Nasr'Eddine et son épouse - Pierre Mille - E-Book

Nasr'Eddine et son épouse E-Book

Pierre Mille

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Beschreibung

Hosséin, le riche marchand de soie du bazar, salua en passant Ahmed-Hikmet, lieutenant dans l’armée ottomane. Celui-ci lui rendit son salut sans morgue, et presque avec déférence :
— La bénédiction sur toi, Ahmed !
— La bénédiction sur toi, Hosséin !
Hosséin, le marchand de soie, est très jeune, très beau et très pieux. C’est lui qui, à Brousse, subvient aux frais qu’exigent les cérémonies des derviches hurleurs, dans la grande maison qu’ils ont louée au-dessus du cimetière. Il prie plus longtemps qu’un iman, et le jeûne amincit ses os. Voilà pourquoi Ahmed avait mis du respect dans son salam. Mais aussi il avait hâté le pas, et regardé en se retournant si Hosséin le suivait des yeux, car il n’eût pas aimé qu’un homme si vertueux sût qu’il allait entrer dans le jardin du hodja Nasr’eddine par la porte de derrière, dans la maison de Nasr’eddine le saint, l’homme sage, juste à l’heure où le hodja n’y était point, et que sa femme était seule.

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PIERRE MILLE

NASR’EDDINEET SON ÉPOUSE

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385743291

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NASR’EDDINE ET SON ÉPOUSE

I OÙ L’ON VOIT APPARAÎTRE NASR’EDDINE ET ZÉINEB

II DU CARACTÈRE DE NASR’EDDINE ET DE SES DÉPLORABLES BIEN QUE MERVEILLEUX DÉBUTS DANS LA VIE MONASTIQUE

III COMMENT NASR’EDDINE CONNUT CE QU’EST LE MARIAGE DES CHRÉTIENS

IV COMMENT NASR’EDDINE MÉDITA SUR LE PARADIS, ET SES CONCLUSIONS

V COMMENT NASR’EDDINE PRIT CONSEIL DE KENÂN ET DE DEUX HISTOIRES PROFITABLES

VI OÙ L’ON VOIT NASR’EDDINE GAGNER CINQUANTE-CINQ DU CENT DANS UNE OPÉRATION PHILANTHROPIQUE

VII COMMENT LES ARTIFICES DES ANCIENS GRECS, S’ASSOCIANT À LA PERFIDIE DE ZÉINEB, PLONGÈRENT NASR’EDDINE DANS LES PRISONS DU PADISCHAH, ET COMMENT IL EN SORTIT

VIII COMMENT POUR LA PREMIÈRE FOIS NASR’EDDINE RENCONTRA LA BARONNE BOURCIER

IX COMMENT NASR’EDDINE, À CONSTANTINOPLE, PUT JOUIR D’UNE DEMI-LIBERTÉ

X COMMENT NASR’EDDINE USA DE LA DEMI-LIBERTÉ QU’ON LUI LAISSAIT À CONSTANTINOPLE ET DE L’INOUBLIABLE HISTOIRE DU KHALIFE ET DU CORDONNIER

XI COMMENT NASR’EDDINE ÉTAIT REÇU PAR LE MINISTRE DE LA SEPTIÈME POLICE ET DE LA PRUDENCE DE SES DISCOURS

XII COMMENT LES RÉCITS DE L’ESPION MOHAMMED-SI-KOUALDIA LUI GAGNÈRENT LES SYMPATHIES DU RÉVÉREND JOHN FEATHERCOCK.

XIII DE NASR’EDDINE ET DE LA BARONNE, ET DE LEUR DOULOUREUSE SÉPARATION

XIV COMMENT LE RÉVÉREND JOHN FEATHERCOCK SE MARIA

XV COMMENT LE RÉVÉREND JOHN FEATHERCOCK DUT QUITTER CONSTANTINOPLE

XVI COMMENT ALLAH, EN PERMETTANT LA RÉVOLUTION, DESTITUA HAYDAR ET FOURNIT À NASR’EDDINE L’OCCASION DE RETOURNER CHEZ LUI

XVII DU RETOUR DE NASR’EDDINE À BROUSSE ET DE SON ATTITUDE À L’ÉGARD DE ZÉINEB

PRÉFACE

Nasr’eddine-Hodja est un personnage historique : il vécut au début du XVe siècle à la cour du glorieux Timour, le conquérant de la Perse, de l’Arménie, de la Russie et de l’Inde. Ce souverain n’était pas sans présenter quelques rapports avec certains monarques de nos jours : il dressa, pour sa gloire, une pyramide de quatre-vingt-dix mille têtes coupées, fit une fois massacrer mille petits enfants avant son déjeuner, éleva à un haut degré de perfection l’organisation militaire, industrielle et administrative de son empire, et fonda des écoles scientifiques. Il était également fort pieux.

