Les Noellet - René Bazin - E-Book

Les Noellet E-Book

René Bazin

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Beschreibung

Le fils Noellet est entré au Petit Séminaire sous la fausse apparence de la vocation sacerdotale, afin de profiter de l'instruction qu'il y recevra pour s'élever au dessus de sa classe sociale. Il a l'ambition, inconsciente d'abord, puis de plus en plus forte, jusqu'à la passion, de conquérir la fille du châtelain voisin de la métairie qu'exploite sa famille... Contraste dramatique entre cette destinée manquée et la vie paisible de ces paysans des Mauges, glorieux dans leur vie rustique.

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Les Noellet

Les NoelletPREMIÈRE PARTIEIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIDEUXIÈME PARTIEXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIITROISIÈME PARTIEXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIXXIXXXXXXXIPage de copyright

Les Noellet

 René Bazin

PREMIÈRE PARTIE

I

Comme ils sont tristes, ces soirs d’octobre ! Il y a dans l’air une moiteur qui fait mourir les choses. Les feuilles tombent, comme lasses de vivre, sans le moindre vent qui les chasse. Des troupes d’oiseaux reviennent au nid. Et, par le chemin qui monte, un chemin creux de la Vendée angevine, que les orages nettoient et qu’émondent les chèvres, un jeune gars rentre à la ferme, à cheval sur la Huasse.

Elle n’est plus belle, la Huasse, avec ses poils blancs ébouriffés, son ventre énorme pelé par l’attelage, sa crinière en éventail, qui lui donnent l’air d’un chat-huant. Elle va son pas résigné de serviteur usé à la peine, traînant sur les cailloux les traits pendants de son collier, tandis que, par devant, son poulain gambade, comme un petit chevreuil blond et fou. Son cavalier ne la presse pas. Ils sont, elle et lui, presque du même âge. Depuis quinze ans qu’il est au monde, elle l’a si souvent porté sur son dos, de cette même allure maternelle que rien n’étonne ! Maintenant, c’est sa compagne de labour. Toute la journée, ils ont hersé ensemble dans les terres basses. La chaleur était grande, les mottes étaient dures. Tous deux sont las. Il la laisse donc aller, la bonne bête, aussi doucement qu’elle veut, les yeux mi-clos, et lui, tranquille, dépassant la haie de toute sa tête baignée de lumière, il regarde cette campagne superbe dont il est l’enfant.

À sa gauche, la pente roide du coteau, l’Èvre tordant ses rives plantées d’aunes autour d’un mamelon boisé, des prairies au delà, puis l’autre coteau qui remonte, couronné, comme d’une aigrette, par le château blanc du Vigneau. À droite, au contraire, les champs s’élèvent en courbes régulières, par longues bandes de cultures diverses, et dont les tons se fondent à mesure que la lumière décroît. Pierre connaît leurs maîtres, celui de ces chaumes où filent deux rangs de pommiers, celui de ces grands choux où des perdrix rappellent, et de ce guéret d’où monte l’haleine des terres fraîchement remuées. En apprenti qui commence à juger les choses, il songe que la métairie paternelle est mieux cultivée, mieux fumée, reconnaissable entre toutes à la hardiesse de ses labours, à la beauté de ses moissons. Et ce n’est pas étonnant : les voisins sont tous plus ou moins gênés, ils travaillent pour d’autres, écrasés de leurs lourds fermages, tandis que le père !…

Voici justement le premier champ de la Genivière. L’horizon s’élargit démesurément. On voit, à présent, par l’ouverture de la vallée, la succession lointaine des collines, jusqu’à Gesté, jusqu’à Saint-Philbert-en-Mauges, des clochers fins sur le ciel, des futaies comme des brumes violettes. Oh ! tous ces petits villages aux toits de tuiles gaufrées, qu’anime un dernier rayon de jour ! Des bruits se croisent : appels des coqs dans les fermes et des merles dans les fossés, roulements de chariots, jappements des chiens qu’on détache, voix qui partent des maisons vers les hommes attardés au loin, un pas qui sonne on ne sait où et que bientôt l’herbe étouffe. Et les étoiles s’allument là-haut, d’où descend par degrés, sur la terre de Vendée, le calme immense de la nuit.

Parvenu au point culminant du chemin, et près de descendre vers la Genivière, Pierre Noellet arrête un instant la Huasse, et se dresse, les yeux tournés à droite, vers une masse sombre comme une tache noire dans le crépuscule. C’est le château de la Landehue dans l’ombre de ses grands arbres. Un point ardent brille à l’une des fenêtres : « Ils sont arrivés ! » pense le jeune gars. Ses yeux s’animent, il sourit. Pourquoi ? une joie d’enfant, des souvenirs qui lui reviennent. Ç’a été si triste, tout l’été, de voir cette maison fermée, sans maître, sans vie. Pour la première fois, M. Hubert Laubriet a passé la belle saison loin de la Landehue. Dès lors, plus de train de voitures et d’invités, plus de chasse, plus de fanfares, plus rien. Mais les hôtes du château sont revenus, et la preuve en est sûre.

Pierre Noellet est content, et, talonnant la Huasse, il se met, pour s’annoncer, à siffler une chanson du pays.

Au même moment, M. Laubriet entrait dans la cour de la Genivière, formée par trois bâtiments : la grange le long du chemin ; puis, perpendiculaires à cette première construction, et séparées d’elle par un large passage, l’habitation du fermier d’un côté, l’étable et l’écurie de l’autre. Du dernier côté, rien ne fermait la vue : c’étaient des cimes d’arbres descendant le ravin de l’Èvre, et, par-dessus, la vallée ouverte.

Le châtelain aimait le site de la Genivière, métairie qui avait jadis appartenu à la famille de sa femme, il aimait surtout le métayer, un des hommes les meilleurs et les plus riches du pays. Il allongea son visage maigre et fin, encadré de favoris gris, au-dessus de la demi-porte d’une pièce, tout à l’extrémité de la maison.

– Bonjour, métayère ! dit-il.

La métayère, ayant achevé de mettre le couvert, s’apprêtait à tremper la soupe. Un large pain rond appuyé sur la hanche, elle coupait, d’un geste régulier, des tranches de pain qui s’amoncelaient au creux de la soupière. La flambée de l’âtre dansante au gré du vent qui venait un peu de partout, éclairait en travers la paysanne, de taille moyenne, sèche et nerveuse, son visage régulier, mais vieilli avant le temps, ses yeux très noirs où vivait une âme maternelle qu’on sentait prompte à s’alarmer, puis la table et les bancs de cerisier ciré, l’échelle au pain suspendue aux solives, et, de chaque côté de la porte donnant accès dans la pièce voisine, deux lits à quatre quenouilles, garnis, suivant l’ancienne mode, de rideaux de futaine grise et de couvertures jaunes.

Quand Perrine Noellet vit s’avancer le châtelain, elle posa le pain sur la table, et releva prestement un coin de son tablier dont l’endroit n’était pas sans doute immaculé.

– Bonjour, monsieur Hubert, dit-elle. Vous voilà donc de retour ?

– Bien tard, n’est-ce pas ? Nous arrivons de Suisse et d’Italie, un voyage de trois mois dont je me serais dispensé volontiers : car vous savez que j’aime avant tout ce pays-ci, ma Landehue, mes bois et ma paroisse du Fief-Sauvin. Mais, que voulez-vous ! mes filles m’ont entraîné : quand les enfants grandissent, on ne leur résiste plus si bien.

– Pourquoi, par exemple ?

– Oui, oui, je sais, métayère… Chez vous, c’est l’ancien régime, l’autorité paternelle des jours passés, tandis que moi, je suis moderne, je gâte un peu mes filles. Croiriez-vous que Madeleine ne veut plus se contenter de son poney et de son petit panier : elle me demande un cheval de chasse. Ah ! les enfants !

– Une bien belle demoiselle que vous avez là, monsieur Hubert.

– Vous trouvez ? dit M. Laubriet, avec un sourire flatté. Comment va le métayer ?

La figure de Perrine Noellet s’épanouit.

– Tenez, dit-elle, en regardant vers la porte : c’est lui !

L’homme, apercevant M. Laubriet, s’était arrêté sur le seuil. Sa haute taille occupait presque toute l’ouverture de la porte. Il avait la tête forte, le visage carré et sans barbe, les lèvres minces, les yeux enfoncés sous des buissons de sourcils, une physionomie grave et un peu rude. Ses cheveux, courts sur le front, retombaient en mèches roulées sur le col de la veste. Quarante-cinq ans de service au soleil ne l’avaient ni décharné ni voûté, et rien qu’à le voir s’avancer vers son hôte, le regard droit, et lui serrer la main avec une familiarité respectueuse, on eût deviné l’honnête homme, de race ancienne et maître chez lui.

Derrière le père, les enfants entrèrent : une petite d’abord, Antoinette, coiffée d’un bonnet noir d’où sortait une mèche dorée, et qui vint tendre sa joue, d’un air innocent, à M. Laubriet ; Pierre, le cavalier de la Huasse ; Jacques, son cadet, pâle et fluet, aux grands yeux doux comme des pervenches ; enfin, l’aînée de tous, Marie, une fille brune, déjà sérieuse, qui s’en alla se ranger près de sa mère, en rabattant ses manches qu’elle avait relevées.

M. Laubriet promena ses regards autour de lui, et, les fixant sur Marie :

– Dix-sept ans, n’est-ce pas, métayer ?

– Oui, monsieur Hubert.

– Ça te vieillit, mon bonhomme.

– Ça nous vieillit tous, répondit le paysan, dont les lèvres hâlées se plissèrent d’un demi-sourire.

– Et mon filleul ! reprit le châtelain en désignant Pierre, a-t-il grandi ! Quel âge a-t-il à présent ?

– Quinze ans.

– Est-ce vrai, mon garçon, ce qu’on m’a raconté ? Tu fais du latin avec l’abbé ?

La tête baissée et l’air mécontent, Pierre regardait le bout de ses sabots.

– Réponds donc, mon Noellet, dit la métayère, dont un peu de fierté, comme une flamme, illumina le visage : puisque M. Hubert te parle, réponds donc !

Le jeune gars, sans lever la tête, leva à demi les yeux, le temps de montrer qu’ils étaient plus clairs et plus durs que ceux du père, et, d’un ton où perçait la vanité blessée :

– Je fais même du grec, dit-il.

– Voyez-vous cela : même du grec ! L’an prochain, tu seras au collège de Beaupréau, je parie ?

– Puisque c’est son idée, répondit le père.

– J’en suis ravi, dit M. Laubriet. Lis, travaille, instruis-toi, mon Pierre : intelligent comme tu l’es, tu auras bientôt rattrapé les autres. Et vous tous, bon appétit ! Je n’ai pas voulu passer ma première journée à la Landehue sans dire bonjour à la Genivière. Voilà qui est fait : je me sauve.

Et, tandis que M. Laubriet se retirait, salué par un concert de voix jeunes, disant : « Bonsoir, monsieur Hubert ; adieu, monsieur Hubert ; à vous revoir, monsieur Hubert », il se pencha vers le métayer qui l’accompagnait.

– Toi, mon bonhomme, dit-il, je te félicite : un fils prêtre, un autre laboureur, l’image de notre Vendée. Il est gentil, ton Pierre.

– Je ne dis pas non ; un peu trop fiérot seulement. Ça lui passera, j’espère, puisque le bon Dieu le veut pour lui. Mais Jacques sera plus facile, monsieur Hubert.

– Vraiment !

– Plus chérissant pour la mère. Et vaillant au travail avec ça, comme un poulain : il n’arrête qu’à bout de forces.

– Un vrai métayer, alors ?

– Tout à fait.

– Tu es un heureux homme, Julien, ne te plains pas.

Le paysan était arrivé au bord du chemin qui longe la grange. Il serra la main de M. Laubriet, et répondit, de son ton tranquille, un peu traînant :

– Je ne me plains pas non plus, allez !

Puis il revint vers la maison, où tout était bruit de voix et de rires d’enfants et de sabots claquant sur la terre battue. Un valet de ferme rentra derrière lui. Les hommes allèrent prendre leurs cuillers attachées au mur par une bride de cuir. Ils s’assirent autour de la soupe fumante. Les femmes mangèrent debout, ça et là, suivant l’usage, causant peu, écoutant ce que disaient les hommes du travail de la journée et de celui du lendemain, par phrases courtes, sentencieuses, coupées de silences qu’imposait la faim vorace.

Un air de prospérité marquait cette ferme et cette famille. Les parents étaient sains, les enfants d’allègre venue. Le domestique lui-même, robuste et sérieux, attestait le point d’honneur du maître. Le plat de terre brune, plein de lard aux choux, le saladier à fleurs bleues que surmontait un dôme de laitues fraîches, n’avaient pas une écornure. Tous les meubles luisaient. Dans les étables, d’où arrivait par moments le roulement des chaînes à travers le bois des crèches, il y avait les animaux les mieux nourris de la contrée, des vaches laitières dont le beurre faisait prime sur le marché de Beaupréau, six bœufs, superbes à voir quand ils labouraient ensemble, la vieille Huasse et son poulain, et des porcs et des bandes de poules et de canards, sans parler du bouc, animal solennel, réputé indispensable à la santé des troupeaux. Pour faire vivre tout ce monde, bêtes et gens, vingt-cinq hectares de terre cultivés suivant une tradition un peu routinière, mais avec beaucoup de soin : car Julien Noellet est chez lui, à la Genivière ; c’est son bien, sa propriété, le fruit des efforts de plusieurs générations d’ancêtres.

Oh ! tous ces disparus, tous ces passants obscurs de la vie, qui dorment à présent leur dernier sommeil dans les cimetières voisins, comme ils l’avaient souhaitée, l’indépendance de la propriété, comme, pour l’acquérir, ils avaient travaillé, peiné, épargné ! De ferme en ferme, dans leur lent pèlerinage à travers les Mauges, sous des maîtres différents, une même pensée les avait suivis. Quand ils rentraient, le soir, l’échine tordue par la fatigue, au coin de leur feu, dans la demi-obscurité qui leur économisait une chandelle de résine, ils voyaient, par delà la mort qu’ils sentaient venir, une maison blanche, éclairée, une maison à soi où quelque arrière-petit-fils régnerait en souverain. Leur misère se consolait avec la joie de cet autre, en qui se réaliserait l’ambition de toute une race. Ils mouraient : l’épargne grandissait aux mains de l’aîné, plus ou moins lentement, selon les années et le hasard des récoltes, jamais touchée, jamais engagée. Un mariage avait tout à coup doublé l’avoir, et, avec l’argent caché dans un pot de grès, avec le prix d’une petite closerie qu’il possédait sur la paroisse de Villeneuve, avec la dot de sa femme, le père de Julien Noellet avait acheté la métairie de la Genivière, vendue dans un moment de gêne par les anciens propriétaires du domaine de la Landehue.

Il vivait donc, cet héritier d’un si opiniâtre labeur, considéré pour sa fortune, la plus grosse qu’il y eût dans le canton parmi les paysans, plus encore pour son caractère. En lui se retrouvaient l’esprit d’ordre qui avait fait la force de l’espèce, le même souci d’acquérir, avec cette libéralité en plus que donne l’aisance honnêtement acquise, et jusqu’à cette belle figure où s’épanouissait un sourire de tranquille confiance quand il regardait les siens. Il aimait la terre d’un amour profond et soigneux, il faisait l’aumône, il croyait. Oui, le rêve des vieux était bien réalisé, et ce rêve habitait la maison blanche de la Genivière, sur le coteau du Fief-Sauvin, devant les mêmes horizons qu’ils avaient vus, sous le même ciel large ouvert.

II

C’était bien vrai. Pierre commençait le latin sous la direction de l’abbé Heurtebise, curé de Villeneuve, la plus petite des deux paroisses entre lesquelles se divise la commune du Fief-Sauvin.

Tout enfant, dès l’école primaire, il s’était distingué de ses camarades par une incroyable ardeur d’apprendre et de dépasser les autres. Son frère Jacques, d’un an à peine moins âgé que lui, lisait mal et avec ennui, n’écrivait que sous l’œil du maître, par servitude, et ne pensait qu’à des choses simples, comme tous les petits gars du bourg : à ses sœurs, à des pièges qu’il avait tendus, à un nid qu’il « savait » et qu’on dénicherait au sortir de l’école, à galoper par les champs, tête nue criant, piaffant au soleil de quatre heures du soir, et surtout à Pierre qu’il aimait follement.

Pierre, c’était pour lui le vrai maître, une sorte de génie ayant autorité, un être qui décidait et commandait à son gré. Nul autant que Jacques ne se réjouissait des succès de Pierre. Il courait en avant, le samedi, – jour de paye pour les écoliers comme pour les hommes, – arrivait en nage à la ferme, et criait : « Pierre a la croix ! maman, Pierre a la croix ! » Tout triomphant, il embrassait la mère qui demandait : « Et toi, mon Jacques ? » Il faisait une petite moue pour montrer qu’il n’avait rien, lui ; mais cela ne durait guère : tout le monde n’est pas né pour la croix, et tout le monde n’y tient pas. Un instant après, l’aîné entrait, fiérot, comme disait le père, ses livres sous le bras et le poing sur la hanche. Il se laissait embrasser et complimenter, et vite allait s’asseoir à une table achetée exprès pour lui, réservée pour ses livres et ses cahiers, – un luxe inouï, à la Genivière, – tandis que Jacques criait sur les bœufs qui s’attardaient dans l’abreuvoir, ou ramenait les moutons des prés. « Quel dommage que ce garçon-là ne soit pas poussé, disait souvent l’instituteur, il irait loin ! »

Rien qu’à voir les deux frères, on devinait ces différences de natures : le cadet, grandi trop vite, penché en avant comme un rejeton de peuplier sans tuteur, avait une figure de petite fille, rose pâle semée de taches rousses, des yeux bleu clair où il n’y avait que de la vie et de la joie de vivre. Leste et sauvage, il fuyait pour un colporteur, pour un marchand de moutons qui entrait dans la cour de la ferme. