Caillou et Tili - Pierre Mille - E-Book

Caillou et Tili E-Book

Pierre Mille

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Beschreibung

… C’était une présence. Je le sentais près de moi, depuis quelques jours. Invisible et bienveillant, il planait, frôlait, enveloppait. Au fond, je n’ignorais pas qu’il dût arriver. Chaque année, tôt ou tard, il vient, mais je ne sais comment, c’est toujours par surprise, et il est si fort, avec son air très doux, qu’il vous écrase. Les gens font ce qu’ils peuvent pour s’occuper d’autre chose ; il y a des grèves, il y a des révolutions, il y a des armées en marche et des bateaux d’acier qui bougent. On voudrait croire que c’est l’important, on ne saurait ; on sent dans tout son corps que tout cela n’est qu’une apparence : la vérité, la seule vérité à laquelle on pense, c’est qu’il est revenu. Je vous parle du printemps.

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CAILLOU ET TILI

Pierre Mille

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385743574

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CAILLOU ET TILI

PREMIÈRE RENCONTRE

CAILLOU ET LES FEMMES

LES CHIENS ET LA GLOIRE

A LA CAMPAGNE

SA PUDEUR

LES AMIS DE CAILLOU

LE CIRQUE

LA GOURMANDISE

L’ŒUF DE CHEVAL

CAILLOU ET SON PÈRE

DU SENTIMENT DE LA PROPRIÉTÉ

LE MYSTÈRE

L’OPÉRATION

L’AUBE DE L’AGE INGRAT

 

PREMIÈRE RENCONTRE

… C’était une présence. Je le sentais près de moi, depuis quelques jours. Invisible et bienveillant, il planait, frôlait, enveloppait. Au fond, je n’ignorais pas qu’il dût arriver. Chaque année, tôt ou tard, il vient, mais je ne sais comment, c’est toujours par surprise, et il est si fort, avec son air très doux, qu’il vous écrase. Les gens font ce qu’ils peuvent pour s’occuper d’autre chose ; il y a des grèves, il y a des révolutions, il y a des armées en marche et des bateaux d’acier qui bougent. On voudrait croire que c’est l’important, on ne saurait ; on sent dans tout son corps que tout cela n’est qu’une apparence : la vérité, la seule vérité à laquelle on pense, c’est qu’il est revenu. Je vous parle du printemps.

Les premiers à savoir qu’il est chez nous, par un phénomène mystérieux, ce sont les objets inanimés… J’ai eu une petite amie, une très petite amie : elle n’avait que treize ans. Mais ne pensez pas à mal, j’avais moi-même le même âge. Elle allait à l’école communale, dans un faubourg de Paris, et on lui donna un jour un devoir de style à composer sur le printemps. Elle me le fit lire. Je vois encore son écriture anglaise, qui était maladroite et enfantine. Et voici comment elle avait débuté : « C’est le printemps ; alors toutes les tables se mettent à sortir à la porte des cafés. » J’étais un petit garçon qui avait déjà lu trop de livres, je ne possédais plus que des idées littéraires sur le printemps, mon esprit était faussé : cette manière de parler me parut choquante. Aujourd’hui je la juge au contraire toute remplie d’un sens profond : quand le printemps va venir, les tables de café le savent, et elles sortent toutes seules pour prendre l’air. Il fait encore très froid, le ciel est gris, tout le monde grelotte, tout le monde s’ennuie. Mais elles ont été renseignées par un instinct très sûr ; elles sortent bravement et font des signes aux panamas de Guayaquil qui ont sauté de leur boîte pour se précipiter à la devanture des chapeliers.

