Antoni - Lou Valérie Vernet - E-Book

Antoni E-Book

Lou Valérie Vernet

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Beschreibung

Deux histoires, deux destins. Entre incertitude et audace, peur et confiance, douceur et violence les protagonistes ont l'illusion d'un choix : agir, plutôt qu subir. Avec pour origine et but, la même griffe, le même serment, le seul sentiment persistant : l'amour. Son regard incisif sur le monde capte une série d'instants, décisifs, invisibles pour nous, sauf pour elle. Elle accroche à ses mots justes, épurés, un sourire tendre et bienveillant. Claire Champenois, écrivain journaliste.

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Seitenzahl: 270

Veröffentlichungsjahr: 2024

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À la mémoire d’Antoni,

Et à celle de mon père.

Mes racines et mes ailes.

Il y a un temps pour vivre

Et un temps pour témoigner de vivre.

Albert Camus.

Avertissement :

Ces histoires ne sont ni tout à fait vraies,

Ni tout à fait fausses.

Mais qu’est-ce que le mensonge ?

Sinon l’espoir ou certaines fois la peur

Qu’il le devienne.

Vrai.

Sommaire

Préface

Note de l’auteure

La Femme-enfant

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

12

13

14

15

Petit exemple d’une recette cuisinée « psychotiquement » : Colère à la française

16

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Ne m’oublie pas

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Préface

Rarement paisibles, les voyages littéraires de Lou Valérie Vernet ne sont que la révélation du désordre intime qui l’habite. Qui habite chaque être humain, d’une quelconque manière. Mais son regard incisif sur le monde capte une série d’instants, décisifs, invisibles pour nous tous, sauf pour elle. Elle accroche à ses mots justes, épurés, un sourire tendre et bienveillant.

Ces « histoires » gaiement nostalgiques, écrites avec le subconscient et la pensée poignante et abrasive de l’écrivaine ont le don de tenir la main du lecteur pour le conduire des ténèbres à la lumière. C’est là tout le talent de Lou, elle qui a l’art de transcender ses douleurs en nous enchantant de sa plume imagée pour que « cessent ses colères et ses blessures d’enfant jamais apaisées. » Nonobstant, restons positifs.

Elle écrit dans La Femme enfant, « si tu souffres, sublime-le. Fais-en une chanson, un opéra, une peinture, un blog internétique, ou une association. Sois créatif, sinon, tu es pire que la souffrance elle-même. » De quoi se délecter des effets alertes de cette écriture, à la fois tendre et mélancolique, avant tout réaliste. Comme Virginia Woolf qui constatait « Je marche sur le bord d’un trottoir, risquant à chaque pas de tomber », Lou s’accroche aux parois lisses de sa vie en tentant de ne pas glisser. Si, après une lecture attentive, vous vous sentez attristée, alors lisez « La recette de la colère à la française » de La Femme-enfant

J’offre à Lou Valérie Vernet mon amitié admirative et chaleureuse.

Claire Champenois, Journaliste Ecrivain.

Note de l’auteure

Situées entre la nouvelle et le roman court, ces deux novellas, aux protagonistes multiples, trouvent pourtant leur inspiration dans une seule et même entité : Antoni. Un petit bonhomme grand comme un dieu, une enfance brisée, une leçon de vie sans précédent.

Il fallait bien ces fictions pour lui rendre hommage.

D’une façon ou d’une autre, sans rien dire de lui précisément, mais en nommant tout, jusqu’au bout de l’âme.

Parce qu’un été de 2021, il aurait dû avoir 18 ans et que j’ai vu arriver ce jour en redoutant qu’il m’achève.

Parce qu’il m’a tout appris du rire jusqu’au ciel, du courage jusqu’aux étoiles, de la vie dans sa flagrante vulnérabilité.

Parce qu’il est de tous mes mots mais que personne ne le connait vraiment.

Parce que même s’il n’est pas né de mon corps, il l’est de mon cœur, de mon âme, de mes tripes.

Parce que je ne veux plus revivre une énième fois le souvenir du bois blanc qui s’enflamme mais au contraire, le ramener à la vie, ici, au devant de la scène comme le géant gamin qu’il était.

Quelques photos que je m’autorise parfois à regarder et autant de films que je ne visionne plus.

Peut-être parce que sa voix n’est plus en dehors de moi mais en moi. Définitivement. Comme la leçon de vie la plus folle et grande et sacrée que j’ai eu à endurer. Parce qu’il fallait au moins une fois qu’il existe ailleurs que dans ma mémoire.

