L'Auberge de l'Ange-Gardien - Comtesse de Ségur - E-Book

L'Auberge de l'Ange-Gardien E-Book

Comtesse de Ségur

0,0

Beschreibung

Extrait : "Il faisait froid, il faisait sombre ; la pluie tombait fine et serrée ; deux enfants dormaient au bord d'une grande route sous un vieux chêne touffu : un petit garçon de trois ans était étendu sur un amas de feuilles ; un autre petit garçon de six ans, couché à ses pieds, les lui réchauffant de son corps ; le petit avait des vêtements de laine, communs, mais chauds ; ses épaules et sa poitrine étaient couvertes de la veste du garçon de six ans..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 291

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



EAN : 9782335096583

©Ligaran 2015

À mes petits-fils Louis et Gaston de Malaret

Chers enfants, vous êtes de bons petits frères, et je suis bien sûre que, si vous vous trouviez dans la triste position de Jacques et de Paul, toi, mon bon petit Louis, tu ferais comme l’excellent petit Jacques ; et toi, mon gentil petit Gaston, tu aimerais ton frère comme Paul aimait le sien. Mais j’espère que le bon Dieu vous fera la grâce de ne jamais passer par de pareilles épreuves, et que la lecture de ce livre ne réveillera jamais en vous de pénibles souvenirs.

Comtesse de SÉGUR,

Née ROSTOPCHINE.

IÀ la garde de Dieu

Il faisait froid, il faisait sombre ; la pluie tombait fine et serrée ; deux enfants dormaient au bord d’une grande route sous un vieux chêne touffu : un petit garçon de trois ans était étendu sur un amas de feuilles ; un autre petit garçon de six ans, couché à ses pieds, les lui réchauffant de son corps ; le petit avait des vêtements de laine, communs, mais chauds ; ses épaules et sa poitrine étaient couvertes de la veste du garçon de six ans, qui grelottait en dormant ; de temps en temps un frisson faisait trembler son corps : il n’avait pour tout vêtement qu’une chemise et un pantalon à moitié usés ; sa figure exprimait la souffrance, des larmes demi séchées se voyaient encore sur ses petites joues amaigries. Et pourtant il dormait d’un sommeil profond ; sa petite main tenait une médaille suspendue à son cou par un cordon noir ; l’autre main tenait celle du plus jeune enfant ; il s’était sans doute endormi en la lui réchauffant. Les deux enfants se ressemblaient, ils devaient être frères ; mais le petit avait les lèvres souriantes, les joues rebondies ; il n’avait dû souffrir ni du froid ni de la faim comme son frère aîné.

Les pauvres enfants dormaient encore quand, au lever du jour, un homme passa sur la route, accompagné d’un beau chien, de l’espèce des chiens du mont Saint-Bernard.

L’homme avait toute l’apparence d’un militaire ; il marchait en sifflant, ne regardant ni à droite ni à gauche ; le chien suivait pas à pas. En s’approchant des enfants qui dormaient sous le chêne, au bord du chemin, le chien leva le nez, dressa les oreilles, quitta son maître et s’élança vers l’arbre, sans aboyer. Il regarda les enfants, les flaira, leur lécha les mains et poussa un léger hurlement comme pour appeler son maître sans éveiller les dormeurs. L’homme s’arrêta, se retourna et appela son chien :

« Capitaine ! ici, Capitaine ! »

Capitaine resta immobile ; il poussa un second hurlement plus prolongé et plus fort.

Le voyageur, devinant qu’il fallait porter secours à quelqu’un, s’approcha de son chien et vit avec surprise ces deux enfants abandonnés. Leur immobilité lui fit craindre qu’ils ne fussent morts, mais, en se baissant vers eux, il vit qu’ils respiraient ; il toucha les mains et les joues du petit, elles n’étaient pas très froides, celles du plus grand étaient complètement glacées ; quelques gouttes de pluie avaient pénétré à travers les feuilles de l’arbre et tombaient sur ses épaules couvertes seulement de sa chemise.

« Pauvres enfants ! dit l’homme à mi-voix ; ils vont périr de froid et de faim, car je ne vois rien près d’eux, ni paquets ni provisions. Comment a-t-on laissé de pauvres petits êtres si jeunes, seuls, sur une grande route ? Que faire ? Les laisser ici, c’est vouloir leur mort. Les emmener ? J’ai loin à aller et je suis à pied : ils ne pourraient me suivre. »

Pendant que l’homme réfléchissait, le chien s’impatientait ; il commençait à aboyer ; ce bruit réveilla le frère aîné ; il ouvrit les yeux, regarda le voyageur d’un air étonné et suppliant, puis le chien qu’il caressa en lui disant :

« Oh ! tais-toi, tais-toi, je t’en prie ; ne fais pas de bruit, n’éveille pas le pauvre Paul qui dort et qui ne souffre pas. Je l’ai bien couvert, tu vois ; il a bien chaud.

