L'ange du bizarre - Pierre Mille - E-Book

L'ange du bizarre E-Book

Pierre Mille

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Beschreibung

La grande danseuse avait fini de danser, maintenant on s’en allait. Dans la nuit, les languides mollesses d’un vent tiède, qui venait du sud, faisaient trembler doucement les franges jaunes et rouges de la tente de toile que, par magnificence, la direction avait jetée de la porte du théâtre jusqu’à la chaussée. Les belles autos noires, les autos de luxe, silencieuses et souples, s’arrêtaient tour à tour au bord du trottoir. On voyait, une seconde, sur leur marche-pied, briller l’or ou l’argent d’un soulier de bal, puis derrière la vitre, une figure de femme apparaissait, un peu lasse sous les fards décolorés, mais très fière, heureuse d’avoir été vue trois heures durant, au fond d’une loge, dans ce lieu de luxe et d’ennui ; et elle avait raison, puisqu’on la nommait.

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PIERRE MILLE

L’ANGEDU BIZARRE

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385743338

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ANGE DU BIZARRE

LA HACHE

ARAGNOL, DIEU

L’ATHLÈTE

LE CONDAMNÉ CARDEVAQUE

LE TRAITRE

UN BEAU MARIAGE

LA LETTRE

LE SIMULATEUR

SIGNAL D’ALARME

UN DIMANCHE SOIR…

LA BOMBE

JEAN-CLAUDE OU LA LOTERIE

L’AVEU

LE BON MASSEUR

ABUS DE CONFIANCE

L’EAU QUI DANSE

LES MYRTES SONT FLÉTRIS

LE CADEAU

LE PÈRE BIGAME

LE FIACRE

L’INCULPÉ

LE VOLEUR

LE VAISSEAU DU DÉSERT

LE CHAPITRE DES CHAPEAUX

LA FIN DU MONDE

VÉRIDIQUE HISTOIRE D’ARISTIDE

LES ONZE DERNIERS

 

LA HACHE

… La grande danseuse avait fini de danser, maintenant on s’en allait. Dans la nuit, les languides mollesses d’un vent tiède, qui venait du sud, faisaient trembler doucement les franges jaunes et rouges de la tente de toile que, par magnificence, la direction avait jetée de la porte du théâtre jusqu’à la chaussée. Les belles autos noires, les autos de luxe, silencieuses et souples, s’arrêtaient tour à tour au bord du trottoir. On voyait, une seconde, sur leur marche-pied, briller l’or ou l’argent d’un soulier de bal, puis derrière la vitre, une figure de femme apparaissait, un peu lasse sous les fards décolorés, mais très fière, heureuse d’avoir été vue trois heures durant, au fond d’une loge, dans ce lieu de luxe et d’ennui ; et elle avait raison, puisqu’on la nommait.

Ils étaient là trois hommes, qui regardaient. Inconsciemment peut-être, ils avaient la sensation qu’à cette minute, sous la lueur incomplète et fausse des globes électriques allumés sur la place, les couleurs de ces soies et de ces brocarts, l’éclat changeant des vieilles robes de Chine transformées en « sorties » de spectacle et de soirée, les teintes d’or ou de bois des îles des chevelures ondulées, prenaient enfin toute leur valeur et leur magie. L’un d’eux murmura subitement, comme se parlant à lui-même et soulagé :

— C’est beau, ça, c’est vraiment beau ! Ceux qui sont restés dehors, les pauvres diables qui ouvrent les portières et attendent nos bouts de cigarettes aux entr’actes, n’ont rien à nous envier.

Les deux autres eurent un petit mouvement de stupeur et presque d’indignation.

— Alors, vous, Marlis, ne trouvez pas qu’elle danse bien ?

— Si vous voulez, répondit-il lentement et comme cherchant sa pensée, si vous voulez. Mais je suis un homme trop simple, sans doute, je vis les trois quarts de l’année dans ma Bretagne, à l’époque où vous n’y venez point, vous autres, en plein hiver et au printemps, ce délicieux printemps breton qui apparaît comme uns épiphanie, parmi les faces rudes des hommes, et comme en dérision de la mer insolente… Alors je suis devenu pareil à ces hommes. Pour eux, comme pour moi maintenant, la laideur est la laideur, telle qu’on l’a toujours connue, et la beauté est la beauté, telle que nous l’avons aimée au cours des siècles, normale, saine, et ordinaire… Oui, j’ai changé ; j’ai perdu, j’en ai peur, ma couche de civilisation et j’en suis arrivé à croire que la beauté c’est l’ordinaire, l’ordonné, si vous voulez, épuré, sans accidents. Mais les brutes qui m’entourent en sont encore bien plus convaincues que moi. Ce sont eux qui m’ont converti.

