Histoires exotiques et merveilleuses - Pierre Mille - E-Book

Histoires exotiques et merveilleuses E-Book

Pierre Mille

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Beschreibung

La petite Nâne venait d’entrer, derrière sa maman, dans la cabine qui leur était réservée sur le Polynésien. Tout de suite elle prononça, de son étrange petite voix nette, très décidée, presque impérieuse, et où traînait cet indéfinissable accent que prennent les enfants européens élevés parmi des serviteurs indigènes :
— C’est ça les maisons, c’est ça les chambres en France ? Eh bien, c’est vilain !
Et se retournant vers Ti-Haï, sa vieille ba-hia annamite, elle dit :
— Où ça y en a moyen jouer ?
— Tu joueras sur le pont, répondit sa mère ; il y a beaucoup de place sur le pont… et dans la batterie aussi, c’est tout à fait la place pour les petites filles, la batterie.
Un frisson, pendant qu’elle parlait, venait de lui glacer les veines, malgré la chaleur mouillée de cette fin de journée saïgonnaise ; elle avait si peur de ce voyage, si peur ! Elle se rappelait l’autre, sa première petite Jeanne, qu’un coup de roulis avait précipitée dans l’Océan Indien, six années auparavant, comme elle retournait à Madagascar avec son mari ; on n’avait même pas retrouvé son corps, ce corps léger d’enfant, tranché peut-être d’un seul coup par l’hélice aux ailes d’acier… Oui, le demi-jour de la batterie, ceinte de tous côtés par les cabines, offrait plus de sécurité que le pont des premières, au-dessus des vagues perfides. Pour cacher son émotion, sa voix blâma

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Histoires Exotiques et Merveilleuses

Pierre Mille

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385743208

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Histoires Exotiques et Merveilleuses

HANOUMANE

L’HOMME D’ALEXANDRIE

UNE PETITE FEUILLE…

LE DEVOIR

LE SAC

LE LIVRE DE JOB

— GRAAF, LÉGIONNAIRE —

UNE CONVERSION

LE SCAPHANDRIER

LA FORCE DU MAL

SAINTE-HÉLÈNE

Histoires Exotiques et Merveilleuses

HANOUMANE

La petite Nâne venait d’entrer, derrière sa maman, dans la cabine qui leur était réservée sur le Polynésien. Tout de suite elle prononça, de son étrange petite voix nette, très décidée, presque impérieuse, et où traînait cet indéfinissable accent que prennent les enfants européens élevés parmi des serviteurs indigènes :

— C’est ça les maisons, c’est ça les chambres en France ? Eh bien, c’est vilain !

Et se retournant vers Ti-Haï, sa vieille ba-hia annamite, elle dit :

— Où ça y en a moyen jouer ?

— Tu joueras sur le pont, répondit sa mère ; il y a beaucoup de place sur le pont… et dans la batterie aussi, c’est tout à fait la place pour les petites filles, la batterie.

Un frisson, pendant qu’elle parlait, venait de lui glacer les veines, malgré la chaleur mouillée de cette fin de journée saïgonnaise ; elle avait si peur de ce voyage, si peur ! Elle se rappelait l’autre, sa première petite Jeanne, qu’un coup de roulis avait précipitée dans l’Océan Indien, six années auparavant, comme elle retournait à Madagascar avec son mari ; on n’avait même pas retrouvé son corps, ce corps léger d’enfant, tranché peut-être d’un seul coup par l’hélice aux ailes d’acier… Oui, le demi-jour de la batterie, ceinte de tous côtés par les cabines, offrait plus de sécurité que le pont des premières, au-dessus des vagues perfides. Pour cacher son émotion, sa voix blâma :

— Je t’ai déjà dit de ne pas parler annamite ! Tu es une petite fille française, qui va en France. Tu verras comme on se moquera de toi, en France !

— Je ne parle pas annamite, répondit Nâne, je parle à Ti-Haï le français qu’elle comprend… Et puis, je ne veux pas aller en France, moi ! J’aime mieux Tra-Mon ; à Tra-Mon, il y avait un grand jardin, il y avait des arbres, et Hânoumane n’était pas dans une cage, comme ici ! Ici, c’est laid, c’est petit, c’est vilain !

Et elle frappa du pied, sans pleurer, seulement offensée de l’injustice des choses.

