César - Lou Valérie Vernet - E-Book

César E-Book

Lou Valérie Vernet

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Beschreibung

En cette veille de Noël, Paris sombre dans la stupeur : la mort frappe à six reprises, en six lieux de la capitale, dans une intervalle de six heures. Pour Pierre et Bastien, privé et flic aguerris, une longue traque commence. Lou Valérie Vernet est une sorte d'extraterrestre dans le monde du polar. Si vous n'avez pas peur de voir tous les codes du genre être violentés et bousculés, cette autrice est faite pour vous ! EmilieAFDL, Bloggeuse. 2ème tome de la Trilogie des Concertistes.

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Seitenzahl: 297

Veröffentlichungsjahr: 2024

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A la mémoire de cette vie qui coule en chacun de nous. Aux innocents qui la perdent chaque jour.

A Jean-Paul, mon ami, mon frère. Que ton silence dans ce monde, trouve la paix dans l’autre.

A Nala, pour toujours.

« Est-ce qu’on peut consoler un mort ? Moi je crois que oui. Par l’écriture, entre autres. Il n’est peut-être jamais trop tard pour consoler quelqu’un ».La lumière du monde. Christian Bobin.

Avertissement

J’aimerais pouvoir écrire que toute ressemblance avec des personnes ou des événements existants ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.

Que cette histoire est un pur polar, une véritable fiction à la limite de la science-fiction.

Quand j’ai commencé à l’écrire en octobre 2014, c’était vrai. Ce n’était même que cela. Je pensais avoir trouvé un filon inexploité. Tenir enfin entre mes mains une trame singulière. J’exultais. Mon duo de flics reprenait du service. J’allais combler mes lecteurs et enraciner mes Concertistes dans un second opus :

Bastien dit La Virgule et Pierre dit La Carpe, sous-entendu « L’Inclus ». Cette part en soi qu’on nomme l’intuition.

Intuition. Un mot qui allait sonner tragiquement à mes oreilles pendant ces longs mois d’écriture. Je n’avais pas fini d’écrire les premiers chapitres que je dus m’arrêter.

Janvier 2015. La réalité me rattrapait. J’étais tétanisée. Choquée. Abimée. J’ai posé mon manuscrit inachevé, attendant que la tempête se calme. Puis je l’ai repris, timidement.

Juillet 2015. Novembre 2015. Nouveaux arrêts.

Je commençais à douter de la pertinence d’un tel livre. Quand la réalité dépasse la fiction, il faut du recul. Je n’en avais pas.

Ce carambolage entre mon imagination et les événements qui secouèrent Paris aura duré deux ans. Deux ans pendant lesquels, pléthore de personnages se sont invités dans mon histoire sans que je les convoque. Comme s’ils prenaient en otage mon récit et profitaient de mon propos pour se faire entendre.

Aujourd’hui encore, je ne sais qui, d’eux ou de moi, a baladé l’autre.

Alors pour les ressemblances, je ne sais quoi vous dire. Évidemment que c’est une fiction.

Et pourtant ! Tout m’a paru si vrai en l’écrivant. Si douloureux. Si dérisoire.

Fantasme de l’auteur à la plume noire qui se joue de la vie et croit la convertir à sa plus vile imagination. Arrogance de l’écrivain qui ne cesse de flirter entre ambition et humilité.

Pardon d’avance à ceux qui ont vécu dans leur chair ces événements. J’aimerais qu’ils sachent que ma motivation à persévérer aura été, je crois, de leur rendre hommage.

Afin que la plus inconnue des victimes entende que son absence est une tragédie.

Et que nous autres auteurs, et moi en particulier, n’avons d’autres choix, pour en absorber le trop-plein et tenter de retrouver un peu d’humanité, que de l’écrire.

Merci à tous d’entrer dans cette histoire avec bienveillance.

LVV.

« Un livre est quelqu’un. Ne vous y fiez pas. Un livre est un engrenage ».Victor Hugo.

Sommaire

Avertissement

STARTER

TOP CHRONO

À l’aube…

Matin

Fin de matinée

13 h00

13 heures 30

14 heures

14 h30

15 heures

16 heures

16 heures 50

17 heures

Fin d’après-midi

18 heures

18 heures 20

Entre chien et loup

19 heures

Un peu avant minuit

AVARIES

Bruce

Hub

Simon

Georges

Py

Lili

Zébulon

Isabelle

Audrey

Jean

Renée

Sous X

Bastien

ÉTAT DES LIEUX

Au fil des rues

Annexe du « 36 »

Chez Zébulon

Avenue Eylau

Rue de la Convention

Hôpital Saint Antoine

Bastien

Pierre

Avenue Secrétan

Rue de Tolbiac

Rue René Blum

Rue de Belleville

Rue Dénoyez

36, quai des Orfèvres

MOTEUR

Point de rencontre

Salle de réveil

Renée

Zébulon

La chambre

Triangulaire

Drugstore Publicis

Renée

Rupture

Pont d’Iéna

Test

Buttes Chaumont

Mission

Flash-back

Colère

Aveu

En chemin…

Suspicion

Embardée

Une piste

Capitulation

La semelle usée

Écran blanc

FOCUS

Rue du Gautro

Non mais quel con !

