La biche écrasée - Pierre Mille - E-Book

La biche écrasée E-Book

Pierre Mille

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Beschreibung

Après avoir dîné à Brantes, aux Deux Couronnes, les trois hommes s’apprêtaient à remonter dans leur automobile. Une petite bonne apparut tout à coup: Béville avait oublié son appareil photographique dans la salle à manger; elle le lui tendit sans un mot, et disparut.
—Pas causeuse, celle-là! fit-il.
—Ah! dit le valet du garage, c’est la Bretonne. Il n’y a que deux jours qu’elle est arrivée de son pays, et elle ne sait pas encore un mot de français.
—La Bretonne? demanda Béville.
—Comment, monsieur ne sait pas, dit le goujat avec un gros rire: dans les hôtels comme ici, les hôtels de petite ville, on fait toujours venir une Bretonne. C’est pour les voyageurs, en cas...
Les trois hommes avaient ri. L’automobile s’ébranla. Quelques secondes plus tard, elle était lancée dans la pleine campagne.
—Tu sens l’odeur qui vient, maintenant, la bonne odeur, dit Béville à son compagnon.
—Oui, répondit Bottiaux. C’est parce qu’il vient de pleuvoir, et la terre est encore chaude, et l’auto va très vite. Alors les parfums...

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PIERRE MILLE

LA BICHE ÉCRASÉE

© 2023 Librorium Editions

 

ISBN : 9782385743277

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA BICHE ÉCRASÉE

LA BICHE ÉCRASÉE

LE MIRACLE DE TOLLENAËRE

LA FORCE DU MAL

L’ACCIDENT

LE BON PÈRE

LA BONBONNIÈRE

REPOS HEBDOMADAIRE

LE RAT

LE MERLE

LES CHIENS

LE SECRET

LA PEUR

POUSSIÈRES

DEVANT LA MACHINE

LE BINOCLE

CASTOR ET ZULMA

LE NUMÉRO 13

LA COLLISION DE BRÉBIÈRES-SUD

LA RÉVÉRENDE

LA VICTOIRE EN CHANTANT...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA BICHE ÉCRASÉE

Après avoir dîné à Brantes, aux Deux Couronnes, les trois hommes s’apprêtaient à remonter dans leur automobile. Une petite bonne apparut tout à coup: Béville avait oublié son appareil photographique dans la salle à manger; elle le lui tendit sans un mot, et disparut.

—Pas causeuse, celle-là! fit-il.

—Ah! dit le valet du garage, c’est la Bretonne. Il n’y a que deux jours qu’elle est arrivée de son pays, et elle ne sait pas encore un mot de français.

—La Bretonne? demanda Béville.

—Comment, monsieur ne sait pas, dit le goujat avec un gros rire: dans les hôtels comme ici, les hôtels de petite ville, on fait toujours venir une Bretonne. C’est pour les voyageurs, en cas...

Les trois hommes avaient ri. L’automobile s’ébranla. Quelques secondes plus tard, elle était lancée dans la pleine campagne.

—Tu sens l’odeur qui vient, maintenant, la bonne odeur, dit Béville à son compagnon.

—Oui, répondit Bottiaux. C’est parce qu’il vient de pleuvoir, et la terre est encore chaude, et l’auto va très vite. Alors les parfums...

Béville s’allongea, presque pâmé, ivre un peu des quelques verres de champagne qu’il avait bus à son dîner, ivre surtout de la vitesse et de cet air vivant, tiède, nocturne, qui le baignait, le fouettait, le violait, le rendait câlin, languide et voluptueux. Il n’était plus sur terre, il planait, il étendait parfois les bras, comme pour enlacer un plaisir.

—... Dommage qu’il n’y ait pas de femmes, fit-il. Hé, Jalin?

Mais Jalin, le propriétaire de l’auto, qui conduisait, ne tourna pas la tête. Sur la route dévorée, blondie par la lumière des grands phares, la route où les arbres alignés faisaient comme deux murs opaques, tant on allait vite, il avait bien assez de guider la formidable machine.

