Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Deux enquêteurs aux méthodes singulières se penchent sur la disparition d'une femme. Quand ils soupçonnent qu'elle est la victime d'un redoutable prédateur, le compte à rebours est déjà lancé. "Un livre que l'on n'oubliera pas, longtemps après l'avoir refermé". Maud Tabachnik, écrivain. 1er tome de la trilogie des Concertistes.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 245
Veröffentlichungsjahr: 2024
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
A ma mère, Et à toutes les femmes du monde Qui se battent au nom de leur vérité !
« Tu ne sais jamais à quel point tu es fort jusqu’au jour où être le plus fort reste la seule option. »Bob Marley.
« Le passé ne meurt jamais ; il n’est même pas passé. »William Faulkner
Préface
Prologue
Première Partie: Clara
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Deuxième Partie: Les Concertistes
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Troisième Partie: MC Domino
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Remerciements
Ce qui est intéressant, voire excitant dans la littérature noire, c’est sa diversité de ton, d’écriture, de thème, de traitement, de lieux, la psychologie de ses personnages, la recherche de ce petit « ça » qui différencie chacun d’entre nous, et Lou Vernet, pour ce premier roman policier, a réussi son coup. Elle l’a traité avec une langue riche, ce qui signifie qu’elle est allée au bout de l’ambition, qu’a chaque auteur, de trouver, dénicher le mot, la phrase, qui ne pourra que prendre la place qu’elle lui a impartie. Sans affectation, sans cuistrerie, avec une presque nonchalance et un humour corrosif, comme si cela allait de soi. À présent l’histoire. Qui, je le reconnais, au début m’a surprise. Ça, du polar ? Oui, d’accord, parfaite, l’exposition de ses personnages, justes leurs dialogues, mais quid du suspense ? Puis j’ai continué de lire et, dans la subtilité de l’intrigue, dans le tâtonnement obligé du lecteur, j’ai découvert une fin diabolique, une chute, comme on dit en littérature, bien loin des premiers chapitres policés, qui fera hoqueter et lever les sourcils, mais qui est la signature d’un livre réussi, original, audacieux. Un livre que l’on n’oubliera pas, longtemps après l’avoir fermé. Bienvenue à Lou Vernet dans le monde des écrivains de la littérature noire.
Maud Tabachnik
C’était un matin blanc recouvert de givre, un matin serti de froid aux reliefs argentés. Les voitures gisaient telles des congères ; une armée blanche en déroute. Quiconque aurait levé la tête aurait découvert un ciel bleu et immobile, mais quiconque à cette heure-ci n’était pas dehors. On était dimanche, il était à peine huit heures du matin, la ville dormait encore. Un homme seul marchait sur le trottoir. Cheveux en bataille, grisonnants, yeux clairs, la silhouette fine, le pas énergique, vêtu d’un jean marron, il avait enfoncé ses mains dans les poches latérales de son bombers. Une allure à la Gérard Lanvin dans ses meilleurs jours. Bourrue et renfrognée. Son portable, en sonnant une heure auparavant, l’avait sauvé d’un rêve floué d’avance. Toujours le même, ombre et lumière crevant l’espace, sans visage et sans mot. Des courants d’air de formes qui ne disaient rien, mais flottaient chaque nuit dans son crâne comme des entrelacs toujours plus nébuleux.
L’appel avait été bref :
- Eh, vieille Carpe, si tu veux voir un arc-en-ciel, grouille-toi… Il y avait eu un court silence, le temps pour La Carpe de vérifier l’heure à sa montre, puis la réponse était venue, comateuse. − Un arc-en-ciel… à sept heures ?
À l’autre bout du fil, il imaginait très bien La Virgule trépignant d’impatience sur sa seule jambe encore valide. Ses mèches blondes en désordre sur sa petite gueule d’ange désailé.