Parce que parfois j’aurais tant aimé qu’il s’échappe de moi et que rien de ceci ne soit vrai.

Parce que son absence est la preuve de la folie du monde, lui qui savait ouvrir les bras comme seul un enfant sait le faire, en sacralisant la tendresse, en comblant les vides, en étreignant l’immensité de l’amour.

Parce qu’en nous vivant durant quatre toutes petites années, j’ai pu entrevoir ce que l’on nomme l’enfer et le paradis et tout ce que la vie met de pagaille au milieu. Tant, tellement qu’il m’a fallu être à la fois ou tour à tour une maman, une marraine, une nounou, une consolatrice, une conteuse de folle espérance, une mère noël, une apôtre et Dieu sait quoi qui fasse qu’il continue de vouloir vivre, se battre, sortir de sa bulle, apprendre à se nourrir, à parler, et à croire que dix mille soins ne sont rien en comparaison de la guérison que l’on espère au bout.

Bien sûr que j’y ai cru, jusqu’au bout, même après, sidérée de ne plus tenir sa main. J’étais jeune, arrogante et je croyais encore que l’amour, mon amour, pourvoirais à tout et surtout à lui.

Parce qu’il m’a laissé en héritage d’être meilleure quelquefois même si évidemment, il n’est que le un millionième de plus dans ce vaste monde ; je n’ai jamais autant appris qu’en vivant à ses côtés. Il avait cette épaisseur de vie, cette humanité, cette entièreté que j’ai rarement rencontrée depuis.

Parce qu’enfin il est temps d’arrêter de le garder pour moi et d’oser le partager.

Voilà, ca y est, Antoni, mon cadeau précieux, je te rends à la vie.

Pars, échappe-toi, et ne reviens pas.

Nous nous retrouverons plus loin, plus tard. Il est l’heure pour nous deux de continuer à grandir et renaitre encore. Autrement.

La Femme-enfant

Mieux vaut tuer un enfant au berceau

Que nourrir des désirs qu’on réprime.

William Blake

(1757-1827)

D’abord tu t’engourdis.

Un verre, deux verres, le flacon. Comme tu n’es pas sûre que ce soit assez, tu additionnes une pilule, ou plus. Mais pas le tube. Si c’est un des moyens, ce n’est pas le seul.

Commence alors le voyage, vaste programme.

Dans une sorte de « no man’s land », entre l’esquive et l’absence, un intervalle presque véniel, étrange et second où tu t’assoupis. Mais tu ne dors pas encore. Non. Tu commences à peine à te diluer. Le bien, le mal, l’amour, la haine, toutes ces conneries qui ont fait ta peine et ton désespoir.

Paradis infernal !

Puis tu tâtonnes et tu le trouves. Il était là, en éveil, pas si loin. Dur et froid. Puissant et prometteur.

L’exorciseur !

Sa lame glisse une première fois. Tu l’aiguises au duvet de ta peau, juste à l’endroit de cette belle veine bleue. Tendue, offerte. Une seconde fois encore. Cet Opinel, acheté trois francs six sous, s’attarde et se languit. Tout est possible. Ce n’est plus ni froid ni chaud, ni mal ni bien. Cela est, tout simplement. Alors tu fermes les yeux. Et tu descends loin en toi. Là où sont écrits tous les pourquoi du comment. Ce qui fait que t’en es arrivée là. Énormité absurde d’un malentendu originel.

Et tu tranches. Net. D’un coup.

Même pas mal. Presque trop facile.

La couleur qui en jaillit te soulage. C’en est presque vivant. Tout était si sombre, si continuellement noir.

Ton corps cède enfin et tu t’allonges. Tu hoquettes ou tu soupires puis tu t’endors. La souffrance s’écoule, se répand. Épaisse et chaude.

Elle ne suinte plus, elle donne « libre cours ».

C’est beau « libre cours ».

Ça veut dire sans barrage. À flot. Tant qu’il y en a.

Ce fiel qui battait à tes tempes et circulait sans raison se dissout. Envolé le poison. Libéré le venin. Tes rêves sont là qui s’impatientent.

Ils vont bien durer l’éternité.

C’est si court l’éternité quand on a à ce point espéré qu’elle nous délivrerait.

1

La première fois que j’ai écrit, c’était pour tromper la peur. Plus tard ce fut pour combler l’attente. Aujourd'hui, j’imagine leurrer la mort.

