Pepo - Lou Valérie Vernet - E-Book

Pepo E-Book

Lou Valérie Vernet

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Beschreibung

Pour la première fois, il tourne le dos à la caravane, au bois, à tout ce qu'il connait. Il tourne le dos au père au père et il répété : Je pars. Qu'est-ce qu'il pourrait dire d'autre ? Je pars pour dire le poids du corps, la brûlure du silence, la solitude, l'inévitable et le devoir. Ainsi débute l'histoire de Pepo. Une nuit de décembre le père meurt. Commence alors pour l'enfant un long chemin d'apprentissage pour revenir au centre des hommes et de la Ville, celle qui, parait-il, avale la tête des gens. Ce livre, véritable ode à la liberté et à la littérature, a reçu le Prix 2024 du 1er roman.

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Seitenzahl: 235

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Prix 2024 du 1er Roman

Salon du livre de la Saussaye

Paru sous le titre « Grand comme le Monde»

M+Editions/2023

À ma famille de sang,

De cœur,

Et d’âme.

Merci.

Où se réfugier quand aucun chemin

ne mène hors du monde ?

Asta, Jon Kalman Stefansson.

Je lui serai fidèle

Même de l’autre côté

Le temps, Slimane et Vitaa

Prologue

Il est arrivé jusqu’ici comme partout ailleurs. On ne voit que lui, en vitrine, avec son large bandeau rouge. Posé tout seul, sur son chevalet de bois, sans rien d’autre autour. Ni fleur ni objet. Aucune décoration. Rien qui ne lui fasse de l’ombre ou ne le mette en valeur. Plus qu’il ne l’est déjà. Tout auréolé de blanc, avec son joli titre noir et sa ceinture rouge. Trônant, majestueux, anonyme, comme si c’était là le dernier exemplaire. Intouchable. Inviolable. Le nouveau Graal. Quasi inaccessible. Entièrement protégé par une paroi de verre. Peut-être l’unique attrait de ce commerce qui tient lieu à la fois de Dépôt de pain, Presse, Tabac, Epicerie et Relais Colis, niché dans la vallée de Trèvezel, au fin fond des Cévennes.

L’homme s’est arrêté pour voir. Au volant de son camion, il guette. En deux heures, pas moins de seize femmes sont entrées. A priori, toutes pour la même raison. Quand elles sont ressorties, un large sourire aux lèvres, elles n’ont pas attendu de bien refermer la porte pour tirer de leur sac ou cabas ou panier, il en a même vu une avec un sac filet de coton bleu, le précieux sésame.

Dans leurs mains, l’enfant était là. Enfin là.

Elles allaient pouvoir l’accueillir, l’étreindre, le respirer et savoir qui, de l’homme ou des femmes, gagnait toujours. Sur la quatrième de couverture, elles relisaient ce qu’elles savaient déjà. Elles en humaient la promesse. Cette histoire dont on ne savait si elle était réelle ou fictive mais qui parlait de cette seule sorte d’amour pour laquelle, un jour, elles aussi, elles avaient enfanté. Même à en connaitre la trame, les grandes lignes, le mauvais rôle qu’on pouvait leur attribuer, elles savaient le cadeau final, le geste noble.

Qui en premier avait spoiler l’intrigue importait peu. Ce soir, cette nuit, ou dans les heures à venir, ça serait entre elles et lui. Au diable les médias ou la rumeur, elles allaient, une bonne fois pour toutes, se faire leur propre opinion. Au-delà de tout jugement et sans qu’elles n’aient rien à justifier, elles seules sauraient, ce qu’elles gardent depuis la nuit des temps en leur sein, qui échappe au raisonnement et encore plus à la littérature.

Et de cela, l’homme au volant de son camion, en était conscient.

C’est ainsi qu’il s’était tu.

Laissant aux femmes et à la mère,

Le dernier mot.

18 ans plus tôt

Sommaire

HIVER

PRINTEMPS

ETE

AUTOMNE

HIVER

Comme je les aime ces vivants décharnés qui,

Semblant paresser silencieusement au soleil,

Bruissent dans les profondeurs

D’un lent mouvement de renouveau.

Cahier 2/ Pensées 27.