Frères

Nouveau Trio

La lettre

Destruction

Saint Émilion

Vous avez vu le diable ?

Avis de décès

Chaud bouillant

Gédéon

Un cas d’urgence

ZOOM ARRIÈRE

Huit mois avant

Cinq mois avant

Trois mois avant

Un mois avant

Quinze jours avant

Jour J

ACTION

César

Intuition

Rue Petit

Offense

Heureux !

Julie

Une prouesse

Champagne; Tréhorenteuc, 11 heures

Trois options

La terre, le ciel et les anges

À l’endroit

Fatalité ?

Lana

Écran blanc

Achève-les

Axelle

Explique-moi

Ce cirque a assez duré

Bingo !

Particule

Sept minutes

ACCÉLÉRATION

Irien

Un homme bon

Exemple

Un fil de la pelote

Big Bang

Parfois c’est un don, parfois c’est l’enfer

28 décembre

France 3

Double page

Le traître

COLLISION

10 heures 30

Ce que dure un aveu

La pluie est un beau présage

CONSTAT

EPILOGUE

Remerciements

STARTER

Personne qui donne le signal

« L’avenir nous tourmente, Le passé nous retient, C’est pour cela que le présent Nous échappe ». Gustave Flaubert

La veille de sa mort, Gédéon eut la certitude de n’avoir rien oublié. Il était prêt, serein, sans amertume. Conscient que la boucle était bouclée, le chemin tracé depuis le début. Il n’avait jamais lutté ; les saisons et les hommes ont un cycle qu’il avait toujours respecté : le sien.

Il avait pressenti cette dernière nuit, trois mois auparavant, quand, au début de l’automne, les feuilles des arbres s’étaient laissées tomber, déconfites. Ses yeux avaient suivi leur lent tournoiement, il avait ressenti un léger vertige et, dans sa tête, les picotements étaient venus. Une fois encore il n’avait pas résisté. S’était laissé tout en entier absorber. Avait entendu.

Le signe était pour lui. Il n’en fut pas surpris. À 95 ans, cela devait arriver.

Savoir que sa vie s’achèverait sans goûter un nouveau printemps ne changea rien à ses journées. Il prit seulement un peu plus le temps. S’écouta respirer. Écrivit des lettres. Brûla son registre. Appela son notaire. Organisa ses funérailles. Prépara des colis.

Le tout lentement, précautionneusement, dans le souci d’un oubli généreux. Propre et sans tracas pour qui lui survivrait. Non qu’à son âge il y eut encore beaucoup de monde, il pensait surtout au gamin. Impétueux, trop vif pour longtemps réfléchir, avec le glaive de la justice planté au fond du cœur.

Certes, à l’époque, Gédéon avait retiré l’épine, le dard, le mal dans son objet. Restait la mémoire. Et ce qu’avait vécu ce gosse ne pouvait s’oublier. En le sauvant, il avait forcé le destin.

C’était, au seuil de sa mort, sa seule et véritable inquiétude.

Il y a parfois des savoirs qui vous dépassent.

TOP CHRONO

24 décembre - Paris

« Toutes les choses sont occupée à écrire leur histoire. »Ralph Waldo Emerson

À l’aube…

Deux corps nus, enlacés, en chien de fusil.

L'homme encercle la femme d'un bras protecteur, sa main droite posée sur son ventre. Une lueur blafarde pénètre la chambre, vient éclairer le visage des amants. Une larme, vainement retenue, se faufile d'entre les cils de la femme pour s'arrêter sur sa joue. Sa respiration est régulière, en contraste singulier avec le chaos de son cœur. Ses mains sont jointes devant elles à hauteur de tête. Non, elle ne prie pas, elle se concentre. Pour ne pas déborder ou de moins en moins. Une aube de plus qui l'éloigne de la précédente. Le temps, paraît-il, use tous les chagrins.

Elle soupire le plus calmement possible.

L'homme qui l'enlace par derrière vient de bouger. Imperceptiblement, sa caresse s'est raffermie sur son ventre. A-t-il senti quelque chose ? Un frisson qui, une seconde auparavant, n'existait pas dans son sommeil ?

Encore endormi, il cherche son sein gauche et la rapproche de son torse. D'un seul mouvement, en se collant à elle, il allonge son autre bras jusqu’à sa tête, plonge ses doigts dans ses cheveux.

Plus un millimètre ne les sépare. Ils sont blottis. Étroitement unis.

L'homme dont la bouche frôle le dos de la femme dépose alors un baiser sur son omoplate. Il reste ainsi, les lèvres à fleur de peau. Elle sent son souffle chaud, à peine perceptible, affleurer jusque dans son cou. Ses mains se dénouent, elle va chercher celle de l'homme, se fraie un chemin entre ses doigts, s'agrippe.