» … Si vous saviez ce qu’elle était pareille à cette nuit où nous sommes, la nuit que j’ai passée dans un bouge de Paimpol, voilà cinq ou six ans. Pareille malgré toutes les différences, malgré l’horreur, malgré la bassesse, malgré la malpropreté du lieu. Vous connaissez ces instants où le sentiment d’amertume spirituelle, de honte fangeuse qu’on éprouve de soi-même est sans cause, et vient du dedans ; où on est dégoûté de tout, de l’univers entier, plus encore de soi-même, sans savoir pourquoi. Ils sont fréquents, surtout pendant les années de jeunesse. Je suppose que c’est la rançon du courage impétueux, de l’enthousiasme sans bornes qui vous grandit le cœur à d’autres heures. On se sent vil, inutile et sale, oui, sale ! Et on a envie de se salir encore davantage, de se rouler dans la boue.

» Voilà pourquoi j’étais entré dans ce bouge. Je savais que j’y trouverais ce que je cherchais : une infamie laide et vengeresse, qui me dirait : « Il y a plus bas encore que ton âme : regarde ! » Vous pensez en vous-même que cela est bien romantique, mais le romantisme est l’état d’âme vrai des jeunes gens. Ce cabaret, d’ordinaire mal fréquenté, avait été transformé en un café-concert, un « beuglant » de dixième ordre, à l’occasion du retour des Terreneuvas. Ils y buvaient leur part de pêche, ils y exaspéraient leurs instincts de mâles, sevrés de femmes pendant quatre mois de froid noir, de travail écrasant et de solitude. Les chanteuses étaient ce que vous pouvez prévoir : des misérables qu’on sentait immondes. Les obscénités qu’elles subissaient, les encourageant, entre chaque pause, étaient moins écœurantes pour moi que les platitudes infâmes qu’elles débitaient. Mais ces matelots riaient de toutes leurs forces, ils applaudissaient de toutes leurs mains affreuses, douloureuses, que le sel des saumures, le gel des mers boréales avaient rongées jusqu’à l’os : blessures sanieuses qui me faisaient détourner les yeux.

» Tout à coup, voici que deux hommes arrivèrent, portant sur l’estrade dressée à l’un des bouts du cabaret une longue planche de bois peinte d’un blanc aveuglant. L’un boitait fort bas, l’autre avait la lippe molle et pendante des idiots. Je les connaissais. C’étaient deux malheureux que leur infirmité réduisait, sur le port, à ces basses besognes qui ne sont que l’excuse et le voile d’une mendicité habituelle. Ils étaient presque toujours ivres : ce soir-là, ils étaient très ivres, comme tout le monde. Ils couchèrent cette planche sur des tréteaux solides, de telle sorte qu’elle fit avec le sol de l’estrade un angle assez ouvert. Alors un autre homme parut, un grand voyou blême, long, rasé, habillé en torero espagnol ; et les deux pauvres diables déposèrent en titubant, à ses pieds, une caisse emplie de longs couteaux flexibles, dont l’acier clair frissonna quand cette caisse toucha le plateau de la scène.

» — La princesse Elsa, dans ses exercices ! annonça le torero.

» Le vieux rideau d’andrinople rouge, au fond de le scène, s’entr’ouvrit, et ce fut une tempête de rires, de rires sonores, insultants, de rires de monstres qui s’ébaudissaient. Ils avaient ri auparavant, ces Terreneuvas ensauvagés d’alcool et de rut, mais pas comme ça, pas de cette manière-là ! La « princesse » Elsa était une géante, une géante maigre, quelque chose de fou, d’inattendu, d’inhumain, avec des jambes démesurées, des jambes qui firent crier à un matelot : « C’est pas à elle ! C’est postiche ! » Et, en marchant, cette femme les soulevait, en vérité, comme si elles eussent été étrangères à son corps : une échelle pliante, articulée, surmontée d’une tête !