Et après les objets inanimés, ce sont les infiniment petits qui sont avertis : les moucherons qui dansent au soleil, toute une poussière ailée qui semble naître des herbes encore pâles et souffrantes. Je me suis longtemps demandé d’où leur venait cet instinct prophétique, et tant que je n’ai pas commencé à vieillir, je n’y ai rien compris. Mais à mesure qu’on prend de l’âge, il y a des sens qui s’aiguisent : c’est une compensation. On entend un peu moins bien, on y voit plus mal, mais l’odorat fait son éducation, il apprend à reconnaître dans l’air et dans les choses des parfums subtils qu’il ne distinguait pas auparavant. Voilà pourquoi, ainsi, que je sais aujourd’hui que le printemps s’annonce par une nouvelle odeur du vent, et quelques jours plus tard par celle de la terre. C’est le vent qui vous prévient d’abord, parce qu’il est grand voyageur, qu’il va très vite, et qu’il thésaurise. Toutes les fois qu’il a passé sur une pousse verte ou une petite fleur, il lui vole un peu de son haleine, va plus loin, et recommence. A la fin, quand il nous arrive, il est déjà très riche, et au premier rayon de soleil, tout ce qu’il porte avec lui s’exalte et se révèle. C’est à ce moment qu’on se dit : « Qu’est-ce donc, et qu’y a-t-il de changé ? » L’intelligence n’y entend rien, mais quelque chose d’inconscient, dans l’abîme de notre être, éprouve une espèce d’émotion frissonnante qui fait ouvrir les narines et battre le cœur. Cependant la terre est encore plus sensible que nous. Elle s’échauffe à son tour. Au delà des taches blanches, rouges et noires que font les villes, les charrues l’ont ouverte et retournée, et les mottes de glèbe jettent en séchant vers le ciel l’expression d’une sorte de désir. C’est une odeur extrêmement vague, et pourtant très certaine, fraîche, saine, allègre et de la même nature, bien que plus légère et plus fine, que celle des champs labourés après les grandes pluies de juillet et d’août. Elle pénètre jusque dans les cités, étonnant ceux qui les habitent parce qu’ils n’en savent pas l’origine. On n’aperçoit encore rien sur le visage des hommes, mais les femmes prennent des traits, un teint, un port de taille tout neufs, un air à la fois plus conquérant et plus hardi. Qu’on m’enferme, si l’on veut, durant des années dans une prison sans fenêtre, où je ne pourrais compter ni les jours, ni les saisons, mais qu’on me montre une femme : je saurai tout de même si le printemps est venu rien qu’à la façon dont elle marche, à quelque chose dans ses yeux, et à la façon dont elle respire. On a donc bien tort d’affirmer que les femmes ne sont pas sincères : elles ne cachent jamais rien de ce qu’il est réellement bon de connaître, et salutaire de ressentir.

Quelques jours plus tard, les bourgeons ont éclaté, et les oiseaux sont revenus. Ce sont alors les bruits du monde extérieur qui changent. D’abord, ils ne sont pas les mêmes, et personne ne l’ignore ; un univers où les oiseaux n’ont plus de voix, où les insectes ne bourdonnent pas, n’est pas semblable à celui où les moineaux saluent la lumière chaque matin, où les mouches font de la musique en dansant ; mais c’est aussi que les rumeurs les plus brutales sont toutes différentes dès qu’il leur faut passer à travers les feuilles, tandis que l’air même est plus sonore parce qu’il est plus sec. Peut-être aussi parce qu’il est plus lumineux ; car je suis persuadé que la lumière influe sur les sons, et qu’un violon ne chante pas de la même manière au grand jour ou dans l’obscurité, par un temps gris ou quand le ciel est sans nuage, au printemps ou sous la neige. Tout cela est impondérable, indéterminé, impossible à prouver ; on n’en a que l’impression et le pressentiment ; mais les forces les plus grosses de l’univers ne se composent que d’actions imperceptibles qu’on subit sans parvenir à les mesurer, et il ne faut pas s’étonner que le sang et la sève des végétaux, des bêtes et des hommes subissent d’incompréhensibles changements, alors que dans l’obscurité perpétuelle et l’égalité de température des celliers, le vin même est sensible à la saison nouvelle, et s’émeut et bouillonne. Il y a, au moment du printemps, des correspondances inexplicables entre l’animé et l’inanimé, des passages de l’un à l’autre, des crises de résurrection. Et l’esprit n’y peut rien saisir, il n’y a pas de phrases à découvrir dans la nature, il n’y a pas de mélodie. C’est seulement comme des accords qui s’enchaîneraient les uns aux autres. Presque tous sont joyeux ; mais brusquement il en éclate quelques-uns qui sont pathétiques, déchirants, et vous laissent pénétrés d’un sentiment d’enthousiasme. On croit savoir pourquoi on vit : illusion, mais délicieuse !