C'est la femme qui maintient l'homme contre elle, maintenant. Elle serre, serre, serre. Et resserre encore quand une autre larme s'échappe, plus longue, et vient mourir sur ses lèvres. Ils restent ainsi, accrochés l’un à l’autre. L’homme est tout à fait réveillé maintenant. Il voudrait se dégager, masquer son sexe en érection qui vient buter contre les fesses de la femme. Il a mal. Il tente subrepticement de se décoller. De faire glisser ses reins sur le drap. Il retient son souffle, se mord les lèvres, le cœur sur le point d’imploser. Un frisson la parcourt. Les larmes coulent, à présent, sans aucune retenue.

Dans un instant, il le sait, elle va se détacher de lui, se replier, le chasser.

Il voudrait dire quelque chose. Oser un geste différent. Un mot qu’il aurait oublié de prononcer, avant, toutes ces autres fois. Pourtant, il se tait, impuissant. Le langage grippé dans sa propre douleur. Si près de rompre, lui aussi.

C’est alors que le miracle se produit. Dans cette bascule de pensée. La femme se retourne subitement, plante son regard mouillé dans celui de l’homme, attrape son poignet et le guide vers son sexe.

Brutalement.

Désespérément.

Après cela, plus rien n'existe.

L'homme se laisse aspirer, sa main ouvre le passage. Il lèche sa peau, murmure sur son ventre, respire son désir. Leurs gestes sont fous, désordonnés, assoiffés. Pétris d’urgence.

Ils s'arriment l'un à l'autre, dansent, se cabrent, gémissent, s'enroulent, se cherchent, s'attendent et jouissent.

Ensemble. Dans la même douleur.

Sans qu'un seul mot n'ait été prononcé.

Matin

Son voyage l’a poussé jusqu’à la porte d’Orléans. Il s’est posé juste à la sortie du métro. Le néon rouge du bar tabac d’en face est tel qu’il l’a vu cette nuit.

Assis en haut des marches, il a ôté son béret pour le poser à terre. À l’intérieur, quelques pièces jaunes et une carte postale.

On peut lire, écrit en vertical, noir sur blanc :

« Soyez-vous-même, les autres sont déjà pris ». Oscar Wilde.

C’est de loin la citation qui lui rapporte le plus, celle qui intrigue le mieux. Il espère que la jeune femme s’en souviendra. Presque dix heures et déjà vingt minutes qu’il attend.

Il se concentre mentalement « Expire l’anxiété, inspire la foi. Expire la peur, inspire l’amour. Expire le stress, inspire la paix ».

L’escalator dégueule poussivement son flot humain. Des hommes et des femmes vaincus d’avance. Ils luttent, César le ressent.

Aujourd’hui encore ils sont en retard. Les contingences matérielles ont un délai d’expiration et ce délai vient d’arriver. Leur précipitation l’agresse. C’est une insulte à la vie.

Ce que ces êtres tentent d’endiguer, ce n’est pas seulement un contretemps sur des horaires musclés, serrés dans la servitude mais un compte à rebours sur la vie en général. Une existence privée de la première chance, celle de naître le bon jour, au bon endroit. Il a beau concentrer son aura en un bouclier d’énergie positive, cette misère-là finit toujours par le transpercer. Il a moins mal qu’au balbutiement de ses expériences. Cependant, ce que suent ces pauvres gens le rend amer. Il sait son pouvoir limité. Il pare aux urgences mais chaque jour est un écartèlement. Il n’a pas encore trouvé comment être partout à la fois. Depuis toujours, ses nuits dictent ses choix sans qu’il les remette en question.

La jeune femme l’a pénétré. Le voyage a été clair. Sans détours. Pourquoi elle et pas une autre ? Il ne sait pas répondre à cette question.

Le bien qu’il peut faire ne lui appartient pas. C’est déjà beau qu’il l’ait reconnu et que le Docteur lui ait appris à s’en servir.

Il aurait pu avoir des migraines toute sa vie sans jamais savoir qu’elles n’étaient que les aiguilles d’un malheur bien plus grand que le sien.

Il s’en est délivré à l’instant même où ses voyages ont commencé. Agir a été le remède. Maintenant, il est heureux.

Chaque jour lui donne une mission. Certes, hors norme, loin de la réalité collective mais quelle satisfaction ! Malgré les échecs et ces multiples oppressions du matin qui lui échapperont toujours, il y croit.

Il n’aura jamais la vie de tout un chacun. En remercie chaque jour les anges. Son devoir n’est même pas un sacrifice. Son seul regret : n’en faire jamais assez. Il s’épuise vite. Trop d’énergies contraires qu’il apprend à mieux contrecarrer. Des instants comme celui-là le laisseront à sec une bonne partie de l’après-midi. Au début, ses temps de récupération l’enrageaient. Il voulait résister à ses fatigues. Il luttait contre elles. Voulait les surpasser. Agir malgré tout. Il avait commis bien des erreurs, fait rater bien des voyages.

