Zéralda - Jean-Claude Devèze - E-Book

Zéralda E-Book

Jean-Claude Devèze

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Beschreibung

À travers les carnets intimes de Jean Breton, "Zéralda" rassemble soixante-dix ans d’existence entre l’Algérie et la France, tissant un lien profond entre mémoire personnelle et histoire collective. Son témoignage débute avec la mort héroïque de son lieutenant en 1944 à "Zéralda", alors qu’il tentait de le sauver de la noyade, et s’achève lors des attentats de 2015 au Petit Cambodge, où Jean Breton a sacrifié sa vie pour protéger ses petits-enfants. Entre ces deux événements marquants se déploie une fresque humaine riche en transmissions, en sacrifices et en résilience, explorant la richesse et la complexité des relations interpersonnelles. Ces notes quotidiennes mettent en avant des thèmes universels, tels que le devoir, la mémoire et la responsabilité, tout en interrogeant notre humanité face aux tragédies du passé et aux défis du présent.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ingénieur agronome, Jean-Claude Devèze a centré sa vie professionnelle sur le développement rural en France et en Afrique. Militant engagé au Pacte civique, à Démocratie & Spiritualité, aux Convivialistes et à l’Archipel des Confluences, il poursuit sa réflexion sur les grands enjeux de société. Auteur prolifique, il a signé plusieurs essais marquants, notamment Le réveil des campagnes africaines et Défis agricoles africains chez Karthala, ainsi que des ouvrages engagés chez Chronique sociale, tels que "Pratiquer l’éthique du débat et Vers une civilisation-monde".

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Seitenzahl: 229

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Jean-Claude Devèze

Zéralda

© Lys Bleu Éditions – Jean-Claude Devèze

ISBN : 979-10-422-5423-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

– Le réveil des campagnes africaines, Karthala, 1996.
– Défis agricoles africains (dir.), Karthala, 2008.
– Devèze Jean-Claude, de Foucauld Jean-Baptiste (dir.), Penser, agir, vivre autrement en démocratie, le Pacte civique : inventer un futur désirable pour tous, Chronique sociale, 2013.
– Citoyens, impliquons-nous, (re)prenons le pouvoir, Chronique sociale, 2015.
– Devèze Jean-Claude, de Foucauld Jean-Baptiste, Guilhaume Pierre, Relever le défi démocratique face à un monde en mutation, Chronique sociale, 2017.
– Pratiquer l’éthique du débat, le défi de la délibération démocratique, Chronique sociale, 2018.
– Citoyens-médias, interagissons, un regard croisé sur le journalisme, Édilivre, 2019.
– Vers une civilisation-monde alliant culture, spiritualité et politique, Chronique sociale, 2020.
– 12 enjeux pour un devenir commun, Chronique sociale, 2022.
– Coconstruire un devenir commun, Chronique sociale, 2024.

À ma famille.

Pour faciliter la lecture, il est proposé à la fin de l’ouvrage une présentation généalogique des familles Breton et Kebli ainsi qu’un glossaire.

Photo de Lucien Isaac-Devèze, mort à Zéralda,

dont le nom de résistance était François Barbier

et le nom dans Zéralda est Lucien Barbier.

Ce qu’on apprend au milieu des fléaux (c’est) qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

Albert Camus, La peste

Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres.

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique

Il n’y a pas de plus grande preuve d’amour que de donner sa vie pour son prochain.

Jean, XV, 13

Je fais ce que je nous dois de faire dans l’épreuve que nous traversons et qui est la rançon de notre avenir…

Lettre d’Algérie de Lucien Barbier (né Lucien Isaac-Devèze)

Liminaire

Notre grand-père, Jean Breton, est mort au Petit Cambodge le 13 novembre 2015. Il nous avait invités à dîner avec nos conjoints à ce restaurant qui était proche de nos domiciles. Nous l’avions senti grave et lui avions demandé pourquoi. Il nous avait alors parlé des attaques islamistes en France qui le préoccupaient depuis longtemps et encore plus depuis les attentats en janvier à Charlie Hebdo et dans une supérette kasher.