C’est un nouveau silence. Qui ne ressemble à aucun autre. Un silence inconnu, violent, soudain, brutal. Un silence imposé, sur lequel il a buté. Comme un accident survenu. Inévitable. Incontournable. Un silence que personne n’a encore nommé. Obstiné et complet. Un silence d’oiseau mort qui ne sifflera plus. Qui met en alerte, en appelle à tous les sens. De l’épaisseur d’un mur de pierre, avec une sale odeur de vase et de la couleur de la nuit. Mais un silence poreux. Un silence comme un piège. Qui se referme sur lui. L’engloutit. L’avale. Le broie. Un silence avec de grandes dents. Un silence plein de flotte. Un silence sans bruit mais qui hurle en dedans. Qui éructe. Qui foisonne. Qui divague. Foutrement muet, brouillon, plein de vide et de rien. Rempli d’absence, de larmes, de bile, de dégouts et d’arrogance.

Un silence à hauteur d’homme, tapi dans le cœur d’un enfant.

Pepo voudrait bien le maitriser ce silence pour qu’il ne déborde plus. Que quelqu’un vienne le chercher et lui trouve une pièce, rien que pour lui, avec écrit sur la porte « Défense d’entrer. Le silence est occupé. Ne pas déranger ». A être ainsi en train de travailler, le silence ne serait plus en lui, tout débordant, tout dévorant. Il ne serait plus non plus autour de lui, à ramper partout, sous le lit, sur les murs, à travers la grille d’aération, dans chaque recoin de tous les angles, les trous, les failles, les interstices. Un silence comme ça, qui prend autant de place, qui fouine dans tous les sens, c’est comme une maladie. Adipeuse, laide et grotesque. Fatalement assassine. De l’épaisseur d’un mur de pierre, avec une sale odeur de vase, de la couleur de la nuit et donc que personne ne voit. Comme une crevure invisible.

Pourtant, il le voit bien que c’est ça, Pepo. Parce que c’est là, partout et que ça n’en finit pas. C’est haut, c’est grand, c’est large. Ça pèse comme un immense rocher qui roule, un rocher qui va et vient. Qui aplatit l’enfant. L’entaille. Le blesse. L’étouffe. Le recroqueville. L’ensevelit. Souvent Pepo oublie de respirer. Il attend pendant longtemps que ça passe. Que reviennent un souffle, un battement de cœur. Une urgence de vivre perdue, sabotée, exsangue. Car, et il le ressent sans rien y comprendre, sans même volontairement y penser que c’est un silence blessé qui ne veut pas le tuer. Au mieux l’accaparer, le soumettre, le tétaniser. Mais décidément non, pas le tuer.

Toute la nuit, l’enfant reste ainsi, collé au silence. Abasourdi, paralysé, choqué. Quand il a vu le père tomber, et après, plus rien. Le silence est venu aussitôt derrière. Avec la force d’un océan. Comme une vague gigantesque. La poitrine de l’enfant s’est soulevée et le monde s’est figé. Des heures durant, l’enfant n’a plus bougé, il s’est laissé dévorer. Immobile dans son lit. Sa tête. Son cœur. Il aurait voulu ne pas pleurer. Il a serré les poings. Fort. Comme le père le lui a appris quand la flotte des émotions le dominait. Il disait à Pepo Serre. Fort. Ça ne coulera plus. Mais le père n’est plus là pour dire et redire encore. Le père a chu, d’un seul mouvement et ce nouveau silence a gagné. Alors l’enfant s’est endormi, épuisé d’avoir lutté puis d’avoir perdu.

Au dehors, les oiseaux se sont tus. Maitre Coq n’a pas chanté. Même les rats se sont tirés. L’aube éventre la nuit en jetant sur la caravane une réverbération crasse. Bien avant tout ça, l’endroit était lugubre, aujourd’hui, il est fantomatique. La misère du lieu est comme statufiée. Piégée pour l’éternité. Ici et là, de vieux bidons rouillés, des carcasses de voitures désossées, poubelles éventrées. Ferrailles, plastiques, papiers gras sont agglutinés. On y voit une cohorte d’asticots et autres nuisibles tenter d’en lécher l’ultime substance. Piètre ballet de crève-la-faim. Tout un amalgame d’objets cassés trempent inutilement dans de grandes flaques d’eau croupie. De vieilles palettes et des planches de bois rongées d’humidité posées par-dessus, en équilibre précaire, forment un chemin hasardeux qui part de la caravane et s’enfonce jusque dans le sous-bois. Il y a bien une route qui conduit à ce terre-plein miteux mais c’est comme si tout l’agencement du lieu avait visé à s’en détourner. La caravane tourne le dos à la route, s’ouvre sur une lande de terre comme un dépotoir, décharge à ciel ouvert et rejoint le sous-bois.

