une marionnette dénuée de toute volonté personnelle, la danseuse étoile se mit à agir comme si ce regard cuivré le lui dictait par une force mystique. Méticuleusement, elle détacha de son chignon l’une des roses bleues parfumées qui y étaient piquées, libéra sans le vouloir une petite mèche de cheveux noirs, qui encadra soudain merveilleusement son visage de poupée slave, puis la lui tendit dans un geste gracieux.

Tous les regards se rivèrent à cette rose, à cette main délicate et neigeuse, magnifiquement tendue vers cet inconnu à l’air patibulaire.

Le souffle court, les tempes assourdies par les battements d’un cœur trop farouche, Lex examina lui aussi ce tableau d’une beauté inouïe, cette main, cette rose, ce bras, puis cette femme époustouflante. On aurait dit qu’une princesse des temps perdus avait traversé les siècles, les fantasmes, pour s’incarner devant ses yeux et lui offrir le plus précieux des trésors.

Cette rose était son Saint-Graal.

Avec la réserve de force qu’il lui restait, Lex leva à son tour son bras et alla cueillir dans la paume tiède de cette main angélique la rose bleue de Xenia Protasova. Dans ses mouvements, les extrémités de ses doigts vinrent effleurer sa peau fragile, la taquinèrent l’espace d’une seconde.

Ce touché sembla brûler la ballerine, car elle rétracta vivement son bras pour le ramener à elle, puis effectua un pas en arrière dans un réflexe d’évasion. Tous écarquillèrent les yeux et pour justifier ce mouvement un peu précipité, elle laissa entendre, d’une voix un peu sèche, que ce qui venait de se dérouler n’était qu’immaturité :

— Vos jeux de grosses brutes m’ont lassée. Si vous le voulez bien, je monte me coucher.

Puis, avec un ultime regard pour l’homme qui l’avait si magistralement bouleversée au cours de la soirée, elle s’en alla en laissant le reste de l’assistance grisée par son parfum poudré.

Cendrillon prenait une seconde fois la fuite.

Mais au fond de lui, Lex savait qu’il la reverrait bientôt.

Elle va me revenir.

Chapitre 4

LITTLE ODESSA, NEW-YORK

QUINZE HEURES PLUS TARD

— Tu n’arrêtes pas de regarder la fenêtre depuis ce matin, Aliocha. Qu’est-ce que tu attends comme ça ? s’inquiéta une voix féminine en langue russe.

Il n’y avait que sa mère pour le surnommer Aliocha, diminutif russe d’Alexeï.

Hissé derrière les hautes fenêtres du salon de la maison familiale, celles qui donnaient directement sur la rue principale du quartier, l’interpelé tourna la tête vers sa mère et haussa les épaules, l’air de dire qu’il n’y avait aucune inquiétude à avoir.

— Rien.

— Il attend une femme déjà mariée, qui pourrait lui causer de sérieux soucis si jamais elle décidait de venir, intervint fortement Youri depuis le centre d’une petite cuisine tapissée de papier peint fleuri, où il était affairé à régler son nouveau caméscope à l’abri des regards de son frère aîné et de sa mère.

— Mmm… je savais bien que tu rencontrerais une fille à votre soirée du Nouvel An… je l’ai lu dans mes cartes. Elles disaient que c’était sérieux… je n’aurais pas dû te laisser accompagner ton frère.

Visiblement, cette éventualité n’était pas pour plaire à Nadejda Lenkov, célèbre dans tout le quartier pour être aussi possessive et protectrice qu’une mère louve envers ses petits, quel que soit leur âge.

— Tu sais bien qu’Alexeï m’était indispensable pour décharger mon camion et installer le buffet, plaisanta Youri, sans parvenir à faire sourire leur mère à distance.

— Pourquoi tu lui as donné mon adresse ? renchérit cette dernière, accusatrice. Si elle est mariée, tu penses vraiment que je vais transformer ma maison en garçonnière afin que vous puissiez faire vos trucs ?

— Maman, tu n’y es pas du tout, assura Lex en s’éloignant de la fenêtre pour la rejoindre sur son vieux canapé moutarde et marron des 70’s.

Sa mère, une quinquagénaire aux yeux pâles, d’une clarté si forte que les regarder trop longuement donnait la migraine, arbora une moue dubitative. Même avec cette grimace qui approfondissait ses rides, elle restait la belle femme blonde, svelte et grande qui avait connu tant de succès dans sa jeunesse. Son visage gardait encore la délicatesse des petites matriochkas typiques de la Russie alors que son corps exsudait toujours d’une énergie communicative, à laquelle nul n’était insensible.