Nous finissions de dîner quand nous l’avons vu se lever et se diriger vers deux hommes armés de kalachnikovs qui ont commencé à tirer. Son acte nous a sauvé la vie, nous laissant le temps de plonger sous la table. Cette mort prend tout son sens si elle est resituée par rapport à la mort de son lieutenant qui avait affronté les dangers de la mer pour secourir deux de ses soldats en 1944 à Zéralda, dont lui.

À l’été 2013, quand nous nous étions retrouvés en famille à Bormes-Les-Mimosas, il nous avait confié à tous les deux qu’il écrivait régulièrement dans des carnets personnels. Il souhaitait que, après sa mort, sa famille les lise et décide de ce qui devait être éventuellement diffusé plus largement.

Nous nous sommes retrouvés à Bormes cet été pour les lire et en extraire les passages que nous avons retenus pour publication, consultant nos conjoints, nos parents, notre tante Anne et son mari Abdel. Nous avons décidé de les proposer pour publication à un éditeur, celui de notre père. Il a accepté et nous a aidés à présenter d’une façon qui nous semble adaptée les extraits de ces carnets reflétant le récit d’une vie riche et ouverte sur autrui comme sur le monde.

Nous avons décidé de commencer la publication au jour de la tragédie de la mort de son lieutenant, Lucien Barbier, à Zéralda et de garder ensuite ce qui nous semblait important comme témoignage de sa vie personnelle et familiale, de ses souvenirs d’Algérie, de ses engagements politiques, associatifs et religieux.

Avec l’autorisation de Jean-Claude Desliens, fils de Lucien Barbier, nous avons inséré à la fin leur échange de lettres qu’ils ont eu peu avant sa mort. Enfin, vu l’importance des liens tissés entre notre famille et celle de son ami kabyle Ahmed Kebli, nous avons demandé de rédiger une postface à sa femme, Badia, à ses deux enfants, Mourad et Fatima, à sa petite fille, Houria.

Les carnets de notre grand-père nous ont aidés à mieux percevoir d’où nous venons et à nous interroger sur le sens de nos propres vies. Nous espérons que vous, lecteurs, trouverez dans ce témoignage sans masque ce que vous cherchez dans vos rencontres avec un Autre différent.

Le 2 novembre 2016,

Martin et Blandine Breton

En Algérie

Zéralda, minuit, 2 mars 1944

Je suis aux arrêts de rigueur pour huit jours dans une cellule. Avec mon camarade Pédro, j’ai provoqué la mort de Lucien Barbier, notre lieutenant, en lui désobéissant. Je n’arrête pas de ressasser ce qui s’est passé ce matin. Il faut que je l’écrive pour essayer d’éloigner ce cauchemar.

Nous venions de terminer nos exercices d’entraînement au combat sur la plage quand certains membres de notre commando, en sueur, eurent envie de se baigner. Un camarade, Pédro, demanda à notre officier s’ils pouvaient se baigner. Il nous autorisa, nous demandant de ne pas nous éloigner, des courants pouvant nous entraîner au large.

Sans attendre, une dizaine d’entre nous se déshabillèrent et se mirent à l’eau. Je les suivis, jouant à nous asperger et à nous faire tomber. Au bout d’un moment, avec Pédro, nous eûmes envie de nager et nous nous éloignâmes du rivage.

C’est alors que, voulant revenir, je sentis que le courant était trop fort et que je n’arrivais pas à rentrer. En outre, de petites vagues me faisaient boire de plus en plus la tasse. Je paniquais, sentant mes forces s’épuiser. J’étais prêt à sombrer quand une barque de pêcheurs du coin me sauva.

On me fit recracher sur le sable l’eau de mer ingurgitée. Reprenant mes esprits, je demandai à ceux qui m’entouraient ce qu’était devenu Pédro. Ils me dirent qu’il avait été ramené sur la plage par notre lieutenant et qu’un troisième imprudent était arrivé à se débrouiller pour revenir sur la plage.

Je sentis aussitôt que quelque chose n’allait pas. Je regardai la mer et je vis que la barque continuait à voguer là où j’avais été repêché. C’était mon lieutenant qu’elle recherchait.

Je ne me souviens plus bien de ce qui s’est passé après, sinon que j’ai croisé le regard sombre du frère de mon officier ; celui-ci m’avait dit le matin même, alors que je lui ramenais ses chaussures cirées, qu’il devait déjeuner avec son frère Gilbert qu’il n’avait pas vu depuis deux ans.