- Bah oui à cette heure, et même géant… Entre le deuxième et le troisième saule pleureur, en face de L’Alligator. Un arc-en-ciel et des ombres flottantes prises au piège dans ses filets…
Il avait grogné pour la forme, mais s’en était trouvé soulagé. Les dimanches quand on est seul sont un piège. La journée s’avérait trop longue pour ne pas se poser des questions et trop courte pour trouver des réponses. S’il avait pu zapper tous les dimanches, il l’aurait fait. Il avait aussitôt raccroché. L’Inclus demandait, déjà, qu’on lui roule sa première cigarette.
VENDREDI
À l’aube. Paris 9e. Début du printemps.
Au sixième étage d’un immeuble, vue sur cour, un rayon de soleil caresse le visage d’une jeune femme paisiblement endormie. Drapée dans un silence protecteur, Clara rêve certainement ; un sourire confiant borde ses lèvres. Dans un tic-tac régulier, les derniers cristaux de neige fondue s’amusent à rebondir nonchalamment sur le rebord d’une gouttière. Soudain, brisant cette plénitude, une musique résonne à plein volume dans un appartement voisin : « Belle, c’est un mot qu’on dirait inventé pour elle, quand elle danse... alors je sens l’enfer s’ouvrir sous mes pieds… ».
Clara sursaute, se recroqueville. Une voix poussive mais non moins hurlante explose à ses tympans. Elle la reconnaît. Un odieux accent chinois, ahanant le français avec conviction, les poumons impatients. En écho discordant à une chanson passée en boucle depuis des semaines. Le bruit des mots écorchés et de la musique vouée aux décibels déchirants la tirent sauvagement du sommeil. Une fois de plus, une fois de trop. Clara se redresse d’un coup dans son lit, ne cherche pas comme d’habitude à se protéger les oreilles avec ses mains ou l’oreiller. En appui sur ses deux poings plantés dans le matelas, elle reste quelques secondes à subir ce martèlement, puis se lève d’un bond. Son grand corps nu et mince, planté au pied du lit, les poings fermés, elle fixe méchamment le mur aux accents tonitruants. Le réveil marque 5 h 58 du matin. Ou son voisin est fou ou son voisin est sourd. Quoi qu’il en soit, ce matin, elle n’en peut plus. Il chante trop et il chante mal. Il chantait trop tôt mal. Dans une flopée d’injures destinées à lui donner de l’élan, elle pivote sur elle-même et sort de la chambre, rageuse. Puisque Monsieur le Chinois ne comprend pas le français - mille fois elle a glissé un mot sous sa porte, le suppliant de baisser le son, de retarder ses envolées cacophoniques - elle va frapper fort ! Elle est tout à fait réveillée. Parfaitement en colère. Absolument pas culpabilisée. Jamais, même, elle ne s’est sentie aussi sûre d’elle. La vague braillarde de ce matin a déchiré son reste de patience. Elle traverse son appartement, se refuse à penser. Domino le lui a cent fois répété : Quand tu commences à penser, tu n’agis plus, t’es morte. Cabrée sur cette phrase comme sur une arme secrète, elle ouvre le placard de l’entrée, se hisse sur la pointe des pieds, allonge son bras jusqu’à la troisième étagère et du bout des doigts, affleure la mallette. Prenant appui avec son autre bras sur l’étagère supérieure, elle referme ses cinq doigts sur la poignée en métal. Dans un équilibre chancelant, elle recule d’un pas, fait glisser l’objet jusqu’au-dessus de sa tête, le maintien en équilibre un instant et le laisse presque tomber, de tout son poids, sur le sol. Elle ne doit pas réfléchir. Surtout ne pas penser. Ce type l’a bien cherché. Domino ne lui a-t-il pas écrit : Jusqu’à quand et jusqu’où vas-tu accepter ? Commence par ce petit emmerdeur, il te viole chaque matin. Apprends à dire Stop, apprends à dire Non…