— Non, il aura la décence de prendre une chambre d’hôtel, ajouta Youri, un rire dans la voix.

— J’espère que les cartes se sont trompées et que ce sera passager, Aliocha. Je n’aime pas savoir que mes fils s’immiscent dans les ménages des autres. Déjà que tu me causes beaucoup de soucis avec ton métier…

Quand ce dernier avait eu dix-huit ans et lui avait appris qu’il s’était s’engagé chez les U.S marines, sans même la consulter, Nadejda en avait été profondément perturbée, comme si un séisme l’avait secouée de l’intérieur. Bien sûr, elle avait toujours su qu’il s’orienterait vers l’armée, cette grande famille solide et dure, qui lui offrirait cette discipline paternelle dont il avait toujours été privé dans son enfance, mais quand les évènements se réalisaient, on n’y était jamais vraiment préparé.

Après douze ans de service, ses craintes de perdre son fils adoré ne désenflaient pas, même s’il n’était plus sensé partir en opération extérieure depuis qu’il s’occupait d’instruire les nouvelles recrues. Mais n’était-ce pas le rôle d’une mère que de s’inquiéter jusqu’à la dernière seconde pour sa progéniture ? C’était ce que Nadejda pensait, d’autant plus que la distance géographique à laquelle le métier de son aîné les contraignait ne faisait qu’exacerber ses angoisses et ses envies de contrôler son existence. Quand ils étaient loin l’un de l’autre, seuls son pendule et ses cartes parvenaient à lénifier les peurs que son Aliocha lui procurait, un peu comme si cette façon peu conventionnelle, à la fois mystique et instinctive, d’entrer en contact avec lui l’aidait à mieux cerner son quotidien.

— Maman détestera toujours ton métier, mais ne peut s’empêcher de t’admirer en même temps, lança Youri, qui sortit de la cuisine et balaya du regard toutes les photos accrochées aux murs du salon, lesquelles représentaient pour la majorité son fils aîné en tenue de sortie des marines ou de combat.

En effet, Lex était sa fierté, sa gloire. Si son tempérament naturel et ses aspirations personnelles l’avaient d’abord poussé à intégrer la U.S Marine Corps, elle savait aussi que c’était pour mieux l’aider financièrement et surtout, pour éviter le chemin criminel vers lequel son oncle paternel voulait le pousser alors qu’il n’était qu’un adolescent bagarreur, promu à une belle carrière de boxeur à la solde de la mafia locale.

Lex voulut ajouter quelque chose lorsque la sonnerie de l’entrée les interpela tous les trois.

— C’est peut-être Olga, j’ai rendez-vous avec elle pour acheter du tissu.

Nadejda aimait confectionner ses vêtements et ne portait que des longues jupes, des chemisiers et des gilets sans manches en laine. Malgré l’argent que lui donnaient régulièrement ses fils, elle ne voulait pas succomber à la fantaisie.

Dans un bond énergique, la quinquagénaire quitta le canapé et s’orienta vers la porte d’entrée. Les Lenkov vivaient dans une petite maison de deux étages, pourvue de quatre pièces et décorée avec une profusion d’objets russes. Lex avait souvent insisté pour déménager, suggérant à sa mère une maison dans une banlieue aisée, mais elle avait catégoriquement refusé. Nadejda tenait dur comme fer à Little Odessa, à sa clientèle qui y vivait et au restaurant-traiteur russe que Youri gérait.

Elle avait déjà quitté l’Oural trente ans plus tôt et ne comptait plus déménager à nouveau, surtout après tant d’années d’acclimatation. Sa Russie, si loin et si regrettée, elle la flairait un peu dans ce quartier populaire, à travers les dialectes voisins, ce qu’elle ne trouverait pas dans une parfaite banlieue américaine, tout droit sortie d’un spot publicitaire.

Lex pouvait donc aller se faire voir avec ses propositions et cela pour toujours, car Nadejda savait se montrer d’une obstination forcenée quand elle avait fait un choix.

Lorsqu’elle ouvrit la porte d’entrée, ses fils l’entendirent s’exclamer dans son anglais très chantant, dont le fort accent russe était à couper au couteau :

— Oh, bonjour ! Je ne vous connais pas, vous ! Seriez-vous l’enquêtrice qui ne cesse de m’appeler pour évaluer les activités du quartier ?

Intrigués, Lex et Youri tendirent l’oreille et écoutèrent la réponse :

— Non, je… je suis venue voir Alexeï Lenkov. Il m’a dit que je pourrais le trouver ici. Vous êtes bien Nadejda Lenkova, sa mère ?

Cette voix.

Douce et assurée, mâtinée d’un accent tout aussi tonique quand elle s’exprimait en anglais.