» Mais elle dansa ! Elle dansa, et je clamai à haute voix, malgré moi :

» — Mais c’est beau ! C’est très beau !

» Le même matelot qui venait de parler se retourna brusquement, d’un air de stupeur et de mépris. Qu’est-ce que je disais donc, moi l’imbécile, moi le Parisien ? Ça n’était pas beau, c’était rigolo ! On était là pour rigoler, voyons ! Il avait une figure de vieux marin, toute gercée, avec des boucles d’oreilles toutes rondes qui disparaissaient presque dans des fourrés de poils gris, et sa face difforme, mangée par les embruns comme celle d’une statue pêchée dans la mer, avait l’hilarité d’un dieu. Il ne voyait pas qu’elle était jeune, cette femme, et que sa figure était belle, d’une beauté immobile, abstruse et déconcertante ; elle était hors des proportions humaines, donc il lui préférait encore les rebuts d’humanité qui l’avaient précédée. Le piano qui accompagnait la saltatrice était un piano mécanique, usé, détraqué, toutes les notes qui en sortaient avaient quelque chose de faux, de cuivré, de nègre ! Elle dansait toujours, et, toujours, pendant qu’elle dansait, je distinguais une sorte de sifflement cinglant et redoutable, et à chacun d’eux les rires redoublaient. Ma vue était si obstinément fixée sur elle que je ne voyais qu’elle, son cou reptilien, ses bras, ses jambes surtout, ses jambes inhumaines et surhumainement souples. A la fin, je m’arrachai à cette espèce d’incantation : c’étaient des couteaux que l’homme, habillé en torero, lançait autour d’elle, entre ses doigts ouverts, entre ses jambes perpétuellement harmonieuses et mouvantes, à droite, à gauche, partout, je vous dis, à l’effleurer. Et c’était le jeteur de couteaux qui était sympathique à l’assistance, non pas cette femme hors nature, cette femme qui continuait à faire « rigoler », parce que, n’étant pas comme les autres, elle faisait un peu peur.

» A la fin elle s’arrêta, et l’homme l’attacha, par les pieds et par les mains, sur la longue planche peinte en blanc : une suppliciée des Peaux-Rouges, au poteau de torture, ou bien une martyre : saint Sébastien, voilà de quoi elle avait l’air. Et l’homme, en effet, recommença contre elle ce jeu cruel des couteaux : Han ! et la dague, bien dardée, bien droite, s’en allait à son but, lumineuse et perfide, au milieu de la fumée des pipes. Han ! Han ! Han ! Elles s’envolaient, vives, méchantes, directes, comme des oiseaux, comme des guêpes. Han ! Han ! Han ! On entendait le bruit net de leur pointe qui s’enfonçait dans le bois. C’était comme si un sauvage eût planté des clous de cuivre autour d’une image, contre un mur. Le corps de la femme était dessiné par ces dagues, sur la planche. Han ! Une lame encore s’enfonça entre ses jambes, fermant l’angle des cuisses juste contre son sexe. Il ne restait plus qu’un espace vide, au sommet du crâne, tout contre les cheveux tordus et serrés, couleur de paille ardente. Mais l’homme prit une vieille hache d’abordage, cet outil de meurtre, désuet et fier, dont le double tranchant est surmonté d’une pointe aiguë : Han ! La hache fusa et vint se planter, d’un coup sec, sûr, éclatant, à la place qu’il fallait, dans ce chignon clair, qui fut traversé, au-dessus de ces deux yeux froids, mais vivants, qui nous regardaient.

» Il se fit un grand silence. On n’applaudit pas. L’homme habillé en torero eut l’air déçu. Il ouvrit la bouche pour dire : « Un petit bravo, messieurs et dames ! » Mais le vieux marin cria, d’un air dégoûté :

» — Nom de Dieu ! Il l’a ratée ! C’est malheureux !

» C’est depuis cette nuit-là que j’ai compris, conclut Marlis, qu’il n’y a pas de beauté dans le bizarre pour les simples. Et je me demande s’ils n’ont pas raison. »

ARAGNOL, DIEU

Il y avait quinze jours qu’Aragnol ne payait plus ce loyer de vingt sous qu’il s’était engagé à verser quotidiennement, pour un humble cabinet sous les toits, au propriétaire de l’hôtel du Pôle-Nord et de Californie, rue des Ecouffes. Et l’on était au jeudi 1er mai, onze heures du matin. Le logeur dit à Emile, le garçon de chambre :

— Il n’est pas encore descendu ? On l’a pourtant prévenu hier qu’il n’avait qu’à f… le camp. Tu peux le sortir, et vivement.

Emile est un gars costaud, qui sait la manière. Et il était déjà en manches de chemise, ce qui lui épargna la peine d’ôter sa veste. Il grimpa les six étages, d’un pied puissant et décidé, négligeant délibérément de frapper à la porte. Mais, malgré sa résolution coutumière, il s’arrêta sur le seuil, étonné du spectacle qui s’offrait à lui.

Aragnol avait dressé sa couchette de fer contre le mur, de façon à en faire un plan incliné ; et, sur le matelas, il demeurait étendu, nu comme un poisson et les bras en croix, l’air tout à fait content de lui, majestueux.

— M’sieu Aragnol, dit pourtant Emile, c’est pour vous dire que si vous ne pouvez pas abouler les quinze francs qu’ vous d’vez…

— Je me suis mis en croix, répondit Aragnol avec béatitude, pour expier les péchés du monde. L’encens ! Emile, apporte l’encens !

Et comme Emile ne disait rien du tout, médusé, il passa tout à coup du ravissement à la plus extrême fureur, sauta d’un bond sur le plancher et cria, étreignant le pot à eau :

— Ver de terre, qu’attends-tu pour me rendre hommage ? Prosterne-toi !

Emile referma tout doucement la porte et s’en fut au rapport. Le patron réfléchit.

— Y avait longtemps, dit-il, qu’il avait l’air tout à fait marteau. Maintenant, ça y est : il est fou. Moi, j’veux pas d’histoires avec la préfecture : une fois qu’elle a mis le nez quelque part, on sait plus c’qui peut arriver. Laisse-le tranquille, ce maboul. Quand ses idées auront tourné ou quand il aura faim, faudra bien qu’il sorte ; et une fois sorti, il est bon ! Il rentrera pas, c’est moi qui te l’dis.

Le propriétaire de l’hôtel du Pôle-Nord et de Californie ne se trompait pas : Aragnol était fou, parfaitement fou, et il y avait déjà pas mal de temps que ses méninges avaient commencé de se détraquer. D’abord, il avait éprouvé une extraordinaire indifférence aux réalités extérieures, et c’est pourquoi il avait perdu sa place de préparateur dans une pharmacie : il est impossible, en effet, de garder dans une officine un garçon qui prend une solution de sublimé pour diluer une potion destinée à l’usage interne. Aragnol, devenu gardien de charrettes aux Halles, puis homme-sandwich, puis rien du tout, avait essuyé sans les sentir les coups du destin. Il se sentait devenu léger, incroyablement léger de corps et d’âme ; il planait. Il lui semblait aussi que son estomac ne pouvait être rassasié ; mais, d’autre part, ramassant aux Halles des choses innommables, il pensait se nourrir d’ambroisie. Enfin devenu, lui jadis si timide avec les dames, inconcevablement hardi malgré ses guenilles, il épouvantait presque ses conquêtes par des exploits surhumains. D’ailleurs, il leur révélait qu’il avait de l’argent, de l’argent à ne savoir qu’en faire, qu’il était assis sur des milliards. Et, un jour, il s’avéra décidément pour lui qu’il n’y avait pas d’obstacles ni de limites à sa puissance. C’est pourquoi il en conclut logiquement qu’il était Dieu. Cette révélation lui apparut justement comme tout à fait certaine ce dernier jour où il s’était couché le ventre creux, menacé d’expulsion par son logeur : on lui en voulait parce qu’il était Dieu ; il ne pouvait y avoir d’autre explication à l’écart monstrueux qu’il constatait entre sa puissance infinie et les traitements qu’on lui faisait subir. Ce fut là, pour lui, un instant d’exaltation suprême, de délices sans bornes. Et c’est alors qu’Emile, le garçon de chambre, était venu le déranger : mais il lui avait fait voir clairement sa façon de penser.