Au début, Clara l’avait trouvé un peu excessif, mais l’idée peu à peu s’est infiltrée en elle et ce matin, c’est décidé, elle va s’offrir Monsieur Notre-Dame de Paris en guise de petit déjeuner. L’enfer va véritablement s’ouvrir sous ses pieds. Elle déshabille l’engin de son étui, le soupèse, le contemple, hésite et se cabre de nouveau. Si tu commences à réfléchir… t’es morte. Domino a dit juste. Elle se sent fléchir. Tout ça est aberrant ! En arriver là pour une chanson ? Qui plus est une chanson d’amour ! Elle se redresse aussitôt. La verticalité, Petite Sœur, tout est là… se tenir droite. Domino a promis de la guider. Elle va y arriver. Sa voix devient écho, ne la quitte plus. Clara embarque l’objet, retraverse son appartement, le dépose sur son lit et se dirige vers la salle de bains. Prend une douche, rapide. Se maquille, légèrement. Et s’habille, enfin. Elle choisit une tenue confortable et chaude, bascule le contenu de son sac à main dans un petit sac à dos, vérifie que l’enveloppe légèrement froissée s’y trouve bien et croise son reflet dans le miroir. Des cheveux mi-longs noirs encadrent un visage hâlé, aux traits fins, à la bouche charnue. Ses yeux verts qui habituellement transcendent chaque parcelle de lumière en un éclat brillant reflètent aujourd’hui une détermination accrue.
Dans la chambre, le printemps s’annonce en rai de lumière éclatant, l’hiver n’en finit pas de craqueler une terre encore marbrée de neige. Une combinaison parfaite pour cette journée qui débute en fanfare. Elle doit faire vite. Toujours et encore ne pas réfléchir. Ne pas s’arrêter. Ne pas buter.
Clara se dirige vers son lit, empoigne d’une main l’objet abandonné quinze minutes plus tôt, une perceuse domestique des plus banales, l’arme d’une mèche de béton 10, branche la prise, teste loin devant elle la charge électrique en action, un rictus vengeur au coin de la bouche, et s’approche du mur. Le Chinois est de l’autre côté, elle l’entend, déclamant sa chanson débile dans un français massacré. Mais pourquoi brailler si fort ce qui aurait dû se murmurer secrètement ? Elle choisit un pan de mur vierge, se concentre sur un point fixe, repéré lors de ses interminables réveils intempestifs, et appuie de toutes ses forces. Le bruit de la foreuse recouvre presque instantanément la musique et toutes les autres voix qui viennent marteler sa tête d’injonctions moralisatrices. La cloison cède sans difficulté. Le trou s’allonge, se dilate. Ce n’est qu’un mur de séparation, aussi mince qu’une paroi de verre. Bientôt elle sent le vide absorber toute la mèche. Elle vient de traverser le mur du con. La musique s’est arrêtée, le Chinois s’est tu. Sidéré peut-être, frémissant d’intrusion. Elle imagine sa stupeur, sourit presque de tant de facilité. Domino lui avait donné la consigne : Quand tu seras prête, à l’instant exact, choisis ta musique, oublie de réfléchir, pousse le volume à fond et claque la porte. Elle n’a rien oublié de ces instructions, a juste voulu les parfaire. Le trou est son idée à elle, sa marque. Un symbole d’évidement. Une percée dans le champ de sa conscience.
Aujourd’hui, une minuscule canalisation explose. Un filet d’air s’échappe. Comme un automate, indifférente et mécanique, Clara repose la perceuse, pivote d’un demi-tour et sort de la chambre. Dans le salon, elle s’agenouille devant sa chaine hi-fi, choisit un CD de Didier Super, appuie sur Play, pousse le volume à fond, se relève, va dans l’entrée, enfile un manteau, prend son sac et sort en claquant la porte. Elle dévale déjà l’escalier lorsque plusieurs voix dans le couloir rebondissent de vociférations. Ça va être le bordel. Toute sa vie à partir de cet instant-là va être un bordel.
Clara le sait.
Domino a gagné.
