La Barrière - René Bazin - E-Book

La Barrière E-Book

René Bazin

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Beschreibung

Le roman présente à la fois le cheminement d'un jeune aristocrate anglais qui se convertit au catholicisme et le rôle de la foi dans la formation d'un couple. Il s'agit donc des barrières dressées par la foi, entre le croyant et son milieu ou son (futur) conjoint.

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La Barrière

La BarrièrePREMIÈRE PARTIEDEUXIÈME PARTIETROISIÈME PARTIEPage de copyright

La Barrière

 René Bazin

PREMIÈRE PARTIE

Sur la pelouse rectangulaire et longue, roulée, taillée en brosse, où vingt parties de tennis venaient d’être jouées à la fois, deux équipes seulement, huit jeunes hommes, huit jeunes filles, continuaient de lutter et de se disputer la victoire dans le tournament de Westgate on Sea. Des équipes, en vérité. Aucun terme ne convenait mieux que celui-là à ces groupements que l’habileté sportive avait formés, à ces amateurs de la raquette et de la balle que, dans l’ordinaire de la vie, la fortune distinguait d’avec les professionnels, mais qui leur ressemblaient à cette heure, par la précision et la vigueur des mouvements, par l’absorption de l’esprit dans l’effort physique, l’oubli de toute coquetterie et de toute politesse vaine. Ils jouaient avec le sentiment passionné que donne un art longtemps étudié. Chez eux, l’orgueil d’un coup heureux, l’appréhension, le dépit, l’admiration jalouse, le désir de vaincre, dominaient l’instinct même de la jeunesse. Pas un mot n’était échangé. À l’ouest de la prairie, assemblé dans une allée, le long de la haie, un public assez nombreux, choisi, presque entièrement féminin, regardait. C’étaient quelques grandes dames qui avaient leur habitation aux environs, des baigneuses installées pour l’été dans les villas de la côte, de vieilles filles pauvres, errantes et dignes, comme il en abonde en Angleterre, et qui venaient de Westgate, de Birchington, de Minster, de Deal, d’autres coins encore de ce Kent réputé pour son climat tiède et pour son air excitant et léger. Toutes ces personnes avaient été présentées les unes aux autres, soit qu’elles fussent des invitées, soient qu’elles fissent partie du club de tennis de Westgate. Elles formaient un groupe fermé, lié par un rite, une sorte d’aristocratie passagère où beaucoup d’entre elles étaient fières de se montrer. Le ton de la conversation était enjoué. Les jeunes filles et les joueurs qui avaient été éliminés du tournoi s’arrêtaient un moment, et se mêlaient à cette petite cour mondaine, où une femme surtout était entourée, adulée et comme royale. Puis, ils se dirigeaient vers une cabane, située au milieu du rectangle que divisait une haie de fusains, et autour de laquelle étaient disposées des tables pour le thé.

– À tout à l’heure, lady Breynolds ?… Je suis sûre, chère lady Breynolds, que Réginald va gagner !…

Assise dans un fauteuil de jardin, habillée d’une robe de serge bleue très serrée, qui faisait valoir sa taille demeurée mince, les cheveux encore châtain blond et séparés en bandeaux, mode de coiffure qu’elle avait adopté dans sa jeunesse, et qu’elle n’avait jamais changé, les traits du visage parfaitement réguliers, cette grande femme était grande dame, non pas sans le savoir, mais sans s’y appliquer. Bien qu’elle approchât de la cinquantaine, elle demeurait belle et intéressante à regarder, exemplaire parfait d’une race, d’un milieu, d’une influence consciente d’elle-même et acceptée. Son visage, peu mobile, avait une expression réservée, et l’on devinait que la maîtrise de soi, la réflexion, l’exacte bienséance, le sentiment du rang, – non pas l’orgueil, ni la vanité, mais le sentiment de la hiérarchie, – formaient chez elle une habitude de toute la vie. Son accueil n’était pas sans grâce. Elle avait dû avoir dès la jeunesse cette jolie façon d’incliner la tête, et d’arrêter, sur celui qu’elle saluait, ce regard attentif et rapide qui signifiait : « Vous êtes reconnu ; votre nom, votre famille, les conversations échangées il y a huit jours, deux mois, trois ans, cinq ans, tout cela est inscrit dans l’honorable mémoire de Cecilia Fergent, lady Breynolds. »