Cependant, ainsi que l’avait déduit l’homme sage qui présidait à l’administration de l’hôtel, l’état d’euphorie où il se trouvait ne l’empêcha point de sentir de plus en plus vivement l’aiguillon de la faim. Il s’habilla, descendit l’escalier, bénit avec trois doigts Emile et le patron, qui ne lui en manifestèrent aucune gratitude, et remonta la rue d’un pas glorieux, bien que fléchissant légèrement sur ses jambes. Boulevard de Strasbourg, il entra dans un bar, se fit servir un alcool, exigea « de quoi écrire » et composa une belle lettre ainsi conçue :

Monseigneur, je suis Dieu, né à Paris le 18 mai 1871. Je viens vous voir pour déjeuner avec vous et m’entretenir des nécessités de mon culte.

Il mit sur l’enveloppe : « A monseigneur l’archevêque de Paris », et s’en alla si simplement que nul n’osa lui réclamer ses quarante centimes. Toujours souriant, hilare, l’âme aux cieux, il gagna Notre-Dame, pénétra en maître bénévole sous les voûtes sacrées du temple, aborda un ecclésiastique et lui remit sa lettre, d’un air fier et satisfait. Le prêtre rompit l’enveloppe et lut gravement. Ce n’était pas la première fois que cette chose arrivait, il avait l’habitude.

— Attendez un peu, mon ami, fit-il, et d’abord suivez-moi.

Aragnol fut introduit dans une petite pièce attenante à la sacristie, où on l’enferma soigneusement à clef. Une heure après, quatre hommes en chapeau melon et en gros souliers à clous lui offrirent une voiture « pour le conduire chez monseigneur ». Il y monta de fort bonne grâce et se trouva sans savoir comment à l’infirmerie du Dépôt. On n’eut pas besoin de lui enlever son faux col ni sa cravate, car il n’en avait pas, et le lendemain il était transféré à Sainte-Anne.

— Vous avez écrit à l’archevêque de Paris une lettre où vous lui affirmez que vous êtes Dieu, ajoutant que vous êtes né en 1871, dit le chef de clinique quand il passa la visite des nouveaux arrivés. Ça ne vous paraît pas contradictoire, d’être Dieu et d’être venu au monde il y a si peu de temps ?

— Non ! répondit Aragnol, sincèrement.

Dans son esprit, il incarnait deux personnes : celle d’Aragnol, qu’il continuait à bien connaître, et celle du Tout-Puissant. Il était les deux, voilà tout, et pensait tantôt comme Aragnol, tantôt comme Tout-Puissant. Ça lui paraissait tout naturel. Et il était enchanté, plus encore que la veille, ayant été nourri deux fois : au Dépôt et à Sainte-Anne.

Le chef de clinique se tourna vers un des externes.

— Etablissez le diagnostic, dit-il.

— Puis-je voir la lettre — demanda l’externe.

— C’est bien, ça, c’est très bien, déclara le maître, de commencer par scruter le graphisme.

— Caractères inégaux, dit l’externe, tremblement des mains… Comment vous appelez-vous ? Qu’est-ce que vous faisiez ?

— Aragnol. J’étais préparateur chez un pharmacien.

— L’articulation est nette. Diagnostic nul à cet égard, fit l’externe. Voyons les réflexes… Réflexe rotulien exagéré. Pupilles égales, mais contractées, ne réagissant pas à la lumière. Les faits qui amènent le malade ici prouvent qu’il a des illusions d’un caractère agréable. Il est content de lui…

Il ajouta d’une voix plus basse :

— C’est un P. G. au début, dans la période d’excitation, avec idées de grandeur.

Aragnol devait être classé dans les paralytiques généraux, cela ne pouvait faire aucun doute. Le chef de clinique approuva silencieusement et sourit.

— Vénus y est peut-être pour quelque chose.

Et l’on posa la question. Subitement, Aragnol entra dans une grande fureur. On l’insultait, lui, le maître du ciel et de la terre, et on lui tapait sur les genoux, au lieu de l’adorer, et on le regardait insolemment dans le blanc des yeux ! Il menaça ses contempteurs de la foudre, et, comme elle ne descendait pas, il voulut aider la foudre. Alors on lui fit prendre une potion au bromure de potassium, et il fut mis provisoirement en cellule.