Clara s’est enfuie en courant. Après avoir dévalé les escaliers quatre à quatre, aussitôt dans la rue, elle s’est mise à courir. Vite, très vite. Non qu’elle ait peur ou qu’elle redoute qu’un voisin la poursuive, mais bien parce qu’il lui pousse une ivresse jusque-là inconnue. Elle a encore dans le bras et la main le saccadé de la perceuse, comme une énergie qui ne cesse de se diluer en elle. Son acte dérisoire et peut-être même puéril l’a électrisée jusque dans les talons. Elle ne court plus, elle vole. Une décharge d’adrénaline fulgurante. Seuls ceux qui n’ont jamais franchi de limites plus grandes que celles de leur conscience peuvent encore découvrir ça
C’est son premier Interdit, elle a trente-cinq ans. Les foutus accords de Didier Super résonnent encore en elle. Une reprise du « Que je t’aime » de Johnny Hallyday, pleine de bruits et de décibels, de cris rauques et de violence douce. Parodie drôle et vengeresse. Ce chanteur a le chic pour saloper n’importe quelle chanson. Son humour débile ne la vengera peut-être pas plus d’une heure de son satané Chinois, mais c’est plus qu’elle n’en a jamais fait jusque-là. Trois rues plus bas, elle ralentit sa course, à bout de souffle. L’air lui manque, ses poumons explosent. Un sprint au réveil, ça aussi c’est de l’inédit.
Elle se tient pliée en deux, les mains sur les hanches. Une voiture passe au moment où elle inspire, elle recrache les gaz d’échappement dans une quinte de toux, se redresse et se surprend à hurler :
- Connard, va !
Voilà qu’elle se met à jurer maintenant. Là où auparavant, elle se serait excusée d’exister, lui montent des cris dans la gorge qu’elle ne contient plus. Pas si terrible, pense-t-elle. Suffit d’ouvrir une brèche pour qu’un air nouveau circule enfin. Un mince filet d’air aussi ténu que son trou de dix a réussi à libérer une énergie dont elle ne soupçonnait même pas qu’elle en fût pourvue. « L’insaisissable Clara. Belle comme une légende, disait son père autrefois. Avec ces yeux-là, ma fille, tu terrasserais n’importe qui. » Mais aussi timide qu’un ours, aussi sauvage qu’un gymnote, aussi effarouchée qu’une biche. La talentueuse Clara, studieuse à l’excès. Expert-comptable redoutable mais peu redoutée. Exigeante aux décimales près. Solitaire jusqu’à l’oubli. Fouisseuse comme un ver de terre. Comment Domino a-t-il réussi là où tout le monde a échoué ?
En retrouvant son souffle, place Saint-Eustache, Clara ressent un vide en elle. Elle est partie sans avoir pris de petit-déjeuner, son estomac bruit de faim, des gargouillis aux appels impérieux. Elle échoit à la terrasse d’un café, commande « un petit noir bien serré s’il vous plaît », un croissant et une orange pressée, lève son regard au ciel et s’immerge. Un bleu immobile et franc, lavé de tout nuage, est posé au-dessus de sa tête comme un espace ouvert à tous les possibles. À ce point limpide qu’elle peut le traverser sans y buter. Elle prend le temps de rêver. Sans mot. En flashes de pensées vagabondes, furtives, à peine conscientes. Tel cet oiseau qui va et vient devant elle, en arabesques et sans logique apparente. Elle troue le ciel d’un sourire béat quand le garçon de café apporte sa commande. L’écho de la réalité surgi de l’arôme de l’expresso lui fait baisser les yeux. Elle salive de plaisir, se souvient qu’elle a faim. Le serveur est à peine parti qu’elle engloutit déjà son croissant, le rappelle et en commande un autre. Dix minutes plus tard, repoussant dans un coin de table la porcelaine blanche zébrée de taches brunes, bariolée en pointillés de miettes, la question surgit, impérieuse : « Et maintenant, tu fais quoi ? »