– Et toi, mon pauvre petit, dit l’homme, tu as bien froid !

L’ENFANT

Moi, ça ne fait rien ; je suis grand, je suis fort ; mais lui, il est petit ; il pleure quand il a froid, quand il a faim.

L’HOMME

Pourquoi êtes-vous seuls ici tous les deux ?

L’ENFANT

Parce que maman est morte et papa a été pris par des gendarmes, et nous n’avons plus de maison et nous sommes tout seuls.

L’HOMME

Pourquoi les gendarmes ont-ils emmené ton papa ?

L’ENFANT

Je ne sais pas ; peut-être pour lui donner du pain ; il n’en avait plus.

L’HOMME

Qui vous donne à manger ?

L’ENFANT

Ceux qui veulent bien.

L’HOMME

Vous en donne-t-on assez ?

L’ENFANT

Quelquefois, pas toujours ; mais Paul en a toujours assez.

L’HOMME

Et toi, tu ne manges donc pas tous les jours ?

L’ENFANT

Oh ! moi, ça ne fait rien, puisque je suis grand. »

L’homme était bon ; il se sentit très ému de ce dévouement fraternel et se décida à emmener les enfants avec lui jusqu’au village voisin.

« Je trouverai, se dit-il, quelque bonne âme qui les prendra à sa charge, et quand je reviendrai, nous verrons ce qu’on pourra en faire ; le père sera peut-être de retour.

L’HOMME

Comment t’appelles-tu, mon pauvre petit ?

L’ENFANT

Je m’appelle Jacques, et mon frère, c’est Paul.

L’HOMME

Eh bien, mon petit Jacques, veux-tu que je t’emmène ? J’aurai soin de toi.

L’ENFANT

Et Paul ?

L’HOMME

Paul aussi ; je ne voudrais pas le séparer d’un si bon frère. Réveille-le et partons.

JACQUES

Mais Paul est fatigué ; il ne pourra pas marcher aussi vite que vous.

L’HOMME

Je le mettrai sur le dos de Capitaine ; tu vas voir.

Le voyageur souleva doucement le petit Paul toujours endormi, le plaça à cheval sur le dos du chien en appuyant sa tête sur le cou de Capitaine. Ensuite, il ôta sa blouse, qui couvrait sa veste militaire, en enveloppa le petit comme d’une couverture, et, pour l’empêcher de tomber, noua les manches sous le ventre du chien.

« Tiens, voilà ta veste, dit-il à Jacques en la lui rendant ; remets-la sur tes pauvres épaules glacées, et partons. »

Jacques se leva, chancela et retomba à terre ; de grosses larmes roulèrent de ses yeux ; il se sentait faible et glacé, et il comprit que lui non plus ne pourrait pas marcher.

L’HOMME

Qu’as-tu donc, mon pauvre petit ? Pourquoi pleures-tu ?

JACQUES

C’est que je ne peux plus marcher ; je n’ai plus de forces.

L’HOMME

Est-ce que tu te sens malade ?

JACQUES

Non, mais j’ai trop faim ; je n’ai pas mangé hier ; je n’avais plus qu’un morceau de pain pour Paul.

L’homme sentit aussi ses yeux se mouiller : il tira de son bissac un bon morceau de pain, du fromage et une gourde de cidre, et présenta à Jacques le pain et le fromage pendant qu’il débouchait la gourde.

Les yeux de Jacques brillèrent : il allait porterie pain à sa bouche quand un regard jeté sur son frère l’arrêta :

« Et Paul ? dit-il, il n’a rien pour déjeuner ; je vais garder cela pour lui.

– J’en ai encore pour Paul, mon petit ; mange, pauvre enfant, mange sans crainte. »

Jacques ne se le fit pas dire deux fois ; il mangea et but avec délices en répétant dix fois :

« Merci, mon bon monsieur : merci… Vous êtes très bon. Je prierai la sainte Vierge de vous faire très heureux. »

Quand il fut rassasié, il sentit revenir ses forces et il dit qu’il était prêt à marcher. Capitaine restait immobile près de Jacques : la chaleur de son corps réchauffait le petit Paul, qui dormait plus profondément que jamais. L’homme prit la main de Jacques, et ils se mirent en route suivis de Capitaine, qui marchait posément sans se permettre le moindre bond, ni aucun changement dans son pas régulier, de peur d’éveiller l’enfant. L’homme questionnait Jacques tout en marchant ; il apprit de lui que sa mère était morte après avoir été longtemps malade, qu’on avait vendu tous leurs beaux habits et leurs jolis meubles ; qu’à la fin ils ne mangeaient plus que du pain, que leur papa était toujours triste et cherchait de l’ouvrage.