Une enclave sans espoir de retour.

Et cela, depuis bien avant Pepo et le Père. Quand il y a neuf ans, deux frères étaient venus, croyant qu’il suffisait d’une maison mobile pour échapper au passé. Pour croire qu’être libres, c’est ignorer le monde et qu’à son tour il les ignorera. Qu’ici, bien planqués, à l’abri des autres, le malheur ne viendra pas les chercher. Si on condamne les chemins, qu’on s’abrite du ciel, des oiseaux, qu’on laisse la nature faire barrage, alors la mort ne s’aventurera pas. Qu’aurait-elle à faire de deux post adolescents qui se terrent, sans rien exiger d’autre qu’être là, aux antipodes de ce qui les a menés à cet isolement. Et si c’était ça la solution ? Cette vie simple et tranquille. Ils avaient connu assez de déboires, d’échecs, de mauvais traitements. Ils avaient gagné le droit de se la couler douce. D’être ensemble à ne rien faire et pis c’est tout. N’est-ce pas suffisant quand on a à peine 20 ans et que déjà la vie nous a repris plus que ce qu’elle nous a donné. Ils avaient dû mettre un océan entre l’hier et l’aujourd’hui. Un océan et des kilomètres de fonds de cale crasseux pour être certains d’échapper à ce passé. Alors, arrivés là, à ce petit bout de monde, cela leur avait semblé suffisant. Au moins pour un temps. Celui d’arrêter de courir et de se reposer. Après ils aviseraient. Peut-être. Mais la mort avait été plus rapide et surtout plus sournoise. Parce que souvent la mort a des oreilles partout, une langue bien pendue, des dents longues, des poings vifs et la rancune tenace. Elle les avait surpris à l’aube, absolument pas préparés, les yeux encore brouillés par les rêves et le sommeil et la chaleur de leur corps. Elle ne leur avait pas fait crédit, la mort. Pas cette fois. Elle leur avait ôté la vie. A coup de poings, de pieds, de ceinturon, de chaines, de barres de fer. A coup de haine. Violemment. Personne n’avait jamais su pourquoi ni par qui. Personne n’avait réclamé les corps. On n’avait retrouvé aucun papier. Juste leurs visages de jeunes adultes à peine mature.

Outrageusement défigurés.

La caravane avait été longtemps abandonnée. Personne n’avait même jamais pensé à la déplacer ou mieux, à la brûler. Elle était restée là, béante, saccagée, à se morfondre sous la pluie, le gel et toutes ces saisons sans âme pour la consoler. Quelque part dans ses charnières, ancrée dans ses cloisons, perdurait une mémoire qui avait tout retenu des frères massacrés. Leurs cris de bêtes, leurs derniers regards affolés, leur dernière prière qu’aucun des deux ne soit épargné mais au contraire, absous ensemble de tous leurs péchés, pour qu’ailleurs, au-delà du trépas, ils puissent se retrouver et tout recommencer. Longtemps la caravane avait fait silence, en deuil prolongé. Puis étaient venus le père et Pepo. Qui lui avaient redonné vie. Comme une seconde chance. Une opportunité de se racheter. Aucune femme n’a jamais dormi là. Pepo est né ailleurs, il y sept ans, dans un autre monde. Il a suivi le père, il n’avait pas un an. Ce qu’il sait de la vie a commencé ici. S’il a connu ou aimé un jour l’odeur de sa mère, il l’a oublié. Et sa chaleur et le son de sa voix. Il a grandi avec le froid de ces six hivers passés ici. Quand le givre tombe et enserre tout. Que plus rien ne vit. Que le seul courage est de se tenir immobile dans la caravane à attendre que le printemps revienne. Alors là, oui, tout renait. Une fois encore. Presque comme un miracle. La lande asséchée ne parait plus si pauvre ni triste ni misérable. Le moindre baril troué ou bout de ficelle devient un jeu. C’est toute la vie qui se réinvente. Il suffit de rejoindre le sous-bois. Se fondre en lui. De cueillir la première rosée sur la mousse et de s’adosser à un tronc. Ecouter tous les murmures, les cris, les frôlements. Les feulements. Et voir à chaque nouvelle saison une famille de lapins et même de renardeaux s’élancer au pied du vaste monde. Bien sûr que le père aura mis des collets, posé des pièges mais tout de même, la vie aura repris. La longue nuit d’hiver n’est pas si fatale. On en vient toujours à bout.