Je me souviens d’un pays, à l’autre bout de la terre. L’ordre des saisons y est renversé. Aussitôt que la fraîcheur de l’hiver y a disparu, le sol rouge s’y couvre de la floraison rose des pêchers sauvages ; car les pêchers, introduits il y a moins d’un siècle par les Européens, s’y sont répandus avec une incroyable rapidité. Vers le milieu de novembre, tous les sommets de ces régions incultes prennent la couleur des seins d’une femme amoureuse, et les petites filles qui descendent aux rizières arrachent en passant quelques-unes de ces branches fleuries. C’est le moment où l’on comprend le mieux que les sentiments du peuple qui vit sur cette terre ne sont pas absolument différents des nôtres, et que tous les pays où il y a un printemps pourront un jour avoir la même âme ; les autres demeureront barbares.

On s’étonnera que dans ces quelques lignes, où il est parlé du printemps, il soit question de tout, excepté d’amour… C’est que l’amour n’est qu’un des effets de cette résurrection : il ne vient qu’à cause du reste. On dirait qu’on ouvre une porte, à l’aube, dans une demeure sombre, où une petite bête câline aurait erré toute la nuit pour savoir ce qui lui manque. Elle aperçoit la terre éclairée, l’espace et la vie, elle s’échappe et bondit. Voilà tout. Mais c’est très beau.

C’est un de ces jours tout jeunes que j’eus avec Caillou la première conversation qui fit de nous de grands amis, malgré la différence d’âge : il n’a pas encore cinq ans, et c’est le dernier né d’une assez grande famille. Sa mère, qui n’est pas bien riche, ni bien pauvre, — et c’est peut-être le pire, pour l’embarras que ça donne, d’être encore des bourgeois qui ont un rang à tenir, quand on a des enfants et qu’il faut les élever, — sa mère m’avait affirmé légèrement que c’était lui-même, Caillou, qui s’est donné ce nom, sans que personne sache pourquoi. Mais je ne l’avais crue qu’à moitié, à cause de la grande connaissance que je crois avoir de l’âme des petits hommes au-dessous de cinq ans. Je m’aime en eux, je me retrouve, je sais à peu près comment ils pensent et comment ils inventent. Voilà même pourquoi je suis persuadé qu’ils n’inventent rien complètement : ils ne font que déformer les idées qu’on leur suggère. Je résolus donc d’observer Caillou et d’en avoir le cœur net. Je sentis que j’approchais de la vérité le jour où, dans le jardin des Tuileries, sous les bons vieux marronniers qui sont là, Caillou, que je venais de faire enrager un peu, me dit sérieusement :

— Tu m’embêtes (tous les petits garçons qui ont des frères plus âgés parlent un langage déplorable : c’est l’avantage des grandes familles), tu m’embêtes, et je vais t’écraser avec ma charrette.

La charrette de mon ami Caillou a coûté un franc quarante-cinq au Bazar de l’Hôtel-de-Ville, et mesure exactement dix-huit centimètres. C’est à peine si une bête à bon Dieu la sentirait passer. Et j’eus dès ce moment l’intuition profonde de l’âme de Caillou : il a de l’imagination, encore plus d’imagination que les autres enfants de son âge. Quand il traîne sa charrette sous les marronniers, il a réellement sous les yeux un camion très lourd, remorqué par quatre chevaux vivants. Même, je présume qu’il pourrait décrire la couleur de ces chevaux. Comme tous les grands poètes, il refait en le magnifiant l’univers qui l’entoure. C’est alors que je fus sur la piste de plus grandes découvertes. Je l’interrogeai prudemment, et il me confia :

— J’suis un caillou, plus dur que tous les aut’ cailloux. Quand j’tombe, j’leur fais du mal.

Son petit front, ses genoux et ses bras étaient couverts de bosses. Il y en avait de bleues et de vertes, les plus anciennes, d’autres écorchées, d’autres enfin toutes fraîches, rondes et gonflées. On lui avait dit, une fois qu’il pleurait après une chute sur le gravier des Tuileries : « Tu viens encore de leur faire du mal, aux petites pierres ! » Et il en avait été consolé, par esprit de vengeance ; il avait vu ces petites pierres souffrir, et souffrir plus que lui ; il s’était considéré sérieusement comme une espèce de caillou plus lourd, qui faisait du mal aux autres, au prix de petites douleurs qu’il lui était alors aisé de supporter courageusement ! C’est ainsi que coulait sa vie, héroïque et glorieuse, au milieu des batailles qu’il livrait aux choses.