J’ai écrit mon premier roman à l’âge de 9 ans, sur un ticket de métro. J’avais trouvé l’acrostiche des mots La Vie et je pensais alors que j’avais tout dit. Plus rien, après ça, ne sortirait de moi.

Labyrinthe sans issue

Abri du néant

Verge branlante d’un

Imen saccagé

Erreur ou sacrifice ?

Je ne savais pas encore qu’hymen prenait un H et encore moins un Y. J’avais utilisé le « I », pointu et droit, sec et dur. C’est dire la façon dont je venais d’apprendre le mot verge. J’avais bien essayé, tout de suite après, d’écrire sur l’envers du même ticket, l’acrostiche du mot mort.

Je n’avais pas été plus habile que :

Morbide éventration,

Ô profanation

Raison du plus fort

Tue sans effort

Une larme s’était brisée sur la tranche du ticket, entre la vie et la mort, où normalement se joue l’existence. Il m’aurait fallu au moins un carnet entier pour qu’elle prenne de l’épaisseur. J’ai pensé à la chanson de Renaud :

Je voulais me faire tatouer un aigle,

Mais on m’a dit y a pas la place.

Alors je me suis fait tatouer un moineau.

Bah quoi, y a des moineaux rapaces !

Tout à fait moi. La femme-enfant.

Je crois que c’est à partir de là que j’ai recommencé de mouiller mon lit. Ce qui n’était pas une bonne idée.

Ma mère, agacée, se figurant une provocation que je lui adressais personnellement - une rébellion à son autorité ? - finit par rapporter un étrange appareil. Une boîte rouge. D’environ dix centimètres. Plate et munie d’une ceinture qui enserrait la taille. Elle renfermait un mécanisme diabolique. Une languette de la taille d’un protège slip était raccordée. Il fallait la faire descendre chaque soir dans ma culotte. Contre mon sexe. Des fils déchargeaient une impulsion électrique dès que je commençais à faire pipi. Elle appelait ça le Stop Pipi. Et moi une Morbide Éventration.

Ce n’était pas le premier de nos malentendus.

Juste un de plus !

J’ai lu que les trois éléments qui caractérisent le psychopathe en devenir sont : mouiller son lit, mettre le feu et torturer les animaux. Malheureusement, je n’ai jamais pu me résoudre à la violence. L’énurésie a amplement suffi à répandre chaque nuit la mauvaise sève qu’on avait tenté de m’inoculer. Et les larmes que je m’interdisais de faire couler.

Il est vrai, j’aurais dû parler. C’eût été plus simple. Mais est-ce que j’aurais pu ? Qu’aurais-je dit ? Mes lèvres scellaient un secret que je ne pouvais dénoncer. La glu de son plaisir. Despotique.

Après tout, je l’avais sûrement cherché.

Il était gentil, cet instituteur !

Plus tard, beaucoup plus tard, certainement trop tard, je l’ai fait. J’en ai parlé.

Ma mère m’a regardée, effrayée, et m’a dit : « Prouvele. »

À cet instant, j’aurais pu la tuer. Mettre le feu, la dépecer. Finir la trilogie que des années de silence avaient contenues.

Et pourtant je n’ai rien fait.

Depuis elle sait que je la hais.

Sait-elle jusqu’à quel point ?

Et que je l’aime ? Là, c’est moi qui ne sais plus.

2

Alors un jour – pas si loin – je me suis dit, il faut en finir. Il faut que cesse l’écho des vieilles blessures.

Après avoir été cri, après avoir été plainte, que le murmure languissant se taise et se dilue. J’ai choisi un soir de décembre, un jour de grandes giboulées. J’ai profité de ce que le ciel se vidait – le ciel, aussi, a ses peines : quand les nuages fuient, c’est bien qu’il lave ses plaies – pour me vider moi-même. Je me suis dit : « Une bonne saignée et tout comme les nimbostratus, mes fantômes se dissiperont. »

Sûre qu’alors je me retrouverai devant un beau ciel bleu, vierge et propre. Je n’ai vu que le plafond blanc d’une chambre d’hôpital et juste après j’ai entendu prononcer :

Centre Thérapeutique Jeanne d’Arc.

J’ai trouvé que c’était vachement culotté comme nom. Pire encore de m’y avoir emmenée. Pour ce que je savais d’elle, pauvre pucelle ! Brûlée vive pour avoir dit tout haut ce que des voix lui disaient tout bas. Ils peuvent toujours attendre que je parle. Je tairai les miennes. Je ne dirai rien. Plus maintenant. Ni à mon âge.