Étant son ordonnance, je connaissais quelques bribes de sa vie, en particulier qu’il avait à Lyon une femme et un garçon d’un an. Engagé dans la Résistance, il avait dû fuir au moment de l’invasion de la « zone libre » et était arrivé à rejoindre les troupes d’Afrique du Nord où il venait de prendre en main notre commando pour nous préparer à débarquer en France. Cette nuit, je pense à eux. Que leur dire si un jour je rencontre sa famille ? Que c’est par ma faute qu’il est mort !

Zéralda, 4 mars 1944

Ce matin, nous avons rendu les honneurs à notre lieutenant avec toute notre compagnie des commandos d’Afrique. C’est la première fois que je sorte de mes arrêts de rigueur et que je me retrouve avec mes camarades. Le capitaine a prononcé quelques mots et lu ses citations, la dernière portant sur son héroïsme pour nous sauver. Notre aumônier nous a demandé de prier pour lui, pour sa famille et pour tous les morts causés par la guerre. J’ai été très ému quand a retenti la sonnerie aux morts et je n’ai pas été le seul à verser des larmes.

J’en ai un peu plus appris sur le courage de Lucien Barbier dans des combats lors de l’invasion de la France en 1940 et de la récente campagne de Tunisie et sur les circonstances de sa disparition en mer. Ce que j’ai compris, c’est que, après avoir réussi à sauver Pédro, il était reparti pour me repêcher et qu’il avait disparu sans que la barque le retrouve.

Dans ma cellule, je ressasse le triste constat que c’est par ma faute qu’il est mort. J’ai pu en parler après les hommages à Lucien Barbier avec notre jeune aumônier, Henri, qui est venu me rendre visite. Ce dernier m’a rappelé que Dieu avait donné sa vie pour chaque homme, y compris pour les larrons et ceux qui font des conneries comme moi ; nous sommes appelés à vivre avec nos blessures et nos pesanteurs. C’est à moi de trouver ma voie dans cette vie qu’il m’a préservée le 2 mars, suivant l’exemple de notre officier qui a donné la sienne pour une cause qui le dépassait.

Je lui ai dit que j’avais honte de raconter à mes parents ce qui s’était passé et que je n’osais pas, depuis le drame, leur téléphoner. Il m’a demandé leur adresse à Alger pour qu’il puisse aller les voir, mais il a aussi insisté pour que je leur raconte tout ce qui s’était passé.

Je lui ai fait part de mon malaise vis-à-vis du capitaine de la compagnie. Je ne l’ai pas revu en tête à tête depuis qu’il m’a convoqué le 2 mars après-midi pour m’annoncer qu’il me mettait aux arrêts. Henri m’a dissuadé de demander une nouvelle affectation dans une autre compagnie, car tout se saurait dans ma nouvelle unité et qu’il fallait avoir le courage d’affronter la situation, courage qu’il faudrait avoir au combat avec mes camarades avec qui nous serions encore plus liés après cette tragédie vécue ensemble. Le seul qui m’ait manifesté de la sympathie alors que je regagnais la cellule où je suis aux arrêts est Ahmed Kebli, un camarade kabyle qui commence comme moi des études de médecine.

Je me suis confessé ; Henri m’a proposé comme pénitence de faire dire une messe chaque 2 mars de ma vie en mémoire de mon lieutenant et pour sa famille.

Cette visite m’a fait du bien ; elle m’a fait prendre conscience que ce drame m’avait fait passer à l’état adulte, un adulte qui aurait toute sa vie à expier cette faute en étant à la hauteur de l’exemple de son chef.

Alger, 15 mars 1944

Je suis dans ma chambre rue Trollier, prenant des notes sur ma table de travail. Mes parents m’ont accueilli comme d’habitude ce matin pour cette première permission après la tragédie de Zéralda.

Nous n’en avons pas parlé après le déjeuner, mon père étant allé faire sa sieste comme d’habitude. Par contre, il a abordé ce sujet qui m’obsède après le dîner en indiquant que mon aumônier était venu leur rendre visite avant-hier. Il avait juste demandé si je leur avais dit que j’avais failli me noyer à Zéralda. Mon père lui avait alors indiqué que je leur avais téléphoné très troublé par la mort de mon officier.