Parmi les saints et les savants de son entourage se trouvait Nasr’eddine. On ne sait comment ce très distingué personnage, lumière de la théologie et de la jurisprudence, s’est vu peu à peu transformé, dans la mémoire des peuples, en une sorte de bouffon ; mais nous ne saurions nous en étonner à l’excès : la même aventure échut au roi Dagobert. C’est peut-être que les peuples conquis, après avoir tremblé sous leurs vainqueurs, s’en vengent en les raillant. En tous cas l’on découvre, dans les plus anciennes aventures attribuées à Nasr’eddine, la trace de la malignité persane, et aussi d’une propension persane à la critique, au schisme, aux hérésies sociales et religieuses.

Cet élément de critique et de malignité a fait vivre Nasr’eddine jusqu’à nos jours. Car, à cette heure encore, en Asie Mineure, à Brousse en particulier, le populaire semble considérer que, s’il est mort, du moins c’est il y a quelques jours à peine, hier seulement, ou même aujourd’hui. Par surcroît, de simple bouffon il s’est transformé en une sorte de héros singulier. Il n’a point perdu sa naïveté ; mais son penchant à l’ironie, son scepticisme théologique se sont accrus. Il faut peut-être voir là, chose curieuse, un résultat du profond respect que les Turcs d’Asie Mineure gardent à l’islam. Ils n’oseraient discuter ouvertement un point de dogme : l’idée même, je pense, ne leur en vient pas. Mais d’autre part le doute, l’hérésie, le penchant à l’incrédulité, sont dans la nature humaine : et ces fidèles « croyants » alors ne sont pas fâchés d’attribuer leurs impulsions d’impiété à un imbécile. Mais c’est ce qui fait que, peu à peu, le caractère traditionnel de Nasr’eddine a changé : on l’a doué d’une sorte d’intrépidité jusque dans sa faiblesse et dans ses malheurs. Sans cesse il est victime des hommes et surtout des grands, mais il les raille bonnement. Il est aussi victime des femmes, de la sienne en particulier, mais s’y résigne avec tant de simplicité qu’on ne sait même pas s’il pardonne : c’est qu’il a gardé toute la bonté, toute la bonhomie du paysan turc, l’un des meilleurs parmi les humains.

C’est par ces paysans que j’entendis jadis conter, dans les campagnes de Brousse, les innombrables aventures de Nasr’eddine. M. Bay, consul de France, spirituel et merveilleux traducteur, interprétait sur-le-champ ces récits devant moi. Et voici qu’à mon tour j’ai vu vivre Nasr’eddine sous mes yeux, qu’à mon tour je me suis imaginé un Nasr’eddine un peu différent, mais ressemblant encore, du moins je le crois, à celui qui me fut montré. A tout prendre, d’ailleurs, il me suffira qu’on puisse trouver quelque saveur pittoresque à ces quelques pages. On y découvrira aussi quelque apparence du style des Mille et une Nuits, et même deux passages qui existaient en germe dans cet admirable et opulent recueil. C’est que, aux jours où j’écoutais M. Bay, je croyais entendre le Dr Mardrus. Je dois donc au nouveau traducteur des Mille et une Nuits l’expression de ma gratitude.

P. M.

NASR’EDDINE ET SON ÉPOUSE

IOÙ L’ON VOIT APPARAÎTRE NASR’EDDINE ET ZÉINEB

Hosséin, le riche marchand de soie du bazar, salua en passant Ahmed-Hikmet, lieutenant dans l’armée ottomane. Celui-ci lui rendit son salut sans morgue, et presque avec déférence :

— La bénédiction sur toi, Ahmed !

— La bénédiction sur toi, Hosséin !