La société qui l’emploie devrait bientôt ouvrir ses lourdes portes de fer. Un grand bâtiment aux murs de briques, aux couloirs interminables, aux bureaux cloisonnés. Des milliards de chiffres concentrés en colonnes délirantes. Un silence de plomb pour un travail de fourmi. L’austérité implacable de la méthode et du travail. Une logique d’efficacité pour des bilans sans erreurs. Et en bout de course… toujours et encore, la Dame de Pique. Proche de la retraite, lèvres pincées, regard fuyant, jupe plissée noire et chemisier gris impeccablement repassés. Aussi austère qu’un marbre funéraire. Une caricature à souhaiter dans une bande dessinée, placardée sur un avis de recherche ou agonisante dans une cellule du Guatemala. Une carte maîtresse dans un jeu plus drôle du tout, trônant sur son petit monde, défiant le roi, asservissant ses sujets. Clara sent déjà qu’aujourd’hui elle n’y arrivera pas. Anne-Marie Brak aussi mérite qu’on s’intéresse à son cas. Les conséquences de son présumé plan l’ont toujours tenue à distance d’oser quoi que ce soit. Domino l’a avertie : Si tu passes cette borne, tu perds tes repères. Prépare-toi à un no man’s land. Certains courages coûtent plus qu’ils ne rapportent... en tout cas, au début.
Avant la Dame de Pique, la colère était un mot abstrait pour Clara. Un mot placé dans un dictionnaire qui n’avait jamais eu à s’incarner. Son enfance entre une mère effacée et un père subjugué par sa fille, sa scolarité dans des établissements privés et catholiques, aseptisés à chaque rentrée par une sélection élitiste, l’avaient tenue à l’écart de débordements nerveux. Mais cette tigresse-là, cette femme à l’accent cassant, au corps sec et rigide, brandi comme un sabre, l’avait rugie tant de fois que Clara avait dû se rendre à l’évidence. La colère existait bel et bien et elle s’incarnait, moche et mal. Rouge et suante, tordue et grimaçante. Sa chef pouvait devenir hystérique pour un éclat de rire entre deux portes, pour une pause-café qui s’éternisait, pour une virgule qui débordait d’une colonne, pour un dossier égaré. L’honnête Clara, pourtant consciencieuse à l’excès, scrupuleusement intègre, silencieuse et laborieuse n’avait jamais obtenu les bonnes grâces de l’endiablée. Tout au contraire. Depuis le début, elle s’est trouvée dans sa ligne de mire. Ce que Clara avait compris trop tard, Domino l’ayant pointé avant elle, c’est que la jalousie aussi est un mot du dictionnaire. Un mot sans logique et sans loi dès lors qu’il coule dans les veines de l’envie. À ce stade, le dialogue ne sert à rien Petite Sœur, il faut frapper fort ou partir… abandonner la partie. Mais ne cherche pas d’intelligence là-dedans. Clara avait mis des années avant de s’y résoudre. Elle avait posé des questions, tenté d’enquêter pour comprendre comment une femme, qui avait dû être belle - elle en était sûre, elle avait vu des photos sur le trombinoscope de la société et ce n’était pourtant pas ce qu’on fait de mieux - avait pu en arriver là. Pourquoi, comment, où, par qui ? Elle avait tout fait pour savoir. Les ragots couraient mais aucun ne justifiait qu’elle ait pu perdre toute grâce. Ses collègues tentaient de la rassurer : « Ne cherche pas Clara, y en a qui ont ça dans la peau. Ça fait trente ans qu’elle nous pourrit la vie. C’est une vieille frustrée. Son boulot c’est toute sa vie et toute sa vie, de la rage en paquet de douze. » Clara avait fini par abandonner toute envie de compassion le jour où la Dame de Pique avait explosé à la tête d’une stagiaire en la traitant de « Fichtre gourde, t’as rien dans le cerveau ! Pire qu’un bâton merdeux ! » Cette fois-ci elle était allée trop loin. Clara n’avait plus voulu savoir ni les causes, ni les souffrances qui pouvaient la décharger. « La méchanceté, ça vous griffe plus sûrement qu’un chat », disait son père. Et c’était vrai. De profondes rides avaient tailladé le visage de cette femme. Elle était devenue laide et le faisait payer chèrement.