Sachant mes parents au courant, je leur ai raconté ce que je savais du drame et de ma responsabilité dans cette mort absurde de Lucien Barbier que j’admirais. Je leur ai aussi avoué que, depuis, j’avais du mal à dormir. Après un long silence, ma mère m’ayant pris la main, mon père prit la parole ; je me souviens en particulier de cette phrase : Ta vie sera, je l’espère, longue et heureuse, féconde et riche de rencontres qui te feront avancer en sagesse et fraternité. Que le souvenir du sacrifice de ton lieutenant t’inspire et te serve d’exemple.

Il ajouta ensuite que l’aumônier lui avait dit que nous allions partir prochainement pour l’Italie où se réunissaient les troupes qui allaient débarquer dans le sud de la France et qu’il souhaitait me parler d’un drame qui avait marqué sa vie : sa mère, ma grand-mère que je n’avais pas connue, était morte en le mettant au monde.

Il a alors évoqué le mariage de mon grand-père avec la fille d’un notable musulman. Son père, jeune inspecteur des impôts, avait été affecté à Mostaganem dans un bureau dirigé par un vieux fonctionnaire imbu de son pouvoir vis-à-vis de ceux qu’il appelait les indigènes ; celui-ci avait pris en grippe le père de ma grand-mère et lui imposait des amendes injustifiées. Mon grand-père intervint auprès de lui pour faire cesser ses brimades injustes, ce qui le fit très mal noté ; il demanda alors à Oran une inspection de leur perception, ce qui aboutit à une mise en retraite anticipée de son chef.

Ayant appris par le gardien chargé de l’entretien de la perception ce qui s’était passé, mon arrière-grand-père invita mon père chez lui où il fit la connaissance de sa fille Ourdhia. Mon père ne put en dire plus sur l’histoire d’amour de ses parents, car son père semblait incapable de revenir sur des souvenirs trop douloureux sur celle qui fut l’amour de sa vie. Mon grand-père ne s’étant jamais remarié, il était resté son fils unique.

Quant à la façon dont mes parents se sont rencontrés quand mon père fut affecté, jeune, en tant qu’inspecteur à la perception de Belcourt, rue de Lyon, je sais juste que son directeur était le père de ma mère. Le côté peu démonstratif de mon père n’est-il pas lié à la façon dont il a été élevé par mon grand-père ?

Hôpital de Marseille, 31 août 1944

Je retrouve du temps et du calme pour écrire dans ce carnet, dans cette chambrée d’hôpital où se retrouvent des blessés légers. J’ai juste eu mon mollet coupé par le rebord de la jeep quand celle-ci s’est renversée sur une petite route sinueuse entre Toulon et Marseille.

Comment ai-je vécu ce débarquement sur les côtes de Provence ? J’ai été heureux de libérer une mère patrie que je connais mal et de l’accueil chaleureux des populations sur notre passage. Sinon, comme lors de la libération de l’île d’Elbe, j’ai fait ma part sans éclat particulier, me sentant bien préparé par nos entraînements et solidaire de notre commando. Comme nous n’avons pas de famille proche en France, j’étais juste passé à Marseille durant l’été 1938 avec mes parents qui étaient allés effectuer une cure à Vichy.

Je viens d’écrire à mes parents pour leur dire que j’allais bien et que j’espère qu’un bateau pourra me permettre de venir chez eux pour ma convalescence. Le médecin qui me suit m’a donné peu d’espoir de rentrer à Alger, les liaisons régulières entre la métropole et l’Algérie n’étant pas rétablies et pas près de l’être, vu la nécessité de consacrer tous les moyens à une guerre que nous devons gagner le plus rapidement possible contre un ennemi encore redoutable.

J’ai la chance d’avoir comme voisin de lit mon camarade Ahmed qui s’est fracturé la jambe quand notre jeep s’est renversée. Nous nous sommes engagés ensemble dans les commandos alors que nous étions en première année de médecine. Nous nous connaissions mal alors, les rares étudiants indigènes restant à part.