À part ceux qu’elle renferme, on pourrait lui trouver du charme et beaucoup d’esprit à cette clinique Jeanne d’Arc – raccourcissez et prononcez Dj Ay ! La discjockey des paumés. Ça lui donnera un petit air branché parce que signer de noms botaniques les différents bâtiments qui l’abritent, c’est un peu ringard et surtout vachement hypocrite.

La première bâtisse, centrale et imposante, sans grande valeur architecturale – presque sans âme si ce ne sont les nôtres qui la hantent –, haute de cinq étages, est baptisée Le Chêne. Genre inébranlable : Vas-y gamine, mets-moi à l’épreuve, j’ai les reins solides. Impassible et résistant à tout ce qui trame entre ses parois. Les cas les plus hard y sont protégés. Il n’est pas précisé de qui.

À droite du Chêne plus noble et racé, les Bleuets, la façade décrépie, mais le maintien digne.

Un pavillon d’une dizaine de chambres seulement.

Des fragiles tordus, mais pas méchants. Ni dangereux.

En face, son jumeau : les Tournesols. Les sortants. Les moins pires ? Ceux qui ont encore une chance.

Au milieu, un espace vert. Des bancs, un vieil olivier, quelques variétés de roses – dont la Charles de Gaulle, la plus odorante, mélange de mauve et de bleu, pas tout à fait parme –, et des allées de gravillons avec juste audessus le ciel. Soit il grimace en nuages, soit il se tord de pluie. Mais jamais ne rit de mille feux. Sinon, c’est qu’il brûle. Et nous avec.

L’enfer, quand tu arrives ici, c’est d’aller direct au Chêne. Avant de finir Tournesol, faut un bail et des heures de mauvaise haleine. Si t’es au cinquième en plus, faut déjà te farcir les étages, un par un, souffrance après souffrance. L’échelle des guérisons. Attention à ne pas louper les marches. Traverser le jardin et déménager tes valises de cauchemars vers les Bleuets.

Celui qui a inventé ce dédale, y a plus d’un siècle, croyait aux symboles. Il fallait que le chemin parcouru soit signifié au patient… jusqu’au portail libérateur. Avec des pieux, au bout, tout de même.

Y’a qu’un moyen de le franchir proprement : te faire ouvrir la porte. Gardée nuit et jour par de gentils poissons enfermés dans un bocal aux trois quarts vitré : la Sirène, le Requin, la Baleine, l’Anguille et la Tortue de mer. Cela dépend des humeurs et du nombre d’heures de bulle.

Ainsi, dans la famille Dj Ay, partout disséminés, il y a aussi le grand ponte, la psy, les blouses blanches, les ergomachinchoses, les bureaucrânes, et les fameux Docteurs es… Moi, je suis tout simplement la Déveine du C4 (Chêne4eétage). Je n’avais qu’à pas me rater !

C’est la première leçon que tu apprends en arrivant ici. Tu assumes tes actes. Quels qu’ils soient. Même s’ils te sont dictés par d’amers souvenirs, indépendants de toi. Il fallait en faire autre chose. La souffrance doit être fondatrice. C’est trop simple de vouloir se tuer.

Le manque d’inspiration, c’est ça la vérité. Si tu souffres, sublime-le. Fais-en une chanson, un opéra, une peinture, un blog internétique ou même une association. Sois créatif. Tout, mais pas un truc moche et banal. Sinon tu es pire que la souffrance elle-même.

3

Je crois me rappeler que, petite, en jouant un aprèsmidi d’ennui, je me suis pris un dictionnaire sur la tête. Il se trouvait là, perché, et moi en dessous à gesticuler, on s’est rencontré. Au lieu de voir trente-six chandelles, j’ai vu flotter quelques 60 000 mots. Quelques-uns me sont restés. C’est avec ceux-là, depuis, que je fais mes phrases. Évidemment, quand je le dis, on ne me croit pas. Alors tu parles que la pucelle d’Orléans, je la comprends. Mais pour le coup, quelque chose m’ouvrait enfin l’esprit. Ce fut aussi brutal que lorsqu’on m’avait ouvert les cuisses, mais bien moins sale et plus salvateur.