Aujourd’hui, il a accepté. La qualité plus que la quantité. Sinon il perdra tout pouvoir, sa hantise.

Il sait, à la seconde même où il croise le regard d’un homme en train de déposer un billet de dix euros dans son chapeau, qu’il va louper la femme ce matin.

Tout devient ténébreux en une fraction de seconde. C’est comme un engloutissement. Une dune de sable noir se déverse sur lui et l’ensevelit.

Il est mitraillé à chaque grain, les reçoit un par un qui viennent le transpercer.

La surprise du choc le terrasse. Il croit qu’il va étouffer. Il essaie de respirer et avant d’avoir réussi à ouvrir la bouche, il reçoit en pleine face une vague immense.

Un tourbillon rouge. Visqueux. Amer. Épais.

Il a du sang plein la bouche.

La collision ne dure que le temps d’un regard. Un grouillement de secondes qui vaut à lui seul des générations entières.

Le temps que l’homme se redresse pour disparaître dans la bouche de métro puis tout s’arrête. César est comme libéré.

Il reste à terre.

Pantois, abasourdi, tétanisé.

Fin de matinée

Recroquevillé sur son lit, les bras autour de la tête, César s’en veut. Il a été lâche. Il a fui. Le regard du vieil homme lui a vrillé l’âme et la chair. La douleur s’estompe lentement. Il a tellement peur qu’elle revienne qu’il n’arrive pas à désamorcer la contracture de son corps. Pourtant il essaie.

Il doit respirer. Reprendre son souffle. Libérer ses énergies bloquées.

Putain c’que ça fait mal.

Il se tient le crâne comme il l’a souvent fait, au début, quand tout était encore neuf et qu’il ne savait pas encore.

La vague a été si soudaine, si violente. Une telle noirceur, d’un seul coup, en pleine poire. Il n’a pas su se protéger.

Il enrage. Se faire surprendre alors qu’il sait, que ce n’est pas la première fois.

Il en a pourtant croisé des dingues.

Mais là, c’est le pompon de la pouponnette comme dirait l’autre.

Est-ce que la jeune femme est passée ?

Est-ce, elle, qui l’a mis sur le chemin de l’homme ?

Il s’irrite de cette auto-flagellation. Une heure qu’il s’asphyxie lui-même de pensées négatives. L’échec le domine. Ses douleurs s’estompent mollement. Trop !

Il doit se ressaisir. Il peut réussir.

Détendre ses muscles. S’allonger correctement. Fermer les yeux. Se concentrer sur sa respiration. Trouver le centre. S’y connecter. Attendre. Ne pas réfléchir. Laisser glisser le reste. Tout le reste. Tout ce qui n’est plus lui depuis l’ensevelissement.

Alors il dormira. Qui sait, peut-être même, il rêvera. La réponse viendra. La réponse vient toujours. César tire à lui son journal caché sous son oreiller. Ne l’ouvre pas. Le sentir contre lui suffit à en visualiser l’écriture. Il connaît par cœur la page de la méthode.

Il professe dans son esprit les dix principes. « Détendre ses muscles. S’allonger correctement. Fermer les yeux... »

Le calme revient déjà.

13h00

Ils ont une heure devant eux. Une heure pour lever les yeux au ciel et trouver un horizon à leurs espoirs. Pour étirer leur corps, allonger leur pas, repousser la torpeur, se défendre de la gangrène qu’injecte trop de promiscuité.

Une heure pour respirer d’autres odeurs que l’air vicié du dedans. Ce silo à bestiaux saturé de peurs, de mauvaises haleines et de violences.

Suintant l’inhumanité.

Tout, absolument tout ce qui est contenu entre ces murs pollue l’atmosphère. Ce n’est pas une fine pellicule qu’un coup de Javel peut décrasser, absoudre, purifier. Encore moins un ravalement bon marché au vert pisseux.

Non, c’est comme une espèce d’huile visqueuse qui recouvre les hommes d’un coup. À peine le seuil de la première porte franchi. Qui suinte dans chaque millimètre carré. Se jette sur eux comme une sangsue. Leur recouvrant l’épiderme. Créant une seconde peau. Épaisse, grasse et gluante.

Plus le temps passe, plus elle s’incruste, ne les quitte plus. Où qu’ils aillent, quoi qu’ils fassent ou imaginent.

Il n’y a aucune beauté en ces lieux. Rien de positif à attendre. Tout est dans le souvenir ou l’idée que ça ait existé.

Ailleurs. Avant. Dans une autre vie.

C’est dans la cour, pourtant ceinte de toute part, que certains hommes parviennent, fugacement, à en espérer le chemin. En se cassant le cou vers le ciel.

Georges Brimbant est l’un d’eux.

Il goûte le pâle soleil de ce 24 décembre avec avidité, l’absorbe de plein fouet, les yeux grands ouverts, à s’en brûler la rétine. Isolé des autres, recroquevillé dans sa solitude.