A partir de ce moment, je décidai que Caillou était un grand petit homme selon mon cœur et je le déclarai à sa mère. Elle en fut naturellement flattée, mais sans montrer d’enthousiasme extérieur parce qu’elle est habituellement occupée de choses importantes et pressées. Chez elle ou aux Tuileries, je la voyais toujours tirer, d’un grand panier à ouvrage, de petites culottes, de petites vestes de marin, et aussi de petites jupes et de petits corsages. Et là-dedans elle coupait, taillait, cousait infatigablement, gardant toujours dans sa tête la taille respective de ses rejetons. Car lorsqu’on a une si nombreuse postérité, il faut posséder l’esprit d’organisation. Quand le numéro un avait grandi, on faisait pour lui l’emplette d’un nouveau vêtement, mais l’ancien n’était pas perdu : il passait au numéro deux, avec de petites modifications, et souvent ensuite au numéro trois ou au numéro quatre, le numéro trois étant une fille qu’il eût été choquant de voir autrement qu’en jupes. Pour les derniers, les combinaisons étaient plus faciles : les sarraux et les tabliers de la petite enfance n’ont pas de sexe. Voilà pourquoi mon ami Caillou portait tranquillement un costume qu’il avait vu l’année précédente sur le dos de sa sœur Lucile. Il avait d’autres affaires en tête et ne s’en inquiétait guère.

Mais il vint un jour où je ne trouvai aux Tuileries que sa mère toute seule.

— Il n’est pas malade, notre Caillou, répondit-elle à mon interrogation. Seulement, au moment de partir, sans cause il a fait une scène, une scène… J’ai dû le laisser à la maison. Cependant, je puis me tromper, il est peut-être malade tout de même, ajouta-t-elle, soucieuse.

Et j’appris, la semaine suivante, que Caillou était méchant quand il n’était pas triste, et triste quand il n’était pas méchant. Son caractère changeait, il était tout sombre.

— Décidément, avait dit sa mère, il est malade.

C’est très difficile de savoir ce qu’ont les tout petits. Ils ne savent pas s’expliquer. Tout leur corps, depuis le cou jusqu’aux jambes, ils l’appellent ordinairement leur ventre, et beaucoup, quand ils ont mal aux dents, disent qu’ils ont mal à la tête. Le médecin fit déshabiller Caillou et l’ausculta de tous les côtés, sans rien y comprendre. Il lui demandait :

— Qu’est-ce que tu as, Caillou ? Pourquoi ne manges-tu pas ton œuf et ta bouillie d’avoine ?

— Elle n’est pas bonne ! répondit Caillou.

— Elle est très bonne, protesta sa mère indignée. C’est la même qu’il y a quinze jours.

Alors le médecin déclara que c’était de l’embarras gastrique et qu’il fallait purger cet enfant. Caillou avala des pilules qui n’ont pas de goût, trouva qu’elles avaient du goût, cracha, fit pour le reste ce qu’on demandait de lui et demeura mélancolique. Ce n’était pas ça !

Alors le médecin fut encore rappelé, et déshabilla de nouveau Caillou sans rien voir. Mais il dit :

— Ça doit être des vers !

Et Caillou prit de la santonine. Il se laissa faire gentiment, et aussi avec un sentiment d’importance qui le rassérénait un peu. Mais on se rendit compte bientôt, d’une façon incontestable, que ce n’était pas des vers : il retomba dans le marasme et sa famille dans l’inquiétude. Sa mère me dit à la fin :

— Allez le voir. Il vous aime, il sent que vous êtes son ami, et je crois qu’il a quelque chose sur le cœur qu’il ne sait comment dire. Enfin vous le confesserez, car c’est maintenant comme s’il se méfiait de nous.

J’allai voir mon ami Caillou. La plupart des petits garçons ne sont pleinement heureux que lorsqu’ils ont une affection en dehors de chez eux. Et l’objet de cette affection est généralement un homme. C’est d’abord parce qu’ils ne savent pas, et ça vaut mieux. C’est aussi parce qu’ils sont fiers d’avoir un ami dont ils pensent qu’ils seront comme lui plus tard : aussi grands et aussi beaux ; je veux dire barbus. Caillou vint à moi la main tendue, sa chère bouche à la fois ouverte et rétrécie pour un baiser, les yeux brillants et sa petite poitrine gonflée d’une amoureuse confiance. Il portait toujours le sarreau légué par sa sœur Lucile.