« Un jour, dit-il, les gendarmes sont venus chercher papa ; il ne voulait pas aller avec eux ; il disait toujours en nous embrassant : "Mes pauvres enfants ! mes pauvres enfants !" Les gendarmes disaient : "Il faut venir tout de même, mon garçon ; nous avons des ordres." Puis un gendarme m’a donné un morceau de pain et m’a dit : "Reste là avec ton frère, petit ; je reviendrai vous prendre." J’ai donné du pain à Paul, et j’ai attendu un bout de temps ; mais personne n’est venu ; alors j’ai pris Paul par la main et nous avons marché longtemps. J’ai vu une maison où on mangeait, j’ai demandé de la soupe pour Paul ; on nous a fait asseoir à table, et on a donné une grande assiette de soupe à Paul, et à moi aussi ; puis on nous a fait coucher sur de la paille. Quand nous avons été éveillés, on nous a donné du lait et du pain ; puis on nous a mis du pain dans nos poches, et on m’a dit : "Va, mon petit, à la garde de Dieu." Je suis parti avec Paul, et nous avons marché comme cela pendant bien des jours. Hier la pluie est venue, je n’ai pas trouvé de maison, j’ai donné à Paul le pain que j’avais gardé. Je lui ai ramassé des feuilles sous le chêne ; il pleurait parce qu’il avait froid ; alors j’ai pensé que maman m’avait dit : "Prie la sainte Vierge, elle ne t’abandonnera pas." J’ai prié la sainte Vierge ; elle m’a donné l’idée d’ôter ma veste pour couvrir les épaules de Paul, puis de me coucher sur ses jambes pour les réchauffer. Et tout de suite il s’est endormi. J’étais bien content ; je n’osais pas bouger pour ne pas l’éveiller ; et j’ai remercié la bonne sainte Vierge ; je lui ai demandé de me donner à déjeuner demain parce que j’avais très faim et je n’avais plus rien pour Paul ; j’ai pleuré, et puis je me suis endormi aussi ; et la sainte Vierge vous a amené sous le chêne. Elle est très bonne, la sainte Vierge. Maman me l’avait dit bien souvent : Quand vous aurez besoin de quelque chose, demandez-le à la sainte Vierge ; vous verrez comme elle vous écoutera. »

L’homme ne répondit pas ; il serra la main du petit Jacques plus fortement dans la sienne, et ils continuèrent à marcher en silence. Au bout de quelque temps, l’homme s’aperçut que la marche de Jacques se ralentissait.

« Tu es fatigué, mon enfant ? lui dit-il avec bouté.

– Oh ! je peux encore aller. Je me reposerai au village. »

L’homme enleva Jacques et le mit sur ses épaules

« Nous irons plus vite ainsi, dit-il.

JACQUES

Mais je suis lourd ; vous allez vous fatiguer, mon bon monsieur.

L’HOMME

Non, mon petit, ne te tourmente pas. J’ai porté plus lourd que toi, quand j’étais soldat et en campagne.

JACQUES

Vous avez été soldat ; mais pas gendarme ?

L’HOMMEsouriant.

Non, pas gendarme ; je rentre au pays après avoir fait mon temps.

JACQUES

Comment vous appelez-vous ?

L’HOMME

Je m’appelle Moutier.

JACQUES

Je n’oublierai jamais votre nom, monsieur Moutier.

MOUTIER

Je n’oublierai pas non plus le tien, mon petit Jacques ; tu es un brave enfant, un bon frère.

Depuis que Jacques était sur les épaules de Moutier, celui-ci marchait beaucoup plus vite. Ils ne tardèrent pas à arriver dans un village à l’entrée duquel il aperçut une bonne auberge. Moutier s’arrêta à la porte.

« Y a-t-il du logement pour moi, pour ces mioches et pour mon chien ? demanda-t-il.

– Je loge les hommes, mais pas les bêtes, répondit l’aubergiste.

– Alors vous n’aurez ni l’homme ni sa suite, » dit Moutier en continuant sa route.

L’aubergiste le regarda s’éloigner avec dépit ; il pensa qu’il avait eu tort de renvoyer un homme qui semblait tenir à son chien et à ses enfants, et qui aurait peut-être bien payé.

« Monsieur ! Eh ! monsieur le voyageur ! cria-t-il en courant après lui.

– Que me voulez-vous ? dit Moutier en se retournant.

L’AUBERGISTE

J’ai du logement, Monsieur, j’ai tout ce qu’il vous faut.

MOUTIER

Gardez-le pour vous, mon bonhomme, le premier mot, c’est tout pour moi.

L’AUBERGISTE

Vous ne trouverez pas une meilleure auberge dans tout le village, Monsieur.

MOUTIER

Tant mieux pour ceux que vous logerez.

L’AUBERGISTE

Vous n’allez pas me faire l’affront de me refuser le logement que je vous offre.

MOUTIER

Vous m’avez bien fait l’affront de me refuser celui que je vous demandais.

L’AUBERGISTE

Mon Dieu, c’est que je ne vous avais pas regardé ; j’ai parlé trop vite.

MOUTIER

Et moi aussi je ne vous avais pas regardé ; maintenant que je vous vois, je vous remercie d’avoir parlé trop vite, et je vais ailleurs.

Moutier, lui tournant le dos, se dirigea vers une autre auberge de modeste apparence qui se trouvait à l’extrémité du village, laissant le premier aubergiste pâle de colère, et fort contrarié d’avoir manqué une occasion de gagner de l’argent.

IIL’Ange-Gardien

« Y a-t-il du logement pour moi, pour deux mioches et pour mon chien ? recommença Moutier à la porte de l’auberge.

– Entrez, Monsieur, il y a de quoi loger tout le monde, » répondit une voix enjouée.

Et une femme à la mine fraîche et souriante parut sur le seuil de la porte.

« Entrez, Monsieur, que, je vous débarrasse de votre cavalier, dit la femme en riant et en enlevant doucement le petit Jacques de dessus les épaules du voyageur. Et ce pauvre petit qui dort tranquillement sur le dos du chien ! Un joli enfant et un brave animal ! il ne bouge pas plus qu’un chien de plomb, de peur d’éveiller l’enfant. »

Pourtant le bruit réveilla enfin le petit Paul ; il ouvrit de grands yeux, regarda autour de lui d’un air étonné, et, n’apercevant pas son frère, il fit une moue comme pour pleurer et appela d’une voix tremblante :

« Jacques ! veux Jacques !

JACQUES

Je suis ici ; me voilà, mon Paul. Nous sommes très heureux ! Vois-tu ce bon monsieur ? il nous a amenés ici ; tu vas avoir de la soupe. N’est-ce pas, monsieur Moutier, que vous voudrez bien donner de la soupe à Paul ?

MOUTIER

Certainement, mon garçon ; de la soupe et tout ce que tu voudras.

La maîtresse d’auberge regardait et écoutait d’un air étonné.

MOUTIER

Vous n’y comprenez rien, ma bonne dame, n’est-il pas vrai ? C’est toute une histoire que je vous raconterai. J’ai trouvé ces deux pauvres petits perdus dans un bois, et je les ai amenés. Ce petit-là, ajouta-t-il en passant affectueusement la main sur la tête de Jacques, ce petit-là est un bon et brave enfant ; je vous raconterai cela. Mais donnez-nous vite de la soupe pour les petits, qui ont l’estomac creux, quelque fricot pour tous, et je me charge du chien ; un vieil ami, n’est-ce pas, Capitaine ?

Capitaine répondit en remuant la queue et en léchant la main de son maître. Moutier avait débarrassé Paul de la blouse qui l’enveloppait et il l’avait posé à terre. Paul regardait tout et tout le monde ; il riait à Jacques, souriait à Moutier et embrassait Capitaine. L’hôtesse, qui avait de la soupe au feu, apprêtait le déjeuner ; tout fut bientôt prêt ; elle assit les enfants sur des chaises, plaça devant chacun d’eux une bonne assiette de soupe, un morceau de pain, posa sur la table du fromage, du beurre frais, des radis, de la salade.

« C’est pour attendre le fricot, Monsieur ; le fromage est bon, le beurre n’est pas mauvais, les radis sont tout frais tirés de terre, et la salade est bien retournée. »

Moutier se mit à table ; Jacques et Paul, qui mouraient de faim, se jetèrent sur la soupe ; Jacques eut soin d’en faire manger à Paul quelques cuillerées avant que d’y goûter lui-même. Paul mangea tout seul ensuite et le bon petit Jacques put satisfaire son appétit. Après la soupe il mangea et donna à Paul du pain et du beurre ; ils burent du cidre ; puis vint un haricot de mouton aux pommes de terre. La bonne et jolie figure de Jacques était radieuse ; Paul riait, baisait les mains de Jacques toutes les fois qu’il pouvait les attraper. Jacques avait de son frère les soins les plus touchants ; jamais il ne l’oubliait ; lui-même ne passait qu’en second. Moutier ne les quittait pas des yeux. Lui aussi riait et se trouvait heureux.

« Pauvres petits ! pensait-il, que seraient-ils devenus, si Capitaine ne les avait pas dénichés ? Ce petit Jacques a bon cœur ! quelle tendresse pour son frère ! quels soins il lui donne ! Que faire, mon Dieu ! que faire de ces enfants ? »

L’hôtesse aussi examinait avec attention les soins de Jacques pour son frère, et la belle et honnête physionomie de Moutier. Elle attendait avec impatience l’explication que lui avait promise ce dernier et lui servait les meilleurs morceaux, son meilleur cidre et sa plus vieille eau-de-vie.

Moutier mangeait encore ; les enfants avaient fini ; ils s’étaient renversés contre le dossier de leurs chaises et commençaient à bâiller.

« Allez jouer, mioches, leur dit Moutier.

– Où faut-il aller, monsieur Moutier ? demanda Jacques en sautant en bas de sa chaise et en aidant Paul à descendre de la sienne.

MOUTIER

Ma foi, je n’en sais rien. Dites donc, ma bonne hôtesse, où allez-vous caser les petits pour qu’ils s’amusent sans rien déranger ?

– Par ici, au jardin, mes enfants, dit l’hôtesse en ouvrant une porte de derrière. Voici au bout de l’allée un baquet plein d’eau et un pot à côté, vous pourrez vous amuser à arroser les légumes et les fleurs.

JACQUES

Puis-je me servir de l’eau qui est dans le baquet pour laver Paul et me laver aussi, Madame ?

L’HÔTESSE

Certainement, mon petit garçon ; mais prends garde de te mouiller les jambes.

Jacques et Paul disparurent dans le jardin ; on les entendait rire et jacasser. Moutier mangeait lentement et réfléchissait. L’hôtesse avait pris une chaise et s’était placée en face de lui, attendant qu’il eût fini pour enlever le couvert. Quand Moutier eut avalé sa dernière goutte de café et d’eau-de-vie, il leva les yeux, vit l’hôtesse, sourit, et, s’accoudant sur la table :

« Vous attendez l’histoire que je vous ai promise, dit-il ; la voici : elle n’est pas longue, et vous m’aiderez peut-être à la finir. »

Il lui fit le récit de sa rencontre avec les enfants ; sa voix tremblait d’émotion en redisant les paroles de Jacques et en racontant les soins qu’il avait eus de son petit frère, son dévouement, sa tendresse pour lui, le courage qu’il avait déployé dans leur abandon et sa touchante confiance en la sainte Vierge.

« Et à présent que vous en savez aussi long que moi, ma bonne dame, aidez-moi à sortir d’embarras. Que puis-je faire de ces enfants ? Les abandonner ? Je n’en ai pas le courage ; ce serait rejeter une charge que je puis porter, au total, et refuser le présent que me fait le bon Dieu. Mais j’ai une longue route à faire : je quitte mon régiment et je rentre au pays. C’est que je n’y suis pas encore ; j’ai à faire quatre étapes de sept à huit lieues. Et comment traîner ces enfants si jeunes, par la pluie, la boue, le vent ? Et puis, je suis garçon ; je ne suis pas chez moi ; personne pour les garder. Mon frère est aubergiste, comme vous, et n’a que faire de moi ; mon père et ma mère sont depuis longtemps près du bon Dieu ; mes sœurs sont mariées et elles ont assez des leurs, sans y ajouter des pauvres petits sans père ni mère, et sans argent. Voyons, ma bonne hôtesse ! vous m’avez l’air d’une brave femme… Dites… Que feriez-vous à ma place ? »

L’HÔTESSE

Ce que ferais ?… ce que je ferais ?… Parole d’honneur, je n’en sais rien.

MOUTIER

Mais ce n’est pas un conseil, cela ? Ça ne décide rien.

L’HÔTESSE

Que voulez-vous que je vous dise ?… D’abord, je ne les laisserais certainement pas vaguer à l’aventure.

MOUTIER

C’est bien ce que je me suis dit.

L’HÔTESSE

Je ne les donnerais pas au premier venu.

MOUTIER

C’est bien mon idée.

L’HÔTESSE

Je ne les emmènerais pas à pied si loin.

MOUTIER

C’est ce que je disais.

L’HÔTESSE

Alors… je ne vois qu’un moyen… Mais vous ne voudrez pas.

MOUTIER

Peut-être que si. Dites toujours.

L’HÔTESSE

C’est de me les laisser.

Moutier regarda l’hôtesse avec une surprise qui lui fit baisser les yeux et qui la fit rougir comme si elle avait dit une sottise.

« Je savais bien, dit-elle avec embarras, que vous ne voudriez pas. Vous ne me connaissez pas. Vous vous dites que je ne suis peut-être pas la bonne femme que je parais, que je rendrais les enfants malheureux ; que vous les auriez sur la conscience, et que sais-je encore ?