En réglant l’addition ce matin-là, Clara sait qu’une autre, autrement plus conséquente, l’attend. Il faut juste une fois encore ne pas penser. Se lever, là, maintenant et y aller. Elle regarde sa montre, calcule qu’elle vient de passer deux heures à rêvasser. Le garçon de café a débarrassé sa table sans qu’elle s’en aperçoive.
La foule l’a rejointe par petites grappes agglutinées au comptoir sans même qu’elle l’entende. Le bruit de la ville monte d’un coup à sa conscience.
Clara se lève d’un bond ; une vraie sauterelle depuis ce matin. Elle doit surfer sur la vague, ne pas ralentir. Continuer de ne pas réfléchir. La Dame de Pique s’enfermerait d’ici midi dans son bureau avec trois sushis et un bol de riz. Il fallait qu’elle la surprenne entre deux bouchées, qu’elle lui fasse passer le goût du poisson cru, qui, à choisir, n’aurait jamais voulu finir entre les dents d’un requin pareil ! Il y a trop longtemps qu’elle lui coupe l’appétit tous les jours à la même heure : « Dites-moi Clara, vous passerez à mon bureau avant de partir déjeuner, je voudrais vérifier un détail avec vous. » Vérifier, inspecter, suspecter, juger, recadrer… Clara vomissait ces cinq foutues minutes où la Salope se plaisait à chercher la petite bête qui lui dévorait les entrailles. Direction rue de Rivoli. Elle a deux heures devant elle et donc largement le temps d’un détour. Une course pas ordinaire qui la fait rougir un instant. Ce sont ses collègues qui vont être contents.
Après ses achats, Clara marche jusqu’à la station Saint-Paul et déclenche le bip du tourniquet en glissant son pass Navigo. Quand elle entend le métro arriver, elle se rue dans l’escalier, saute les trois dernières marches et bondit dans le premier wagon juste avant que les portes ne se referment. Elle s’absorbe dans la lecture d’un poème que la RATP placarde à côté des espaces publicitaires. Elle aurait juré, si la signature n’avait nommé un certain F. Pessoa, que le texte était de Domino. « Être, pour moi, a toujours signifié oser ; et vouloir a signifié se risquer. » Il aurait certainement approuvé. Elle aussi commence sérieusement à y croire. De toute façon, elle n’a plus le choix. Quand le coup d’envoi est donné, soit tu cours et tu as une chance de gagner, soit tu te laisses distancer et tu as toutes les chances de perdre. Choisis, Clara, mais ne reste pas sur place.
Clara s’oblige à concentrer ses pensées sur les derniers instants qui la séparent encore de l’inévitable affrontement. Parler n’est pas ce qu’elle sait faire de mieux. Les chiffres ont toujours remplacé les lettres. Elle sait écrire des listes de courses par Post-it additionnés, dresser des colonnes de choses à réaliser par ordre de priorité, comptabiliser en pourcentage de rares instants de bonheur gagnés sur son iceberg affectif, mais parler ? Une misère ! Là elle court au défi. Le silence a toujours été son refuge. Pour autant les mots n’en sont pas exclus. Ils tourbillonnent même à cent à l’heure parfois. C’est sa voix qui les trahit, sa voix qui se brise. Elle n’a jamais su pourquoi. C’est mécanique sûrement, ou alors génétique. Elle doit tenir ça de sa mère. Une femme douce et fiable, dévouée et tranquille. Qui chantonne en faisant son jardin, mais jamais trop fort. « Les fleurs se murmurent, disait son père, c’est ta mère qui m’a appris ça. » Clara admirait son père - elle voulait, comme toutes les petites filles, qu’il l’aime - mais avait fini par ressembler à sa mère.