Nous causâmes d’abord des sujets graves qui nous intéressent tous les deux : d’un chien qui est notre ami, d’un bateau sous-marin qui a fait naufrage l’autre jour dans le bassin des Tuileries, et d’une petite fille. Puis il me dit, de lui-même :

— Mon vieux, vois-tu, j’ai du chagrin.

Je lui avais mis le bras autour des épaules, pour l’embrasser, virilement, afin qu’il sût bien que je le traitais comme quelqu’un de mon âge. Mais il fondit en larmes, comme un gosse, comme un bon petit gosse qu’il est. Je disais, vraiment ému :

— Mais qu’est-ce qu’il y a, Caillou ? Voyons, dis-moi ce qu’il y a !

Il sanglotait bien fort, sans pouvoir répondre. A la fin pourtant il me dit, si bas que personne excepté moi ne pouvait entendre :

— Toute la semaine je suis habillé comme tu vois, avec les choses de Lucile. Et le dimanche, on me met une culotte et un jersey…

— Eh bien, Caillou ?

— Eh bien, fit-il, éclatant, comment veux-tu que je sache si je suis un garçon ou une fille, maintenant ? Qu’est-ce que je suis, qu’est-ce que je suis ?…

 

CAILLOU ET LES FEMMES

Lorsque Caillou se trouva définitivement habillé en homme, c’est-à-dire assuré de son sexe, il reprit avec rapidité sa belle humeur et sa bonne grâce. La seule chose qu’il persista toujours à ne pouvoir souffrir, c’est qu’on fît devant lui allusion aux doutes qu’il avait un instant nourris sur sa virilité. Devant les enfants — cette précaution est essentielle — ne racontez jamais les histoires qui leur sont arrivées : s’ils sont disposés à l’affectation et à la vanité, vous en ferez de petits acteurs ; s’ils sont fiers, délicats, chatouilleux de leur âme, vous blesserez leur susceptibilité. Car vous aurez beau faire, jamais vous ne conterez l’histoire comme ils l’ont sentie, vous êtes trop différents d’eux-mêmes, vous ne leur rendrez pas justice ; et ainsi ils penseront que vous vous moquez de leurs chagrins ou de leurs soucis, que vous ne prenez au sérieux ni leur personne — il n’y a pas d’être humain au monde qui soit plus solitaire et par conséquent plus orgueilleux qu’un enfant — ni l’univers qu’ils sont en train de se construire en mosaïque, je veux dire en sensations ajoutées les unes aux autres : beaux fragments lumineux des choses, gemmes précieuses qu’ils amassent perpétuellement.

Dès que Caillou fut sûr d’être un homme, il se conduisit en homme. Entendez par là qu’il méprisa du coup ses sœurs ou du moins ne leur accorda plus qu’une méfiance un peu dédaigneuse.

— Caillou, lui dis-je un jour, il me semble que tu n’es pas gentil avec Lucile. Et pourtant c’est ton aînée, et elle est si bonne pour toi.

Mais il secoua la tête.

— Elle est embêtante, dit-il ; les femmes sont embêtantes.

Je fus tenté de lui répondre que plus tard il changerait d’avis. Mais c’eût été immoral. Je me tus. Caillou d’ailleurs réfléchissait. Il tenait à donner ses raisons, et c’est très difficile de donner des raisons quand on ne pense que par impressions et par images.

— Je vais te dire, fit-il. Quand je suis seul avec elle, ça m’ennuie parce qu’elle joue à être ma maman… ou je ne sais pas quoi : elle colle.

Je compris que l’un l’ennuyait et que l’autre chose, il ne la comprenait pas.

— Et quand Lucile est avec d’aut’ filles, continua-t-il, elle m’embête, elle me fait tourner, elle triche.

— Mais, demandai-je, quand vous êtes plusieurs petits garçons avec une seule petite fille, vous lui rendez ça ?

— Non, fit-il, étonné. Nous ne trichons pas.

C’est de la sorte qu’il me fut révélé que les femmes, dès l’enfance, une fois qu’elles sont assemblées, considèrent les hommes comme des ennemis et prennent sur eux, quand elles le peuvent, des espèces de revanches sournoises.

Caillou ajouta, toujours grave :