Hosséin, le marchand de soie, est très jeune, très beau et très pieux. C’est lui qui, à Brousse, subvient aux frais qu’exigent les cérémonies des derviches hurleurs, dans la grande maison qu’ils ont louée au-dessus du cimetière. Il prie plus longtemps qu’un iman, et le jeûne amincit ses os. Voilà pourquoi Ahmed avait mis du respect dans son salam. Mais aussi il avait hâté le pas, et regardé en se retournant si Hosséin le suivait des yeux, car il n’eût pas aimé qu’un homme si vertueux sût qu’il allait entrer dans le jardin du hodja Nasr’eddine par la porte de derrière, dans la maison de Nasr’eddine le saint, l’homme sage, juste à l’heure où le hodja n’y était point, et que sa femme était seule.

— C’est uniquement pour te voir, ensorceleuse ! Uniquement pour te voir, et t’apporter ces quelques grains d’ambre, dit-il quelques instants plus tard à Zéineb. Je ne te regarde pas, mon âme ! Je ne suis pas venu pour toi, ma maîtresse !

Et Zéineb répondit, la dévergondée :

— Je le sais, mon œil ! Aussi tu vas t’en aller tout de suite, tout de suite ! Car mon époux le hodja — que le ciel lui soit comme la dalle d’une tombe, et la terre comme une fosse — ne restera plus longtemps à la mosquée. Mais va, pars sans crainte, encourage tes forces, ô mon amour ! et prépare tes reins. Aussitôt que je verrai le moment, aujourd’hui peut-être, je te ferai prévenir par Zoharah, ma nourrice, Zoharah, notre messagère.

— Zéineb !… fit Ahmed, hésitant.

— Parle, ma prunelle !

— Zéineb, continua-t-il, est-ce que le Rétributeur ne nous punira point ? Ton mari est un si grand saint !

— Lui ? dit-elle. C’est un mécréant, je te le répète. C’est un impie, c’est un hypocrite ! Le saint Livre, il le connaît. Les commentaires, il les connaît ; la loi, la jurisprudence, il les connaît. Mais c’est un damné qui ne croit à rien. Un jour la foudre tombera sur cette maison.

— O ma colombe, répondit Ahmed, s’il en est ainsi, tant mieux : le péché est moins grand… Par ailleurs, je vais tâcher d’arranger quelque chose, oui, quelque chose qui pourrait l’éloigner ce soir.

— Invente ! Perpètre ! Imagine ! Construis ! ô mon genni !

Or, il est vrai que le hodja Nasr’eddine dissimulait sous sa grande sagesse un esprit devenu indifférent à la Foi. C’est peut-être qu’il avait trop étudié, après avoir passé les premières années de sa vie à ne rien savoir, et désirer savoir. C’est peut-être qu’il avait, même alors, dans sa jeunesse, trop fréquenté les Persans, ces hérétiques. C’est peut-être qu’il vivait à Brousse, tout simplement. O Brousse ! nid dans les branchages, maisons aux toits jaunes, telles, oui, telles des topazes serties dans une mer d’émeraude ; ville verte abritant la mosquée verte ; Olympe bithynien, époux des nuées, père des ruisseaux ; plaines grasses, oliviers, mûriers, blés mûrs, sources sans nombre, vasques moussues des fontaines, on est trop heureux près de vous ! Vous faites trop aimer la vie terrestre, on n’en désire plus d’autre, on ne sait plus s’il en est une autre. Est-ce qu’elle vaudrait celle-ci ? Allah a fait la misère, il a fait la douleur, les pachas qui vident les poches et remplissent les prisons, les brigands qui coupent les oreilles et ravissent les troupeaux, les déserts sans puits, les rocs infertiles, pour qu’on ait besoin de lui, pour qu’on se dise : « Ce sera mieux, quand je serai mort ! » Mais dans un moment de pitoyable oubli, il a fait Brousse : on ne peut être mieux qu’à Brousse. Voilà, depuis quarante ans, les pensées que, sous son turban vert, nourrissait le hodja Nasr’eddine ; et, en égrenant son chapelet, il se disait : « Ces petites boules de bois précieux sentent bon. » Mais il oubliait de méditer sur les quatre-vingt-dix-neuf attributs d’Allah, que représentent les boules de ce chapelet.

