L'Isolée - René Bazin - E-Book

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René Bazin

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Beschreibung

Les religieuses d'une école primaire à Lyon sont dispersées par l'application des lois laïques (1902-1905) et leur sécularisation rendue inévitable. L'une d'entre elles s'abandonnera jusqu'à la prostitution. Ce roman d'un grand réalisme spirituel mêle la matière spirituelle et la fragilité humaine.

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L'Isolée

L'IsoléePREMIÈRE PARTIE. LE SOIR DE JUIN.DEUXIÈME. PARTIE UNE VOCATION.TROISIÈME PARTIE. LA VOIE DOULOUREUSE.QUATRIÈME PARTIE. LES EXPIANTES JUSTINE.LÉONIDEEDWIGEDANIELLECINQUIÈME PARTIE. PASCALE.Page de copyright

L'Isolée

 René Bazin

PREMIÈRE PARTIE. LE SOIR DE JUIN.

– Ma sœur Pascale, vous avez les yeux rouges.

– Pas d’avoir pleuré… C’est l’air qui est vif, ce soir.

– Oui, et puis la fatigue de la classe, n’est-ce pas ? Vous vous tuerez, sœur Pascale !

Une voix jeune, inégale, avec des trous creusés par la fatigue, répondit :

– Elles sont si gentilles, mes petites !… Et au bout de huit jours, aucune ne penserait plus à moi,… ni peut-être personne au monde.

Et elle riait.

Un murmure de mots prononcés à peine, avec des hochements de tête, et qu’on sentait avoir été dits souvent, enveloppa de tendresse sœur Pascale : « Enfant !… Quand serez-vous raisonnable ? Vous voulez vous faire dire qu’on vous aime… Croirait-on qu’elle vient d’avoir vingt-trois ans aujourd’hui ?… Aujourd’hui même, 16 juin 1902. Vous le voyez, tout le monde sait votre âge. »

Un contentement d’être ensemble, d’être au calme, de s’aimer les unes les autres, leur vint à toutes. Et celle qui avait l’autorité, levant les yeux au delà de la cour, vers les maisons distantes et leur bordure de ciel, dit :

– Il fait bon respirer. Comme on calomnie notre air lyonnais ! Ça sent la campagne, vous ne trouvez pas ?

Dans le silence de quelques secondes, tous les yeux se levèrent, les poitrines lasses ou malades aspirèrent la joie de l’été, que la ville n’avait pas toute bue et détruite. Et il y eut plusieurs de ces âmes, adoratrices et reconnaissantes pour le reste du monde, qui remercièrent secrètement.

Elles étaient cinq femmes, cinq religieuses, en costume gros bleu, voile noir et guimpe blanche, dans le préau de l’école, allée cimentée, protégée par un toit, et qui s’étendait, derrière la maison, tout le long de la cour de récréation. Elles réservaient « pour la communauté » cet étroit espace, et leur coutume était de s’y réunir et de s’y promener aux heures de liberté, lorsque comme à présent, les élèves avaient quitté l’école. Elles s’y trouvaient mieux groupées, en même temps que mieux abritées contre la curiosité des voisins, car l’aile gauche du bâtiment s’enfonçait un peu vers le levant. Cinq femmes : une seule pouvait être dite une vieille femme. Elle s’appelait sœur Justine, et, depuis vingt-cinq ans, faisait fonction de supérieure : créature toute d’action, replète et tassée sur ses hanches, qui avait le visage rond, un bon nez rond, le teint pâle à cause de l’habituelle privation d’air qu’elle subissait, les yeux bruns, pleins de vie et de gaieté, tout droits et dont les paupières, capables seulement de s’ouvrir et de se fermer, mais inexpertes aux artifices, ne nuançaient jamais le regard. Des poils blancs et drus, piqués au-dessus de sa bouche, d’autres qui frisaient sous le menton, des rides peu nombreuses et enfoncées dans la chair, une mèche de cheveux d’argent qui dépassait parfois le bandeau posé de travers, disaient qu’elle avait près de soixante ans.

Sœur Justine, si elle était demeurée dans son pays, chez ses parents, journaliers de la campagne de Colmar, eût été ce que les paysans nomment une « marraine, » une ménagère maîtresse chez elle et quelquefois chez ses voisins, bienfaisante et redoutée. À vingt ans, elle était entrée dans la congrégation de Sainte-Hildegarde, dont la maison mère est à Clermont-Ferrand, et, depuis lors, elle n’était retournée qu’une fois en Alsace, à la veille de la guerre de 1870. Le sang militaire et gardien de frontière de sa race se reconnaissait en elle. Prompte à se décider, parlant net, ne revenant jamais sur un ordre, douée de clarté, de repartie, de courage plus que le commun des hommes, elle n’avait cessé d’être la conseillère et l’appui d’une foule qui changeait incessamment autour d’elle. Enfants, parents, pauvres qui passent, les souffrances et les faiblesses de tout ordre, et les plus secrètes comme les autres, avaient confiance dans sa force, devinant sa tendresse pour le menu peuple, qui se reconnaissait et se sentait en elle respectable. Quand ils ne savaient plus que faire : « Allons trouver sœur Justine », disaient-ils. Ils la trouvaient toujours prête à partir s’il le fallait, plus attentive au remède que curieuse du mal, jamais déconcertée, ni abandonnée inutilement à l’émotion. Dans sa robe de laine gros bleu, dont elle relevait les manches sur ses bras, comme une travailleuse de la glèbe, dans sa guimpe blanche et son voile noir, elle eût fait volontiers le tour du monde. Elle faisait seulement, chaque jour, le tour des classes de son école et de quelques îlots de maisons voisines. Elle instruisait les grandes élèves, celles de dernière année. Parmi les sœurs, elle était également la confidente, le soutien, l’abri. Dans le quartier, on l’appelait un peu partout, sans même la connaître, à la place de la Providence qu’on n’appelait pas. Et à ce rude métier, elle ne paraissait pas s’user, toujours calme, alerte, roulant sur ses courtes jambes. « Ne jamais être à soi, disait-elle, c’est le plus sûr pour ne pas s’ennuyer. »