Il suffit de moins manger et de beaucoup dormir. Tous les soirs de la soupe, du pain et du lard. Rien de tel, rien de mieux. Et comme les bêtes, de longues heures de sommeil. A refaire des forces et attendre patiemment. Les heures du jour si courtes, celles de la nuit si noires et tellement de minutes au milieu à ne rien faire d’autre qu’être là, comme suspendu à l’attente que quelque chose se passe. Un oiseau dans le ciel qu’on ne connaitrait pas encore, une belette ou un dahut qui viendraient sans qu’on les chasse, le chant du merle qu’on imiterait jusqu’à se brûler les lèvres. Et puis un matin, un soleil plus haut, plus chaud, plus vif. Un air plus tiède, moins tendu. Le signal du départ. Après oui, on mettrait un bon coup de collier. Autant que les premières heures du printemps et les dernières de l’été en rajouteraient. Il serait temps de s’acharner à gagner une vie dont on ne pensait jamais à profiter vraiment. Et lui le père, à peine l’automne avalé, il voulait en profiter de la vie. De Pepo. Du dormir sans réveil. L’hiver, c’est le seul moment où il avait le temps. Où il ne louait pas autant ses bras, sa force, son acharnement et sa sueur. Cette saison-là, avec Pepo, il veillait tard et longtemps. Il y avait des bougies partout et des ombres qui dansaient. Ça faisait des histoires à raconter. Jamais les mêmes.

Le père inventait et l’enfant s’endormait.

D’ailleurs, cette nuit encore, l’enfant a rêvé de l’Arbre à Feuilles. Une sorte de hêtre géant, aux racines noueuses et prolifères, au tronc court et ramassé, mais aux longues et multiples branches. Au moins des centaines, qui se déploient en un 360° parfait et d’autres encore qui rejoignent presque le ciel. Sur chacune d’elles pendent de grandes feuilles de papier. Des milliers de feuilles qu’on aurait sauvées d’un déluge et qu’on aurait mises à sécher là, en hauteur, à la faveur du vent et du soleil. Sur chacune d’elles, l’histoire du monde est écrite. Celle des hommes et des dinosaures. Du tout début, entre grotte et caverne. Puis du temps de la guerre. Des grands cataclysmes. Des épidémies

Quand il existait encore des châteaux et des rois. Avant qu’on ne leur coupe la tête.

Dans le rêve de Pepo, la chronologie disparaît souvent au profit des épopées, et le récit se réinvente, bercé par la voix du père. Cette fois-ci, ça n’aura duré que quelques minutes. Le silence gagne encore et revient. Pepo s’assoupit, tente de s’échapper mais le grand vide le rattrape, le force à ouvrir les yeux. Le père n’a pas bougé, couché sur le lino de la caravane, en caleçon.

Déjà tout bleu.

Tout raide.

La chaleur est restée avec Pepo, sous le gros édredon grenat. Il y a longtemps que la brique au fond du lit est froide mais là où s’enroule l’enfant, la chaleur résiste. S’il change de position, étend un bras, un pied, sort plus que le bout de son nez, ça va être l’enfer. Le père n’est plus là pour faire rempart ; braver les matins d’hiver, lui préparer son chocolat chaud, réchauffer une brique, la planquer au fond du lit, coller ses affaires avec et le regarder se tortiller pour s’habiller. Pepo a une sacrée envie d’uriner mais la bouteille de la nuit est pleine. A cette heure-ci, le père l’aurait déjà vidée.

À cette heure-ci, il ne devrait pas être mort.

C’est peut-être toutes ces pensées, cette banale affaire de vie, instinctive, primitive, de devoir se lever qui d’un coup bâillonne le silence. La volonté qu’il faut à l’enfant de se bouger lui coupe net le sifflet. L’effort prend toute la place. Et ça fait un boucan d’enfer. Le silence est rompu à l’instant même où Pepo dégage l’édredon d’un geste rageur. Ses yeux pullulent de flotte, contre ça il ne peut rien, mais il se redresse. Désormais, il n’arrêtera plus de le faire.