Il grogna seulement.

—Des femmes? Ah, non!

Toute sa virilité, toute sa vigueur, toute sa force de mâle et d’athlète intelligent n’étaient plus que dans sa tête et dans ses mains. Mais comme les autres il ouvrait les narines pour boire les odeurs de la nuit d’été, celle des tilleuls, celle des sorbes, celle des milliers de petites herbes dont on ne sait pas les noms, qui se sont fait féconder aux heures de soleil, et durant la nuit savourent, dans leurs corolles refermées, les délices de cette fécondation. Ça lui suffisait. Il murmura seulement:

—Hein, c’est beau, n’est-ce pas?

Des lapins, réveillés par le bruit, aveuglés par le feu des phares, fous d’épouvante, sortaient des fossés, passaient comme des boulets noirs sur le cailloutis lumineux. Mais tout à coup la route s’assombrit; les branchages, au-dessus de leurs têtes, se tachetèrent de pans de ciel entrevus. Une seconde auparavant, c’était la machine, le bolide, la chose furieuse et précipitée, qui semblait être la seule source de lumière au monde; et maintenant, elle n’était plus que le centre d’une noirceur, tandis que les choses ressuscitaient dans une clarté diffuse. Ce fut brusque, prodigieux, poignant. Jalin cria:

—Nom de Dieu! Les phares se sont éteints!

—Rallume-les, fit Bottiaux.

Jalin hausse les épaules.

—Ils sont encrassés. J’avais prévu ça. Rien à faire.

—Alors continue. Il reste les deux autres lampes.

—Des quinquets! dit Jalin.

—C’est assez pour les gendarmes. Continue! Nous allons à Paris. Je veux coucher à Paris, moi.

Jalin hocha la tête. Une quatre-vingts chevaux «ne sait pas» ralentir, pas plus qu’un cheval de course ou un torpilleur de haute mer. On a beau vouloir la retenir, elle bondit, elle échappe à la volonté, elle la force. Et courir, à près de cent kilomètres à l’heure, quand on a perdu ses yeux, qu’en deux secondes on est sur l’obstacle aperçu à soixante pas? Il savait la folie de l’acte, et pourtant consentit. Il était comme les deux autres: trop heureux, trop fougueux, trop sorti de lui-même, tout emporté par ce mouvement dont il se croyait le maître. C’est la même chose dans une charge de cavalerie: on va vers la mort, et on ne veut pas s’empêcher d’y aller.

Les ombrages, au-dessus d’eux, et de chaque côté de la route, se firent plus denses. On traversait un bois, une immensité obscure et confuse d’arbres pressés, qui mêlaient leurs branches et leurs troncs. Il faisait si sombre qu’on avait mal aux yeux, qu’on avait envie de se les couvrir avec la main, pour les protéger d’un choc. Et, à ce moment-là, juste au plus épais de cette horreur, Jalin crut pourtant distinguer quelque chose devant les roues, une ombre plus noire que cette noirceur, et vivante, et terrifiée. Il donna un tour de volant, stoppa... Ce coup sec de l’arrêt, cette déviation brusque d’un projectile fait pour une trajectoire directe, tous ceux qui connaissent les réactions du coursier moderne en ont éprouvé les conséquences physiques; les viscères changent de place jusque dans les profondeurs du corps, on a l’âcre avant-goût de ce qu’est l’agonie! Mais l’auto était large et basse sur pattes. Elle ne se retourna pas, obéit comme elle pût, monta sur le tas de cailloux, et se tint tranquille, malgré son frissonnement.

—Qu’est-ce que c’est? fit Béville, tout pâle.

Bottiaux avait sauté à terre et rejoint Jalin, qui s’épongeait le front, agenouillé devant une misérable masse qui s’agitait encore, étendue par terre, et qu’une des lanternes de la voiture éclairait vaguement.

—C’est de la chance, dit Béville, descendu à son tour. Ce n’est qu’une biche!