La plus âgée des sœurs, après elle, n’avait pas quarante ans. Ceux qui la voyaient de loin, ou rapidement, pouvaient même la croire beaucoup plus jeune. Mince et longue, presque sans ride, les yeux souvent baissés, le nez droit, les lèvres fines et bleues à force d’être pâles, elle avait, dans l’attitude et dans la physionomie, quelque chose de fier, de virginal et d’austère. Elle ressemblait, avec la vérité et la vie en plus, à ces martyres anciennes, peintes sur les vitraux, rigides, la main appuyée sur une épée, symbole de leur honneur, de leur force et de leur mort. Quand elle regardait quelqu’un, même une enfant, cette impression ne s’effaçait pas, au contraire. Les yeux de sœur Danielle, très noirs sous des sourcils d’une ligne admirable, exprimaient une âme défiante de soi, tenue en bride et si sévère pour elle-même qu’on la croyait sévère pour les autres. C’était une domptée, une volonté toujours peureuse malgré l’expérience, une vierge sage préoccupée du vent qui souffle sur les lampes. Cette femme, dans sa physionomie presque tragique, portait la trace de ce qu’il en coûte à certaines âmes pour mater la nature et la tenir serve. Elle avait un cœur ardent, dont l’enthousiasme se reconnaissait à la promptitude de l’obéissance. On la sentait capable d’héroïsme et préoccupée quelquefois de ne point le laisser voir. La supérieure lui avait confié la seconde classe et les comptes de la communauté. Elle aurait pu lui demander de faire la cuisine, ou le blanchissage, ou toute autre besogne. Elle l’emmenait avec elle, à Noël, quand il fallait aller présenter les vœux des sœurs de Sainte-Hildegarde au cardinal archevêque de Lyon et à l’abbé Le Suet, « monsieur le supérieur ». Comme elle s’acquittait, avec scrupule, de ses moindres devoirs, sœur Danielle n’échappait pas à l’admiration de ses compagnes, témoins avertis et tendres. Mais elle se contraignait, pour ne pas être trop aimée, à cause de l’orgueil qui peut en venir. Même dans l’intimité fraternelle, même dans les conversations des soirs d’été ou d’automne, dans la cour ou dans le préau, elle ne se départait point de sa réserve, interrogeant rarement, répondant ce qui suffisait, souriant à peine. Quand elle était seule, ce qui signifiait seule avec Dieu, cette âme fermée s’ouvrait, et l’ardente flamme s’échappait et montait, et elle jetait à Dieu, au monde visible et au monde invisible, aux âmes de ses enfants adoptives, aux misères qu’elle savait et à celles qu’elle ignorait, dans la prière et dans les larmes, cet amour jalousement caché. Ce n’était cependant qu’une fille de pauvres, née dans une famille de laboureurs, dans cette âpre Corrèze, où le soleil du Midi chauffe déjà rudement la terre, sous le couvert des châtaigniers. Sur la porte de sa cellule, elle avait écrit, à l’intérieur, cette devise : Libenter et fortiter. Elle savait, comme ses sœurs, un peu de latin, à cause de l’office qu’elle récitait chaque jour.

Paysanne aussi la petite sœur Léonide, mais d’une autre province. Elle était fille de la campagne lyonnaise, du pays de Lozanne, où, sur les collines vêtues de vignes, de gros villages, çà et là, ouvrent largement leurs toits de tuile, comme un amas de coquilles vides. Elle avait labouré, sarclé, fauché, vendangé, mettant toute sa force et tout son esprit dans le travail des champs, et elle continuait, sous l’habit religieux, son rôle modeste et presque tout manuel, tourière et cuisinière de la communauté, chargée de l’entretien des lampes, du balayage des classes, et apprenant à lire, le dimanche, aux toutes petites élèves que les mères du quartier, pour être plus libres de courir les champs, les rues ou les bals, confiaient souvent aux sœurs de Sainte-Hildegarde. On ne la voyait jamais oisive. Elle était petite, noiraude de visage avec deux taches de sang aux pommettes, « deux baisers du fourneau », disait-elle, et, bien qu’elle n’eût pas trente ans, elle avait perdu toutes ses dents. Ses lèvres déformées et hâlées ne disaient guère que les mêmes mots : « Oui, ma sœur ; bien volontiers, ma sœur ; entrez donc, ma petite ; entrez donc, madame, je cours prévenir ma sœur supérieure. » Toute simple, n’ayant peur de rien, obéissante par amour, effacée librement, elle aurait pu écrire sur sa porte : Ecce ancilla Domini. Elle ne l’avait pas fait, par humilité ou par oubli. Tout Lyon la connaissait. Les receveurs de tramways – quelques-uns – la prenaient par le bras, pour l’aider à monter quand elle arrivait, avec son panier chargé de pommes de terre et de carottes, du marché du quai Saint-Antoine. « Hisse, la petite mère ! » disaient-ils. Elle répondait : « Non, la petite sœur ! » Et ils riaient.

