Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Deux détectives aux méthodes singulières se penchent sur la mort d'un jeune garçon, retrouvé mort en plein champs, telle une étoile de mer. torse gonflé d'eau et membres écartelés. A Pleurs, petit village reculé de la Marne, les secrets se comptent au nombre d'habitants et datent d'une époque que tous préféreraient oublier. 3ème tome de la trilogie des Concertistes.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 212
Veröffentlichungsjahr: 2025
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Les fous passent,
La folie reste.
Sébastien Brant.
Les fous du passé sont les sages de l’avenir.
Alexandre Vinet
On voit nettement sur le cliché, pourtant vieilli, à demi effacé, qu’il s’agit d’une chaise de fer blanc, posée sur un pont, dangereusement collée au rebord, juste au-dessus d’une grande route. Une simple chaise, pliable, ajourée d’un cœur sur l’assise et le dossier, certainement une chaise de jardin qui n’a rien à faire ici.
L’histoire rapporte que tous les jours pendant 47 ans, entre 18h et 21h, un homme est venu s’y asseoir. À chaque fois il a porté la chaise de chez lui jusqu’au pont, il a marché lentement puis de plus en plus graduellement, avec l’âge et le poids du chagrin qui n’ont rien allégé du tout. Au contraire ! Un poids qui n’a cessé de le vouter jusqu’à ne plus pouvoir la porter mais devoir la trainer sur près de 3,650 kms, porte à porte, ou plutôt jardin à viaduc.
Dépliée à exactement 53 mètres du début du pont ; l’homme avait fait quelques calculs savants, testé plusieurs angles puis il avait choisi un point et n’en avait plus bougé des années durant, chaque jour, entre 18h et 21h, il venait s’échouer là et restait assis, le plus souvent le dos raide, les mains croisées sur sa poitrine, à contempler la grande route.
Tout le monde a pensé qu’il allait sauter, fatalement un jour ou l’autre, il aurait le courage de faire plus que de creuser ce grand vide devant lui. 4 mètres 30 de hauteur, c’était plus qu’il n’en fallait pour lui briser la nuque, finir d’aplatir son corps devenu sec, quasi translucide, et éteindre la dernière flamme qui tentait désespérément d’éclairer au loin un retour impossible.
Certains ont bien essayé d’empêcher ce funeste rituel, on a dépêché ses amis les plus proches, le Maire de sa commune, sa fille, ce qu’il lui restait de famille, un cousin à ce point éloigné qu’il n’est hélas jamais venu et même en dernier ressort, les gendarmes, sans autre résultat que de renforcer son entêtement et sa royale indifférence à toute forme de menace.
Alors on l’a laissé faire comme on avait laissé faire le reste et chaque jour il est revenu, chaque jour il a attendu, jamais il n’a sauté.
Dans le village, l’histoire a traversé les décennies sans atténuer la curiosité morbide et les interprétations farfelues. Suicide, meurtre, envoutement, apparition n’en sont que les plus simplistes, à priori personne n’a jamais eu le fin mot de l’histoire.
La chaise, un jour, a disparu et pourtant, si on regarde bien, si on refait le chemin, on voit encore l’empreinte de ses quatre pieds, exactement à 53 mètres du début du pont, ces quatre alvéoles creusés d’attente, de douleur, de regret, d’espoir, de souvenirs ressassés, courant entre les voitures, filant à vive allure, sans même ralentir, alors même que parfois, l’homme se penchait si fort en avant, qu’on l’aurait dit suspendu dans le vide, retenu à un fil, un fil invisible, ténu et cependant solide dont la mémoire persiste encore aujourd’hui.
Dimanche
Lui
Pierre
Bastien
Les Concertistes
Julie
Elle
LUNDI
Anne-Sophie
Lui
Les Concertistes
Lui
On
Eux
MARDI
Anne-Sophie
Les Concertistes
Lui
Elle
Les concertistes
La Mère
Les Concertistes
MERCREDI
Anne-Sophie
Le Centre de Thaas
Les Concertistes
Lui
IL
Elle
Eux
JEUDI
On
Julie
Elle
Les concertistes
Le Grand Professeur
Anne-Sophie
VENDREDI
Eux
Lui
La vieille bique
Pierre dit La Carpe
Bastien
Les amis
Le paria
Elle
La jeune fille de la bibliothèque
La chienne de Mort
Anne-Sophie
Lui
Les concertistes
L’Allemand
La femme au journal de la 3
Elle
Les autres
Mademoiselle Lacoste
Les Concertistes
Les indices
Les Amants
Hélène
Le Grand-père
Le fantôme
Elle
Hélène
Jules
On
SAMEDI
8 h02
Anne-Sophie
Elle
Les Concertistes
Le chemin
IL
Elle
Eux
Les aveux
Le dernier mort
Pierre
6 jours avant
Les Concertistes
Anne-Sophie
Eux
Dimanche
Matin
Après-midi
C’est toujours dans les yeux
que les gens sont les plus tristes.