Tous trois respirèrent longuement, et leur voix, rassurée, retentit sous les arbres. Dépouillés de leurs lourds manteaux, de leurs capes et de leurs lunettes, ils se ressemblaient singulièrement: de beaux hommes, barbus tous trois, l’air riche, vigoureux et fort.

—C’est de la chance! répéta Jalin.

Mais sa voix, qui riait avec celle des autres, s’arrêta tout à coup. Il venait de voir les yeux de la biche: si tendres, malheureux et terrifiés, si pleins de l’horreur de ne pas comprendre pourquoi elle était là, et ce qui l’avait écrasée dans la nuit! Pauvre petite chose jolie! Pauvre petite bête des bois, farouche et pure! Ils en avaient tué bien d’autres à la chasse: devant les chiens et les chevaux, à l’affût, poussées par les rabatteurs. Mais comme ça! Elle était broyée, déchiquetée, agonisante, avec des frissons si douloureux, et toujours le regard désespéré de ses yeux souffrants.

—Il faut retourner à Brantes, dit Jalin. Je n’avance plus sans mes phares. Nous coucherons à l’hôtel où nous avons dîné.

La machine fit volte-face et ils remontèrent vers Brantes, aussi lentement qu’ils purent. Insensiblement le souvenir de cette bête massacrée s’effaçait de leur esprit. Ils auraient pu écraser un homme, ils auraient pu se tuer, ils avaient eu peur de mourir! Et ils vivaient, le même sang intact courait dans leurs veines, des années, des années encore le monde serait à eux! Ils apercevaient l’avenir comme une colonnade qu’on peut suivre sans en distinguer jamais la fin, dans une fraîcheur délicieuse.

La porte de l’hôtel des Deux Couronnes était fermée. Tout le monde dormait. Ils frappèrent longtemps, puis, il y eut de la lumière. Mais ils durent attendre encore, parce que, dans les petites villes, on est prudent: on veut savoir à qui l’on a affaire.

—Tiens, dit Bottiaux, quand la porte s’entr’ouvrit enfin, c’est la Bretonne!

Elle tenait à la main une de ces lampes minuscules, à la mèche protégée par un léger globe de verre, qui depuis vingt ans ont remplacé les veilleuses. Cette faible lumière éclairait de rose un côté de sa figure très jeune, très douce, peu jolie, et tout le reste, la camisole jetée à la hâte sur sa chemise rude, le jupon de toile rouge, les pieds nus dans des savates, était perdu dans l’ombre. On ne voyait que cette petite face frêle, suspendue en l’air comme une âme sans poids.

—... Chambre? dit-elle d’une voix un peu rauque, inhabituée au français.

—Oui, coucher; des lits, hein! De bons lits! fit Bottiaux.

Elle leur alluma des bougies en souriant, leur montra leurs chambres, et se retira.

Mais Béville, quand il fut couché, s’aperçut qu’il ne pouvait pas dormir. Il se sentait bien trop fier, bien trop exalté par les parfums de la nuit, par la rapidité de la course, par ce sentiment si fort de reconnaissance envers la vie qui pénètre tous ceux qui viennent d’échapper à un danger. Alors il se rappela les paroles du valet de garage, quelques heures auparavant: «La Bretonne? elle est là pour ça!» Il sortit de sa chambre, pieds nus, silencieusement.

Béville avait vu où dormait la Bretonne: dans une espèce de soupente, un cabinet ménagé sur l’escalier, entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Il y alla tout droit, sa bougie à la main. Oui, c’était bien là: elle dormait, sur un pauvre lit de fer, les cheveux défaits, une main sous sa tête pour la relever un peu parce qu’elle n’avait pas d’oreiller. On ne voyait de sa chair qu’une gorge bien remplie à partir du cou, et la rondeur délicate d’un sein très jeune. Béville lui mit une main sur l’épaule et l’embrassa. Il avait soufflé la bougie. La fille s’éveilla en sursaut, étendant les mains en avant, d’un geste instinctif:

—Ma doué! fit-elle.