Les deux autres religieuses de l’école sortaient d’un milieu différent : sœur Edwige, née à Blois, fille d’un chef de station dans la campagne d’Indre-et-Loire, et sœur Pascale, fille d’un canut lyonnais. Elles avaient, l’une pour l’autre, une amitié vive, une préférence que la première s’efforçait de cacher, par charité, et que la seconde laissait voir, par faiblesse. On ne pouvait approcher sœur Edwige, la regarder, l’entendre, sans penser à cette chose sublime qu’exprime le mot miséricorde. L’universelle pitié habitait en elle. La bonté sans limite, inlassable, et qui ne fait point acception de personnes, rayonnait de son visage et de ses mains. Elle était dans la grâce de son geste, dans l’ovale pur de ses joues, dans ses yeux bleus, limpides, qui semblaient aimer, d’un amour d’admiration, de respect, de dévouement ou de pitié, toute créature sur laquelle ils se posaient ; des yeux doux, incapables de dissimulation, de haine, ou seulement d’ironie ; des yeux simples comme ceux d’une enfant qui aurait eu l’intelligence de la souffrance ; des yeux si beaux, d’une tendresse si chaste et si large, que les sœurs avaient coutume de dire : « Les yeux de sœur Edwige donnent du bon Dieu ». Elle faisait la classe primaire : six ans, sept ans. Les petites adoraient leur maîtresse. Elles comprenaient cette maternité souriante d’une âme virginale. Elles n’étaient pas les seules. Les timides, les désespérés, les très vieux aussi, tous ceux qui, ayant besoin de protection, ont l’instinct de « la sauve », tous ceux-là, s’ils rencontraient par hasard sœur Edwige, venaient à elle dès que le rayon des yeux bleus avait touché leur cœur. Elle pleurait aisément. Elle avait l’air de récolter de l’amour, pour le Dieu de miséricorde qui transparaissait en elle. On aurait voulu lui dire : « Que votre main se lève sur nous, et nous serons guéris ! » Plusieurs avaient balbutié des mots qui signifiaient quelque chose de semblable. Mais son visage était devenu aussitôt sévère, et le charme qui la faisait aimer s’était évanoui. Et puis elle sortait rarement, ayant beaucoup à faire dans l’école.

Sa distinction et sa jeunesse, autant que sa bonté, lui avaient gagné le cœur de la plus jeune des religieuses : sœur Pascale. Comme toutes celles qui sont nées dans le monde ouvrier, et qui sont intelligentes, sœur Pascale avait le goût des bonnes manières, un certain sens aristocratique, qui lui faisait discerner, dans la rue, dans une conversation, dans un dessin d’ornement, ce qu’il y avait d’élégant, de juste et de vraiment français. Elle se trompait peu. Et ce sentiment était mêlé chez elle de beaucoup d’envie, avant qu’elle fût entrée au couvent. Elle était jolie remarquablement dans « le monde », non pas belle, mais jolie, avec ses cheveux d’un blond cendré mêlé de fauve, ses yeux blonds aussi, tout pleins d’or vif, et que toute parole avivait encore, qu’elle fût dite ou écoutée, son nez un peu court, ses joues fermes, où, quand elle riait, deux pommettes rondes se dessinaient, sa mâchoire un peu forte et ses lèvres très rouges, mobiles comme son regard et toujours mouillées. Elle était de ces pâles qui ont été fraîches, et qui le redeviennent subitement. Elle n’avait pas de teint, et il y avait toujours de l’ombre sous ses yeux. Elle riait volontiers. Sa taille était fine, flexible. Même sous la grosse robe de bure bleue, on devinait que sœur Pascale aimait à courir, et qu’elle aurait sauté à la corde, comme ses élèves, si elle avait été sans témoins. Il y avait de l’enfant chez elle, et de l’enfant de la Croix-Rousse, insouciante du lendemain comme ceux qui n’ont rien de la veille, gaie, point embarrassée, ardente, préservée par l’exemple d’une famille exceptionnelle et croyante comme les pierres de la cité « mariale ». Pour être entrée au couvent, elle n’en avait pas moins gardé son franc parler, sa vivacité, son extrême sensibilité. Elle ne pouvait voir couler le sang, ni soigner un abcès, ni entendre raconter une opération sans pâlir. On avait essayé, au noviciat, d’aguerrir cette petite Lyonnaise contre cette « sensiblerie » comme disaient ses compagnes : mais vainement. Elle éprouvait aussi une joie plus épanouie, et que plusieurs déclaraient excessive, devant une fleur, une belle lumière, un beau coucher de soleil, un bel enfant. Elle avait une affection plus forte pour celles de ses élèves qui étaient jolies ou bien habillées, ou du moins mieux que les autres. Et c’était une imperfection dont elle s’accusait. La franchise habitait cette âme qui cheminait vers la paix, mais qui ne l’avait pas, et ne la posséderait peut-être jamais entièrement. Les sœurs de l’école l’aimaient pour sa jeunesse, pour son esprit, sa grande sincérité, et aussi pour sa faiblesse et pour l’aide que leur demandait, naïvement et souvent, cette compagne de la route fraternelle.