La vie devant soi. Romain Gary.
Lui
Le gamin est étendu là, à ses pieds, touchant le bout de sa chaussure, ventre contre terre, bras et jambes à la façon d’une étoile de mer. L’horizon bas, appesanti de nuages lourds, gris et noirs, semble poser sur lui, le cercler ou bien le contenir comme si le ventre du ciel venait d’en accoucher et qu’il lui faille l’emmailloter de toute sa vapeur blanche.
Le corps nu, auréolé de condensation, n’est visible que lorsqu’on arrive à sa hauteur, qu’on bute dessus. Un objet inanimé qui arrête l’élan, bloque le pas et oblige à baisser le regard. Alors une forme apparait, incongrue sur cette terre glacée, nivéenne, en plein milieu de ce champ. Rien d’agreste là-dedans mais bien une silhouette dont on devine après coup qu’elle est humaine même si l’image de l’étoile de mer persiste.
Torse gonflé d’eau et membres écartelés.
Aussitôt la vision stabilisée, l’assimilation faite, l’homme qui vient d’en faire l’expérience s’en écarte, recule, réfléchit et même, carbure à plein régime.
Le gamin est mort, c’est un fait certain. Quand en marchant, et sans le voir, le bout de sa chaussure l’a heurté, il a senti une masse entrer en résistance, un bloc gelé qui a vibré contre ses Meindl, son regard a fouillé le sol et au-delà du corps disloqué, le regard vide du jeune homme ne lui a laissé aucun espoir.
A peine 20 ans et déjà toute sa vie derrière.
Aussitôt l’homme a pensé Voilà que la chienne de Mort est revenue alors même qu’il s’en était écarté, loin, très loin, depuis quatre ans, alors même qu’il marchait en plein hiver, dans ce pacage laissé à l’abandon, à des centaines de kilomètres de son passé, de ce qu’il avait fui, de ce à quoi il ne voulait plus être confronté.
La chienne de Mort était revenue.
Bien sûr qu’il lui donnait de la Majuscule à cette engeance, elle avait tout pouvoir, tout le temps, quoi qu’on fasse elle gagnait et une fois encore, elle l’avait rattrapé.
Il avait beau envisager divers scénarii comme celui de déguerpir au plus vite, prévenir les secours anonymement, faire comme s’il n’avait jamais failli marcher sur un macchabée, il savait que la trêve était finie, que le reflux du monde venait à nouveau de salir cet endroit où il avait passé tant d’heures à s’imaginer que l’humanité puisse guérir, être heureuse, vivre en paix.
D’autant plus quand, dans les minutes suivantes, l’Inclus 1 revenait le harceler alors même que lui aussi, il le croyait disparu.
Pierre
Cet homme qui bute, effaré et confus, c’est Pierre Blondin dit la Carpe et donc par extension, dit aussi le taiseux.
La quarantaine légèrement passée, plutôt bel homme, le crin blanc et une dégaine à la Gérard Lanvin dans ses meilleurs jours, ce qui dans le contexte actuel n’est déjà plus le cas.
Ex-flic, ex-détective privé et depuis sa dernière enquête, quasi ex-homme, en total rejet de ce monde sans foi ni loi. Fatigué, déçu et surtout impuissant alors même que Paris flambait sous ses yeux et qu’il avait compris que tout ça n’était plus de son ressort. Quatre ans plus tôt, soit un an après la fin des événements, il avait littéralement jeté la Pierre à la face du monde. Expression vainement satirique de son ex-collègue Bastien, capitaine au Bastion, tragi-poète à ses heures et surtout abattu de le voir jeter l’éponge après tant d’années de bons et loyaux services comme le dit l’adage mais qui, comme chacun sait, surtout Pierre, s’avérait tout sauf vrai. Lequel Pierre, en bout de course, d’espoir, de rédemption, avait murmuré, essoufflé Que reste-t-il encore de loyal quand les hommes meurent autour de vous alors que vous êtes censé les protéger ?