Mais Béville, déjà, la tenait dans ses bras, et elle sentit de nouveau sa bouche sur la sienne. Ah! oui, c’est vrai, elle était la Bretonne, on l’avait prise pour ça, payée pour ça: trente francs par mois, et les cadeaux des voyageurs en sus. Et enfin, celui-là c’était un monsieur! Des siècles de domination, presque d’esclavage, avaient enseigné à sa race qu’il faut toujours, obéir aux «messieurs», aux chefs, aux maîtres: les hommes les suivent à la guerre, les femmes au lit. C’était donc qu’il fallait se soumettre. Sa pauvre petite âme asservie n’osait pas protester. Seul, son corps, parce qu’il était encore pur, se refusait et avait horreur. Toute vierge se défend, toute vierge a peur. C’est un instinct sans doute que la nature a mis en elle afin qu’il lui faille du courage pour se donner, et qu’ainsi elle ne se donne que par choix, et comme en sacrifice à celui qu’elle aime. L’humble barbare, vendue comme aux temps antiques, mais plus bassement encore, éprouvait cette horreur. Elle supplia, en mots confus et précipités, dans son langage obscur, celui qu’on parle là-bas, sur les bords de la mer de l’ouest, le seul qu’elle connût; et Béville ne comprit pas.

Il ne sut jamais pourquoi celle qui était là ne lui rendit aucun des baisers qu’il lui donna, avant de l’avoir possédée. Jamais non plus lorsque, mâle satisfait et pourtant tristement déçu, car tel est le châtiment des mâles insoucieux et brutaux, il ne pensait qu’à laisser une offrande et fuir;—jamais il ne sut pourquoi une bouche effleura, non pas ses lèvres, on n’eût pas osé, mais sa joue et son front: caresse d’enfant timide qui aurait tant voulu, tout de même, ah! oui, tant voulu s’inventer le souvenir d’une ombre de tendresse véritable, après l’horreur du stupre. Il n’y eut rien! Il s’en alla. C’est tout.

Le lendemain, dès l’aube, Jalin vint réveiller ses deux amis. Béville, quand il descendit, avait presque oublié. Les hommes heureux n’ont pour ainsi dire pas de souvenirs. Il vivent en avant, ils escomptent chaque jour une volupté future. S’il avait songé à l’événement de cette nuit, il se fût seulement trouvé un peu vil, et, comme il le savait, il s’arrangea pour divertir sa pensée sur d’autres objets. Jalin avait d’ailleurs tout disposé déjà pour le départ. La note était payée, le moteur embrayé. Il lança au vol à ses deux compagnons leurs manteaux et leurs casquettes.

—On part! Ouste!

Il prit du recul, dans la cour du garage, pour franchir le seuil et tourner dans la rue. A ce moment apparut, au seuil de la même porte, l’esclave broyée qui l’avait ouverte, tout à l’heure, dans la nuit. Elle venait de sortir de sa chambre, sans doute après avoir longtemps veillé, solitaire et salie. Elle portait le même costume humble jusqu’à l’abjection, la chemise rude, la casaque sans grâce. Elle ne s’était pas coiffée, elle n’était pas belle, sa jeunesse même avait quelque chose de terni, et, de ses yeux infortunés elle regardait, regardait inutilement. Car la chose affreuse qui avait peut-être laissé en elle de vivantes conséquences, elle s’était passée dans l’ombre impénétrable, et de ces trois hommes, elle n’arrivait pas à savoir lequel c’était. Elle ne le saurait jamais.

 

L’automobile vira, bien en main, et prit son élan. Bottiaux dit en rêvant:

—Les yeux de cette Bretonne... A quoi me font-ils penser? Ah! oui, juste ceux de cette bête, la nuit. Vous avez vu?

—Non, dit Béville, je n’ai pas remarqué.