Exclu volontairement de ceux qui fomentent leur vengeance en grillant clope sur clope. Soudés par la haine, la rage et l’injustice.

Hors de portée de ces accros au sport qui dépensent dans leur course une énergie vouée à l’échec. Poinçonné à jamais du sceau du revers de la médaille. Lui est libre de n’être plus qu’un lézard au soleil, au moins une heure, dans cette énième journée.

Il se pense différent. Sa présence n’est due qu’à une erreur de parcours. Une foutue minute dans un foutu jour.

Un mauvais choix.

Et même le seul.

Le prix à payer est exorbitant : il ressortira coupable à vie. La mémoire n’ayant aucune frontière. Il attend pourtant. Jour après jour. Une lettre, une visite, un miracle.

Un instant d’absolution totale.

Il pense encore posséder en lui, ce « petit rien » qui le différencie des autres. Même s’il a éprouvé la difficulté de lutter contre un tel environnement, il pense pouvoir gagner. Le mal englobe un large spectre. Du noir au gris, il se croit plus près du blanc. De la lumière. Du bout du tunnel. Jusqu’au moment de l’impact, il ne se sait pas condamné.

Il voit pourtant ce drôle d’engin voler au-dessus de sa tête. Cette espèce d’oiseau, gris cendré, venu griffer son ciel.

Aussitôt, il ressent en lui et tout autour de lui, que quelque chose se fige.

Dans la cour, tous les hommes, chacun à leur façon, s’immobilisent. Cessent leur routine. Plus la libellule métallique approche, plus le ronronnement initial s’amplifie. Le bruit d’un moteur poussé à plein régime. En plein élan.

Puis, les mouvements circulaires de la machine vont decrescendo.

L’oiseau se stabilise.

L’équivalent de quelques nanosecondes. Les dernières. Avant que tout explose. À deux doigts de leurs têtes. Crevant leurs tympans. Enflammant leurs corps. Sidérant leurs esprits. Leurs espoirs.

Leur dernier souffle.

Il est 13 heures 01, ce 24 décembre, à la Prison de la Santé.

Et ce n’est que le début

13 heures 30

Il a sombré, tel un animal mort. Sans rêves, sans conscience, presque sans souvenir. La gomme du sommeil a agi. Comme un long coma. En perte de mémoire. En gain de vie.

L’ardoise à jour.

La « Méthode » en dix points est infaillible. Pas aussi efficace que d’habitude mais César se sent reposé. Droit dans ses baskets. Moins assujetti à l’émotion.

Il n’a pas rêvé. Ne lui reste que l’essentiel. Outrageux certes, mais comme désolidarisé de pulsions. Il doit en profiter.

D’abord, noter ce qu’il sait et non pas ce qu’il croit ou ressent. Ce qu’il a vu et non imaginé. En si peu de temps, il s’en passe des choses. Il y a l’impact, le ressenti de l’impact et les élucubrations qui s’ensuivent. Le plus sûr est de mettre des mots et de ne pas faire de phrases. S’en tenir au factuel. Toujours.

Il prend son journal. Écrit comment lui est venue la rencontre. Les mots qui ont surgi, ceux dont il est sûr qu’ils lui viennent de l’homme et non de son interprétation.

« La mort dans ses yeux - Le désert noir - La mer rouge - Le billet de dix euros. »

Puis il dresse « l’Alpha » de l’homme.

Celui que chacun porte en soi et que peu de gens savent déchiffrer. Qui tient dans un regard, un geste, une énergie, une attitude.

L’ADN psychique, émotionnel.

La carte mère.

« A, B, C, D... X, Y, Z ». Vingt-six lettres, les unes au-dessous des autres. Encore vierges. Ne pas se précipiter, bien reproduire la liste.

Le risque est grand à ce stade. César peut se tromper. N’en a pas le droit. Son don lui impose un devoir de précision. Qu’un mot vienne à prendre la place d’un autre et l’erreur sera manifeste. Parfois désastreuse. Il s’est déjà laissé berner.

L’urgence est là. Il ne sait pas à quoi elle tient. Elle a été immédiate. C’est elle qui l’a englué à ce point dès qu’il s’est enfui et elle persiste malgré son repos. Il la sent qui pousse et revient en force. Rien n’est jamais fortuit. Alors César se soumet. Les vingt-six lettres « Alpha » ne sont qu’une étape. C’est un exercice qu’il aime pratiquer. Dans lequel il a confiance. Une logique qui lui est propre. Instinctive.

Ce que pour César aucune intelligence humaine ou matérielle ne surpassera jamais.