Comme il habitait aussi Belcourt, nous avions échangé un soir sur le trajet et parlé de la guerre et de notre rôle possible. Il m’avait juste dit que son père pensait que ce n’était pas sa place d’aller défendre une patrie qui était celle de leur colonisateur. Ce mot m’a frappé, mais je n’ai pas réagi, n’ayant jamais envisagé la situation en Algérie sous cet angle. Nous en avons reparlé en déjeunant hier. Si j’ai bien compris, il a décidé de s’engager malgré les réticences de son père pour défendre un pays qui lui permettait de faire des études et qui luttait contre les forces du mal nazies.

Pourquoi je me suis engagé ? Par atavisme familial au service de son pays ? Par prise de conscience de la nécessité de combattre le nazisme et le régime de Vichy ? En souvenir de mon grand-père paternel qui fut blessé et décoré à la Grande Guerre ? Pour devenir un héros ?

Hyères, 2 septembre 1944

J’ai quitté l’hôpital, y laissant Ahmed plus gravement blessé que moi. Il a eu hier une injection de pénicilline, un nouveau médicament venu d’Amérique qui jugule les infections comme la gangrène qui menaçait sa jambe. J’ai rejoint ce soir avec un autre blessé une maison de convalescence près d’Hyères.

Avant de nous quitter, nous nous sommes juré avec Ahmed de reprendre ensemble nos études de médecine. Pendant notre conversation, notre infirmière, Christiane est passée. Elle m’a fait un sourire, ce qu’Ahmed a remarqué. Il m’a blagué et m’a dit avoir noté que je la suivais des yeux dès qu’elle pénétrait dans notre chambrée. Je lui ai avoué que je l’avais repérée quand une ambulance nous avait récupérés après notre accident. Elle a une belle queue de cheval, des taches de rousseur, un beau sourire et des yeux rieurs.

Je lui ai ensuite demandé s’il avait une amoureuse. Songeur, il m’a répondu que ses parents avaient décidé de le marier avec une lointaine cousine, Badia, qui porte le même nom que lui ; celle-ci, sur la recommandation des pères blancs, avait pu rejoindre en première Sainte Elizabeth à Alger, une institution tenue par des sœurs. Ses parents allaient la chercher souvent le dimanche, sa famille étant à Tizi Ouzou. Le mariage doit être célébré quand Badia aura dix-huit ans et obtenu son baccalauréat comme elle le souhaite.

Il a ajouté qu’il avait la chance de pouvoir se marier avec une personne qu’il connaissait déjà et dont il appréciait le calme, la modestie, mais aussi la volonté de faire respecter ce qui lui semblait important dans sa vie. Je l’ai blagué à mon tour, lui demandant si cela suffisait pour s’aimer une vie entière. Après un long silence, sa réponse a été que le plus important dans un couple était la capacité et la volonté de cheminer ensemble pour affronter les aléas de la vie.

En m’accompagnant à l’ambulance avec les brancardiers, Christiane m’a dit qu’elle rentrerait à Alger dès que possible pour aider sa mère à soigner la sienne qui était malade. Rougissante, elle m’a avoué qu’elle voulait aussi fuir le médecin du régiment, à la fois brutal avec les malades et harceleur avec les femmes et qu’elle avait donc demandé de rester affectée à l’hôpital où elle était venue pour temporairement compléter les effectifs vu l’afflux de blessés. Elle m’a fait une bise et souhaité bonne chance.

Strasbourg, 10 février 1945

Ce matin, nous avons eu une prise d’armes place Kléber en présence du général de Gaulle. Celui-ci a décoré le drapeau de notre régiment disant d’une voix forte que ces soldats venus d’Algérie avaient bien mérité de la patrie depuis le débarquement en Provence.

J’ai pensé aux absents, à Lucien Barbier, mort pour la France à Zéralda et à tous mes camarades morts ou blessés, en particulier à Pédro tué au combat il y a une semaine ; je suis le seul rescapé maintenant de notre désobéissance fatale.

Je ne me sens pas à la hauteur de tous ces héros qui ont rejoint Londres ou résisté dans les maquis ; cela me fait réfléchir à ce qu’il pourrait se passer en Algérie après la guerre si d’anciens combattants indigènes se soulevaient. Des conversations avec Ahmed à l’hôpital de Marseille et ces derniers jours m’y font repenser ; il y avait évoqué les réticences de son père à ce qu’il s’engage dans l’armée française, lui confiant avoir souffert de discriminations vis-à-vis des troupes indigènes lors de la Grande Guerre.