LE MIRACLE DE TOLLENAËRE

Tollenaëre est, dans les Flandres, un tout petit village avec un grand couvent. Les religieuses bernardines y vivent presque seules entre la mer et une grande plaine plate, si basse qu’on la dirait plus basse que les vagues mêmes. Presque toute l’année le vent souffle du même côté, venant du nord-ouest, et les rares arbres qu’on voit dans la campagne semblent, sous l’effort de ce souffle perpétuel, courber la tête tous ensemble, leurs feuilles pendant comme des chevelures, leurs bras de branches tordus comme pour prier que cela finisse, parce qu’ils sont trop malheureux.

Mais la terre les console, au printemps, avec des fleurs. Ce ne sont pas des fleurs extraordinaires; les jardiniers des villes ne les traiteraient qu’avec mépris. Excepté les roses, dont les pêcheurs et les paysans ont presque toujours quelques pieds dans leurs jardins, il n’y a guère que des tournesols avec leur cœur d’un jaune noirci et leurs pétales d’or vif, des joncs dont les hampes de velours font penser à la lance qui porta aux lèvres de Notre Seigneur le fiel et le vinaigre, des oreilles d’ours et des saxifrages. Elles poussent toutes ensemble, avec une espèce d’orgueil sauvage, ingénu, tendre, brûlant; par des milliers de canaux, l’eau qui les baigne exalte leur éclat; puis cette eau va remplir les fossés de vieilles fermes rouges, où vivent de lourds hommes pensifs.

C’est là que naquit d’une servante, sans qu’on sut qui était son père, Angéline Verdonck qui fut en religion sœur Catherine; et elle prit ce nom d’abord parce que le sien propre lui paraissait avoir un parfum de vertu et de pureté qui pouvait faire croire à de l’orgueil, mais aussi parce que, comme Catherine de Sienne, elle avait déclaré, dès son plus jeune âge, vouloir être la fiancée du Christ.

Toutefois dès son entrée au couvent, où sa mère fut heureuse qu’on la fit entrer toute petite, parce qu’elle avait trop grande peine à l’élever, il vint à Catherine une autre vocation qui sembla merveilleuse, tant elle fut, du premier coup, instinctive et parfaite. Dans le jardin même du couvent, et quand on la faisait promener quelques heures, avec ses compagnes, sur les routes de sable, elle s’arrêtait parfois, comme en extase. Et les mères de la communauté crurent d’abord qu’elle était favorisée par des visitations de la divine mère, ou de sa patronne Catherine: mais elle avoua avec simplicité qu’elle ne voyait rien, sinon ce que tout le monde voyait, et qui est si beau.

Cela étonna. Les sœurs et les mères avaient coutume au contraire de dire aux enfants qu’elles élevaient—et c’était vraiment la croyance intime de leur âme—que vivre dans un pays si triste est un ennui qu’il faut accepter dans un esprit de mortification. Catherine répondit, étonnée à son tour, que tous les objets qui frappaient ses yeux, ces pauvres arbres et ces fleurs, ou seulement la lumière et les nuées, les vaches et les taures, parfois un charroi de foin sec qui passait au loin sur la route, ou une barque plate rampant sur les canaux, et faisant lever des oiseaux sauvages, lui semblaient entourés d’un éclat magnifique, et tels des apparitions.

Pour expliquer sa pensée, car elle était faible et courte en paroles, elle prit les pinceaux et les couleurs qui servaient dans la communauté à enluminer les images des missels, et l’on vit alors qu’elle avait reçu le don de peindre.

A partir de ce moment sa vie devint une joie, en même temps que sa piété grandissait. Elle était reconnaissante à Dieu d’avoir créé tant de choses qui devenaient pour elle des objets de travail et d’amour. Et que ces choses pussent être si diversement belles selon les heures du jour, sous le soleil et la pluie, la caresse ou la morsure des saisons, lui paraissait une bénédiction pour laquelle on ne pouvait assez remercier la volonté qui préside aux conduites du monde. Un jour d’automne, un rustaud qui portait au couvent le bois nécessaire au chauffage ôta sa souquenille pour décharger ses souches plus à l’aise. Il avait la poitrine nue et retroussa les manches de sa chemise jusqu’aux aisselles. Sœur Catherine devint toute pâle.