Dehors, le jour a dressé ses contours. Les mêmes depuis toujours. La route d’un côté, le sous-bois de l’autre, la caravane au centre. L’enfant va devoir choisir. Rester ici n’est pas une option. Avec ce qu’il reste de provisions, il pourrait pourtant mais avec le corps du père en plein milieu, non. C’est trop de douleur cette bouche ouverte sur plus un son. C’est d’une surdité absolue. A rendre fou. Et on n’est qu’au début de l’hiver. Normalement, l’hiver, on ne sort pas ou peu. On fait comme les bêtes, on se terre. On attend. « On », Pepo et le père, pas Pepo tout seul. Et qui va lui raconter des histoires maintenant ? Comment on passe une saison entière sans personne pour parler de la vie des hommes, des époques, des batailles, de tous ces héros, qui, avant lui, ont combattu, lutté, aimé pour qu’un jour Pepo naisse. Et qu’à son tour, le père disparaisse.

Ça ressemble à ces matins blafards, humides, sans élan. Un de ces matins mélancoliques où il fait bon regarder au-dehors en tenant une grosse tasse chaude dans les mains. Un matin à jouer au scrabble, à piocher le dictionnaire. A apprendre la vie dans les livres plutôt qu’à l’extérieur. Un matin à entendre la voix du père épeler les voyelles et les consonnes et dans la buée d’une fenêtre écrire pour la première fois son prénom. « Pepo » scintillant, en pleine lumière, fier de lui. Le père, surpris, un voile de pluie au fond des yeux et sa grande main tatouée qui vient se nicher entre son cou et sa joue. C’est un matin comme il y en a eu tellement d’autres. Où l’on se foutait que le ciel soit si bas, la lumière si pâle, l’horizon absent. Un matin pour un autre matin, avec peut-être du vent, une éclaircie, une bourrasque qui ferait dire « Tiens, le temps va encore changer ». Un matin où jamais personne ne venait sauf une fois, quelqu’un qui s’était perdu. Le père avait indiqué le demi-tour sans rien dire, comme ça, d’un geste de la main. Efficace. Définitif. C’est là qu’il avait expliqué la Ville à l’enfant.

Celle qui avale la tête des gens.

Pepo sait bien qu’il va devoir y aller. A la Ville. Trouver quelqu’un. Chercher du secours. Dire pour le père. Le plus juste serait de prendre le chemin de la grande route directement. C’est ce qu’il devrait faire Pepo. Aller au plus court. Marcher sur le côté. Certainement pas longtemps. C’est sûr que quelqu’un viendrait et après ça serait fini. Une autre vie commencerait. Une vie dont il ne sait même pas imaginer ce que cela peut être. Le père a si peu raconté. Ou toujours les même choses. L’absurdité des lois, des codes, des règlements. La solitude plus froide et coupante que dix hivers mis bout à bout. Le manque d’air, de place, d’arbres. Le temps, toujours en urgence, avec jamais assez d’heures qui avalent pourtant les jours, les semaines, les années, qu’un jour on en devenait vieux et bête et laid sans s’être aperçu de rien. Une grande marmite pleine de grenouilles, toutes en train de crever à petit feu. Le courage de quelques-unes en passant par dessus bord et le regard assassin de celles qui s’enlisent tout au fond. Mais surtout, surtout, les regrets, les griffures, le trou noir des obsessions.

Dont le puits le plus béant était, bien évidemment, l’amour.