Lorsque j’avais interrogé Ahmed sur ses origines, il m’avait dit que son père, blessé à Verdun, avait pu rentrer en 1919 dans l’administration comme facteur à Tizi-Ouzou, puis à Alger. Allant souvent au berceau de sa famille paternelle et maternelle à Beni Yenni, il avait été frappé par la pauvreté de la plupart des familles de ce village perché. Il avait de nouveau employé le mot de colonisation pour expliquer une situation qui laissait dans la misère trop de ses proches.

Je n’avais pas relevé cette fois encore, laissant planer un long silence. Ce mot – colonisation – me hante. Je suis bien obligé de reconnaître que la conquête de l’Algérie a été une colonisation et que les Arabes et Kabyles sont pour leur grande majorité dans une situation inférieure aux Européens. Ahmed m’avait raconté la chance qu’il avait eue d’aller à l’école où un instituteur l’avait repéré et aidé à entrer au lycée au Tizi Ouzou ; par la suite, ses bons résultats scolaires lui avaient permis de s’inscrire en médecine.

Pour m’éloigner des sombres pensées sur les horreurs de la guerre et sur l’avenir de l’Algérie, je repense à Christiane. Je n’ai pas osé lui écrire et je n’ai pas son adresse. Je pourrais la demander à un de ses cousins qui est dans ma compagnie et qui s’appelle Palmade comme elle.

Ahmed, qui nous a rejoints, reçoit régulièrement du courrier de Badia comme je peux le constater quand le vaguemestre appelle nos noms. Nous continuons nos conversations, préférant parler de ce que nous allons faire à notre retour en Algérie que des horreurs de la guerre ; il est persuadé que la situation actuelle de domination en Algérie d’une communauté sur l’autre va devoir changer.

Alger, 15 septembre 1945

Nous avons été à la plage de Fort-de-l’Eau aujourd’hui. Nous allons souvent sur cette plage qui n’est pas loin d’un club hippique où il m’arrivait de monter à cheval ; les parents de ma mère ne nous ont pas accompagnés comme avant la guerre, étant décédés juste avant mon retour dans un accident de voiture à Guyotville. J’ai pris mon premier bain de mer depuis ma démobilisation, bain qui m’a laissé l’impression que je me lavais de toutes les épreuves de la guerre et que les derniers soleils de l’été me redonnaient des forces.

La journée avait été belle, mais un incident est venu la troubler. Au moment où nous quittions la plage, un jeune d’une bande d’indigènes jouant au foot s’était ouvert le bras sur un tesson de bouteille en voulant récupérer leur ballon sur un remblai d’une villa. J’ai aidé mon père à le prendre en charge ; il l’a conduit aux urgences à Maison-Carré avant que nous rentrions à Belcourt.

J’ai eu avec mes parents après le dîner une discussion sur mon avenir. Démobilisé, je me suis réinscrit en Fac pour continuer mes études de médecine. Ma mère n’a pu s’empêcher de dire qu’elle espérait que j’allais me marier et qu’elle aimerait avoir des petits enfants. Je sais qu’elle souhaitait avoir plusieurs enfants et qu’une incompatibilité de rhésus avec mon père l’en avait empêché. Elle avait reporté son affection pour les enfants en leur faisant le catéchisme dans le cadre de notre paroisse Saint Bonaventure. Je n’ai pas évoqué avec eux Christiane dont je n’ai pas de nouvelles.

Au cours du voyage de retour en bateau sur le Ville d’Alger, j’ai pu avoir une longue conversation avec notre aumônier, Henri. Depuis Zéralda, nous nous sommes souvent vus. Je lui ai servi la messe à diverses occasions quand nous nous retrouvions dans le même village reconquis après de plus ou moins durs combats. J’ai pu aborder en toute franchise avec lui mes interrogations sur ma foi en un Dieu censé tout puissant, mais qui semble laisser le mal et les guerres se perpétuer. Il m’a renvoyé à nos responsabilités personnelles et collectives dans ce qui ne va pas sur Terre, nous qui ne sommes pas parfaits, mais appelés à aimer envers et contre tout pour ainsi combattre le mal.