Les cinq religieuses de Sainte-Hildegarde vivaient là, dans cette maison bruyante une grande partie du jour, silencieuse le soir. Toutes étaient surmenées ; toutes, sauf la plus vieille. La récitation quotidienne de l’office de la Sainte-Vierge, après la classe du soir, la méditation et la messe chaque matin, la surveillance des quelques élèves que les sœurs nourrissaient à midi, la correction des devoirs, pendant la récréation, après souper, puis, pour les deux plus âgées surtout, l’innombrable affaire et ministère d’un quartier pauvre, où les bonnes volontés sont sollicitées jusqu’à l’épuisement, remplissaient les jours, les semaines, les mois. Dans cette incessante occupation, dans ce perpétuel oubli d’elles-mêmes et dans cette pauvreté, elles jouissaient de la douceur, inconnue du monde, que donne le voisinage, même silencieux, d’êtres choisis, entièrement dignes d’amour, et dont toute l’énergie est commandée par la charité. Elles formaient un groupe plus uni qu’une famille ; et cependant elles étaient venues de régions différentes, de milieux dissemblables, et pour des raisons qui variaient aussi : sœur Justine poussée par l’ardeur de sa foi et le goût de l’action ; sœur Danielle par le zèle de la perfection et l’attrait de la mysticité ; sœur Léonide par humilité ; sœur Edwige par amour des pauvres ; sœur Pascale par défiance d’elle-même et pour être parmi les saintes.

Il y avait, entre elles, une liberté entière, et elles ne s’étonnaient pas de voir chacune parler selon son tempérament et suivre la préoccupation familière à son esprit.

En cette soirée de juin, elles revenaient d’assister au salut, dans l’église de Saint-Pontique. Le chevet de l’église était à quelques pas de leur porte, sur la place plantée de deux rangs de platanes. Quand elles eurent regardé dans la direction de l’orient, par-dessus le petit mur de la cour de récréation, comme faisait la supérieure, trois d’entre elles commencèrent aussitôt à se promener dans le préau ouvert, sœur Danielle et sœur Léonide encadrant la grosse sœur Justine. Les deux autres ne quittèrent pas tout de suite le spectacle qu’elles avaient sous les yeux, bien qu’il fût sans grande beauté. Sœur Edwige contemplait, de ses yeux tendres et pénétrés d’admiration, le bas du ciel, le haut des peupliers plantés le long du Rhône et qu’on apercevait entre les maisons éloignées, en avant, elle sentait la douceur que l’adieu du soleil laisse un instant aux choses, on ne sait quoi qui les pénètre et les rend transparentes et glorieuses. L’autre religieuse, la plus jeune, Pascale, s’amusait à observer, en tournant lentement la tête, depuis l’entaille de la rue qui coupait la ligne des maisons, à gauche, la dentelure des toits et les façades trouées de fenêtres, où des silhouettes vagues et l’éclat des premières lampes rappelaient l’idée de la vie familiale. De tous les côtés, d’ailleurs, s’élevait le bourdonnement du travail finissant, composé, comme celui de la campagne, de mille cris et bruits : pas des hommes sur les pavés, conversations dans les chantiers voisins, coups de marteau plus espacés, sifflet d’une sirène donnant le signal du départ, heurts sonores de planches remuées au bord du Rhône, tout cela noyé et menu dans le prodigieux silence qui tombait de là-haut, et qui saisissait la ville, puissamment, par intervalles de plus en plus fréquents et longs. Sœur Pascale songeait à des choses passées, et à des enfants disséminées dans ces vastes espaces.

La nuit descendait, avec sa paix trompeuse, car le travail seul faisait relâche : ni la souffrance, ni la misère, ni la haine, ni le vice ne diminuaient. Seules, quelques âmes victorieuses et cachées avaient la paix.

– Vous pensez à cette chaude journée, ma sœur Pascale ? demanda sœur Edwige. Il faisait intolérable dans ma classe.

Elle ajouta, après un silence et avec une joie secrète dont elle tressaillit :

– Comme cela finit doucement !

Elle songeait, en disant cela, à la fin de sa jeunesse, ou de la vie.

– Non, répondit l’autre, je me rappelle mon père, qui cessait de pousser le battant du métier, à cette heure-ci.

– Pauvre petite ! Depuis combien de jours l’avez-vous perdu ?

– Quatre semaines. Il est mort le 16 mai.

La voix compatissante de sœur Edwige reprit hâtivement :

– Oh ! je n’ai pas compté, mais pas un jour je n’ai manqué à ma promesse, vous savez, pas un jour : ce n’est que la date que j’avais oubliée.

Derrière elles, entre elles, une voix connue, plus ferme, interrompit :

– Venez avec les autres, voulez-vous ?

C’était sœur Danielle.

Sœur Edwige et sœur Pascale, d’un même mouvement, se détournèrent, et se mirent à se promener avec les autres, marchant d’abord à reculons, jusqu’au mur de droite, puis tournèrent et continuèrent à marcher de même, faisant face à leur supérieure, à sœur Danielle et à la tourière, sœur Léonide.

L’allée était étroite, et ne permettait guère de marcher cinq de front.

– Nous causions, dit sœur Justine, des réponses qu’elles nous font. Nos enfants qui nous viennent de la laïque ne savent pas un mot de catéchisme ni d’histoire sainte. Celles qui nous viennent directement de leur famille n’en savent souvent pas plus.

– Croiriez-vous, répondit en riant sœur Léonide, qu’une nouvelle, qui est entrée chez les petites voilà quinze jours, m’a répondu ce matin : « Comment s’appelait le premier homme ? – Adam. – Et la première femme ? – Adèle. – Qu’avait-elle fait ? Quelle faute ? – Oh ! je sais, ma sœur : elle avait boulotté une pomme ! »

Il y eut quelques sourires, mais seule la petite paysanne du Lyonnais, qui contait l’histoire, eut un vrai rire sonnant, qui traversa la cour et sauta par-dessus les murs.