Ce sentiment comme un élastique géant qui te propulse au milieu des étoiles et tel un boomerang, te revient toujours dans ta sale petite gueule. Le père avait dit ainsi Dans ta sale petite gueule. Et pour masquer ce juron, le minimiser, il avait fait semblant de se mettre une grande claque sur le haut de la tête. Pepo avait ri, il s’en souvient et il avait répété Dans ta sale petite gueule, lui aussi, en faisant semblant d’avoir commis une faute énorme. A ce moment-là, il n’avait pas vu le cœur du père faire un triple tour dans sa poitrine et lui sortir par les yeux, il n’avait pas fait attention à ce poing serré, caché dans son dos. Pourtant le père avait cessé de rire. Il aurait voulu prévenir Pepo, lui dire que l’amour est un salopard pire que le pire des salopards, une mauvaise graine, une sale engeance, un ange déchu habité par un diable déguisé, pervers, maléfique. Mais il s’était tu, le père. Il avait ravalé sa rage et toute la souffrance que ça lui causait encore aujourd’hui. Il avait escamoté sa peine comme il le faisait depuis la naissance de Pepo. Il l’avait plutôt regardé avec tellement d’amour et de tendresse que toute la lumière du monde formait comme un halo autour de Pepo. Une large aura protectrice. Quoi qu’il en coûte au père. Même si l’écœurement, vicieusement, jour après jour, le grignotait de l’intérieur. C’était ainsi que le destin avait tranché. Pour ce bout de fils, cet esturgeon de vie à peine sevré. Passé cet écueil, il avait attrapé Pepo, l’avait gardé serré contre lui un long moment, respirant son odeur comme on inspire la vie à grandes goulées puis il l’avait propulsé au bout de ses bras, d’une poussée brusque et joueuse et Pepo avait griffé l’air, tenté d’attraper le ciel et toutes les gouttes d’eau qui, d’un coup, s’étaient mises à tomber comme une pluie d’étoiles. En plein jour.

C’était hier, il y a quelques jours, à peine un mois ou deux. Tellement clair dans l’esprit de l’enfant. Presque palpable et déjà si vaporeux. Comme un nuage qui se forme et se déforme au fil du voyage. Qui disparait. S’évapore. Dont on ne se souvient plus vraiment de la forme initiale mais dont on jurerait l’avoir vu autrement. Pleinement. Qui est passé trop vite. A présent, Pepo s’est habillé. Il a rassemblé quelques affaires. Le portefeuille du père, la boite à économie, des vêtements chauds, une gourde d’eau, des fruits secs, la poudre de cacao, l’enveloppe avec les photos, le gros dictionnaire et la pochette Au cas où. Ça tient dans le sac à dos que le père lui a confectionné. Rien que pour lui. A sa taille. Une fois, il a découpé plusieurs pièces dans deux jeans déjà bien usés, qu’il a cousues entre elles, tant bien que mal. Le père était fort à la tâche mais pour ce qui était des menus travaux, ses grosses mains l’encombraient. Et pourtant, le sac, il lui a fait en une journée. Deux lanières en grosse corde et une poche centrale. Avec une plus petite au-dedans. La poche secrète. C’est là que sont cachés les papiers de Pepo. La pièce d’identité. Le livret de famille. Et l’adresse de la mère.

Mais vraiment, au cas où. Si un jour, il était obligé.

La mère il sait qu’elle existe mais il ne sait pas ce que ça veut dire. Ni ce que ça représente. Le père a dit qu’il était né d’elle puis c’est tout. Parce que tous les enfants sont ainsi faits. Mais à quoi ressemblent une mère, une Ville et même une maison avec ces grandes boites lumineuses à l’intérieur qui avalent la tête des gens, Pepo ne sait pas. Napoléon, les Rois de France, le déluge, les grands épisodes de l’humanité, il est incollable. Le père a raconté, l’imagination de Pepo a fait le reste. Mais la vie, après la route, là-bas, il ne sait pas. Le père en revenait chaque fois trop fatigué, les yeux gris, la parole sèche. Dans ces cas-là, Pepo continuait de jouer. Le temps que le père plonge sa tête dans la grande cuve à eau et fasse disparaitre toutes ces turpitudes. Comme il disait. Jusqu’à aujourd’hui, tout ça lui était égal, à Pepo. Il n’était ni curieux, ni intrigué. A la caravane et tout autour il y avait l’essentiel, un magnifique terrain de jeu. Et le père, tous les jours, qui habillait, nourrissait, lavait. Toutes les nuits, qui veillait. Et toutes les fois où il racontait. Le père avec sur son cœur, quatre lettres tatouées : Pepo. Tout simple. Peut-être le plus minuscule de ses tatouages mais celui qui l’avait rendu le plus heureux. Comme un pape.

L’enfant se tient devant la caravane. Il a refermé la porte. Le nez presque collé sur la poignée. Le père est resté à l’intérieur. Tout seul. Les rôles sont inversés. Aujourd’hui c’est Pepo qui part. Il voudrait dire comme le père disait A tout à l’heure. Je t’ai préparé le déjeuner. Pense à chercher où la poule a encore caché ses œufs. Ramène du petit bois pour ce soir. Et fais tes devoirs. Ce soir on apprendra la table des 6 ou des 7 ou des 9. Toutes ces phrases qu’il trouvait à dire pour ne jamais partir comme ça. Sans se retourner.