Nasr’eddine rentra dans sa demeure peu de temps après qu’Ahmed Hikmet en était parti. Sa face, à son habitude, était tout empreinte d’une délicieuse bénignité. Et il dit à son épouse Zéineb :

— Que cette journée est belle ! Que la lumière est calme, pure, claire et caressante ! Y a-t-il rien de meilleur au monde et de plus hospitalier que ce platane, ces cyprès et ce vieux buis dans notre jardin ?… Femme, tu feras, pour ce soir, un pilaf, un bon plat de pilaf, avec du riz de première qualité, de l’excellent beurre et le safran le plus parfumé. Nous le mangerons ensemble, et puis la nuit viendra. La nuit est bonne, aussi. La nuit est pleine de voluptés.

Il annonça ce désir parce que, s’il aimait les choses de la nature, il était de plus porté sur sa bouche. Boulboul, le rossignol, chante bien, mais il est aussi très gourmand.

— Je ferai ce pilaf, s’il plaît à Dieu, dit Zéineb.

En disant cela, elle s’exprimait en bonne musulmane. Il ne faut jamais décider qu’on fera une chose sans ajouter : « S’il plaît à Dieu. » Car Dieu est le maître. Croire qu’on peut se passer de lui est un grand péché.

— Eh non, non ! fit le hodja en secouant la tête. Tu feras ce pilaf parce que cela me plaît, et non parce qu’il plaît à Dieu. Et je le mangerai, sans plus.

— O mécréant ! insista Zéineb, ne dis pas de choses pareilles, toi qu’on révère comme un saint homme ! Je ferai ce pilaf s’il plaît à Dieu, et tu le mangeras s’il plaît à Dieu. Voilà ce qu’il convient de dire.

— Je refuse, répliqua le hodja, de mettre Allah dans cette affaire. Je suis convaincu qu’il a d’autres occupations.

— Fils de Cheïtan, cria Zéineb, hypocrite, réprouvé ! O toi, qui vas brûler, torche de résine, brigand !

— O toi, répliqua Nasr’eddine, plus tenace qu’une tique sur un mouton, plus criarde qu’un essieu de charrette, une vieille porte, un troupeau d’oies ! plus bavarde qu’un Français ! O toi, sempiternelle ! As-tu un peu de cervelle dans ton crâne plein d’os ? Alors, réfléchis. Tu as le riz, tu as le beurre, tu as le safran, tu as le charbon, le feu et l’âtre. Et j’ai des dents ! Voilà pourquoi j’affirme que je mangerai ce pilaf, qu’il plaise à Allah, ou qu’il lui déplaise.

— Entendre, c’est obéir, répondit Zéineb. Je ferai le pilaf, mais il t’arrivera malheur.

Nasr’eddine n’en croyait rien. Il fit disposer un tapis sur l’herbe de son jardin et s’assit pour passer le jour à jouir de la lumière et de la fraîcheur tout à la fois. Le petit bruit de son narghileh, le petit frisson du vent dans les feuilles, l’ombre que faisait parfois un vautour passant au-dessus de lui, suffisaient à l’occuper. Il reposait ses membres ; il reposait son esprit. Les chrétiens ne savent pas reposer leur esprit en même temps que leurs membres : les musulmans ont cette science. Et c’est la plus précieuse, et la plus délicieuse, et la plus savoureuse, et ainsi la vie coule heureuse, et votre ignorance en est honteuse !

Pourtant le hodja aperçut des fourmis qui s’en allaient sur la poussière, tout affairées, par un chemin toujours le même, comme c’est la coutume des fourmis. Il s’amusa malignement à leur barrer la route avec une baguette, et la caravane s’arrêta, interdite et obtuse : c’est une autre habitude des fourmis.

— Elles croient peut-être, elles aussi, que c’est Allah qui leur défend d’aller plus loin, songea Nasr’eddine. Les bêtes sont comme les hommes, elles s’imaginent qu’il est des signes d’en haut. Il n’y a pas de signes, et on peut toujours faire ce qu’on veut, selon sa nature ; il est vrai, certes, il est vrai, que tout homme a son kismet ; mais son kismet est dans les instincts qu’il a reçus en naissant, et dans l’ordre général du monde.