La psy à qui j’impose, depuis mon arrivée, un mutisme obstiné, dit qu’il faut que je lui parle. Qu’à elle, je peux tout raconter. Que je ne dois pas avoir peur. Qu’elle peut tout entendre. Si je savais ce qu’elle a déjà entendu ? Eh bien tant mieux ou tant pis, parce que moi, pas !

Je ne peux pas parler aussi fort que les voix qui sont dans ma tête. Déjà que ça se bagarre là-dedans. C’est à qui gueulera le plus fort. Ça finit toujours qu’à force, je me prends la tête entre les mains pour ne pas me la cogner contre les murs. Je l’empêche de valdinguer. En fait, j’ai l’impression d’avoir mille aiguilles qui me traversent. C’est infernal ce tricot.

Le truc, pour m’en sortir, c’est d’écrire. Je parle tout bas sur la page blanche et quand je l’ai bien remplie, je m’endors. J’ai gagné le combat.

La psy, elle dit d’accord, je peux continuer d’écrire, mais qu’un jour, il faudra bien dire.

Comme si c’était simple.

Yaka-Faukon, le sésame magique !

Luc, aussi, ne parle pas.

Depuis qu’il est arrivé en ambulance l’autre nuit, on n’a pas entendu le son de sa voix. Pas même un gémissement. Ni une grimace. Encore moins une larme. Des semaines qu’il reste prostré à fixer le vide. À la prison ce n’était plus gérable. Les autres en faisaient ce qu’ils voulaient. Ici, il a sa chance. Chevillé au néant, on croit qu’il nous regarde, en fait, je sais maintenant qu’il nous traverse. Il est absent.

Chêne, 5e étage. Un plancher de séparation. Juste audessus de ma chambre. Pas mieux loti en vérité. La différence réside dans le fait que je participe. Lui, pas encore.

L’autisme, ça doit ressembler à ça.

Un blanc infini qui cherche la couleur.

Ne serait-ce qu’une !

Ce qu’il y a de bien, c’est qu’on rencontre des gens intéressants, ici. Quand je dis « intéressants », je veux dire « pas ordinaires ». Avec des histoires, des vraies.

Seuls ceux qui risquent de se suicider ou de tuer sont enfermés ici.

Faut voir la compil ! Au Top, la Dj Ay.

4

Autrefois, avant d’avoir baissé les bras, quand je croyais encore que je pouvais m’en sortir, je m’étais mis en tête d’écrire un livre sans point. Si Perec avait pu passer pour un génie avec son absente, je me disais que j’avais aussi ma chance. La foi du débutant ? Ou l’orgueil ? Au choix.

Je me disais : « le plus dur, pour un écrivain, c’est le point frappé au bout de la dernière page. À la fin, juste après le dernier mot. À se demander alors ce qui initiera la prochaine majuscule ? »

Je pensais avoir trouvé la parade. Évidemment, quand il avait fallu lire, j’avais manqué de souffle. Pour continuer d’écrire aussi.

Dans mon journal, j’y vais par petits bouts. J’imagine trois petits points à la fin de chaque paragraphe. La suite viendra, je me rassure.

« Ici, les victoires sont petites. Mais ce sont des victoires. Et il en faut pour gagner une bataille. La guerre peut-être pas, soyons patients. Mais des batailles, pourquoi pas ! »,dixit la psy.

Elle a raison d’être relative. La guerre, je n’y aurais pas cru. Des batailles, tout dépend desquelles. Aucune n’est comparable. J’ai le temps d’évaluer et de choisir.

5

Parricide, j’ai entendu dire. Un jour pas fait comme les autres, dans le soixante mètres carrés qui leur servait de ring – Boulevard Davout, Paris 20e, je précise pour ceux qui n’auraient pas lu les journaux ! – la force s’est inversée. Un gauche maladroit, décroché en pleine figure, le père de Luc a vacillé. L’arête de la table basse l’aurait sonné au point de fixer sa dernière heure. L’élève qui dépasse le maître. Enfin !

Des années qu’il l’appelait Trou du Cul avec un C majuscule. La face cachée de Luc, comme il disait vicieusement à chaque fois qu’il voulait le coincer.

Il faut savoir ce qu’est la peur. La rage sourde, le poing fermé, le cri rentré. Le contenant qui ne peut plus contenir, la goutte qui fait déborder le vase. Un vase pour la tige de papa. Une dernière fois !

Depuis, il fixe, hébété, l’espace d’un nouveau jour. On dirait qu’il attend. Ici, on est tous là pour ce nouveau jour. Celui d’après le passé.