– Ce n’est pas si mal répondu ! fit sœur Justine… Si elles ne se trompaient que sur le nom de la première femme, le mal serait léger… Mais celles à qui l’on demande ce que c’est que Jésus-Christ, et qui répondent : « Je ne sais pas », voilà les vraies pauvresses et la vraie faute.

– De qui ? demanda une voix grave.

Deux ou trois voiles s’inclinèrent vers celle qui venait de parler. C’était sœur Danielle ; il n’y eut pas de réponse ; mais le nom de Jésus-Christ, semé dans ces terres vierges, levait en elles toutes, silencieusement. Il grandissait pendant qu’elles continuaient de parler ou d’écouter.

– Lætitia Bernier m’est arrivée ce matin avec un chapeau à plumes tout neuf, d’au moins…

Sœur Justine, peu au courant des modes, chercha un instant, puis, se souvenant d’une inscription lue sur la devanture d’une boutique :

– D’au moins quatre francs quatre-vingt-quinze, acheva-t-elle.

– Ce n’est pas cher pour un chapeau, dit sœur Léonide, qui connaissait tout.

– Est-ce que vous savez, sœur Léonide, reprit sœur Justine, que la cousine de Lætitia, Ursule Magre, est guérie tout à fait ?

– Oui, notre sœur supérieure, même qu’elle m’a rencontrée hier, sans me reconnaître, place Bellecour.

– Elle ne vous a pas vue ?

– Oh ! que si ! Pour une ancienne élève de Sainte-Hildegarde, ça n’est pas gentil. Mais maintenant qu’elle ne travaille plus à son atelier de lingerie…

– Elle n’est plus à son atelier !

– Non.

– Où est-elle ?

– Pas à l’Armée du Salut non plus.

Sœur Léonide rougit. Elle rapportait souvent, de ses tournées en ville, des nouvelles qu’elle ne communiquait pas à ses compagnes, si ce n’est, comme à présent, par surprise, et avec le regret immédiat d’avoir trop parlé. Personne n’insista ; il y eut quelques visages dont la physionomie tranquille se voila de pitié. Celui de sœur Edwige resta calme. Elle plongeait, dans le ciel où la nuit était presque faite, son regard émerveillé ; elle remuait les lèvres, et on eût dit qu’elle priait en prenant comme grains de chapelet les étoiles.

Sœur Pascale, son mobile visage indigné et tragique, dit, ne relevant que le refus de saluer cette petite sœur Léonide, une ancienne amie :

– Quelle indignité !

La supérieure leva les yeux sur la fille du canut lyonnais.

– Oui, poursuivit celle-ci, une indignité ! Ne pas saluer une bonne sœur qui vous a appris à lire, qu’on a vue pendant quatre ou cinq ans tous les jours, c’est une ingratitude que je ne comprends pas !

– Vous la verrez souvent, ma petite.

– Je ne m’y habituerai jamais… J’en ai souffert déjà… Tenez, quand je traverse la place, le matin, pour aller à l’église, je passe quelquefois près d’inconnus qui me regardent avec une haine furieuse.

– Eh ! oui.

– Des hommes d’ici, comme moi ; des enfants d’ouvriers, comme moi ! Et moi je pense : « Savez-vous ce que je fais pour vous, misérables ? Je fais des mères, des femmes, du bonheur, et vous ne m’aimez pas ! »

La grosse sœur supérieure se mit à rire, en voyant, dans le crépuscule, le visage passionné de celle qui parlait.

– Il y a tant de raisons d’être ingrat, sœur Pascale, des mauvaises et des bonnes !

– Oh ! des bonnes !

– Mais oui !

– Nous ne sommes point méprisées pour nous-mêmes, dit la voix émouvante de sœur Edwige, et c’est le plus triste.

Comme elle parlait toujours sagement et saintement, quatre âmes attentives l’écoutaient.

La sœur se baissa pour écarter une balle de jeu oubliée sur le ciment du préau, et souple, reprenant la marche, elle continua, de cet air pénétré qui venait de sa parfaite sincérité :

– Porter son Jésus dans le monde ; ne pas l’exposer à mourir en soi ; l’élever comme un ostensoir, rarement ; le laisser transparaître, à l’habitude, comme un amour…

Elle avait dit toute sa vie. Elle ajouta plus bas :

– Le reste ne dépend pas de nous, le reste n’existe pas.

Pendant un moment il ne s’éleva du préau, dans le bourdonnement atténué de la cité, que le bruit des bottines de feutre des promeneuses remuant le sable sur le ciment.

– Et vous, sœur Danielle, dit la supérieure, quelle est votre ambition, puisque sœur Edwige a dit la sienne ?

La religieuse interrogée hésita, à cause de l’ennui que lui causait toute occasion de parler et de paraître, puis elle obéit :

– Je voudrais racheter des âmes, secrètement. Cela fait tant de bien, quand on souffre, de penser qu’on prend un peu de la souffrance des autres !

– Vous serez exaucée sûrement, dit la grosse voix rieuse de l’Alsacienne. Ce ne sont pas les épreuves qui nous ont manqué, ni qui nous manqueront. Et vous, sœur Léonide ?

– Oh ! moi, tout ce qu’on voudra pourvu que je n’aie jamais à commander !

– Qui sait ?

– Moi, je sais, puisque je ne suis pas capable de faire autre chose que ce que je fais.

– Et vous, sœur Pascale ? Nous allons voir si elle mérite vraiment que nous l’aimions comme nous faisons.

– Je ne suis guère sainte, dit aussitôt la voix jeune et inégale ; et j’ai besoin de vous toutes pour le devenir : et c’est mon ambition.