MOUTIER

Non, ma bonne hôtesse, je ne dirais ni ne penserais rien de tout cela. Seulement… seulement… je ne sais comment dire… je vous suis obligé, reconnaissant… mais vrai, je ne vous connais pas beaucoup… et… et…

L’HÔTESSE

Vous pouvez bien dire que vous ne me connaissez pas du tout ; mais vous n’en pourrez pas dire autant, si vous voulez aller prendre des informations sur la femme BLIDOT, aubergiste de l’ANGE-GARDIEN. Allez chez M. le curé, chez le boucher, le charron, le maréchal, le maître d’école, le boulanger, l’épicier, et bien d’autres encore : ils vous diront tous que je ne suis pas une méchante femme. Je suis veuve ; j’ai vingt-six ans ; je n’ai pas d’enfants, je suis seule avec ma sœur qui a dix-sept ans ; nous gagnons notre vie sans trop de mal ; nous ne manquons de rien ; nous faisons même de petites économies que nous plaçons tous les ans ; il me manque des enfants ; en voilà deux tout trouvés. Je ne vous demande rien, moi, pour les garder ; je n’en fais pas une affaire. Seulement, je sais que je les aimerais, que je ne les rendrais point malheureux et que vous aurez la conscience tranquille à leur égard.

Moutier se leva, serra les mains à l’hôtesse dans les siennes et la regarda avec une affectueuse reconnaissance.

« Merci, dit-il d’un accent pénétré. Où demeure votre curé ?

– Ici, en face ; voici le jardin du presbytère ; poussez la porte et vous y êtes. »

Moutier prit son képi et alla voir le curé pour lui parler de madame Blidot et lui demander un bon conseil.

Il faut croire que les renseignements ne furent pas mauvais, car Moutier revint un quart d’heure après, l’air calme et joyeux.

« Vous aurez les petits, mon excellente hôtesse, dit-il en souriant. Je vous les laisserai… demain ; vous voudrez bien me loger jusqu’à demain ? Pas vrai ?

L’HÔTESSE

Tant que vous voudrez, mon cher monsieur ; c’est juste ; je comprends que vous vouliez vous donner un peu de temps pour savoir comment je suis et pour voir installer mes enfants… car je puis bien dire à présent mes enfants, n’est-ce pas ?

MOUTIER

Ils restent bien un peu à moi aussi, sans reproche ; et je ne dis pas que je ne reviendrai pas les voir un jour ou l’autre.

L’HÔTESSE

Quand vous voudrez ; j’aurai toujours un lit pour vous coucher et un bon dîner pour vous refaire. Et, à présent, je vais voir à mes enfants ; ne voilà-t-il pas les soins maternels qui commencent ? D’abord il me faut les coucher pas loin de moi et de ma sœur. Et puis, il leur faudra du linge, des vêtements, des chaussures.

MOUTIER

C’est pourtant vrai ! Je n’y songeais pas. C’est moi qui suis honteux de vous causer ces embarras et cette dépense ; ça, voyez-vous, ma bonne hôtesse, inutile de m’en cacher ; je n’ai pas de quoi payer tout cela ; j’ai tout juste mes frais de route et une pièce de dix francs pour l’imprévu : un cigare, un raccommodage de souliers, une petite charité en passant, à plus pauvre que moi. Par exemple, je peux partager la pièce, et vous laisser cinq francs. J’arriverai tout de même ; je me passerai bien de tabac et de souliers. Il y en a tant qui marchent nu-pieds ! on se les baigne en passant devant un ruisseau, et on n’en marche que mieux.

L’HÔTESSE

Gardez votre pièce, mon bon monsieur ; je n’en suis pas à cinq francs près. Gardez-la ; votre bonne intention suffit, et les enfants ne manqueront de rien.

L’hôtesse se leva, fit en souriant un signe de tête amical à Moutier et sortit.

IIIInformations

Madame Blidot appela sa sœur Elfy, qui lavait la lessive, lui raconta l’aventure qui venait d’arriver et la pria de venir l’aider à préparer, pour les enfants, le cabinet près de la chambre où elles couchaient toutes deux.

« C’est le bon Dieu qui nous envoie ces enfants, dit Elfy ; la seule chose qui manquait pour animer notre intérieur ! Sont-ils gentils ? ont-ils l’air de bons garçons, d’enfants bien élevés ?

MADAME BLIDOT

S’ils sont gentils, bons garçons, bien élevés ? Je le crois bien ! Il n’y qu’à les voir ! Jolis comme des Amours, polis comme des demoiselles, tranquilles comme des curés. Va, ils ne seront pas difficiles à élever ; pas comme ceux du père Penard, en face !