Le bromure opéra. Aragnol passa une nuit très calme. Le lendemain, on lui permit de descendre dans la cour.

L’erreur est assez générale, de croire que les aliénés vivent murés dans leur rêve, incapables de communiquer entre eux, solitaires et sauvages. Cela est vrai pour les déments, les alcooliques en pleine crise, les mélancoliques qui s’absorbent dans une douleur affreuse et sans cause, les paralytiques parvenus au stade de dépression. Mais les autres, les maniaques, les « paranoïques » en rémission, les paralytiques généraux moins avancés ! Ils ne sont pas absolument séparés du monde extérieur, ils lisent des journaux et des livres, ils s’assemblent, ils causent, il se forme entre eux des amitiés étranges, parfois passionnées, le plus souvent fugaces, obnubilées, confuses comme leur pauvre cerveau. Et, suprême ironie, il leur arrive de se moquer les uns des autres, de se considérer comme fous réciproquement. Ou bien, au contraire, mais plus rarement, ils admettent la prétention du compagnon d’infortune qui leur arrive : entre celui qui possède des millions imaginaires et son voisin qui se figure avoir inventé une machine capable de soulever le monde, il intervient de sublimes et décevantes tractations. Il suffit que la folie de l’un s’adapte à la folie de l’autre.

Ceux qui pouvaient encore penser par fragments disjoints et communiquer bizarrement ensemble apprirent l’arrivée à l’asile de ce nouveau pensionnaire, qui se disait Dieu. Pommier, ancien avocat, qui se croit empereur des socialistes, traita cette nouvelle avec dérision : d’abord, Dieu n’existe pas ! Il en fut de même pour Buchaillat, ancien clerc d’huissier, président de la République. Mais Bernizet, qui sait qu’il est Victor Hugo, se souvient, de plus, qu’il fut voyageur pour la miroiterie ; et l’idée qu’il allait pouvoir fréquenter avec Dieu le frappa.

— Il faut voir, dit-il gravement, il faut voir.

La paralysie générale donnait une petite hésitation à ses paroles.

— Qu’est-ce que ça peut te faire, interrogea Buchaillat, peu crédule.

— Je p…pourrais, répondit Bernizet-Victor Hugo, obtenir une c…commande de glaces pour le p…paradis !

Sur ces entrefaites, ils virent venir « le nouveau ». Aragnol, calmé par le bromure, avançait lentement, frôlant un mélancolique douloureux qui demeurait assis, les poings au menton, dans une posture d’infini désespoir, enjambant un dément qui demeurait vautré à terre. Et il s’intéressait vaguement à toutes choses, généreux et guilleret.

Bernizet mit de l’empressement à s’avancer vers lui. Il préparait déjà des phrases, des phrases ingénieuses et engageantes, telles, enfin, que les lui suggérait le souvenir de son ancienne profession. Subitement, il changea de figure et ricana, immensément dédaigneux :

— Non, alors, c’est vous qui dites que v…vous êtes D…Dieu !

— Je suis Dieu, affirma paisiblement Aragnol.

— Mon v…vieux, cria Bernizet, faut pas nous la f…faire. Tu n’as pas s…seulement de chapeau haut de f…forme !

Et le pauvre Aragnol lui-même, surpris par cet argument, un instant douta de sa divinité.

 

L’ATHLÈTE

… Il se peut que ce monsieur ait regardé le pochard avec une insistance indiscrète, bien que, j’imagine, vous seriez assez disposés à la juger excusable. Chacun sait en effet, par expérience, que les personnes en état de publique intoxication jouissent du privilège honorable d’attirer irrésistiblement notre curiosité. C’est sans doute, et nous ne l’ignorons point, que leurs actes sont imprévisibles, leurs paroles d’une incohérence qui confine au lyrisme. Enfin, si leur démarche est vacillante, leurs gestes ont une bizarrerie séduisante, leurs paroles semblent respirer ordinairement la bonne humeur. Illusion parfois décevante : car l’imagination d’un mortel qu’échauffent les perfides fumées de l’ivresse lui présente avec une incroyable célérité des tableaux successifs et contradictoires ; il peut bondir, le temps d’un éclair, de la cordialité attendrie à la fureur la plus désastreuse. Aussi ferait-on mieux de ne le point regarder ; mais il est rare qu’on sache observer une réserve si sage.