Le sort ne l’y avait point accoutumée. Depuis sa naissance, elle goûtait la vie radieuse des petits enfants dans nos colonies. A Madagascar, les porteurs se disputaient son filanzane, la petite chaise en osier tressée tout exprès pour elle, assise sur deux montants de bois flexible et dur, que deux bourjanes au mufle pacifique de bons animaux mettaient sur leurs épaules en riant du peu de poids que la chance leur imposait. Et ce n’était pas seulement leur paresse qui s’ébaudissait. C’était à cause du plaisir, à cause de l’honneur ! Nâne était la petite fille aux cheveux couleur-de-lune : un petit être précieux, sans doute d’origine céleste, une rareté comme ils n’en avaient point vue encore ! Et, sur leur passage, les femmes malgaches accouraient ; elles leur donnaient des œufs, des morceaux de canne à sucre dont le jus ruisselant flattait leur gourmandise ; elles se seraient données elles-mêmes pour avoir le droit de tâter cette chevelure « comme les vers à soie n’en font pas », de voir de plus près ces joues claires, transparentes et roses, comme l’oreille d’un petit coquillage. Et quand Nâne parlait, ces femmes demandaient ardemment : « Qu’est-ce qu’elle veut, ô Rakoutou ; qu’est-ce qu’elle veut, ô Lémaza ? Dis-nous ce qu’elle désire, la ramatoua-kély-foutsy, la ramatoua-tsara-foutsy, tsara dia tsara ! La petite demoiselle blanche, la demoiselle blanche et belle, belle de toute la beauté ! » Ce fut une petite déesse, qui alla s’embarquer à Tamatave, tandis que sa mémoire obscure d’enfant ne gardait de la France que le souvenir d’un pays où il n’y a pas de place ; pas de place pour jouer, pas de place pour rire, et où les serviteurs ne lui obéissaient pas.

Mais l’enchantement, pour elle, avait recommencé dans le delta de Cochinchine, quand son père avait été nommé président du tribunal de Tra-Mon. Toute cette domesticité qui encombre les demeures des Européens lui avait constitué autant de sujets, autant d’esclaves. Et il y avait même Tinh et Maô, les deux bons prisonniers, prisonniers éternels, comme si c’eût été de leur plein gré, qui, la cangue au cou, arrosaient les fleurs du grand jardin : bavards comme de vieilles femmes et puérils comme Nâne elle-même. Aussitôt qu’on ne les regardait plus, ils s’accroupissaient au soleil pour faire battre des cigales, et Nâne, alors, allait, elle aussi, chercher sa cigale et mendier des sapèques chez M. Moreau, le greffier, pour parier contre son ami Tinh, qui n’avait rien fait de mal que de casser, par mégarde, le bras de sa femme d’un coup de bâton, et son ami Maô, remarquable fraudeur de sel et d’opium. Ti-Haï, sa vieille ba-hia, lui contait les histoires merveilleuses dont toutes les cervelles annamites sont pleines ; et elles n’étaient point toutes convenables, témoin celle de la belle jeune fille qui se trouva enceinte des œuvres d’un dieu-dragon, durant qu’elle prenait innocemment son bain dans le lac Ba-Bé. Mais tout est pur aux petits enfants, et, d’ailleurs, ce qui intéressa Nâne dans l’aventure, ce ne fut point l’infortune de la jeune fille — elle avait « épousé » un dragon, la belle affaire ? — mais les exploits du jeune héros né de cette union, et qui vit toujours, dans la montagne, d’où il descendra bientôt pour se faire reconnaître empereur par les Annamites et les Français. Nâne pensait en annamite et comme les Annamites ; donc, ça ne l’offusquait pas du tout que les Français dussent obéir un jour à un beau prince aux mains fines, aux yeux bridés, vêtu de l’impériale soie jaune ; elle lui aurait parlé tout de suite, dans sa langue, pour le prier de donner une grande robe de cérémonie à son papa, tout ce qu’il y a de beau, et d’en faire un ministre du Komat. Elle participait, tout naturellement, à l’existence quotidienne du peuple doux et innocent qui l’entourait et dont la conversation, qui n’était peut-être pas beaucoup moins enfantine que la sienne, lui donnait l’illusion de s’occuper des mêmes choses que les grandes personnes. A table, elle disait gravement à ses parents : « On va repiquer les mâ, pour la récolte du cinquième mois : ils sont bien venus, cette année ! » Et si on l’interrogeait, elle montrait n’ignorer rien de ce qui touche à la culture du riz. Son seul regret était qu’on lui défendît d’y prendre part. Ça doit être si amusant, quand les grands buffles noirs ont fini de piétiner la boue liquide des rizières, d’y entrer presque nue jusqu’au cou, pour planter les petites touffes vertes. Quand on remonte sur les digues, on est comme un bouddha, tout en or !

Lorsque Nâne en avait assez de ces entretiens très sérieux, il y avait le jardin, rempli de miracles vivants ! Les grands perroquets verts et rouges qui, dans la somptueuse floraison des flamboyants où on les avait enchaînés, se distinguaient mal, de loin, du feuillage vert et des fleurs écarlates ; les paons solennels, à la voix discordante, qui faisaient, avec leurs grandes plumes, sur le sol, le bruit d’une robe à queue ; et, surtout il y avait Hânoumane ! Hânoumane était une guenon, plus haute que Nâne quand elle marchait sur ses mains de derrière, et que Nâne appelait parfois « Monsieur Sichel », à cause qu’elle avait des favoris blancs, exactement comme le président de la cour. Et Hânoumane, qu’on avait d’abord enchaînée comme les perroquets, errait partout, maintenant en toute liberté. Pour rien au monde, semblable en cela à la plupart des grands singes de l’Asie méridionale, elle ne se fût éloignée des demeures des hommes. Et elle était si coquette que Nâne avait obtenu la permission de garder pour elle un peigne et un miroir. La guenon se contemplait dans la glace d’un air pénétré, se faisait une raie au milieu du front, puis peignait ses favoris avec gravité. Même Nâne aurait voulu lui donner un rasoir, mais on lui avait dit que les dames n’en ont point, et que Hânoumane était une dame. Cela l’étonnait beaucoup, à cause des favoris.