Qui dit que c’est le présent. Peut-être.

« Mais pour cela, il faut parler. Ne pas se poser la question de savoir si c’est bien ou mal, si on a le droit et qui on va blesser. Si c’est pertinent ou même ce qu’il adviendra par la suite. Il faut éteindre ces voix qui parlent plus fort que ce qu’on a à dire. De n’importe quelle façon, mais faut que ça sorte. Moi, si j’arrive à écrire ce cahier puis à le lire, alors ce sera comme parler spontanément. Tout ce qui sort ne rentrera plus. Il faut commencer par le début. Ou pas, d’ailleurs. On se fout de la chronologie, de la cohérence, de l’exactitude. Il faut y aller. C’est tout. Même si c’est énorme. »

Pendant que la psy m’expliquait tout ça, je regardais l’heure au cadran de ma montre. Les chiffres indiquaient 14 h 14. Je crois que c’est pour ça que je lui ai fait confiance. J’aime bien quand les choses sont précises et magiques.

Par exemple, 20 h 20, c’est l’heure des anges par excellence. Tu peux être sûre que si tu fais silence à ce moment-là et que tu es connectée, tu ne te sentiras jamais seule. Au moins une fois dans ta journée, tu seras pleine. On dit qu’ils passent à moins vingt aussi, c’est sûrement qu’ils s’en retournent, alors évidemment j’aime moins.

10 h 10 est la meilleure heure pour se lever. Elle correspond à la position des mains sur le volant, un bon départ dans une journée. Par contre, 09 h 09, c’est sans intérêt. Ça s’annule.

Moi je suis née à 13 h 20, ce qui n’est même pas un multiple, aucune polarité, ni logique. Une heure bâtarde.

Quand j’ai quitté son antre ce jour-là, pour la première fois en dix jours que je la connaissais, je lui ai souri. Sa montre indiquait 15 h 15. Je ne parlais toujours pas ou peu – quelques grognements, des grimaces, haussements d’épaules–, mais j’ai commencé à lui écrire. Elle ne le sait pas, enfin, pas clairement. Au dernier point seulement, quand j’aurai fini, je lui lirai mes phrases.

Avant, j’ai peur qu’elle m’interrompe.

Je crois qu’ici, on a tous été interrompus, au moins une fois et qu’on ne l’a pas supporté. Paraît qu’aujourd’hui, ils veulent bien nous écouter. Ça m’étonnerait qu’ils aient la patience qu’on a eue, de tant attendre.

Luc, lui, faudrait déjà qu’il revienne. Il est figé, tout raide. Même quand il marche dans les couloirs, on pourrait presque entendre comme des déhanchements de robot, rouages métalliques, grippés. Je l’ai vu plusieurs fois s’arrêter devant ma chambre. Je ne me retiens pas d’écrire, il me plait de croire que ça l’intéresse. Ça veut sûrement dire qu’il est encore vivant. Un môme qu’on trahit, peut-il encore bien vivre ?

6

L’été dernier, je me trouvais devant une bouche de métro, j’attendais quelqu’un. Je ne pense pas que ce soit important de dire son nom. Le fait est que j’ai attendu. Longtemps.

L’escalator recrachait son flot d’estivants satisfaits. Il couinait, faisant un bruit infernal à chaque fois qu’il se vidait de leur pesanteur. N’importe qui aurait pensé : ses rouages manquent d’huile. Ou peut-être son mécanisme est-il entravé par une pièce, un chewing-gum, un ticket de métro ? N’importe qui, sauf moi. Je crois être la seule à l’avoir entendu vraiment : il hurlait. On l’avait trahi.

Quels étaient ces touristes, légers et heureux qui avaient remplacé ces parisiens, massifs et malheureux ? Le poids de la misère lui manquait. Il lui fallait son comptant de piétinements désagréables pour reconnaître le sens et l’utilité de sa démarche. Il n’était pas là pour faire le beau. Qu’on l’agresse et qu’il serve ! Il ne veut pas se reposer, il veut se battre. Qu’au moins les touristes l’assaillent. S’il n’en avait pas tant besoin, il les mépriserait.

Rouler à vide le remplit d’épouvante.

Puis, d’un seul coup, il y eut le silence. À croire qu’il m’avait entendue l’écouter. Il s’était senti compris. Tout fonctionnait normalement. Plus de plaintes ni de cris. Le ronron du quotidien.