Le cri du métro en arrivant à la station Bourse la tire de ses pensées. Elle n’a rien vu du trajet. Le chemin est en elle. Elle revient de loin et l’émotion lui emplit la gorge. « Absolument pas ce dont j’ai besoin pour affronter le Dragon » pense-t-elle. Elle doit se reprendre. En appelle à Domino. Vite, se souvenir. Qu’est-ce qu’il lui dit quand elle tombe dans le puits ? Relève la tête, Petite Sœur, redresse-toi. Un puits n’a de fond que celui de nos propres terreurs. Piétine-les et élance-toi… » Ce qu’elle fait avec force en grimpant deux à deux les marches qui débouchent place de la Bourse. Un furtif tintement s’échappe de son sac à dos. Elle sourit. Une drôle de musique qu’il serait bête de briser dans sa précipitation. Clara s’immobilise en haut des marches. Elle absorbe le soleil de plein fouet. La lumière lui pique les yeux. Pourtant elle se force à regarder le ciel, aussi limpide et bleu que ce matin. Elle n’aurait jamais pu faire tout ça un jour de pluie, c’est évident. Il lui fallait un horizon pour ne pas buter contre ses fantômes. Elle se sent prête, regarde sa montre, onze heures trente. Clara fouille son sac, contourne le petit paquet rectangulaire, sort l’enveloppe prête depuis un mois déjà, la défroisse, sourit, se crispe, puis sourit à nouveau. En traversant les couloirs, elle croise deux collègues qui à tour de rôle l’interpellent :
- Hey Clara, tu étais où ? Tu vas bien ?...
- Clara en jean, j’y crois pas… C’est ta nouvelle armure contre le Dragon ?...
Elle murmure un « Tout va bien, je vous expliquerai plus tard… », sans s’arrêter. Surtout ne pas casser le rythme. Ne pas risquer de perdre l’élan en s’expliquant. Il n’y a rien à dire, juste à faire. Elle prend l’ascenseur jusqu’au septième étage, frappe à la porte d’un bureau annoté « P. Singer, Directeur des Ressources Humaines », attend le sésame « Entrez », ouvre la porte, dit « Bonjour », s’avance, dépose la lettre sur le bureau et annonce :
- C’est ma lettre de démission, Philippe. Je quitte mon poste ce jour. Pour les détails et les suites à donner, je compte sur vous. J’ose espérer que vous saurez arranger les choses.
Philippe Singer n’en revient pas. Il reste trois secondes pétrifié. Il n’est pas à ce poste pour l’être davantage. Il réagit aussitôt mais calmement et avant que Clara, qui a déjà regagné la porte, ne la franchisse définitivement, tente de l’en dissuader.
- Je comprends, Clara, enfin j’imagine que je comprends, mais tu sais, tu ne peux pas partir comme ça, il y a des procédures… Tu vas perdre des indemnités et des droits, il est de mon devoir de te prévenir. La maison n’a pas pour habitude de…
Il l’a tutoyée, le fourbe. S’il veut l’amadouer et jouer la corde sensible « Clara ma nostalgie », il va être servi. Elle se retourne vivement et lui coupe la parole.
- Je sais tout ça, Philippe. Tu me connais n’est-ce pas. J’ai bien réfléchi, mais fais au mieux, pour une fois, si tu vois ce que je veux dire… Fais au mieux, aie des c… Enfin, tu sais… Du courage.
Elle lui adresse un clin d’œil, referme doucement la porte et seule dans le couloir étouffe un « yes » vainqueur dans un geste cent fois fantasmé. D’accord, elle a failli le dire et s’est retenue. Mais son air outré lui a suffi. Ils avaient été amants une fois, une erreur de jugement, mais une erreur quand même. Faut dire qu’il avait mis le paquet : fleurs, poèmes et tout le tintouin. Elle avait cru à un solaire, il n’était qu’un rat de bureau ; le tout n’avait pas été très concluant. Elle avait su rester discrète. Elle n’avait rien à y gagner, lui non plus. Sauf qu’il avait pris plus de plaisir qu’elle n’en avait reçu et qu’elle espérait que sur ce coup-là, il pourrait faire la balance.