La question ne se pose pas, il y a trop de vent, avait tenté de biaiser Bastien mais ce soir-là, le subterfuge Allaisien n’avait plus suffi, il avait fallu se rendre à l’évidence.
Jeter l’éponge pour Pierre Blondin s’était soldé par quitter son métier de détective privé, fuir la capitale, s’éloigner de ses amis (excepté Bastien, de temps à autre… enfin, plutôt à autre !) et se réfugier ici, dans un village reculé de la Marne, c’est-à-dire en pleine cambrousse, au milieu de nulle part et de déjà dire ça, c’était faire l’éloge d’un trou à rat qui, de surcroit, en plein hiver, pouvait donner l’envie de se pendre, et pour certains, de finir en étoile de mer.
En arrivant ici, il y a déjà quatre ans, il n’avait pas vraiment choisi, il avait laissé faire l’agent immobilier qui lui avait trouvé ce coin reculé, comme vous m’avez demandé, une maison de plain-pied, et rien autour. Ah ça oui, il avait été servi, comme une destination prédestinée à tous les deuils engendrés par l’infamie du monde, le village de Pleurs portait bien son nom.
L’Inclus qui, aussitôt découvert le cadavre, revient le harceler, c’est ce qu’il redoutait le plus de voir réapparaitre un jour ou l’autre. Cette part en lui, intuitive, sensorielle, instinctive qui renifle le traquenard à des kilomètres à la ronde et qui sans rien nommer, lui indique qu’il ne faut pas se fier aux apparences, que ce jeune gars mort en plein champ grouille d’emmerdes et que lui, la Carpe, va devoir s’y coller.
Et le voilà, des années après avoir jeté l’éponge, à devoir chercher un paquet de tabac afin de rouler sa première cigarette, celle qui donne le roulement de tambour à toutes ces enquêtes et les suivantes au fil de ses investigations, jusqu’au dénouement, avec toujours le pari de savoir combien il en faudra pour rendre à ce petit gars, son histoire, sa dignité, le droit de reposer en paix.
C’est l’Inclus qui l’a exhorté à ne pas fuir, à appeler derechef les secours, à se porter témoin alors qu’il n’a rien vu. L’Inclus qui sait que la récréation est finie. Comme si, ça y est, la vie avait décidé de remettre Pierre sur les rails, dit qu’il était temps d’arrêter de baguenauder pour rien et de reprendre du service, comme si elle avait orchestré cette triple convergence : la mort du gamin, la fin de son veuvage du monde et l’arrivée de Bastien.
Car enfin quoi ! Quelques heures plus tôt, le voilà qui marchait comme chaque jour - pas le même chemin, il y en avait tant dans les environs, il n’y avait même que ça, des sentes, des allées, des venelles, des cavets, des lacets et Dieu sait quoi encore, qui traversaient la région de part en part – mais il marchait, tranquille, confiant, même si on n’y voyait pas à trois mètres, il était serein. Depuis quatre ans, la vie à l’intérieur de lui reprenait laborieusement ses droits, il se lavait de toutes ces turpitudes, dans chaque foulée, il allégeait son corps et sa tête et son cœur de tout ce que le malheur y avait fourré d’empesé. Bien sûr que non, il ne s’attendait pas à presque s’échouer dans les bras d’une étoile de mer quand bien même - et là il pensa à son ami Bastien – il supposerait l’image flatteuse.
Ainsi il se retrouvait, de son fait, par son seul choix, de nouveau présent, le mauvais jour, au mauvais endroit. Précisément le jour où Bastien qu’il n’a pas revu depuis des mois déboulait avec toute la cavalerie, sa femme Julie et leur fils, Marc-Antoine dont il est devenu le parrain sans le vouloir vraiment. Toute la famille au grand complet pour un séjour d’une semaine, au beau milieu d’un crime, parce que c’en est un, ce corps nu, à demi gelé, face contre terre.
Ce jeune gars, aux yeux noir corbeau, sans papier, ni tatouage, ni bijou ni vêtements.
Définitivement nu.
Bastien
Bastien Pardieu donc. Capitaine au 36 avant de devoir migrer vers le Bastion. Dit aussi La Virgule depuis qu’un éclat de balle lui a perforé la jambe, le rendant légèrement de guingois, pour ainsi dire boiteux.