Pepo ne se résout pas. Il tourne la tête, regarde au loin. Toujours du même côté. Il n’a jamais regardé que par là. Le sous-bois. Les grands arbres. La corde qui se balance dans le vide avec un pneu au bout. Il pourrait dire toutes les feuilles qui jalonnent le chemin jusqu’au sentier, quand on a traversé tout le bois en entier. C’est un monde en soi. Avec des zones qu’il connait par cœur et d’autres qu’il découvre encore. Un univers plus grand que lui, qui se rapetisse avec l’âge mais quand même, qu’il n’avait pas fini d’apprivoiser. Où il se sent bien, en confiance, sans danger. Pas comme la grande Ville. Avec ces boites animées qui avalent les gens. Qui empêchent de penser. Qui attaquent le cerveau. L’intelligence. Et même la bonne humeur.

Qui ont, parait-il, gardé la mère.

Et cette Ville sans terre, tout en béton. Avec ces maisons si hautes qu’elles te cachent le soleil, des rues partout et des carrefours et tellement de gens. Le père disait encore qu’il y en avait trop pour si peu d’espace. Et que tout le monde se marche dessus. Que lui aussi, il en a fait partie. Avant. Y’a longtemps. Pepo n’était même pas né. Que ça valait le coup, qu’on pouvait le tenir, le coup mais pas tout seul. Pas sans amour, ce foutu diable. Et pourtant, quelquefois, l’amour c’était vraiment le seul liant qui pouvait encore faire croire que tout ça n’était pas grave : l’asphyxie, la promiscuité, l’agressivité, le bruit, les odeurs de fioul, le ciel bas.

Et les gestes mécaniques.

Ceux qui obligent à se lever, à se laver, à s’habiller, à fermer la porte, descendre dans la rue, marcher, conduire, ou se faire transporter jusqu’à son travail, s’asseoir derrière un bureau, croire que l’on dirige le monde, ou seulement soi-même, ou même pas, être trop souvent transparent, confronté à des ordres puis des contre-ordres, s’exécuter en pensant à demain, un autre jour, cette heure H qui fera que tout change, boucler quand même sa journée en déjeunant sur le pouce comme ils disent, saturé des sonneries de téléphone, des réclamations, de ces fins de mois qui n’en finissent pas de s’allonger, et puis, las, fourbu, rassasié parfois, se re re transporter, ouvrir la porte, entendre crier les enfants ou le silence, c’est de la même violence, ou la femme ou la désespérance d’une journée où personne n’a ri, et déjà, trop vite, allumer la lumière, voir presque la nuit se casser la gueule au fond d’une cour étriquée ou buter contre un porche verrouillé, se servir un verre puis deux, prendre la télécommande, et là, définitivement perdre le contrôle de sa propre volonté, de son libre arbitre, croire aux images, parce que ça bouge, c’est vivant, coloré, et que le monde autour va pire, jamais mieux, et si c’est pas ici c’est ailleurs, prolonger la soirée jusque tard, en redoutant les cauchemars, en espérant plutôt rêver à cet homme, cette femme qui, demain, nous sourira, et alors comme un voile que l’on lève, nous montrera qu’il aura fallu la somme de tous ces gestes mécaniques pour atteindre ce miracle et voulant y croire, tout oublier des avants, cueillir le présent et même, pourquoi pas,

Faire un enfant.

C’est drôle comme certaines résurgences peuvent paraître intactes. Entières. Presque réelles. Figées. On dirait que tout a été tricoté depuis le premier souvenir. Que la pelote est là, à attendre l’assaut, et voilà que Pepo tire un fil et que tout se débobine. Les mots viennent en boucle dire encore et encore ce que le père rabâchait. Le temps s’arrête et Pepo ne se décide toujours pas. Maintenant, il est face au bois, bras ballants. La nuque suppliciée à force de tourner la tête vers la caravane. Le père est juste là, derrière. Pepo a l’impression de l’abandonner. D’avoir oublié quelque chose. De ne pas avoir fait tout ce qu’il fallait. D’avoir fui le lit trop vite et d’avoir à le regretter. Est-ce ainsi qu’on laisse un homme,