C’est ainsi que ce sceptique hodja s’encourageait dans son impiété. Les heures coulèrent. Dans le ciel encore bleu, la lune mit un joli croissant candide ; et puis, les nuages d’occident devinrent tout pareils à des robes de noces : dorés, pailletés, argentés, tramés de soie verte et galonnés de rouge ; et puis, les oiseaux, dans le platane, se mirent à piailler, — et le hodja sentit à l’odeur de l’air, du côté de la cuisine, à la couleur du feu, à l’éclat d’un plat d’étain, que le pilaf était cuit dans le chaudron, que le pilaf était sorti du chaudron pour entrer dans le plat d’étain, enfin que le pilaf était servi et qu’il allait manger le pilaf. Et alors, il croisa ses jambes devant une petite table, et il remercia sa femme en prenant un air aimable, et il se prépara à manger ce mets délectable, et sa fatuité était déplorable !

Mais ce n’était pas ainsi qu’en avait décidé Allah, — loué soit l’unique ! — car justement au moment qu’il allait, pour la première fois, plonger la cuiller dans le plat… pan, pan, pan ! voilà qu’on frappe à la porte ; pan, pan, pan ! qui donc est là ?

— C’est nous, deux gendarmes, deux zaptiés, qui venons te voir de la part de Son Excellence le gouverneur. Il veut te voir, le gouverneur, il veut te voir tout de suite, saint homme !

— C’est bon, répondit Nasr’eddine, c’est bon. J’irai après mon dîner.

— Non, dirent les zaptiés, non ! Ça n’est pas comme ça. Avant ton dîner, avant ton dîner ! Tu mangeras chez Son Excellence, ou bien tu ne mangeras pas du tout, nous n’en savons rien. Mais il faut que tu viennes tout de suite.

— Que j’en prenne, dit Nasr’eddine en regardant son pilaf, que j’en prenne au moins une bouchée, une seule bouchée !

— Pas un grain de riz. Dépêche, dépêche !

— Tu vois, infidèle ! dit Zéineb. Maintenant, que Son Excellence te garde tout le reste de ta vie, s’il plaît à Dieu !

Or, si le gouverneur avait fait mander brusquement le hodja, la faute en était au lieutenant Ahmed-Hikmet lui-même, ce perfide, lequel avait suggéré au secrétaire de Son Excellence que le hodja seul était capable d’écouter un rapport sur un cas épineux, un rapport très long, qui devait partir dès l’aube du lendemain. Et le secrétaire l’avait dit au gouverneur. Et le gouverneur avait trouvé cette idée une idée d’entre les idées. Et le rapport était un rapport d’entre les rapports. Après le préambule, il y avait un exposé historique ; après l’exposé historique, des considérations générales ; après les considérations générales, une lucide énumération des faits ; après l’énumération, des conclusions ; après les conclusions, un résumé des conclusions, et après le résumé, des pièces annexes.

— Je n’y comprends rien, dit le hodja d’un air maussade.

Il eut tort de dire qu’il n’y comprenait rien, car Son Excellence le gouverneur lui donna des explications.

Quand Nasr’eddine sortit du palais, il était plus de minuit. Son estomac était vide, et très douloureux dans sa poitrine. La pluie tombait dans la nuit noire, ses pieds et sa robe s’éclaboussaient de boue. Il arriva devant sa demeure la cervelle toute brouillée de faim, les épaules trempées et le cœur déjà bien humble. Mais sa femme l’attendait sûrement, car il vit assez distinctement une lumière à la fenêtre, au-dessus de la porte. Y avait-il une ombre, y en avait-il deux, devant cette lumière ? Le grillage du moucharabieh l’empêcha de bien voir. Il frappa.

— Voilà ton mari, dit Ahmed à Zéineb.

— Passe par la porte du jardin, et franchis le mur, répliqua-t-elle. Je vais le retenir.

Et durant qu’Ahmed, ses bottes à la main, s’enfuyait pieds nus, elle cria d’une voix âpre, à travers le lacis de bois :

— Éloignez-vous, ô débauché ! qui peut frapper à cette heure, s’il n’a de mauvais desseins ?

— Ouvre, ma femme ! dit Nasr’eddine tristement, c’est moi !

— Qui, vous ? insista Zéineb.

— Moi… Nasr’eddine, continua-t-il d’un air soumis.

A ce moment, il crut bien entendre la porte du jardin qui s’ouvrait, et soupçonna qu’un autre malheur, moins réparable que celui d’avoir manqué son dîner, l’avait encore atteint au cours de cette nuit funeste. Mais il ajouta seulement, tout à fait dompté :

— C’est moi, Nasr’eddine, je te dis… Et le mari d’une femme fidèle, s’il plaît à Dieu !