Elle rêve certainement. Le no man’s land creusait ses premières bandes de terres sèches comme disait Domino, mais pour tout dire, à cet instant, Clara s’en fout. Ce qu’elle veut, c’est finir ce qu’elle a commencé. Moins d’une minute plus tard, à l’autre bout du couloir, Clara s’immobilise devant une porte blanche annotée « A.M. Brak, Chef de Service - Grands Comptes », frappe un coup et entre. Anne-Marie Brak finit une dernière bouchée de riz. Elle tient encore d’une main sa fourchette en plastique, de l’autre son bol vide. L’apparition de Clara l’immobilise dans son geste. Si elle ne déglutit pas, elle va s’étouffer.
Clara saisit l’instant en un regard amusé, se dirige vers la fenêtre et l’ouvre en grand.
- Vous permettez que j’ouvre ? J’ai besoin d’air. Vous avez vu ce beau soleil ? On entre enfin dans le printemps. Vous devriez en profiter vous aussi !
Elle accompagne son geste d’une respiration soutenue, le corps penché dans le vide à scruter la place agitée de passants indifférents et pressés. Les huit étages rendent les bruits de la rue sourds et le délit de pollution filtré. Le silence dans la pièce accroît encore cette impression d’espace protégé. Une onde de confiance traverse Clara. Elle se retourne vers la Dame de Pique toujours raidie dans son geste, bouche entrouverte, la mastication suspendue. On y voit des restes de riz mal mâché et déjà un mauvais sourire enflammer ses joues. Clara s’avance vers elle et s’assoit en douceur sur la chaise placée de biais derrière le bureau.
Cette même chaise où chaque midi elle se tortillait de maladresse à justifier chacun de ses faits et gestes.
Puis elle scrute l’espace.
Derrière la femme, sur une étagère, sont posés une miniature de chat en porcelaine grise, un mini bonzaï au tronc noueux et des boîtes d’archives soigneusement alignées. Les murs blancs affichent un unique poster de peinture marine : des vagues grises enroulées de brume avec, au loin, un phare à la lumière blafarde. Le portemanteau soutient une épaisse fourrure en chèvre imprimée, un sac à main de cuir noir et un parapluie pliant automatique. Deux armoires métalliques se dressent côte à côte, toutes les deux semi-ouvertes, laissant entrevoir des dossiers suspendus, rigoureusement numérotés. Le regard de Clara glisse sur chaque arête, à l’angle de tous ces objets qu’elle semble voir pour la première fois, et s’immobilise sur le bureau. L’ordinateur en veille balance en blanc sur fond noir un laconique « Je suis en repos ». D’un pot à crayons octogonal où chaque stylo a son capuchon, dépasse un coupe-papier en métal argenté. Des dossiers sont empilés avec rectitude. On peut lire sur chaque tranche, écrites à la règle, des initiales suivies de deux chiffres. Le seul désordre de la pièce provient d’une odeur de nourriture, émanant d’un plateau-repas à demi consommé, sur un set de table en paille marron.
Quelques secondes ont suffi à Clara pour fustiger au laser chaque mètre carré de ce bureau. Un flagrant délit de néant. Une mise à nu sans appel. Une profonde lassitude l’envahit d’un coup. Il lui semble qu’elle n’a plus rien à faire ici. Malgré la tension qui étouffe Anne-Marie Brak et qu’elle ne va pas tarder à libérer, Clara goûte l’abandon, une sorte de paix intérieure. Toutes les réponses à ses questions sont là, dérisoires et simples. La pitié remplace la colère. Elle va pour