—N’est-ce pas, dit une mère, que cela est choquant!

—Non, répondit Catherine.

Elle était seulement charmée, comme le jour épiphanique où les fleurs et les arbres s’étaient manifestés à elle, dans leur grâce si sauvage et leur force solitaire. Du coude à la main, chez l’homme, un muscle tournait, sombre ou éclairé selon sa place, et les doigts vivaient comme des personnes qui se mettent d’accord pour chanter.

Ce fut alors qu’elle regarda d’une autre manière les tableaux pendus aux murailles de la chapelle et jusque dans le réfectoire: car elle ne les avait, auparavant, considérés que d’une façon pour ainsi dire abstraite, afin de se pénétrer des mystères d’adoration et de douleur qu’ils voulaient rappeler. Elle fut stupéfaite de les trouver laids.

Et elle en conçut un immense chagrin, elle eut pour la première fois l’impression d’être environnée de mensonges et de simulacres. Sa foi n’en était point touchée; seulement elle souffrait que la foi n’eût pas atteint la beauté, elle souhaitait de voir la réalité des formes.

Parfois, hors du couvent, lorsque les eaux, après une grande marée, s’étaient étendues au loin sur la plage, elle apercevait des femmes qui marchaient sur le sable, les jupes troussées jusqu’en haut des cuisses, et les bras nus. Elles avaient la tête ovale, les yeux gris ou bleus, pareils au ciel, aux nuées, à l’eau des étangs ou de la mer, les cheveux blonds tordus en casque, et l’on voyait sous leur vêtement que leur gorge et leur ventre étaient sains, jeunes et durs, ou bien amollis, mais encore attendrissants, à cause du rude ouvrage ou de la maternité. Parfois leurs corps étaient aussi comme illuminés d’une espèce d’enthousiasme dont Catherine ne comprenait pas la cause amoureuse: mais elle en saisissait la somptuosité vivante, et c’était ces femmes-là qu’elle admirait davantage. Rien de ses impressions ne lui semblait péché, parce qu’elle ne pensait qu’à son art. Et elle ne savait pas même que ce fût un art: elle n’agissait que par instinct.

L’inquiétude ne lui vint que le jour où elle eut la tentation de son corps, et il était inévitable qu’elle s’intéressât à le regarder, pour l’ensemble tout nu de cette harmonie qu’elle poursuivait jusque sous les haillons.

Elle s’admira en songeant: «Tout cela est beau! Cela est plus beau que ce que j’ai fait jusqu’ici. Et si je le peignais, j’en ferais quelque chose de plus beau encore: je ne montrerais que ce qu’il faut comprendre.»

Elle sentit pour la première fois à cet instant la tentation du diable: il y avait donc des points sur lesquels on pouvait corriger la création? La beauté c’était donc la vérité, moins quelque chose, moins les accidents, les excès, les injures, qui sont pourtant l’œuvre de Dieu!

Elle alla s’en confesser. Mais c’était une âme nette, pure, vigoureuse, qui ne se confessait que de ses décisions.

—Mon père, dit-elle, je ne peindrai plus.

Et quand elle eut exprimé sa résolution, elle en donna les motifs. Le confesseur ne les saisit point, et il crut que la chair parlait en elle. C’est pour cette cause qu’il répondit:

—Je vous comprends, ma sœur!