Henri m’a confié que, à l’issue de la première année de noviciat chez les jésuites, il avait pris un mois seul pour réfléchir à sa vocation au monastère de Notre-Dame des Neiges. Il fabriquait le fromage de l’abbaye avec un vieux moine taiseux, sauf quand il parlait de ses vaches. Ce dernier l’avait juste invité à prendre le temps de ruminer sur le sens qu’il voulait donner à sa vie. Lui qui aimait les études qu’il avait commencées en Fac de lettres à Alger s’est senti prêt à les poursuivre au sein de la Compagnie de Jésus pour devenir aumônier d’étudiants.

Nous avons surtout parlé de la guerre que nous venions de vivre. Au-delà de sa tristesse pour tant de souffrances inutiles, il m’a dit espérer que, une fois que nos vies auront repris un cours normal, nous serions capables de faire prévaloir le meilleur de la nature humaine, notre soif de paix, de vérité et de justice, notre capacité à dialoguer et à nous comprendre, notre créativité pour construire un monde meilleur, et ce d’abord en Algérie.

Je retiens surtout de nos échanges le mot vocation qui me hante depuis. Pourquoi je veux devenir médecin ? Est-ce juste parce que je veux rendre service à des malades ? Est-ce parce que notre dévoué médecin de famille est un modèle pour moi ? Est-ce parce que cela permettra de bénéficier d’une situation sociale considérée ? Est-ce que cela me permettra de fonder une famille avec Christiane ? Son cousin m’a donné son adresse, mais je n’ai pas encore osé lui écrire.

Alger, le 3 juin 1947

Je poursuis assidûment mes études de médecine. Durant six mois, je suis trois jours par semaine en stage à l’hôpital Mustapha. Ce matin, j’ai demandé au patron du service de pédiatrie de m’échapper pour aller à la caserne Marguerite juste en face de l’hôpital ; c’est là que j’ai appris à monter à cheval sur l’une des montures de la compagnie de spahis.

À 13 ans, j’avais participé à un concours hippique organisé dans la grande carrière au milieu de la caserne. J’avais gagné la coupe du Racing universitaire d’Alger, faisant zéro faute alors que mon cheval, Harab, connaissait déjà le parcours ; un camarade de club l’avait déjà monté, mais, voulant faire un bon temps, il avait viré trop sec et fait une faute sur l’oxer. Le problème s’étant réglé je ne sais comment, j’avais reçu avec retard la coupe qui trône toujours dans ma chambre.

J’ai retrouvé à la petite carrière du haut de la caserne le capitaine Moreau qui, jeune retraité, avait pris la responsabilité de maître de manège du club hippique de la caserne il y a une dizaine d’années. Il houspillait ce jour-là une dizaine de jeunes adolescents, leur demandant de serrer les jambes et de veiller à leur équilibre alors qu’il leur faisait sauter un obstacle.

Il m’a accueilli avec gentillesse, me demandant si j’allais continuer à pratiquer l’équitation, ce qui n’était pas a priori dans mes priorités. C’est alors qu’il m’a dit qu’il y avait un concours hippique dans trois jours à Médéa et qu’il me proposait de monter Ibar, un bon cheval qu’il fallait bien tenir en main. Je ne sais pas pourquoi j’ai accepté.

Alger, le 6 juin 1947

Dure journée. Nous nous sommes levés tôt avec mes parents pour monter à Médéa et arriver au terrain du concours hippique à 11 h. Comme je viens juste d’avoir mon permis de conduire, mon père préfère ne pas encore me confier sa Quatre chevaux. J’ai retrouvé le capitaine Moreau qui m’a aussitôt fait monter Ibar et sauter quelques barres pour que je me familiarise avec ma nouvelle monture. Puis nous avons brièvement déjeuné chez un ami de mes parents qui est marchand du bon vin de Médéa.

La seconde épreuve vers 15 h était celle où j’étais inscrit. Quelle a été ma surprise de retrouver Christiane au moment de parcourir à pied le parcours ! Après nous être salués brièvement, nous avons dû nous mettre en tête la façon dont nous allions mener notre cheval pour franchir au mieux la douzaine d’obstacles.