Avec quelques dames, qui avaient mis leur chaise près de la sienne, en demi-cercle, et qui pouvaient se croire, en ce moment, de son intimité, elle se montrait gaie et vraiment jeune encore. Elle causait avec vivacité. La belle droiture de sa vie riait dans son rire. Conversation banale d’ailleurs, et qui avait pour sujet tout ce monde passant des promeneurs. Parfois, souvent même, lady Breynolds regardait son fils, qui ne la regardait jamais, absorbé par la passion du jeu où il voulait vaincre. Alors, les deux yeux d’un bleu si clair, auxquels des cils très menus ne faisaient point d’ombre, ces yeux dont le regard était tout d’un jet, tout d’une coulée, s’emplissaient d’une admiration vive, intrépide et maternelle. Ils finirent même par ne plus quitter le carré d’herbe où Réginald disputait la suprême partie contre un élève de Cambridge. Les spectateurs se taisaient au bord de la pelouse ; des ombrelles se relevaient, des bustes se tendaient en avant. Des femmes, une à une ou se donnant la main, s’avançaient pour mieux voir, et passaient entre les filets tendus, sans hâte pour ne rien troubler, graves, le cœur battant. Quelques joueurs novices, assis sur l’herbe, les coudes sur les genoux relevés, le menton dans les paumes des mains, avaient les lèvres pincées par l’émotion et le front barré par une ride. On entendait nettement le bruit des raquettes frappant les balles. Une automobile passa au large, sur la route, et son ronflement grossit, diminua, fusa et s’éteignit sans que personne eût tourné la tête. Tout à coup des cris de victoire s’élèvent, clairsemés parce que le lieu est « select » ; on agite les mains en l’air ; des amis traversent la pelouse au galop de course, d’autres au grand pas militaire.

– Bien joué ! Bien joué, Réginald !

Personne n’est plus occupé à causer, à boire le thé, personne ne somnole. Un homme rassemble toute l’attention éparpillée. Il est le héros. Les joueurs et les joueuses du club, leurs amis et amies, le considèrent avec émotion. Son nom est prononcé par tous ceux qui n’ont pas voulu crier : « Réginald ! » Quelqu’un dit : « Il me rappelle le jeu du plus remarquable champion que j’aie connu. Même souplesse. C’est dommage qu’il appartienne à l’armée des Indes. Il deviendrait célèbre. » Lui, à peine la dernière balle lancée, entendant : « Hurrah ! », il a eu un sourire bref et plein, une sorte de remerciement à la vie, à la lumière du printemps, à l’air qui vient tout vierge de la mer, par-dessus la barrière de petits sapins, de fusains et de lauriers ; il a cherché, un instant, autour de lui, la jeune fille qui lui a servi de second, bien inférieure, évidemment, mais de bonne volonté, adroite, aimable, il l’a remerciée d’un geste de la main, et aussitôt après, le visage redevenu grave, Réginald Osberne Breynolds a rapidement saisi la veste que lui tendait un collégien émerveillé. Par-dessus la chemise, il a endossé un vêtement de flanelle ample, rayé noir, jaune et rouge ; il a resserré la ceinture de soie noire qui retenait le pantalon de flanelle blanche, et à pas allongés, entouré d’une douzaine de jeunes gens et de jeunes filles qu’il dépassait d’une demi-tête, il est venu saluer sa mère. Il a serré la main que celle-ci lui tendait ; il a mis, dans son empressement à saisir cette main et à la lever jusqu’à la hauteur du cœur, dans la pression respectueuse de ses doigts, dans la durée de cette caresse, dans son regard très fier, très heureux, il a mis ce qu’il avait à dire. Elle, de son côté, n’a pas donné souvent une poignée de main aussi énergique. Mais le visage n’a reflété que le sentiment qu’il est permis de laisser voir à la foule, que la fierté d’avoir un fils très beau et très fêté, et elle a simplement dit :

– Mon cher enfant, je suis contente que vous ayez gagné ! Je suis fière de vous !

Et le jeune homme, reprenant sa souple et longue allure, s’est dirigé vers la cabane, là-bas, le long de la haie de fusains. Lady Breynolds s’est levée, a fermé son face-à-main d’écaille qu’elle a passé à sa ceinture, a fait un signe des yeux à quelques intimes, et, prenant congé des autres, escortée d’une partie de sa cour, elle s’est mise à marcher lentement vers les tables de thé.

Autour des tables, les joueurs étaient déjà groupés, quatre ou six ensemble. Les jeunes filles servaient le thé ; les jeunes gens, depuis qu’ils avaient laissé tomber la raquette, commençaient à s’apercevoir qu’ils avaient de jolies voisines. L’heure du dîner n’étant pas venue, ils échappaient encore à l’étiquette, ils étaient moins des hommes du monde que des camarades de sport, libres de s’asseoir de travers, les jambes croisées ou étendues, le buste renversé sur le dossier du fauteuil, ou bien penché en avant ; de se taire ou de parler ; de partir sans prendre congé. Aucun d’eux ne témoignait un zèle excessif de conversation. Ils restaient graves avec nonchalance ; ils écoutaient les joueuses coiffées de bérets, et répondaient d’un mot juste, drôle, chuchoté le plus souvent, et qui faisait rire tout le cercle ; ils laissaient s’agiter les femmes, créatures faibles et nerveuses, qui diminuent toujours le sérieux d’un sport, et dont le vrai rôle est de charmer les vainqueurs. Pas de galanteries trop directes, d’ailleurs ; pas de phrases étudiées à l’adresse d’une voisine. Mais si l’une des jeunes filles, un peu jolie ou d’allure hautaine, levait les bras pour rattacher ses cheveux, vantait le jeu d’un partenaire ou d’un adversaire, ou s’approchait pour tendre une assiette de gâteaux ou de toasts, alors un éclair passait, dans les prunelles de ces jeunes léopards aux aguets.