Sœur Pascale les regarda l’une après l’autre, avec cette chaleur calme du regard qui ressemble à celle du premier matin.

– Mais j’ai besoin d’autre chose encore, ajouta-t-elle : de nos petites. Je les aime inégalement, voilà le malheur. Vous le savez bien. Mais dès que j’en vois une, même de celles que j’aime le moins, mon cœur se fond…

– C’est vrai, dit sœur Edwige, elles sont la vie qui monte, et la grâce divine qui passe.

Leurs mots demeuraient dans le cercle étroit qu’elles formaient en marchant.

Pendant qu’elles parlaient et qu’elles pensaient ainsi humblement et fraternellement, le quartier, la ville immense où elles étaient perdues, avait cessé le travail. Si elles avaient pu voir et entendre la vie d’une seule rue, tout près de leur école, quelles différences elles auraient aperçues, entre elles et « le monde » ! Les ouvriers de chez Japomy, le tanneur, injuriaient un contremaître parce que celui-ci avait donné sans ménagement un ordre juste ; des matrones, groupées au seuil des portes, calomniaient le patron et la patronne, selon leur habitude ; la femme du patron refusait un mari pour sa fille, pour cette seule raison qui lui semblait suffisante, qu’il était moins riche que ne l’était la jeune fille ; des agents rudoyaient des errants et des déguenillés ; des politiciens de quartier entretenaient, au cabaret, leur popularité, en prêchant la haine de « tous ceux qui se croient plus que nous » ; des garçons bouchers, riches de leur paye nouvelle, roulaient en voiture découverte ; un aumônier incompris, oublié dans une œuvre de paroisse pauvre, parlait sans respect de son archevêque. L’orgueil était et régnait partout, l’orgueil fratricide, premier vice du peuple et du monde, bien avant la volupté, bien avant le mensonge, ou la soif de l’or.

La dernière pâleur du ciel, au-dessus de la cour et de ses deux platanes, était morte ; les lampes désignaient, les unes au-dessus des autres, les cuisines des maisons ; les trouées sur le Rhône avaient été comblées par la brume ; le halètement de la dernière machine en marche, dans les usines d’à côté, s’était dissipé avec le dernier jet de vapeur blanche. De grands courants d’air, venus du plateau des Dombes, glissaient comme des torpilles dans l’atmosphère étouffante, et se répandaient çà et là en nappes froides. Deux des religieuses, sœur Pascale et sœur Edwige, croisèrent les bras sur leur poitrine, et enfouirent leurs mains dans les manches bleues. Les étoiles s’étaient avivées ; c’était la saison et l’heure de leur floraison ; elles formaient des grappes si pressées que le sable de la cour en recevait de menues étincelles, et qu’il y avait, sur les toits, comme du givre. Un coup de sonnette, assourdi, à l’intérieur de l’école, fit sursauter sœur Léonide.

– Qui peut sonner ? dit-elle.

– Vous le verrez bien, mon enfant, dit tranquillement la supérieure. Allez ouvrir.

La tourière cuisinière était déjà partie. On entendit vaguement un bruit de verrous tirés ; puis elle revint, un peu gênée, à cause de l’infraction à la règle qu’elle avait dû commettre.

– Notre mère, c’est Ursule Magre, l’ancienne de l’école…

– Je sais bien, voyons ! Nous venons de parler d’elle ! Qu’est-ce qu’elle voulait ?

– Vous voir.

– Vous lui avez dit que je la verrais demain ?

– Non, notre mère, je l’ai fait entrer ; il paraît que c’est pressé ; elle avait l’air tout chose.

– Tout quoi ?

– Drôle, non, ému, avec sa grande perruque ébouriffée… Elle est au parloir, notre mère.

La vieille religieuse tapota deux fois la joue de la tourière…

– Ne pas savoir encore ouvrir la porte, à votre âge !

Ce fut tout le reproche. Elle quitta le groupe de la communauté qui continua la tranquille promenade, et la nuit n’entendit plus que quatre voix jeunes, qui parlaient sans éclat et riaient aisément.

Sœur Justine suivit le couloir qui tournait, traversa dans les ténèbres toute la maison, et, près de la porte d’entrée, pénétra à gauche, dans la petite pièce sans autre meuble que des chaises, où elle recevait « les familles ». Sur la cheminée, une lampe à essence, – un globe de verre protégeant un petit canon de métal, – éclairait la salle. Et dans la lueur dansante reflétée par les quatre murs nus, une grande fille blonde, ferme de maintien, les paupières à demi baissées, ses cheveux magnifiques pyramidant sur sa tête, salua familièrement.

– Bonjour, ma mère !

Mais elle ne tendit pas la main ; elle ne chercha pas à embrasser la vieille directrice de l’école dont elle avait été l’élève.

– J’ai une chose pressée à vous dire, continua Ursule Magre ; et cela me coûte… Vous me promettez le secret ?

– J’en porte plus gros que moi, des secrets, ma petite, la moitié de ceux du quartier. Tu peux y aller… Je vais t’aider… Voyons : il y a cinq ans que tu n’es pas revenue me voir, il y a une raison ; tu as fauté, peut-être ?

La grande fille blonde, dont les joues, le nez fort et relevé, le cou découvert étaient roses et transparents dans la lumière, se renversa un peu en arrière, leva les deux mains et les tint à distance de sa poitrine, les paumes en dehors, pour faire entendre : « Qu’est-ce que cela fait ici ? » Puis elle dit :

– Il ne s’agit pas de moi, mais de votre école : elle va être fermée.

Sœur Justine l’empoigna par le bras, l’entraîna jusqu’au mur du fond, la força de s’asseoir sur une des chaises, en face de la petite lampe, s’assit près d’elle.