 

IIDU CARACTÈRE DE NASR’EDDINE ET DE SES DÉPLORABLES BIEN QUE MERVEILLEUX DÉBUTS DANS LA VIE MONASTIQUE

Ainsi le hodja vit naître en son esprit le soupçon que Zéineb n’était point seulement une calamiteuse, mais quelque chose d’autre, ouallahi ! de bien autre encore. Cependant il garda le silence. D’origine arabe par son père, il avait eu pour mère une femme turque. De là vient peut-être qu’il était mal assis dans son esprit et son caractère. Parfois d’une incroyable et douce naïveté, comme sont les Turcs, ayant pour agréable de croire aux plus étranges contes : il avait passé pour obtus dans sa jeunesse, lors des premières études qu’il fit dans les monastères. Parfois au contraire subtil et malin, enclin au doute jusqu’à l’hérésie ; et si même on lui parlait des honteuses doctrines de Mohammed-Schamalgani, qui professa plus que la transmigration des âmes — la possibilité de leur transfusion l’une dans l’autre du vivant de leurs corps : « Hélas, voilà qui serait bon à souhaiter ! » disait-il seulement, songeant à Zéineb. Si l’on ajoutait que cet abominable Schamalgani voulait abolir tout culte rendu à la divinité, et, glorifiant les plus affreux péchés de la chair, allant même jusqu’à affirmer qu’après tout ces péchés-là étaient encore « le meilleur moyen pour les parfaits de se communiquer aux imparfaits » : « Eh, eh ! faisait Nasr’eddine, c’est une opinion, c’est une opinion. Contentez-vous de ne pas la partager. La vie n’est pas le péché. Je suppose que le péché est laid : on me l’a dit. La vie est belle… qu’on aille donc dans la montagne me chercher des fleurs. »

Ses disciples alors coururent la montagne pour lui chercher des fleurs. Ils s’en revinrent, les pans de leurs robes tout gonflés de leur moisson. Un seul, parmi tous, ne rapportait qu’une violette, et les autres se moquaient de lui.

— C’est tout ce que tu as trouvé ? demanda Nasr’eddine.

— Hodja, répondit-il, j’en ai vu des milliers ; mais toutes, levant la tête au ciel, étaient trop belles, et trop heureuses. Celle-là seule s’était brisée sur sa tige. J’ai osé la cueillir. Les autres, je les ai laissées en prière : car les fleurs sont la prière des plantes.

— J’eusse fait comme toi, dit Nasr’eddine en l’embrassant.

A ces moments-là les gens disaient : « Ce Nasr’eddine est un grand saint. » Mais un jour trois frères s’en vinrent lui demander le concours de sa science pour les aider à partager l’héritage paternel.

— Et comment désirez-vous que ce partage s’accomplisse ? interrogea Nasr’eddine. Selon la loi des hommes, ou selon la loi d’Allah ?

— Selon la loi d’Allah, certes, déclarèrent pieusement les trois frères.

— Vous avez raison, mes amis, vous avez raison !

Sur quoi, ayant pris un très gros tas d’or, il le donna au frère aîné. Presque tout ce qui restait, il le poussa vers le second. Et le troisième n’eut plus grand’chose.

— Hodja, protesta celui-ci, ce n’est pas juste ! En vérité, ce n’est pas juste !

— Mon fils, dit Nasr’eddine, c’est le partage selon la loi d’Allah : aux uns beaucoup, aux autres peu. Ah ! si vous aviez demandé le partage selon la loi des hommes, c’eût été différent, bien différent ! Mais vous avez eu raison, mes enfants ! Qui pourrait dire que vous n’avez pas eu raison ? Il faut toujours s’efforcer de plaire à Allah.

Dans de telles occasions, les gens étaient portés à croire qu’il était peut-être un saint, mais alors un mauvais saint : un grand sage a écrit qu’il en peut exister, comme de mauvais anges. Mais c’est qu’il se souvenait de ses débuts : ses débuts lui avaient enseigné à pousser la modestie de ses jugements personnels jusqu’à supposer qu’il ne faut point se montrer trop sûr ni des autres hommes, ni des doctrines, ni de rien.

Car, quand Nasr’eddine était tout jeune encore, on dit qu’il fut domestique et softa, c’est-à-dire catéchumène, dans un couvent situé sur les confins de l’oasis de Damas, là où commence le désert que doivent franchir les caravanes qui vont à la Mecque. Il est sûr qu’à cette place était mort un grand marabout. Par Allah le Clément, je dis que cela est sûr : car on lui avait élevé un tombeau d’entre les tombeaux, et tout près de ce tombeau, il y avait ce couvent d’entre les couvents, tout peuplé de derviches très pieux, dont le prieur était un savant d’entre les savants, Hadji-Bekri le Vénéré. Tout ce qu’il y a dans le saint Livre, il le savait ; tout ce qui se trouve dans les commentaires du Livre, il le savait. Quand il avait écrit les paroles qu’il faut sur un papier, de la pointe de son calame merveilleux, la chose arrivait que commandaient ces paroles ! Ceux qui avaient les yeux obscurcis, Hadji-Bekri leur soufflait par trois fois entre les cils, et leurs yeux devenaient clairs. Ceux qui avaient les genoux raidis par l’âge ou les douleurs, Hadji-Bekri les jetait par terre, et quand ils se relevaient, leurs jambes étaient souples comme celles d’un jeune chameau de course. Et si d’aventure un petit enfant était malade, on n’avait qu’à le coucher devant le tombeau du saint : cet enfant n’eût-il que dix-huit mois, n’eût-il que quelques jours, Hadji-Bekri, bien qu’il fût un homme corpulent et de grand poids, lui montait sur le ventre, de ses deux pieds sur le ventre : et l’enfant était guéri ! C’était à cause des vertus du saint qui était mort, et de la science et de la foi du prieur vivant que ces miracles avaient lieu. Et quand Hadji-Bekri passait, dans sa robe de lin blanc, toujours immaculée, les fidèles en baisaient les pans ! Ils en baisaient les pans, courbés en deux, après avoir pris la poussière de la route au bout de leurs doigts pour la porter à leur front.

Le prieur était un homme majestueux d’apparence, mais modeste en son langage, et plein de bonté, bien qu’un peu avare, ou plutôt ménager des grandes richesses de la communauté qu’il gouvernait. Celui qu’il aimait entre tous, parmi ses disciples, était justement Nasr’eddine, bien que ce jeune softa passât alors pour un peu lent d’esprit, et plus enclin dans sa candeur, à jouir des dons d’Allah, qu’à méditer sur l’Essence et ses attributs.

A cette époque, Nasr’eddine n’avait encore pu apprendre de la prière que les génuflexions, non les paroles, mais il était doux, serviable, fidèle avec innocence et simplicité. Voilà pourquoi le prieur l’aimait. C’était Nasr’eddine qui lui versait le café près de la fontaine, sous l’ombre fraîche du grand portique, entrée sublime du tombeau miraculeux ; c’était Nasr’eddine qui courait devant sa mule quand il sortait pour aller visiter un pieux confrère, ou le chef des caravanes de pèlerins ; et quand Hadji-Bekri se rendait à la mosquée pour enseigner les fidèles, Nasr’eddine portait le Livre, éperdu d’orgueil d’être chargé pour quelques instants de tout le poids d’une science qu’il ne comprenait pas. Mais le salut sur lui ! Il avait la foi.

Cependant, à la longue, il devint triste.

— Qu’as-tu, Nasr’eddine ? demanda le prieur.

— Hélas ! répondit Nasr’eddine, je voudrais revoir mon pays.

— C’est sans doute la volonté d’Allah, dit Hadji-Bekri en soupirant. Il ne faut jamais retenir ceux qui sont appelés. Va, fils.

Et lui ayant mis dans la main un peu d’argent, il fit aussitôt amener un âne tout sellé.

— La route est longue, dit-il, et je ne veux pas qu’un serviteur comme toi aille à pied. Mais quand tu seras parvenu chez toi, renvoie-moi cet âne par quelque personne de confiance. Je ne te le donne pas, entends-tu bien, je te le prête : car cet âne est de haute race ; il n’est point un âne comme les autres.

Mais il dit aussi cela, comme je vous l’ai fait comprendre, parce qu’il était ménager de son bien.

— Je te le renverrai, s’il plaît à Dieu, répondit Nasr’eddine.