Bastien le solaire - tout le contraire du taciturne Pierre - avec sa gueule d’ange, ses grands yeux bleus, ses mèches blondes et rebelles.
Bastien, en chemin, qui ne se doute de rien, bienheureux d’être presque arrivé, de passer quelques jours au vert, et de retrouver son ami, peut-être même leur complicité, pas loin lui aussi d’avoir envie de tout envoyer valdinguer. Fatigué de Paris et de ses embrouilles, attiré comme tous les gens usés par la vie par le chant bucolique des contrées lointaines où parait-il, on prend le temps de vivre, à croire que personne ne meurt jamais en campagne ou en tout cas pas de violence, de haine, d’inhumanité.
Bastien qui voudrait bien voir son fils grandir au grand air plutôt qu’entre les rails du métro et les gaz d’échappement. Bastien qui se réjouit, sifflote, parle avec sa Julie, sourit à son gosse, s’imagine déjà avec de grands projets et de nouvelles ambitions. Il en parlera en temps voulu, ça sera une surprise pour tout le monde. Même sa Julie ne sait rien mais elle suivra, elle a déjà commencé le chemin, avant lui. En plus d’être psy, à présent, elle est passée prof de Yoga, s’initie au Reiki et à tout un tas de trucs qui, semble-t-il, élève la conscience, dope les énergies, terrasse l’égo. Ce grand fléau du monde par qui tout arrive, les crimes de sang comme les incivilités, les jalousies, les possessions, les barbaries, les « pousse-toi de là que je m’y mette ».
Peut-être qu’il est temps aussi pour eux trois de partir ailleurs, Pierre a vu juste quatre ans plus tôt, plus personne au 36 n’endigue rien. À peine son équipe et lui parviennent-ils parfois à faire naitre un espoir, à améliorer les scores, à croire que c’est possible qu’une nouvelle tragédie apparait qui vient tout démolir. La cruauté est pleine de malice, elle s’adapte aux époques, aux hommes, à leur soidisant évolution, elle fait d’eux des pions et si quelques-uns en réchappent, ils ne changent pas la face du monde, au mieux, ils participent à ne pas le salir. Ce qui au vu de la débâcle sociale n’est qu’un sursis illusoire.
Peut-être que Bastien en rajoute, voit tout en noir lui aussi ou peut-être qu’il a raison, c’est souvent qu’il alterne entre ces deux extrêmes, las de lui-même et de ses contemporains. Alors ce séjour, au grand air, loin du monde bruyant et grossier, il l’attend avec impatience.
Les Concertistes
Il a fallu traverser la journée d’une toute autre manière que celle prévue à l’origine, remiser les retrouvailles au soir, accueillir Bastien, Julie et son filleul en expliquant qu’un macchabée venait de s’inviter à leur table, mort de froid, mais pas que –même si on ne savait pas encore de quoi d’autre, c’était évident - dans la nuit. Expliquer comment Pierre avait buté dessus alors que s’il avait pris un autre chemin, il l’aurait évité mais voilà. A croire que… Désolé, vous voyez, c’est un peu le bordel. Je ne le sens pas ce gamin en étoile de mer. Et de raconter sa vision et la chienne de Mort revenue.
Julie qui, à peine arrivée, a dû écarter le petit Marc-Antoine des explications nébuleuses de Pierre et l’emmener faire la sieste. Heureusement l’après-midi peinait à élargir l’horizon - c’était le même que ce matin, en plus bas et ce, depuis des jours - se reposer semblait donc la meilleure option. Et puis promettre après qu’on ferait des crêpes ou des gaufres ainsi qu’un grand feu dans la cheminée en attendant le redoux et la neige, pressentis demain ou bientôt. Comme une aubaine cette neige, pour détourner l’attention du gosse pendant que Bastien et Pierre pesaient le pour et le contre.
Le contre c’était facile : c’était Julie et le gosse et la semaine prévue. Ça plombait un peu l’atmosphère et les perspectives.
Pour, c’était l’évidence. C’était pourri ce cadavre surgi de nulle part, en travers du chemin, justement aujourd’hui. Comme si on avait voulu que ce soit Pierre et donc aussi Bastien qui s’en occupent. C’était pourtant une théorie qui ne reposait sur rien, en tout cas pas grand-chose mais Pierre n’en démordait pas. Chaque jour il changeait de chemin, personne ne pouvait prévoir qu’il passerait par là et pourtant, c’est bien lui qui avait failli se rétamer la gueule sur le gamin et ça, ça venait titiller son Inclus. Aussitôt, ce besoin de rouler une clope en urgence alors que ça n’était pas arrivé depuis quatre ans. Y’avait rien d’autre à dire, c’était toujours la même chose, l’Inclus donnait le roulement de tambour et les Concertistes2 reprenaient du service.