14 heures

Hier avait été une journée sordide, sans soleil. Parfois le ciel est con. Bêtement moche. Aussi terne qu’une vieille toile cirée. Blanc et sale avec un gros néon fiché dedans. Il y a de grandes traînées cendrées comme des taches improprement dégoulinées et c’est encore plus vrai l’hiver. Quand le sommeil a mal fait son boulot et qu’on ouvre les yeux, direct sur sa grise mine. S’ensuit un cafard monstre et avec le froid qui s’en mêle, c’est juste insupportable. Hier, Hub a mal supporté. Moitié parce que c’est Noël, moitié parce qu’il est à sec. D’argent, d’alcool et de Ritaline. Sans cette paroi psychique, l’oubli ne peut l’emporter sur les mauvais souvenirs.

À minuit, il était transi de froid, brûlant de manque et dangereusement seul. Quand une maraude de « l’Association des Bons Amis » l’avait cueilli à Pont Marie, il avait craqué et s’était laissé embarquer. Pas souvent que cela lui arrive.

La liberté a un prix et dormir à la belle étoile peut être sa récompense. On est SDF ou on ne l’est pas. Même si au départ, ce n’est pas un choix, il finit par le devenir. Chacun trouve son avantage où il peut. Surtout l’été, surtout là-bas. À l’autre bout du bout de l’Ile de la Cité. Quand tout s’éteint sauf les étoiles.

Hub ne rêve jamais mieux qu’avec une nébuleuse en toile de fond et un tatami d’herbe en guise de matelas.

Mais pas l’hiver.

L’hiver est ce qu’il endure de pire. Il a survécu à deux. Pas certain qu’il résiste à un troisième. Faire le con, à force, abime. Dormir sur les bouches de métro aussi. Le bain de vapeur est efficace mais encrasse profond.

Quel idiot il a fait de quitter Marseille et de croire qu’à Paname...

Alors oui, il a craqué et s’est laissé embarquer. A eu chaud. N’a pas rêvé.

Il a pu prendre un petit déjeuner et de fait, a dû subir la douche. Ce n’est pas qu’il déteste se laver mais la douche, c’est ce qui te rappelle le plus ce que tu as été et que tu n’es plus : Un homme propre. Digne. Et peut-être même respectable.

Il en aurait pleuré. Il a préféré cracher.

Il lui reste encore ce pouvoir-là. Emmerder le monde. Le botter en touche.

Les glaires sont les larmes du pauvre et le trottoir son mouchoir universel.

À chacun son destin de regarder là où il met les pieds.

Après, il s’est tiré vite fait. A zoné vers Bastille. Gagné de quoi se payer un pack de six bières. Fraudé le métro. Grappillé encore quelques menues monnaies.

Puis est descendu à Châtelet. Ce grand foutoir caverneux. Ce marché de dupes. Ce composite du peuple.

Direction l’église Saint-Eustache.

Le ventre des paumés.

L’heure de la soupe.

14h30

L’exercice l’a épuisé. Son « Alpha » est quasiment vide. Et lui aussi.

Il a été incapable d’écrire plus de cinq mots :

« ... Condamné – Divin – Élève – Sang - Patience… »

Au sixième, sa migraine a repris. Plus virulente que jamais. César a tout lâché. À bout de force. Presque fiévreux.

Il n’a pas lutté. N’a pas tenté de comprendre.

Il a subi. Une chape de plomb. Un abîme. Un néant. Un grand trou noir.

S’est laissé aspirer. Avaler.

Broyer.

Puis il a vécu comme une sorte d’absence. Un effacement. Et le décor a changé.

Tout est devenu blanc et silencieux. Inodore. Incolore. Muet et sourd. Il a plongé dans un lieu qu’il ne connaissait pas. Bien au-delà de la confusion. Une sorte de béatitude. Plane et souple.

Ses yeux grands ouverts ont fixé le plafond. Il avait encore les membres raidis. Le corps et l’esprit pris dans une étreinte. Mais sans force ni pression.

Il lui restait un chouia de conscience pour s’en apercevoir. Même s’il ne se sentait pas respirer, il était sûr d’être vivant.

Son instinct lui a interdit de continuer. Il a dû toucher un point sensible. Un disjoncteur. Ou alors quelqu’un a appuyé sur « Pause ».

Le temps s’est étiré dans une infinie douceur. La migraine est passée. Les douleurs aussi.

Il est resté dans cette nonchalance sans mesurer le temps. Jusqu’à ce qu’il se sente comme vierge ou neuf. Jusqu’à ce qu’il cligne des yeux. Et voie enfin, en vrai.

L’ampoule au plafond qui pend, blanche et nue, presque irritante. Les minuscules étoiles en plastique transparent collées tout autour. Agencées comme une voie lactée, elles tracent un chemin ininterrompu jusqu’à la fenêtre.

Une lumière dorée vient buter contre les carreaux sales. Il est chez lui. Dans sa petite chambre de bonne. Au sixième étage, vue sur le ciel. Alors son corps engourdi accepte le mouvement.

15 heures

Bruce est heureux. Il sort de la douche en sifflotant. À moitié nu, une serviette bleue, tachée, enroulée sur les hanches, il sourit à son reflet dans le bout de miroir suspendu à une pointe. Il ne voit pas la rouille incrustée, ni la moisissure des joints sur les carreaux de la salle de bain. Lili et lui ont passé la moitié de la journée à se rouler dans les draps.