– Je suppose, Réginald, que vous avez félicité mademoiselle Marie Limerel ? Elle a très bien joué.

Et comme Réginald répondait, simplement, sans le moindre pathétique : « Oh ! yes ! » lady Breynolds, ne jugeant pas la louange assez complète, ajouta :

– Oui, très bien, très bien.

– Comme une Anglaise, madame ? dit une voix d’un beau timbre, souple, presque basse, où la nuance d’ironie était indiquée à peine, tandis qu’éclataient la jeunesse, la gaieté saine, l’aisance d’un esprit exercé et prompt.

C’est peu de chose que la musique de quatre mots. Mais une âme peut s’y révéler harmonieuse et maîtresse.

Réginald qui causait avec son ami Thomas Winnie, un lourd garçon, coiffé d’une casquette à carreaux, visage de palefrenier sans avenir et esprit scientifique tout à fait éminent, jeta un regard sur sa mère, assise à la droite de la table, puis sur mademoiselle Limerel assise à gauche. En passant de l’une à l’autre, ses yeux ne changèrent pas d’expression. Ils n’exprimaient que l’attention rapide d’un homme qui est obligé de répondre et veut se montrer bien élevé.

– Pas mieux qu’une Anglaise, dit-il ; autrement, mais très bien, en effet.

Et il se pencha vers son ami, auquel il racontait des incidents de la vie de garnison aux Indes. On entendit quelques mots : « J’avais acheté à un coolie, pour presque rien, un gros chien pariah jaune, difficile à apprivoiser… » Une jeune Anglaise redemanda du thé. Deux jeunes gens vinrent prendre congé de lady Breynolds. L’officier ne fut plus mêlé à la conversation générale, souvent brisée, qui se tenait autour de la table.

La lumière faiblissait à peine et s’attardait dans le ciel, car on était à la fin du printemps. Mais ses rayons tenaient obliquement et ne touchaient plus que la pointe des vagues de la mer, la courbe des collines, les branches des arbres, le dos élargi d’une haie où frissonnaient des feuilles nouvelles. Les jeunes filles qui se levaient, dans cette coulée ardente du soir, si elles étaient blondes, devenaient subitement couleur d’or, et elles riaient en se détournant. Mademoiselle Limerel, s’étant dressée pour prendre un sac, sur le dossier d’un banc voisin, fit trois pas, la tête et les épaules baignant dans cette nappe de soleil couchant. Lady Breynolds, qui n’était pas artiste, mais qui était facile à amuser, malgré son air majestueux, dit :

– Oh ! regardez ! La brune Mary transformée en Vénitienne ! Vous êtes étrange ainsi. N’est-ce pas, Dorothy ?

Oui, la couleur de ces cheveux traversés de soleil était extraordinaire, mais l’admirable, c’était autre chose : c’était l’harmonie du geste, la souplesse de la taille qui se dressait et se penchait, des épaules, des bras tendus, l’espèce de consentement de tout le corps pour exprimer, dans le plus simple mouvement, la grâce d’un être fier et d’une race vieille et fine. Personne n’en fit la remarque, même tout bas, bien que plusieurs eussent senti le charme. La jeune fille à laquelle s’adressait lady Breynolds, une Anglaise d’une vingtaine d’années, qui avait des yeux de gazelle rêveuse, un teint d’orchidée rose, mais qui venait de jouer cinq parties de tennis avec une fougue et une endurance extrêmes, Dorothy Perry, à demi couchée dans le fauteuil d’osier, la nuque appuyée, répondit dédaigneusement :

– Je ne trouve pas que cette étrangeté lui aille bien.

– Vous êtes difficile !

Marie Limerel paraissait avoir, en effet, une chevelure de pourpre. Elle avait des cheveux d’un châtain sombre et secrètement ardent, d’un ton de vieux cœur de noyer, relevés en couronne, un peu ondés, et que la lumière transperçait et changeait en or rouge ; on l’eût dite coiffée de fougères d’automne ou d’algues marines. Ce ne fut qu’un moment. La jeune fille se courba de nouveau en riant, les yeux tout éblouis, et, pour dire adieu, pour serrer les mains tendues, resta volontairement dans la nappe d’ombre que la haie projetait sur la pelouse.

Réginald se leva quand mademoiselle Limerel salua lady Breynolds, et, avant de lui serrer la main, enleva prestement la minuscule casquette de laine rayée qui faisait partie de sa tenue de sportsman, et qu’il ne quittait que par égard pour les usages français.

– À demain soir, dit-il. Good bye !