A compter de ce jour, sœur Catherine mena une vie de suppliciée. Tout ce qui lui avait été plaisir était devenu tentation. Elle agonisait sous son vœu et bientôt ne fut plus qu’une ombre; elle ne mangeait ni ne dormait. Son honnêteté lui disait en même temps que le regret est encore une des formes de la faute et que les vrais sacrifices sont ceux qu’on accomplit allègrement. C’est ainsi qu’elle en vint à se considérer comme une grande pécheresse; elle s’imposa diverses pénitences, entre autres celle de l’humiliation. Se croyant indigne de ses sœurs, elle obtint de n’assister aux offices qu’en dehors de la nef, comme les pauvres veuves de pêcheurs ou les catéchumènes de la primitive église. Agenouillée près du pilier qui supportait la vasque d’eau bénite et la planche où l’on mettait, le dimanche, le pain qu’on distribuait à ces femmes misérables, Catherine s’efforçait d’attacher un sens à chacune des paroles latines qu’elle savait par cœur, et son effroi grandissait à sentir qu’elle ne les prononçait plus que machinalement. Elle crut avoir perdu la grâce; elle était comme traquée.

A la messe de minuit, le jour de Noël, sœur Catherine commença par éprouver une grande faiblesse. Au lieu de l’autel et du prêtre, de toute la communauté en prières elle ne distinguait plus qu’une sorte de grand entonnoir tourbillonnant, ou plutôt un dôme de cathédrale, vu par l’intérieur et fait d’une multitude de petits carrés alternativement sombres et brillants. Ceux-là scintillaient comme des étoiles; et elle s’endormit, les yeux ouverts.

Personne ne put s’apercevoir qu’elle dormait. Ses sœurs, qui chantaient dans la nef, avaient le dos tourné, et les pauvres femmes autour d’elle, s’aperçurent seulement qu’elle avait le regard un peu fixe. Mais voilà que tout à coup celles-ci la virent qui prenait dans la vasque d’eau bénite l’humble pinceau qu’on y avait laissé: et, sur la planche destinée à l’aumône du pain, elle commença de tracer des lignes; car sa main, guidée par une puissance mystérieuse, reproduisait ce que sa vision lui révélait. Sœur Catherine, en extase, croyait peindre.

Les pauvresses se dirent: «C’est de l’eau! C’est de l’eau avec quoi sœur Catherine se figure qu’elle travaille!» Toutefois un sentiment si saint qu’il leur semblait terrible les empêchait de regarder. Mais au moment de la communion, pendant que le chœur chantait: Exsulta, filia Sion; lauda, filia Jerusalem, ecce rex tuus venit! sœur Catherine laissa tomber son dérisoire pinceau.

Alors les femmes virent que la planche était couverte de couleurs resplendissantes.

—Notre Jésus! crièrent-elles. Notre petit Jésus!

L’Enfant-Dieu était apparu sur la planchette inerte. Semblable au plus beau des nouveau-nés des hommes, il était couché sur la paille; et derrière lui, près d’une vieille ferme rouge, fleurissaient des tournesols, des fleurs de jonc, des oreilles d’ours et des saxifrages.

 

Tel fut le miracle de Tollenaëre. Et c’est pourquoi on y voit aujourd’hui, dans la chapelle des bernardines, l’image d’un enfant Jésus que les fidèles entourent de vénération. Mais les artistes aussi l’admirent; on croirait qu’elle a été peinte avec de la lumière et des fleurs. Les guides, qui rapportent la légende sans y croire, ajoutent que ce tableau est d’un auteur inconnu.

LA FORCE DU MAL

«O grand Lucifer, redoutable archange! De par les dix noms puissants inscrits dans ce cercle, par les prières de tous les saints, par la beauté d’Adam, par le sacrifice d’Abel, par l’offrande d’Isaac, par l’humilité de Job et les larmes de Jérémie; par les infernaux abîmes que Christ a traversés, par la hauteur du ciel où il règne, je t’adjure, je te conjure, je te somme de m’obéir sur-le-champ.»

—Bah! dis-je légèrement en me penchant vers mon voisin, ce n’est que la conjuration d’Agrippa.

—Oui, murmura-t-il, d’une voix brûlante et basse, c’est la conjuration d’Agrippa; le triple cercle, les deux cierges, les dix noms divins, El, On, Tetragrammaton, Adonaï...