Des réveils comme Bruce les aime. Toniques, brûlants, sans chichis. Cette fille est une vraie bombe. Sûr, il est accro. S’il sait s’y prendre et, a priori, elle en redemande, bientôt ses soucis seront résolus. Il va descendre lui acheter des fleurs et tout ce qu’il faut pour un bon déjeuner. Peut-être même qu’à son réveil, ils remettront cela.

Six mois que l’histoire a commencé et le désir ne s’éteint pas. Elle lui fait des trucs qu’il n’aurait jamais imaginés. Est-ce toujours ainsi l’amour ? Il n’en sait rien. De là où il vient et à 22 ans, il a rarement eu l’occasion de vraiment s’éclater.

Depuis qu’il est arrivé à Paris, tout s’est enchaîné comme par miracle. D’abord ce boulot de vigile pas trop compliqué, sa carrure pèse sur la balance. Ensuite cette fille. Une pépite. Bien sûr, ce squat n’est pas ce qu’il peut rêver de mieux. Au moins, y sont-ils à l’abri. Ils ont leur espace, une pièce de 10 mètres carrés dont il a verrouillé l’accès par une barre d’acier et un cadenas. Y rentrer ou en sortir se résume souvent à enjamber des corps avachis, repliés dans leur solitude.

Et alors ?! Il y a pire. Tellement plus grave.

Les familles, elles, ont pris d’assaut les chambres, la salle à manger et même la cuisine. Ils ne sont pas loin de vingt personnes à s’entasser ici. C’est petit et pourtant… s’il fallait trouver de la place, ils en trouveraient encore.

Bruce a longtemps partagé sa chambre avec d’autres Maliens. C’était au tout début. Là-bas, dans le Nord, le gris, le froid. Quand il était arrivé au terme d’un long voyage et que sa survivance se contentait d’un matelas de mousse pisseux coincé entre dix autres.

Il s’en est passé des évènements depuis. Il a su se relever, défendre son territoire, n’a pas totalement perdu sa dignité. La roue finit toujours par tourner. Encore quelques matins comme celui-là et des nuits au black à grossir son portefeuille et il pourra espérer plus que ce que la vie ne lui a jamais donné. Un pays, une identité, un passeport. Qui sait, enfin, une famille.

16 heures

Mozart. « La symphonie des petits riens ». Un rempart pour Ernestine. La seule façon de lutter. De résister. Au temps, aux coups du sort, aux aberrations humaines. Son émerveillement est intact, soixante et onze ans après l’avoir écoutée pour la première fois. Quelle chance de l’entendre à cet instant. Un signe ?

Un miracle ?

Un cadeau ?

Une sacrée synchronicité en tout cas.

Dieu a-t-il entendu ses projets ? Enfin !

Le haut-parleur de la salle commune diffuse ses notes à faible volume. C’est dommage, cela manque d’intensité. Mozart n’est pas un murmure, ne doit pas être un chuchotement. Quel gâchis !

Mais avec tout ce brouhaha aussi. Cette vieille niche de bras cassés, de fils usés, de déficients en sursis. Tous otages de la vie. À moitié tremblotants, asthmatiques, grincheux, séniles. Qui raclent le parquet, entrechoquent les verres, font grincer leurs dentiers. Qui suent la poussière, bourdonnent les aigus et vomissent l’espérance de vie. Ironie de la science qui retient la vie dans son plus mauvais quart d’heure.

Ernestine se concentre. Sa mémoire vole au-dessus de la mêlée. Accroche chaque note à son esprit pour retrouver l’harmonie initiale.

Querelle de décibels, Mozart s’enfuit...

Alors qu’il suffisait de presque rien.

D’un peu d’audace.

D’un dernier élan.

16 heures 50

Encore groggy, César s’est levé et a filé sous la douche. Maintenant, il se fait couler un café. Il traîne et ressasse. Fourbu quoiqu’impatient.

Une part de lui est sonnée, l’autre veut réagir. Des migraines comme ce matin, il sait les gérer. Rien que des mecs malsains qui lui filent la gerbe. Il n’a jamais eu de mal à rétablir la vapeur. À les laisser filer.

Cependant, le background de cet après-midi est inédit, lui fait un drôle d’effet. Il s’est passé un truc important. Un tel voyage, il n’en avait encore jamais fait, qui plus est, en plein jour.