Est-ce cela qu’on appelle la compassion ? Pouvoir tout entendre et ne rien juger. Ne rien y comprendre, mais tout accepter.

César, lui, il n’y croit pas du tout. Il ne croit qu’à la tchatche, la provoc’, la joute linguistique. Jeux de mots, jeux de malins c’est mieux que jeux de mains, jeux de vilains. Mais bon, faut avoir le choix. J’suis pas sûre que Luc l’ait vraiment eu, le choix !

Faut dire que César, il a eu sa part d’emmerdes aussi. Il est devenu amer et plutôt cynique. Sa finalité, c’est de dire qu’il ne marchera jamais plus dans leurs combines.

Et pour cause ! Elle est bête son histoire, à César. Il lisait en marchant ou vice-versa d’ailleurs – je ne sais plus très bien –. Il n’a pas vu le lampadaire, il s’est cogné dedans, et évidemment il est tombé. Un camion ivre est passé, il avait les jambes qui dépassaient. Plus moyen de les faire aller. À quoi ça mène de vivre tête baissée ?

Il dit qu’il aurait dû s’en douter. Toute sa courte vie déjà, il avait été emmerdé par ses pieds. Des engelures l’hiver, des crevasses l’été, des ampoules par tous les temps. Et à chaque fois qu’il achetait une paire de pompes, soit elle était trop petite, soit trop grande.

Il suffisait qu’il sorte du magasin pour que, arrivé chez lui, les chaussures fassent des leurs. Il n’avait jamais vraiment réussi à marcher dans ses pas. Au jeu de la marelle, la seule fois où il s’y était essayé, il n’avait pas eu le temps de compter jusqu’à sept qu’il avait glissé. Le Ciel était resté une attente, un mystère, un peut-être. Il avait fini à genoux, sale et contrit.

Depuis, du haut de son tronc, paraît qu’il relativise. Et moi aussi d’ailleurs. Il aurait voulu voyager. Parcourir le monde, aller loin. Aussi loin que les images des livres le lui proposaient. Y’a pas que quand t’es gosse que la misère s’abat sur toi. Quand t’as 20 ans aussi. À quelques jours près, il allait les fêter. Et dire que sa mère ne voulait pas lui acheter une moto. Marche, qu’elle lui disait. Tu iras loin. Les conseilleurs ne sont jamais les payeurs !

Maintenant il a une petite voiture sans permis qu’il fait rouler avec ses deux bras. Il refuse que sa mère le pousse. Il dit qu’il ne lui en veut pas, mais il écrit le contraire. Il n’y a que moi qui aie le droit de le lire. Et encore, pas tout. Il efface à mesure qu’il écrit. Il dit qu’il ne veut pas encombrer le disque dur de son ordinateur, qui lui sert surtout pour les jeux. Il contribue juste à nettoyer sa mémoire vive à lui. Moi, je crois surtout qu’il a peur qu’elle sache.

En vrai, il l’aime quand même. Son père, lui, il ne dit rien. Il travaille. Il est occupé.

Parfois il vient le dimanche.

Pour l’emmerder, à chaque fois qu’il se radine, son costume tout neuf sur son corps tout vieux, César lui dit : « Alors comment ça marche aujourd’hui ? » Le ton est donné, ce n’est qu’un dimanche de plus. Il pense que les mots sont faits pour qu’on leur donne un sens. Et qu’il faut bien connaître le contexte pour en prendre la mesure. Les gens l’oublient trop souvent. Il ne veut pas que ses parents, eux, fassent l’impasse.

Son accident l’a rendu un peu barge. Barge sympathique, mais barge tout de même. C’est moi qui le pense, et je suis bien placée pour le savoir. Il a autant de débit que moi j’ai de silences. Mais au fond, le délire est le même, une foutue colère bloquée. Des petites voix assassines sacrément têtues.

César, il n’est pas avec nous. Il est au rez-de-chaussée du Chêne. À cause ou grâce à son fauteuil. Plus commode. Même si y a un ascenseur. C’est dehors qu’on s’est rencontrés. Au jardin. Il avait failli rouler sur une clope perdue. J’ai crié « Stop ! », il a su s’arrêter. Quand je disais qu’ici, il y avait des gens pas ordinaires. Il a pilé à un chouia près et m’a offert de partager la cigarette.

Je n’allais pas la lui refuser.

7

Je crois que j’ai été conçue un soir de bal.