Trois ou quatre autres good bye partirent du groupe ; d’autres des groupes voisins, et tel est le pouvoir d’une certaine grâce, qu’il y eut une accalmie, un silence dans la bande diminuée des buveurs et des buveuses de thé, qui accompagnèrent du regard, avec des pensées différentes, mademoiselle Limerel retournant à Westgate. Elle était assez grande, sans égaler pourtant la haute taille de lady Breynolds. À l’angle de la cabane, elle s’inclina sans s’arrêter devant quelques personnes qui lui faisaient un signe d’amitié. La flamme du jour et sa joie avaient quitté les arbres. On vit encore un peu de temps mademoiselle Limerel s’éloigner et diminuer dans la clarté sans éclat, le long de la haie ; on vit sa nuque mince, d’une blancheur mate et dorée comme un pétale de magnolia, la courbe ferme de sa joue, sa main qui tenait la raquette et la faisait tourner. La jeune fille marchait vite. La richesse de son sang, raffinement de sa race, la décision de son esprit, étaient inscrits dans le rythme de sa marche. Elle disparut, au bout de la pelouse, là où l’avenue se perd entre les massifs. Quelques joueurs s’attardèrent encore auprès des tables desservies. Mais le nombre en fut bientôt très petit. Réginald et son ami demeurèrent, même après que lady Breynolds, qu’un valet de pied était venu prévenir, eut quitté le terrain du club. Les deux jeunes hommes causaient librement, ou plutôt, l’un parlait, et l’autre écoutait avec une passion contenue et sans geste. Thomas Winnie se bornait à encourager son ami d’un « yes » approbatif, ou à jeter une interrogation. Il écoutait, les yeux baissés, le visage congestionné, tant son imagination, peu exercée, peinait pour suivre le récit. Par moments, son émotion s’exprimait en mouvements brefs du menton et des lèvres, tirés en bas par un mors invisible. Rarement il levait les paupières, et on aurait pu voir alors son admiration, son amitié dévouée, à la vie et à la mort, pour ce Réginald, assis sur le même banc à dossier, et qui disait ses souvenirs de l’Inde, d’une voix ferme, la tête haute, les yeux clairs à l’horizon.

– Alors, ç’a été rude ?

– Très rude. J’étais envoyé, seul officier blanc, avec un détachement du 10e Rajput Regiment, pour faire une reconnaissance dans les hautes vallées qui sont à l’extrémité de la province d’Assam. Le pays était entièrement ignoré, magnifique, terrible aussi, à cause des pluies qui ont l’air de vouloir fondre la montagne, et des peuplades mongoles, qui sont d’une extrême cruauté, ennemies de l’Angleterre, ennemies des Hindous, ennemies entre elles. Région de jungle et de forêts, région des lianes, du caoutchouc, du camélia, du laurier, de la végétation à feuilles coriaces et luisantes. Je m’avançai dans cet inconnu, et, après trois semaines, je pus établir un camp, pour reposer mes hommes, sur une éminence autrefois fortifiée, au milieu d’une vallée ronde comme une cuve et peu boisée. Un des côtés de cette sorte de réduit de guerre était formé de blocs massifs d’un édifice ruiné, temple sans doute, et les trois autres côtés, que je fis réparer, étaient défendus par des pieux fichés en terre, et des troncs d’arbres reliés par des lianes. Au bas coulait un torrent. Nous avions eu des alertes jusque-là, mais depuis le jour où nous avions pris possession de cette position abandonnée, aucun incident. Les rapports signalaient quelques huttes seulement, le long du torrent, et des indigènes isolés, qui avaient fui à la vue de nos soldats. J’en profitai pour explorer les environs. Je laissai le commandement de mes trente hommes à un sous-officier, un certain Mulvaney, qui porte justement le nom d’un des héros de Kipling.

– Ah ! oui, Kipling : a-t-il été là ?

– Non, personne que moi n’y a pénétré. Accompagné de deux hommes, j’allai devant moi, en chassant ; je traversai un col de montagnes, et je descendis dans une vallée bien plus vaste, peuplée, en partie cultivée, où je fus accueilli par un Européen, un missionnaire qui vivait là, depuis vingt ans, sans que personne, du moins dans l’Assam, s’en doutât.

– Anglais ?

– Non, Français, et de l’Église romaine. Il avait civilisé une population de plusieurs milliers d’hommes ; il avait construit une église, tracé des routes, défriché un large espace autour du village ; il était le chef, non seulement de fait, mais de droit, reconnu par les populations voisines, que ses hommes avaient repoussées par la force. C’était un homme très grand, très maigre, il avait une longue barbe brune, grisonnante. Je passai deux jours avec lui, non pas sous son toit, car il logeait dans la plus pauvre hutte de tout le village, mais chez un habitant riche, et puis, dans la jungle. Ah ! la belle chasse qu’il me fit faire ! Je ne sais pas, mon cher, si vous avez entendu parler de ces chasses où les rabatteurs, portant chacun un panneau de filet, se répandent sur une circonférence immense, et, marchant tous vers le centre, arrivent à former une véritable clôture, un parc où toutes sortes de bêtes sont enfermées. L’arche de Noé ! Nous étions postés à l’unique ouverture par où le gibier, repoussé par les cris, les filets, et les drapeaux des traqueurs, pouvait fuir. Et, en vérité, nous n’avions que le temps de prendre des carabines chargées et de faire feu : bêtes féroces et pauvres rongeurs effarés, bêtes souples, bêtes hurlantes, bêtes qui se dressaient contre nous et bondissaient, tous les pelages, toutes les ailes coulant comme une rivière…

– Il tirait, lui aussi ?