Il a un sale pressentiment et n’arrive pas à le nommer. Il doit sortir, tout de suite. Il se sent pollué. Les terminaisons nerveuses en ébullition, il étoufferait presque. Trente minutes de course dans le parc des Buttes Chaumont, voilà ce qu’il lui faut. Il est loin d’être en forme mais il a vraiment besoin d’air. De se décrasser. Il va vite. Enfile un jogging et un sweat, chausse ses « running », prend son iPod, pousse le volume à fond et claque la porte. Il descend les étages à la volée et aussitôt dans la rue, sprinte. De chez lui à l’entrée du parc, une belle ligne droite dans l’avenue de Laumière. Quelque trois cent mètres de côte et pas un chat. Juste la nuit pour l’accueillir et le froid mordant. César ne se pose plus de questions. Il fonce. Stromae résonne à fond dans son casque. « Formidable. Tu étais formidable. J’étais forminable. Nous étions formidables… »

Un peu avant la Mairie du XIXème, il ralentit. Traverser la place Armand Carrel équivaut à sautiller et slalomer entre les voitures. Se farcir la foule et le bruit. Il l’aborde toujours par la droite, avec précaution, en utilisant les passages piétons.

17 heures

Ironie de la vie ? Du sort ?

Ou farce du destin ?

Tu t’acharnes à vouloir un truc, ça te glisse entre les doigts.

Et quand tu abandonnes, il t’explose à la tête. Hier, Axelle voulait mourir. Aujourd’hui elle veut vivre. Entre les deux, la main de l’homme. Qu’on ne vienne pas lui parler de Dieu. Elle n’y croit pas.

La fatigue a disparu. La colère l’a remplacée.

L’envie de suicide a muté. Désir meurtrier.

Cela n’a rien de logique. Axelle le sait. C’est sanguin. C’est une pulsion comme elle en a eu des centaines. Toujours refoulée, impitoyablement étouffée.

Aujourd’hui le sacrifice est terminé. Ils n’auraient pas dû la louper.

Plus elle se sent impuissante, à demi-morte sur ce brancard, plus sa haine s’enlaidit. Enrage. Gonfle, gonfle, gonfle.

Ce n’est pas ainsi que les choses devaient se passer. On lui vole son libre arbitre. Ses choix. Son temps. Son heure. Sa mort.

Foutus cons d’emmerdeurs, de branques, de tarés. Siphonnés du bulbe.

Si elle pouvait, elle se lèverait. Elle irait les trouver ces deux empaffés de première. Vu ce qui lui pousse dans les veines, là, elle n’aurait pas peur.

Elle en prendrait un pour taper sur l’autre, comme on dit. Et peut-être même qu’elle irait chercher le troisième. Elle en ferait un sandwich. Le troisième au milieu des deux autres. Bien ligotés. Garrottés. Enchaînés.

Elle se grillerait une clope en les regardant se débattre. Puis elle les aspergerait d’essence en prenant soin de tracer un sillon jusque sous la porte.

Clic clac le verrou. Zip le briquet. Au suivant !

Il suffit juste que ses bras lui répondent. Et ses jambes ? Elle ne les sent plus.

D’ailleurs elle ne sent rien, ne voit rien, n’entend rien. Elle est juste consciente d’être vivante. D’être encore de ce foutu monde.

Ce n’est pas la douleur qui le lui dit. Elle n’en a aucune. En tout cas physiquement.

Non, c’est dans sa tête que la synchro se passe. Dans ses pensées, ses souvenirs.

Dans sa colère.

Ça, ça marche encore.

Il n’y a bien que les vivants pour réfléchir. Se faire balader par des émotions. Concevoir des phrases, des plans, des constructions intellectuelles.

Axelle sait qu’elle vit. Encore.

Elle a beau ne plus rien capter de l’extérieur, à l’intérieur c’est clair.

La dernière fois qu’elle est certaine d’avoir ouvert les yeux, c’est à l’hôpital.

Elle se rappelle d’ailleurs que c’est là que sa colère a germé ou plutôt jailli. Parce que le germe était là. Depuis longtemps.

En ouvrant les yeux sur son père.

Si elle se souvient bien, l’instant d’avant, elle était dans la cuisine de ses parents, la boîte de Lexomil vide et le gaz allumé.

Ils ne devaient rentrer que pour le réveillon.

Mauvais timing !

Elle a dû subir une fois encore les pleurs de sa mère, le mutisme accablé de son père et, en prime, la mauvaise humeur d’un médecin de garde « Voilà, trois TS en deux heures et ce n’est que la veille de Noël. À qui le tour ?... Ils commencent vraiment à me faire chier ces ratés... »

Elle aurait bien voulu hurler qu’elle n’avait rien demandé mais à ce moment-là, elle avait un tube dans la gorge et la révulsion en spasmes belliqueux. Pourquoi, bordel de merde, ne l’avait-on pas laissée mourir ?

Fin d’après-midi

César a stoppé net sa course.

La place est déserte. Sans âme qui vive. Sans crachin polluant.

Il a presque l’air d’un con, planté tout seul, au milieu du carrefour. Hormis les lumières aux fenêtres des immeubles, et le sapin de Noël, gigantesque, clignotant en face de la Mairie, la nuit est sa seule compagne.

Elle lui fait l’effet d’un mauvais trip, genre « fin du monde ».

Il regarde sa montre. Il a couru 3150 pas et a perdu 24 calories.

Un record ! Fantastique !