Julie
Il y aurait donc rééquilibrage des journées. Julie avait tranché : matinée et soirée tous ensemble, après-midi libre pour les deux hommes. Même si personne ne leur demandait rien.
En effet, Pierre n’était que témoin. Sa déposition faite, il n’avait plus son mot à dire. Quant à Bastien, il était en vacances. Pour autant, elle sentait bien que ça ne serait pas simple voire impossible qu’ils ne fourrent pas leur nez làdedans. Pour être honnête, elle pouvait même dire que ça l’arrangeait de ne pas les avoir dans les pattes 24/24.
Que son Bastien retrouve un peu d’allant au contact de Pierre, même à renifler une chienne de piste froide.
Il avait eu du mal à se remettre du départ de Pierre, il y a quatre ans, leur duo faisait partie de son équilibre, même de loin en loin, même si bien avant ça, depuis le départ de Pierre du 36, ils ne faisaient plus équipe que temporairement, c’était comme un essentiel qui soudait chaque fois un peu plus leur amitié. Alors, est-ce que ça l’étonnait qu’un truc du genre arrive aujourd’hui et qu’ils veuillent sauter à pieds joints dessus ? Non. Bien sûr que non.
Elle devait reconnaitre qu’ils étaient faits pour ça.
Et même si Bastien voulait lui aussi jeter l’éponge, comme Pierre l’avait fait, ça ne retirerait rien au fait que tous les deux, ils avaient ça dans la peau. S’il y avait un lièvre à débusquer, ils le débusqueraient quand bien même ils y laisseraient encore un peu de leur âme, et de leurs tripes et de leurs espoirs. Ils étaient de cette race d’hommes qui, lorsqu’ils reculent, ce n’est jamais que pour mieux s’élancer et s’ils baissent les bras, ce n’est que pour mieux les relever. Elle aimait Bastien pour cela aussi, ce courage, cet effort constant et ce devoir de toujours faire au mieux. Des valeurs qui pouvaient couter cher au quotidien, ponctué d’absences et de risques mais des valeurs, qui étaient aussi un exemple pour leur fils, Marc-Antoine.
Pour le reste, le doux, le chaud, le joyeux, la fantaisie qu’on pouvait encore accorder à la vie, elle compensait par sa présence, sa constance, cette aura qu’elle créait autour d’eux. Leur équilibre à eux aussi en passait par là. Une fois encore, elle ne serait pas loin, au cas où.
En s’endormant cette première nuit, elle espérait juste que le jeune homme qui avait chu aux pieds de Pierre, mérite qu’elle sacrifie cette part de quiétude qui semblait, malgré ses raisonnements et sa foi, vouloir lui échapper.
Comme un avertissement.
Elle
Avertissement, menace, ombre, la femme qui se tient en retrait est tout à la fois et bien plus encore. Evidemment que le cadavre du gamin ne s’est pas trouvé là par hasard. Qu’est-ce qu’il croit l’ex privé ?
Qu’il n’est pas comme chaque homme englué dans sa routine ? Des mois qu’elle le voit faire les mêmes gestes, emprunter les mêmes chemins, sept au total, qu’il fait chaque matin, quel que soit le temps même quand il gèle comme aujourd’hui ou qu’il pleut comme hier. Le yoyo de la météo n’a aucun impact sur son rituel matinal alors oui, c’était prévisible de le voir traverser ce pré-là, ce matin. C’était le dernier de ces satanés sept chemins, le seul qu’il n’avait pas encore emprunté cette semaine, logique qu’il passe là, décevant même. Il y a longtemps que les hommes ne la surprenaient plus mais tout de même, à chaque fois, elle espérait.
Elle avait donc livré le colis.
Sûr que le gosse n’avait pas fière allure, spongieux comme une éponge, face contre terre, les membres en croix. Elle avait entendu le bougon le décrire comme une étoile de mer, c’était une façon délicate de penser, alors qu’elle, elle n’avait fait que donner à voir. Enfant abandonné de tous, même de Dieu, un avorton du ciel et du diable à qui elle avait offert la position sacrificielle, prenant le temps de bien mettre ses bras et ses jambes en grand écart et de laisser son corps imbiber toute la flotte du monde. Faut croire que c’était trop simple pour le bonhomme qui mettait de la poésie partout même sur un mort.