En goguette ! Mon géniteur, un pédophile incestueux qui court encore sans qu’on l’ait jamais rattrapé, a séduit ma mère avec de belles phrases et aussi quelques verres d’alcool. J’ai toujours pensé que son sperme, ce soir-là, devait ressembler à du lait caillé. Indigeste, mais efficace. Comme j’allais fatalement devenir.

Quand il a su que ma mère était enceinte, il a nié. « Ce n’est pas moi, c’est un autre ». Bah tiens donc ! Il lui a quand même filé ce qu’il fallait d’argent pour m’expulser hors des frontières. Vaginales.

Pas si innocent, le zèbre !

J’ai contracté ma première dette et débité ma vie d’une somme que je n’ai encore jamais été capable de rembourser, ni d’évaluer. Ma mère s’est enfuie. À Paris, dans la foule. Seins bâillonnés, ventre rentré. Ni vu ni connu, je t’embrouille. Au jour « J », ils s’y sont mis à plusieurs pour me faire naître. Tu m’étonnes, j’étais bien cachée. Pelotonnée dans un coin. Laissez-moi grandir. Promis, je ne prendrai pas de place. Je ne dirai rien.

C’est ce que j’ai fait. Jusqu’à aujourd’hui.

C’est qu’on est tous pareils ici. Fidèles à nos parents, abattus par nos peines, mutiques devant nos désirs. Évidemment César, il parle beaucoup, mais au fond il ne dit rien. Rien d’essentiel en tout cas. Le plus dur c’est pour Luc. Tout ramassé sur ses abus, perpétuellement plongé dans son grand vide. J’imagine, s’il se déploie un jour, la merde qu’il contient : jusqu’où va-t-elle se répandre ?

Du mutisme à la logorrhée, sait-on ce qui se cache vraiment ?

Pour la première fois ce matin, Luc m’a fait passer un papier : « Qu’est-ce que tu connais le mieux de toi que les autres utilisent le plus ? ».

J’ai su que ça venait de lui parce qu’après ça, il n’arrêtait pas de me regarder. J’ai haussé les épaules, style « tu m’en poses, une colle », et j’ai pensé « foutu monde que le nôtre ». Y en a pas un pour rattraper l’autre. Des mots jetés à la dérive, devinette à deux balles, jeux de pistes pour trouver le trésor. Abattez les arbres, débitez le papier, la misère va parler. Je lui ai quand même répondu par une autre question « Enfermé dans un cercueil, la tête en bas, je parle toutes les langues. Qui suis-je ? ».

Une seconde amitié était née !

César lui, il a trouvé tout de suite. Il est sagace.

Quant à Tibo, c’était le week-end, il avait une perm’ exceptionnelle. Pas dit pourquoi.

On attend qu’il revienne.

8

Il est vieux Tibo. Il a vécu.

Il en sait plus que nous. Tibo le poète, l’homme de la rue. Trahi par son surnom qui mit dans le désordre révèle si bien l’ivresse du mot « boit ». Tibo, l’homme du labyrinthe, coincé au carrefour de sa vie.

Carambolage non prémédité.

« Un labyrinthe, un putain de labyrinthe. C’est tout. Pas autre chose qu’un foutu de merdier de labyrinthe, tu m’entends. Un coup à droite, un coup à gauche, impasse, demi-tour, tu recules et hop c’est reparti. Circulez, y a rien à voir. Même pas sûr qu’il y ait une sortie de prévue. Juste destinée à se perdre dans dix mille culs de sac avant de pourrir au fond de l’un d’eux. T’essaies et t’essaies et t’essaies encore.

Puis un jour tu t’assois et tu ne te relèves plus ».

Impossible de le calmer Tibo quand il se heurte ainsi aux barreaux de son existence. À te faire flipper.

« Et le monde, il ne te fait pas flipper ? Un beau chantier, oui ! Une seule route à prendre et pas le moindre plan. Des milliers de rues qui ne te mèneront nulle part, mais que tu vas quand même te farcir. Bitumé au pavé de la plus grande avenue de Paris. Comme ça, pour rien ».

Quand Tibo est devenu SDF, il ne pensait pas à ces choses-là. Ces grandes idées lui étaient venues après. Résultat d’un savant mélange de vin, de paresse et de dégoût. Un jour, qu’il préfère oublier, il s’est assis sur les marches d’une église, la journée est passée, la nuit l’a surpris ; il n’a plus pensé à rentrer. Personne, non plus, n’a pensé à venir le chercher. Les jours se sont mus en semaines qui ont grossi en mois.