ELFY

Bon ! Où sont-ils, que je jette un coup d’œil dessus. On aime toujours mieux voir par ses yeux, tu sais bien. Sont-ils dans la salle ?

MADAME BLIDOT

Non, je les ai envoyés au jardin. »

Elfy courut au jardin ; elle y trouva Jacques occupé à arracher les mauvaises herbes d’une planche de carottes ; Paul ramassait soigneusement ces herbes et cherchait à en faire de petits fagots.

Au bruit que fit Elfy, les enfants tournèrent la tête et montrèrent leurs jolis visages doux et riants. Jacques, voyant qu’Elfy les regardait sans mot dire, se releva et la regarda aussi d’un air inquiet.

JACQUES

Ce n’est pas mal, n’est-ce pas, Madame, ce que nous faisons, Paul et moi ? Vous n’êtes pas fâchée contre nous ? Ce n’est pas la faute de Paul ; c’est moi qui lui ai dit de s’amuser à botteler l’herbe que j’arrache.

ELFY

Pas de mal, pas de mal du tout, mon petit ; je ne suis pas fâchée ; bien au contraire, je suis très contente que tu débarrasses le jardin des mauvaises herbes qui étouffent nos légumes.

PAUL

C’est donc à vous ça ?

ELFY

Oui, c’est à moi.

PAUL

Non, moi crois pas ; c’est pas à vous ; c’est à la dame de la cuisine qui donne du bon fricot ; moi veux pas qu’on lui prenne son jardin ?

ELFY

Ha, ha, ha ! est-il drôle, ce petit ! Et comment m’empêcherais-tu de prendre les légumes du jardin ?

PAUL

Moi prendrais un gros bâton, puis moi dirais à Jacques de m’aider à chasser vous, et voilà !

Elfy se précipita sur Paul, le saisit, l’enleva, l’embrassa trois ou quatre fois, et le remit à terre avant qu’il fût revenu de sa surprise et avant que Jacques eût eu le temps de faire un mouvement pour secourir son frère.

« Je suis la sœur de la dame au bon fricot, s’écria Elfy en riant, et je demeure avec elle : c’est pour cela que son jardin est aussi le mien.

– Tant mieux ! s’écria Jacques. Vous avez l’air aussi bon que la dame ; je voudrais bien que M. Moutier, qui est si bon, restât toujours ici.

ELFY

Il ne peut pas rester ; mais il vous laissera chez nous, et nous vous soignerons bien, et nous vous aimerons bien si vous êtes sages et bons.

Jacques ne répondit pas : il baissa la tête, devint très rouge, et deux larmes roulèrent le long de ses pauvres petites joues.

ELFY

Pourquoi pleures-tu, mon petit Jacques ? Est-ce que tu es fâché de rester avec ma sœur et avec moi ?

JACQUES

Oh non ! au contraire ! Mais je suis fâché que M. Moutier s’en aille ; il a été si bon pour Paul et pour moi !

ELFY

Il reviendra, sois tranquille ; et puis il ne va pas partir aujourd’hui : tu vas le voir tout à l’heure.

Le petit Jacques essuya ses yeux du revers de sa main, reprit son air anime et son travail interrompu par Elfy. Capitaine, qui faisait la visite de l’appartement, trouvant la porte du jardin ouverte, entra et s’approcha de Paul, assis au milieu de ses paquets d’herbes. Capitaine piétinait les herbes, les dérangeait ; Paul cherchait vainement à le repousser, le chien était plus fort que l’enfant.

« Jacques, Jacques, s’écria Paul, fais va-t’en le chien ! il écrase mes bottes de foin. »

Jacques accourut au secours de Paul, au moment où Capitaine, le poussant amicalement avec son museau, le faisait rouler par terre. Jacques entoura de ses bras le cou du chien et le tira en arrière de toutes ses forces : mais Capitaine ne recula pas.

« Je t’en prie, mon bon chien, va-t’en. Je t’en prie, laisse mon pauvre Paul jouer tranquillement, tu vois bien que tu le déranges, que tu es plus fort que lui, qu’il ne peut pas t’empêcher… ni moi non plus, » ajouta-t-il découragé en cessant ses efforts pour faire partir le chien.

Capitaine se retourna vers Jacques, et, comme s’il eût compris ses paroles, il lui lécha les mains, donna un coup de langue sur le visage de Paul, les regarda avec amitié et s’en alla lentement comme il était venu ; il retourna près de son maître.

Moutier était resté, après le départ de l’hôtesse, les coudes sur la table, la tête appuyée sur ses mains : il réfléchissait.

« Je crains, se disait-il, d’avoir été trop prompt, d’avoir trop légèrement donné ces enfants à la bonne hôtesse… Car, enfin, elle a raison ! je ne la connais guerre !… et même pas du tout… le curé m’en a dit du bien, c’est vrai ; mais un bon curé (car il a l’air d’un brave homme, d’un bon homme, d’un saint homme !), un bon curé, c’est toujours trop bon ; ça dit du bien de tout le monde ; ça croirait pécher en disant du mal… et pourtant… il parlait avec une chaleur, un air persuadé !… il savait que ces deux pauvres petits orphelins seraient à la merci de cette hôtesse, madame Bli… Blicot, Blindot… Je ne sais plus son nom… J’y suis ; Blidot !… C’est ça !… Blidot et sa sœur… Pardi, je veux en avoir le cœur net et m’assurer de ce qu’elle est. J’ai le temps d’ici au dîner, et je vais aller de maison en maison pour compléter mes observations sur madame Blidot. Ces pauvres petits, ils sont si gentils ! et Jacques est si bon ! Ce serait une méchante action que de les placer chez de mauvaises gens, faire leur malheur ! Non, non, je ne veux pas en avoir la conscience chargée. »

Et Moutier, laissant son petit sac de voyage sur la table, sortit après avoir appelé Capitaine. Il alla d’abord dans la maison à côté, chez le boucher.

« Faites excuse, Monsieur, dit-il en entrant ; je viens pour une chose… pour une affaire… c’est-à-dire pas une affaire… mais pour quelque chose comme une affaire… qui n’en est pas une pour vous… ni pour moi non plus, à vrai dire… »

Le boucher regardait Moutier d’un air étonné, moitié souriant, moitié inquiet.

« Quoi donc ? qu’est-ce donc ? dit-il enfin.

MOUTIER

Voilà ! C’est que je voudrais avoir votre avis sur madame Blidot, aubergiste ici à côté.

LE BOUCHER

Pourquoi ? Avis sur quoi ?

MOUTIER

Mais sur tout. J’ai besoin de savoir quelle femme c’est. Si on peut lui confier des enfants à garder. Si c’est une brave femme, une bonne femme, une femme à rendre des enfants heureux ?

LE BOUCHER

Quant à ça, mon bon monsieur, il n’y a pas de meilleure femme au monde : toujours de bonne humeur, toujours riant, polie, aimable, douce, travailleuse, charitable ; tout le monde l’aime par ici : chacun en pense du bien ; elle ne manque pas à un office, elle rend service à tous ceux qui en demandent. Elle et sa sœur, ce sont les perles du pays. Demandez à M. le curé ; il vous en dira long sur elles ; et tout bon, car il les connaît depuis leur naissance et il n’a jamais eu un reproche à leur faire.

MOUTIER

Ça suffit. Grand merci, Monsieur, et pardon de l’indiscrétion.

LE BOUCHER

Pas d’indiscrétion. C’est un plaisir pour moi que de rendre un bon témoignage à madame Blidot.

Moutier salua, sortit, et alla à deux portes plus loin, chez le boulanger.

« Ce n’est pas du pain qu’il me faut, Monsieur, dit-il au boulanger qui lui offrait un pain de deux livres ; c’est, un renseignement que je viens chercher. Votre idée sur madame Blidot, aubergiste ici près, pour lui confier des enfants à élever ?

LE BOULANGER

Confiez-lui tout ce que vous voudrez, brave militaire (car je vois à votre habit que vous êtes militaire) ; vos enfants ne sauraient être en de meilleures mains ; c’est une bonne femme, une brave femme, et sa sœur la vaut bien ; il n’y a pas de meilleures créatures à dix lieues à la ronde.

MOUTIER

Merci mille fois ; c’est tout ce que je voulais savoir. Bien le bonjour.

Et Moutier, satisfait des renseignements qu’on lui avait donnés, allait retourner chez madame Blidot, quand l’idée lui vint d’entrer encore chez l’aubergiste qui tenait la belle auberge à l’entrée du village.

« Encore celui-là, pensa-t-il : ce sera le dernier ; et si cet homme ne m’en dit pas de mal, je pourrai être tranquille, car il me semble méchant et son témoignage ne pourra pas me laisser de doute sur le bonheur de mes mioches. »

L’aubergiste était à sa porte ; il vit venir Moutier et le reconnut au premier coup d’œil. D’abord, il fronça ses gros sourcils ; puis, le voyant approcher, il pensa qu’il revenait lui demander à dîner et il prit son air le plus gracieux.

« Entrez, Monsieur ; donnez-vous la peine d’entrer ; je suis tout à votre service. »

Moutier toucha son képi, entra et eut quelque peine à calmer Capitaine, qui tournait autour de l’aubergiste en le flairant, en grognant et en laissant voir des dents aiguës prêtes à mordre et à déchirer.