– Qu’est-ce que tu dis ? Fermée ? l’école ?

Elle était plus blanche que sa guimpe, et ses rides, subitement, s’étaient creusées.

– J’en suis sûre ; l’ordre est donné de vous faire quitter l’école.

– Quand ?

– De gré ou de force, dans cinq ou six jours.

– Un mois avant les vacances ?

– Faut croire.

– Oh ! mon Dieu ! Et mes enfants, que vont-elles devenir ?

– Justement, je viens vous prévenir.

La vieille femme se pencha en avant, se plia en deux, et Ursule Magre n’eut plus à côté d’elle qu’un gros paquet bleu et noir, d’où s’échappait une plainte : « Mon Dieu ! mon Dieu ! que c’est dur ! »

Ursule Magre, que le voisinage des sanglots attendrissait, avait elle-même un petit pli d’émotion aux coins des lèvres. Elle respirait vite sous son corsage de percale mauve ; elle observait, gênée, tantôt la vieille religieuse abattue par la nouvelle comme par une balle, tantôt le lumignon de la lampe qui se tordait et fumait dans le globe de verre.

Ce ne fut qu’une crise d’un moment. Sœur Justine se redressa, essuya ses yeux avec son voile, puis, saisissant les deux mains d’Ursule :

– Voyons, ma petite, il faut être pratique ; il ne faut pas s’emballer dans le chagrin ; c’est toute ma vie qui est en cause ; mais tu ne peux pas être sûre : c’est un bruit qui court ; c’est un bruit qui court ; nous n’avons pas eu besoin de demander une autorisation comme les écoles nouvelles, notre maison mère est autorisée…

La jeune fille fit un geste pour dire : « Est-ce que je sais ? »

– Il paraît que le Gouvernement l’a dit : nous n’avions pas de demandes à faire. Monsieur l’abbé Le Suet, notre supérieur, l’a positivement lu.

– Je vous dis, moi, que vous allez être fermées.

– Mais nous existons depuis quarante ans ! Tu entends, quarante !

– Raison de plus.

– Comment le sais-tu ?

Sœur Justine abandonna les mains d’Ursule Magre. Cette fille avait l’air si sûre de ce qu’elle disait ! Les deux femmes se regardaient, les yeux dans les yeux, la plus vieille cherchant à deviner si on la trompait, et la plus jeune irritée de la défiance qu’elle lisait dans le regard de la supérieure, et d’autant plus irritée qu’elle n’était pas sans éprouver une honte secrète, devant cette ancienne maîtresse d’école que la longue fréquentation des milieux populaires rendait clairvoyante. Ursule Magre avait trop d’orgueil pour avouer son embarras. Elle le domina, et, avec cette franchise hardie qu’elle avait toujours eue pour dire ses fautes, sans en demander pardon :

– Ce n’est pas possible, à nous autres, reprit-elle, de vivre comme vous faites… Je suis en ménage, vous comprenez ?… Il est agent de police, et c’est lui qui m’envoie.

Sœur Justine ne manifesta aucune surprise ; elle dit, d’un ton radouci :

– Pourquoi alors n’est-il pas venu à ta place ? La commission n’est pas belle.

– Parce que ça l’embête. Il n’aime pas les affaires. Ils ont vite peur, les hommes, vous savez, plus que nous. Et puis…

– Et puis ?

– Ce que je vous dis de sa part, c’est pour vous rendre service…

– Par exemple ! Et en quoi ? Est-ce qu’il peut empêcher le malheur ?

– Non.

– Alors ?

Ursule balança la tête, deux ou trois fois.

– Écoutez, ma mère, dit-elle en traînant sur les mots, je ne serais pas venue, si ça n’avait été que pour vous faire de la peine. On n’est pas méchante, on n’a pas mauvais souvenir de vous, et, si on n’est plus dévote…

– Tu ne l’as jamais été !

– … si on a oublié bien des choses, on a tout de même du regret de vous voir partir. Je vous aide en vous prévenant… Voici comment… Avez-vous l’intention de résister ?

Sœur Justine leva les épaules :

– Parbleu ! si je pouvais !

– Il ne faut pas.

– Tu dis ?

– Il m’a bien recommandé de vous dire qu’il ne faut pas résister. Puisque c’est la loi ! « Si elles nous forcent à venir en nombre, qu’il m’a dit, si elles font de l’esclandre, je ne réponds de rien, et la maison mère de Clermont-Ferrand sera probablement fermée ; tandis que, si elles s’en vont sans tapage, d’elles-mêmes, d’abord elles sauvent leur maison mère, et puis, qui sait ? à la rentrée prochaine, on permettra peut-être plus facilement d’enseigner à celles qui se séculariseront… le Gouvernement tiendra compte de leur bonne volonté… » Voilà ce qu’il m’a dit, ma mère.

Elle attendait une réponse. Elle n’en eut pas. Sœur Justine avait compris que la nouvelle était vraie. Elle regardait maintenant le mur d’en face ; ses genoux tremblaient sous la lourde robe ; elle voyait ses religieuses descendant les trois degrés de pierre de la place, et les enfants tout autour, en larmes, et les classes désertes, et les cellules pleines de poussière. Elle n’entendait pas. Ursule disait :

– Le mieux, d’après lui, serait de partir tout de suite, demain ou après-demain, sans prévenir, sans bruit… La maison mère…

Sœur Justine se leva. Son visage gardait ces plis de douleur que la nouvelle y avait creusés. Mais quelque chose encore, dans sa physionomie, se mêlait au chagrin : l’angoisse d’avoir à décider elle-même la mort de l’école ; le sentiment de sa charge qui voulait qu’elle organisât le supplice ; l’appréhension de cette minute, toute prochaine, où elle dirait l’affreux secret aux quatre compagnes qui attendaient, ignorant tout.