Une étoile de mer. Rien que ça !
Pourtant le bougon avait dû en voir, elle avait fait ses recherches, savait d’où il venait, qui il était. Elle ne l’avait pas choisi au hasard. Avec lui, elle était sûre que la vérité éclaterait au grand jour. Il revenait de loin et son pote aussi, le grand capitaine.
Un sacré boss ! Du 36, là-bas, chez les parigots.
Une drôle de coïncidence qu’il arrive ce jour-là. Ce dimanche. Le 7ème jour.
Alors tout comme Dieu, elle allait maintenant pouvoir se reposer, attendre et voir, se régaler du beau merdier qui en découlerait.
Elle leur faisait confiance aux deux zigotos, ils finiraient par comprendre.
1 l’Inclus : Nom que donne le héros à son intuition et qu’il matérialise en roulant des cigarettes qu’il ne fume mais qu’il disperse au gré de ses enquêtes.
2Les concertistes : Surnom donné à Bastien et Pierre quand ils faisaient équipe au 36
Les âmes, libellules de l’ombre…
Victor Hugo.
Anne-Sophie
Ici, il n’y a pas de Mère Bravo3, pas de rade attitré, de fief, de repaires où déposer les armes et leurs âmes comme dans le temps, avant que tout explose.
Mais il y a bien un bistrot, dans la commune voisine, à Sézanne., à 14 kms exactement par la nationale 4. Un bistrot qui est venu remplacer la cabane du garde-barrière, il y des années de cela quand le chemin de fer s’en était allé vers les plus grandes villes et qu’il n’est plus resté que des rails rouillés et un wagonnet marron, abandonné aux pigeons et aux gosses, à parts égales. Aire de jeux pour les plus jeunes, de rendez-vous diurnes pour les plus âgés, roucoulade à tous les étages si on n’est pas regardant, pas frileux et pas trop romantique non plus.
Un bistrot donc et sa bistrotière, venue au monde il y a 33 ans, dans l’arrière-cuisine et qui n’en est jamais partie.
Une grande rousse toute mince qui n’a jamais eu d’autre ambition que demeurer là où sont enterrés ses parents, des braves gens honnêtes, discrets, travailleurs qui l’ont élevée simplement, avec beaucoup d’amour et de patience pour son handicap.
Une déficience intellectuelle que des années d’habitude à répéter toujours les mêmes gestes, dans le même cadre, ont diluée, donnant même un certain charme à cette espèce de nonchalance qui l’habite continuellement.
Anne-Sophie n’est pas bête, plutôt jolie, un peu lente, mais efficace, toujours souriante et très protégée de ses habitués, un peu l’enfant du pays qui n’a pas eu de chance, dont on se sent responsable, surtout depuis la disparition de ses parents.
Une jeune femme qui regarde arriver Pierre et Bastien avec ses grands yeux verts, tout intimidée ou presque. C’est si rare les étrangers, un rien dangereux et excitant à la fois. Heureusement les jumeaux, Léon et Bernard sont au bar, ils sauront faire, si jamais…
Elle, elle va faire comme à chaque fois que la nouveauté la surprend, elle va regarder la photo de ses parents posée à côté de la caisse, dans son cadre blanc, la photo de leur noce que même si elle est en noir et blanc, on voit qu’il fait beau, qu’ils sont heureux et que la vie est pleine de couleurs tout autour d’eux. On voit bien qu’ils sont gauches, un peu gênés, si jeunes, apeurés de devoir s’engager et pourtant si fiers et sûrs d’eux. Ils lui avaient expliqué qu’ainsi va la vie souvent, contradictoire, qui fait peur et excite en même temps, qu’il n’y a rien à faire, juste respirer un grand coup, qu’elle ou les autres c’est pareil, tout le monde a le trac une première fois et même si elle sait servir les clients en général, ceux-là, c’est la première fois mais elle va respirer un grand coup et y arriver, après, ça ne sera plus la première fois et après, elle sait y faire. Elle a toujours su. Elle est née ici, elle a tout vu, tout appris, ils ne peuvent pas lui demander autre chose que ce qu’elle vend : des bières, du café, un alcool ou un jus de fruit.
C’est bien pour ça qu’ils sont venus, non ?