C’est ainsi qu’elle avait atteint ses six ans, « poussant comme une mauvaise herbe », disait son père, joyeux et sans étonnement, car le climat d’Indo-Chine, funeste aux Européens adultes, passe pour exceptionnellement favorable à leurs jeunes enfants. Ils ignorent la dysenterie, le choléra, la bilieuse. Même l’insidieuse anémie tropicale ne les effleure point. Et le juge se frottait les mains. « Quand nous retournerons en France, disait-il, nous la laisserons à sa grand’mère. Mais elle pourrait rester ici jusqu’à huit ou dix ans : c’est un sanatorium, l’Indo-Chine, pour les enfants, un sanatorium… Si même je ne la ramène pas ici, c’est qu’elle y serait trop gâtée. Et on en ferait une sauvage, une Annamite ! »

Cette fin de la phrase était pour Ti-Haï, qui écoutait en baissant les yeux, les doigts sur ses seins desséchés, comme il convient quand on entend parler le maître. Mais, ensuite, elle faisait ses confidences à Nam, son mari, le vieux sergent de tirailleurs.

— Eux pas connaisse, disait-elle, pas connaisse ça qu’y a bon pour pitits blancs. Soleil, crachin, pour pitit ventre, pitit foie, pitit cœur, ça y a bon. Mais y a pas bon pour tête. Pour tête y a gagné fou, y a gagné méchant.

Et elle savait, la vieille, elle en avait élevé d’autres, elle avait l’expérience de ces élans impulsifs, de ces délires de volonté, puis de ces coups d’affaissement, qui saisissent les Européens dans son pays ; et, elle en était sûre, leurs enfants aussi sont comme ça : on ne fait pas attention à leurs petites colères, on croit que ce sont les mêmes qu’en France. On se trompe : « Eux y en a gagné fous ».

Il advint ce que Nâne avait pressenti sur le bateau : elle s’ennuya. Sa mère ne la laissait monter sur le pont que conduite par la main de Ti-Haï ou la sienne, et la demi-obscurité de la batterie lui parut insupportable. Et puis, elle sut bientôt ce que c’était qu’un pays — le paquebot, pour elle, c’était déjà une contrée nouvelle — où il n’y a que des Européens qui se croient tous égaux et n’obéissent à personne : même à la tyrannie de Nâne, chose incroyable, ils refusaient de se soumettre ! Nâne en fut tout étonnée. Elle pensait n’avoir que deux maîtres au monde, son père et sa mère, et que le reste des hommes et des femmes étaient ses sujets. Jusqu’aux valets du bord qui lui donnaient des ordres, qui lui disaient : « On ne fait pas ça, mademoiselle, c’est défendu ! » Elle en fut déconcertée jusqu’à la fureur ; et, enfin, on avait embarqué Hânoumane, puisqu’elle avait refusé de s’en séparer, mais elle était dans une cage, bien loin, près du poste des matelots, un endroit où on n’allait pas — il y avait donc des endroits où on ne peut pas aller ? — et Nâne ne la voyait plus jamais. Cela aussi, c’était défendu.

Nâne n’avait jamais su de sa vie ce que voulait dire ce mot extraordinaire et choquant. Voilà pourquoi, un jour, le commandant aperçut Hânoumane, une serviette au cou et l’air bien sage, qui partageait le déjeuner des enfants. Il ne dit rien, mais, cinq minutes plus tard, le capitaine d’armes arrivait, muni d’un filin souple et solide, que terminait un nœud coulant passé dans une épissure à laquelle on n’aurait rien su reprocher. Il élargit le nœud coulant, le jeta vivement autour de la taille du singe, sans lui faire de mal, tira dessus un bon coup bien sec, et fit rouler la bête sur le plancher. Hânoumane, surprise, fit entendre cet aigre cri des singes mécontents, qui ressemble au bruit d’une crécelle… Puis, tout à coup, ce fut le capitaine d’armes qui secoua une main en l’air, en criant :

— Nom de Dieu !

Nâne, sautant d’un bond de sa chaise, lui avait mordu le pouce jusqu’au sang.

Et les choses en seraient sûrement restées là si le père de Nâne n’avait traversé la batterie au même instant pour aller déjeuner : les capitaines d’armes ne font pas de rapport sur la conduite des petites filles ! Mais un juge est un juge, et le père de Nâne avait l’habitude professionnelle de considérer que tout délit exige un châtiment. Il prit sa fille par le coude, la traîna jusqu’à sa victime, et dit :

— Tu vas demander pardon !

— Non ! dit Nâne, énergiquement.

Elle avait pris Hânoumane dans ses bras, ne pensant plus qu’à dégager la guenon de ses entraves. Et, pour le reste, elle était pénétrée de la conviction sincère que le capitaine d’armes méritait d’avoir la tête tranchée, d’un bon coup de ces grands sabres qu’on prend à deux mains.