– Qu’est-ce que je répondrai ? demanda, hésitante, Ursule Magre. Qu’est-ce que vous ferez ?

La vieille femme fit signe de la main : « Tais-toi ! » Elle dit avec effort :

– Laisse-moi aller leur dire…

Elle traversa le petit parloir, et prit la lampe. Elle sanglotait en dedans, malgré elle, sous son voile rabattu. Ursule Magre la suivait. Elle eut envie de l’embrasser en souvenir d’autrefois. Mais elle n’osa plus. Elle descendit les marches, pendant que la religieuse, élevant la lampe du côté de la porte, détournait et cachait de l’autre côté son pauvre vieux visage en larmes.

La porte retomba. La main qui levait la lampe s’abaissa, et sœur Justine, sans témoin, dans l’ombre du couloir, dans le vent qui descendait, chaud, par la cage de l’escalier, pleura. Elle penchait la tête, et les larmes tombaient sur la pierre incrustée de sable et usée par les pieds d’enfants. Elle, si forte, si bien exercée à contenir son cœur, elle ne pouvait reprendre sa maîtrise sur elle-même. Elle se sentait défaillir, et dut s’appuyer au mur.

Les sœurs, les chères collaboratrices innocentes, là, à quelques mètres plus loin, leur paix encore profonde, leur joie, toute leur vie qu’elle allait briser… Un éclat de voix fraîche – elle reconnut sœur Edwige – vint, du dehors, jusqu’en ce lieu où la vieille femme souffrait son agonie et par avance celle des autres. Fut-ce le contact de la vie qui passait, ou une grâce directe et subite ? Sœur Justine posa la lampe dans une niche du couloir, à la place accoutumée, souffla la flamme, et, à tâtons comme elle était venue, atteignit la porte qui ouvrait sur le préau.

Dans la nuit calme et traversée de souffles, les quatre sœurs continuaient de se promener. Elles y trouvaient le plaisir du repos et celui de l’obéissance. Rien n’avait troublé leur quiétude : aucune parole, aucune diminution de la beauté de l’heure, aucune appréhension, même légère, au sujet de l’absence de sœur Justine, car elles savaient que les pauvres font souvent des explications longues. Le bruit de la ville, après celui du travail, s’apaisait. Dans l’air, où flottait moins de poussière, on respirait parfois l’odeur des fenaisons lointaines, apportée par le vent.

Et sœur Justine apparut, tendant ses bras en croix, au bout du préau.

Elles crurent à une plaisanterie, et se mirent à courir.

– Notre mère ! La voilà revenue ! Que vous avez été longtemps !

Mais en approchant, malgré tout l’incertain de la clarté de la nuit, elles soupçonnèrent, elles virent que sœur Justine avait un visage de douleur, et que ses bras n’étaient pas tendus pour elles, mais pour signifier la croix.

– Oh ! mes pauvres chères filles, mes petites enfants, voici l’heure de souffrir !

Elle joignit ses mains, et regardant, en face d’elle, sœur Pascale accourue la première, elle dit fermement :

– Nous serons chassées dans une semaine !

Ses quatre compagnes l’entouraient, et le sourire du revoir était encore sur leurs lèvres. Il fallait un instant pour que la nouvelle s’enfonçât jusqu’au cœur. Mais elle toucha partout le fond même de ces âmes, plus capables de souffrir que d’autres, parce qu’elles avaient plus d’amour. Il n’y eut pas de cris, mais des frémissements, des mots murmurés, appels à Dieu qui était leur force et leur refuge, des fronts qui se penchèrent, des mains qui se rapprochèrent, des paupières qui se fermèrent sur la première larme et tâchèrent de la retenir.

Puis une voix angoissée dit :

– Mon Dieu, ayez pitié de nos petites ! C’était celle de sœur Danielle.

Sœur Edwige dit :

– Oh ! la chère bien-aimée maison !

Sœur Pascale dit :

– Qu’est-ce que je vais devenir sans vous toutes ?

Sœur Léonide tira sa montre de nickel, serrée dans sa ceinture, et s’éloigna rapidement. Pendant qu’elle s’éloignait et descendait dans la cour de récréation, ses compagnes, relevant leur visage, demandaient, toutes ensemble :

– Notre mère, est-ce donc possible ? – On nous avait dit que nous étions en règle ? – Est-ce qu’il n’y a pas de recours ? – Comment l’avez-vous appris ? – Oh ! dites-nous vite : peut-on espérer ? Pouvons-nous quelque chose ? Que voulez-vous que nous fassions ?

Sœur Justine, impassible en apparence, parce qu’elle les voyait troublées, baissa les yeux pour ne plus voir les leurs, ni leurs larmes, ni leurs lèvres jeunes, tremblantes comme celles des vieilles femmes, et elle dit :

– Mes petites enfants, il faut prier beaucoup ; c’est l’essentiel puisque c’est le divin ; quant à l’action humaine, je compte écrire demain…

Une cloche sonna une demi-douzaine de coups bien espacés. C’était la cloche de la « réglementaire ». Sœur Justine s’arrêta aussitôt de parler ; les sœurs se mirent en file, la plus jeune, Pascale, prenant la tête, et rentrèrent dans la maison.

Le grand silence était commencé, et devait durer jusqu’au lendemain huit heures.