– Sans manquer un coup de carabine. J’ai vu des cerfs et des loups-cerviers, des lièvres et un tigre que j’ai tué, moi qui vous parle ; j’ai vu des renards, des sangliers, tous les oiseaux des herbes ; j’ai vu aussi deux hommes, qui s’étaient glissés jusqu’à nous, et qui se levèrent, à trois pas dans la jungle. S’ils avaient voulu !… Mais j’étais protégé. Ce fut un plaisir royal, que peu de grands chasseurs ont connu ou connaîtront… Mais deux jours après !

– Une chasse plus sérieuse, n’est-ce pas ?

– Terrible ! Je regagnai mon poste. Il était temps. Une peuplade s’était réunie, en arrière, et se préparait à nous attaquer. L’attaque eut lieu, en effet : nous fûmes enveloppés par des ennemis plus féroces que les bêtes que je venais d’abattre. Pendant deux semaines, nous avons tenu dans ce blockhaus, abrités derrière des troncs d’arbres ou des pierres disjointes. Nous avions contre nous la saison chaude, la soif, la faim, l’attaque répétée d’ennemis nombreux, agiles, et je voyais venir la dernière heure, quand un matin, une troupe d’alliés inespérés se jeta sur les barbares et pénétra jusqu’à nous, ayant à sa tête l’abbé, que j’avais reconnu à sa taille et à ses gestes. Il amenait avec lui des vivres. Je lui dois d’être ici. Mais quand j’ai voulu le remercier, je me suis heurté au refus le plus singulier que j’aie éprouvé dans ma vie.

– Que lui proposiez-vous ?

– Ce qu’il aurait voulu. J’ai parlé d’indemnités.

– Eh bien ?

– Il a ri. J’ai parlé de faire un rapport à mes chefs, d’obtenir une lettre officielle du gouvernement anglais. Il est devenu grave, et il a dit : « Non, monsieur, aucun honneur pour moi. »

Je lui ai proposé de signaler sa belle action au gouvernement français : alors, il m’a mis la main sur le bras, il m’a interrompu rudement, et il avait des larmes en même temps dans les yeux… Nous voyez-vous, tous deux, dans une sorte de niche, réduit à chauves-souris, creusé au sommet d’un temple si vieux que les blessures de la pierre ne se distinguaient plus des sculptures ; nous voyez-vous, assis, les pieds pendant au dehors, dominant tout le creux de la vallée d’où montait une odeur de fleur et de pourriture ? Nous étions les chefs. J’étais dans la joie de la délivrance ; mes soldats chantaient sous les arbres, à cinquante pieds plus bas. Ils se turent, parce que l’heure de manger était enfin venue, et j’avais devant moi la nuit bleue commençante. Je me sentais une si grande reconnaissance pour ce sauveur si brave, si courageux, si dénué de toute ambition, que je fus offensé de ses refus, et que je le pressai, parlant de mon honneur qui ne permettait pas que le salut de mes hommes et le mien fût considéré comme peu de chose ; je m’emportai ; je dus lui dire des mots qui le froissaient. Quand j’eus fini, il me dit : « C’est bien, vous m’obligez à la confession la plus cruelle. Je l’ai mérité. Gardez-moi le secret de mon nom. Voilà vingt ans que je vis parmi ce peuple, et j’espère mourir à son service. Mais, avant de venir aux Indes, pendant plusieurs mois, en Europe, j’ai été un prêtre indigne ; j’ai péché contre les vœux de mon sacerdoce. Toute ma vie depuis lors est une expiation. Vous comprenez, maintenant, jeune homme, que je ne veux pas diminuer la rigueur de cette pénitence ; que ce que vous me proposez va contre mon salut. Laissez-moi vous dire adieu. Vous ne pourrez plus vous souvenir de moi sans vous souvenir de ma faute, et vous m’avez contraint, à jamais, à garder de la confusion, plus que de l’orgueil, du service que je vous ai rendu. C’est bien ainsi. Adieu. » Et il repartit, le lendemain, sans que je l’eusse revu. Je vous avoue, mon ami, que je suis resté très fortement impressionné par cette rencontre.

– Qu’est-ce qu’elle prouve ? Que les Romains ont des prêtres qui ne peuvent tenir leurs vœux.

– Elle prouverait plutôt le contraire, puisque de telles expiations suivent la faute, et qu’elles sont volontaires. Non, vous ne me comprendrez pas. Il faudrait avoir vu ces yeux que tant de larmes avaient lavés et creusés. C’étaient comme les galets au bord des cavernes où la mer a passé. J’étais devant un mystère de purification. Je me sentais infiniment au-dessous de cet être renouvelé. Je voyais quelque chose de plus héroïque et de plus émouvant que l’innocence : le pardonné. J’avais envie de m’agenouiller, de lui demander de me bénir.

– Lui, un sacrilège !

– Qui est celui qui n’est pas un repenti ?

Le visage carré de l’ami de Réginald fut secoué par un rire bref et sans gaieté. Un peu de flamme passa, dans l’ombre des sourcils.

– Vous plaisantez, je suppose ?

– Non.

– Je ne vous croyais pas poète à ce degré-là, Réginald ! Et qu’est-ce que vous avez fait ? Avez-vous plié les genoux, devant ce prêtre ?

– Non, j’ai dit une prière, avec lui.

– Laquelle ? Je serais curieux de le savoir.

– Je ne sais plus… Il y a de cela quinze mois, et, depuis lors…

– Eh bien ? depuis lors ?

– J’ai des idées que je n’avais pas.

Thomas Winnie se tut un long moment. Il était peiné, mécontent, humilié un peu, et cependant, toute l’amitié de ces deux jeunes hommes s’était avivée dans leur dissentiment même. Il chercha une formule, eut de la peine à la trouver, et tendant la main :

– Il y a des accidents de voyage. Vous êtes ici pour vous en remettre. Ça passera. Combien de temps encore avant de retourner aux Indes ?

– Cinq mois. Peut-être obtiendrai-je un supplément de congé.

L’ami dut songer que cinq mois étaient un remède. Il n’avait pas à s’immiscer plus avant dans les secrets de la liberté d’autrui. Il ajouta seulement :

– Moi, je déteste leur prêtraille.

La poignée de main la plus cordiale qu’ils se fussent jamais donnée, ils l’échangèrent un peu plus loin, à l’entrée de Westgate, car chacun d’eux était invité à dîner, ce soir-là, dans une maison différente. Il faisait un commencement de nuit, mais très claire, et l’ombre était scintillante, et les nuages allongés au-dessus de la mer charriaient encore de la lumière. Peut-être étaient-ce les vagues, partout soulevées par le vent frais, qui rejetaient à la nuit tant de rayons brisés.

Marie Limerel était rentrée chez elle, c’est-à-dire dans la villa très modeste, un seul étage élevé sur un rez-de-chaussée, un minuscule jardin devant, un carré de gazon tondu en arrière, que sa mère avait louée, pour huit guinées par semaine, dans Westgate bay avenue. Elle était montée dans la principale chambre qu’allongeaient un peu les bow-windows ouvrant sur la rue, et elle avait trouvé sa mère qui retirait d’un placard, et étalait sur le lit, avec une complaisance tendre, une robe de mousseline blanche. La pensée maternelle, qui modelait si souvent le visage de madame Limerel, qui le faisait grave, inquiet, rêveur, s’épanouit en douceur lorsque Marie entra.

– Bonjour, maman ! Vous avez vu la petite au couvent ?

– Oui.

– Va bien ?

– Parfaitement.

– Pauvre chou ! Je l’ai abandonnée aujourd’hui. Tiens ! vous avez une lettre ?

– Assez curieuse.

– De qui ?

– Ton oncle.

– Ah !

Marie embrassa sa mère, et lui tendit l’enveloppe qu’elle avait aperçue en entrant sur la table de toilette. Toutes deux, elles s’assirent, d’un même geste souple, serrées l’une contre l’autre, sur le divan recouvert de cretonne, tout près de la fenêtre. Le bec de gaz, allumé au-dessus d’elles, en arrière, éclairait les pages blanches, et laissait dans une demi-lumière, qui les rendait presque du même âge, le visage de la mère et celui de l’enfant. Elles ne lurent pas tout de suite.

– Félicien est reçu, dit la mère.

– Ah ! tant mieux !

– Le premier au concours.

– Que je suis contente pour lui ! Il a tant travaillé pour entrer dans cette carrière diplomatique ! Mon oncle a tant fait de démarches, tant invité à dîner !

– S’il n’avait fait que cela ! Hélas ! il a aussi tant changé d’opinions !

– Que voulez-vous ? maman, il essayait d’être différent de lui-même pour servir son fils… À présent, il me semble qu’on vient de m’annoncer que « l’opération a parfaitement réussi ». Je ne suis pas ravie, mais je suis contente. Vous ne le croyez pas ?

Madame Limerel rabattit sur ses genoux la main qui tenait la feuille de papier, et considéra un instant sa fille, le temps infiniment court qu’il faut à une mère pour lire sur le visage de son enfant ; puis, ayant acquis la certitude qu’elle cherchait, et dissipé un doute, elle sourit. Elle n’avait gardé de son bonheur passé que cette manière tendre de sourire à ses deux enfants. Elle aurait pu être encore très jolie, si elle l’avait voulu. Mais elle ne le voulait plus. Elle n’était jeune que pour Marie et pour Édith.

En ce moment, la parenté était éclatante entre l’enfant et la mère. Ces deux fronts droits, si purs et si fermes, enveloppés de cheveux sombres, qu’elles relevaient presque de la même façon, et qui avaient des reflets en spirale, d’un or profond, comme des traînées de sève ; ces beaux sourcils étroits dont l’arc était parfait ; ces dents d’un émail laiteux ; cette blancheur de la peau où le sang n’affleurait nulle part et se devinait partout riche et ardent ; cette bouche fine, spirituelle, florentine par la courbe nette et longue, parisienne par le retroussis naturel, aux deux coins, et ces cous menus, aisés, et cette souveraineté d’un regard qui n’est jamais sans pensée : que de signes qui affirmaient, sous les ressemblances physiques, le partage des mêmes dons de l’esprit et de la même sensibilité ! La jeune fille était cependant beaucoup plus robuste que sa mère, et elle était plus grande, bien que, assises et pressées l’une contre l’autre, elles parussent en ce moment presque de la même taille.

– Eh bien ? dit madame Limerel, pourquoi ne lis-tu pas ?

La jeune fille ne changea pas d’expression ; aucun mouvement ne modifia l’harmonie de son visage au repos, mais quelque chose de la lumière intérieure qui l’éclairait se retira, et ce fut comme lorsque la mer quitte une plage. Elle dit :

– Je devine.

– Tu attendais cette lettre ?

– Non, simplement elle ne m’étonne pas.

– Il est question de toi, en effet.

Marie se mit à lire, vite, la lettre où son oncle, M. Victor Limerel, donnait d’abord des détails sur les santés qui lui étaient chères, la sienne, celles de sa femme, de son fils, et sur le concours pour les carrières diplomatiques et consulaires, où Félicien Limerel venait d’être classé premier. Les yeux devinrent alors plus attentifs, et firent plus lentement le chemin qui les menait et les ramenait d’un bord à l’autre des pages. « Félicien est donc un homme à présent, continuait M. Limerel ; il a un métier, la jeunesse, toutes les aptitudes qui peuvent assurer le succès ; nous sommes disposés, moi et sa mère, à le laisser se marier. Il a toujours déclaré qu’il se marierait dès qu’il serait sorti de la période des examens. Nous y voici. Qui épousera-t-il ? Vous pensez bien que je m’en suis déjà préoccupé, et que notre embarras n’est que celui du choix. Je souhaite, je veux qu’il fasse un beau mariage, et vous me connaissez trop bien pour croire que j’hésiterai à définir l’expression. J’entends par là un mariage très riche, qui réunira, en outre, bien entendu, les conditions de monde et d’honorabilité que nous pouvons exiger, mais très riche. J’ai trop travaillé pour ne pas vouloir cette récompense de ma vie : le bonheur de mon fils. Ma femme, je ne vous le cache pas, serait moins exigeante que moi ; c’est une sentimentale. Que n’êtes-vous à Paris, ma chère Madeleine ? Je serais heureux de causer avec vous de cette question grave, et de faire appel à votre raison si droite. Nous ne sommes pas d’accord, bien souvent, sur des points de détail, mais je suis certain qu’au fond vous serez ici de mon sentiment. Vous avez trop d’expérience, vous avez trop d’affection pour Félicien, pour que je doute, un seul moment, que votre conseil, éclairé et désintéressé, ne me seconde dans cette circonstance. Il aura beaucoup d’influence sur l’esprit de ma femme. Il en aurait aussi peut-être sur celui de mon fils. Quand revenez-vous ? J’espère que vous ne vous éterniserez pas au bord de la mer anglaise ? Rassurez-moi là-dessus, et dites notre meilleur souvenir à mes nièces, qui doivent être roses à l’envi l’une de l’autre. Six semaines de Westgate ! Reconnaîtrons-nous encore Marie après ce long séjour ? etc. »

– Eh bien ! qu’est-ce que tu penses ?

– Que mon oncle est un homme d’affaires, qui, comme tel, se croit toujours très fort, et croit les autres très naïfs. C’est cousu de fil et même de cordonnet blanc.

– Dis toute la pensée, que je voie si nous devinons la même chose ?

– J’en suis sûre. On essaye de marier Félicien, mais mon cousin ne montre pas d’enthousiasme pour la jeune fille très riche que lui présente mon oncle. Il fait des objections, et on compte sur vous pour les réfuter. Il aime ailleurs, c’est infiniment probable.

Madame Limerel mit la main sur le bras de Marie ; leurs yeux se rencontrèrent, et leurs âmes mêmes.

– Marie, Félicien ne t’a jamais dit qu’il t’aimait ?

– Jamais nettement. Avec les cousins, on ne sait pas, au moins pendant longtemps. C’est une espèce à part, entre frères et amoureux. Il a toujours été très affectueux avec moi. Quand nous sommes parties, il était très triste, et c’est pour cela que je crois qu’il m’aime.

– Son père a l’air de le croire aussi.

– Évidemment.

– Eh bien ! petite, si Félicien te disait qu’il t’aime, est-ce que… est-ce que tu l’épouserais ?

La jeune fille se leva. Elle était délicieuse d’émotion et de jeune gravité, de trouble avoué et combattu tout ensemble. Elle imaginait celle scène, elle entendait les mots de tendresse, et elle voyait le visage mince, étrangement inquiet, de l’homme qui les disait. Mais une puissance souveraine luttait contre ces apparences. Quelque chose de très fort, de très subtil, de très noble, disait d’autres mots, et dans l’âme jeune allait encore plus avant. Marie répondit :

– Il y aurait une question bien grave entre nous.

La mère fit un signe d’assentiment. Elle devait avoir une confiance entière dans la droiture et l’énergie de cette fille de vingt ans ; elle devait être de celles à qui peu de paroles suffisent, parce qu’une longue habitude de penser en commun les explique et les garantit, car elle ne chercha pas à interroger au delà. Elle dit simplement :

– Eux et nous, est-ce bien une famille que nous formons ? Nous nous recevons, nous dînons les uns chez les autres, mais nous ne nous entendons sur rien d’essentiel. Le bruit des querelles est supprimé, mais le malaise, l’argument, le reproche ne sont-ils pas vivants au fond de chacun ? En vérité, nous sommes liés par les convenances, c’est-à-dire par la puissance des autres sur nous. Je crois qu’après un certain nombre d’années, toute famille s’est accrue de quelques amis qui sont devenus des parents, et se diminue de quelques parents, qui deviennent des relations.

L’appel du petit gong japonais pendu dans le vestibule, et que rudoyait une cuisinière irlandaise, venue de Londres, fit descendre dans la salle à manger madame Limerel et sa fille.

Pour la première fois depuis trois ans qu’Édith était pensionnaire, elles avaient loué une villa, elles faisaient un séjour à Westgate. La raison qui avait déterminé madame Limerel à faire cette dépense révélait une habitude de compter, et de « raisonner son plaisir », qui est un trait de la vieille bourgeoisie de France. Madame Limerel, devenue veuve à vingt-huit ans, – son mari, capitaine d’artillerie, avait été tué par une explosion, dans l’incendie d’une usine de pyrotechnie, – était revenue, de la ville méridionale qu’elle habitait alors, à Paris, où elle avait été élevée, où elle avait presque tous ses parents et toutes ses relations. La fortune, non pas grande, mais suffisante, qu’elle possédait, lui avait permis de vivre largement, de donner beaucoup, plus tard de recevoir un peu, et de conserver le seul luxe qu’elle eût regretté : une voiture. « L’équipage », comme disait M. Victor Limerel, grand amateur d’automobiles, passait comme un souvenir dans les rues de Paris, et ceux qui le voyaient devaient songer à quelque douairière, ample et poudrée, que n’était pas du tout madame Limerel. C’était un coupé de bonne fabrique, capitonné de soie grenat, et traîné par une jument gris pommelé, qui n’avait jamais eu de poulain, mais si maternelle d’œil, d’allure, de ventre et de croupe, qu’on la déclarait nécessairement poulinière, quand on l’apercevait dans les rues, sur les boulevards, trottant de l’avant, galopant de l’arrière, saluant en mesure, de son encolure puissante, Paris indifférent. Or, au commencement de l’année, la poulinière s’étant couronnée, madame Limerel s’était décidée à la vendre ; elle avait vendu aussi le coupé grenat, licencié Joseph, et déclaré à Marie : « Petite, je prendrai désormais des fiacres, et nous ferons des voyages. »

Le voyage à Westgate, la location de la villa de Westgate bay avenue inauguraient le régime nouveau.

Après le dîner, les deux femmes voulurent se promener, et, comme elles faisaient presque chaque soir, gagnèrent le bord de la mer. La petite ville qui n’a point de pauvres et qui écarte systématiquement le peuple des trains de plaisir, s’assoupissait dans la paix soigneusement entretenue dont elle vit, comme d’autres vivent du bruit. Les avenues, plantées d’arbres et bordées de maisons basses, n’avaient guère de passants. Mais presque partout, au milieu de chaque habitation, les grandes baies avançantes du salon, toutes leurs glaces baissées et comme dépolies par l’écran des stores, luisaient d’une lueur de veilleuse. Là chaque famille achevait le rite du dîner, en prenant du café et en consultant le journal. De loin en loin, au coin d’une rue, un terrain rectangulaire et tout en herbe rase, avec une mince plate-bande de fleurs, comme un liseré, le long des murs. L’air venait du large. Il était frais, il avait une verdeur agréable, une saveur piquante, remontante et grisante. De grandes écharpes de brume, verticales, et qu’on aurait dites suspendues aux étoiles, balayaient de leurs plis extrêmes, silencieusement, la terre et la mer qui était devenue calme.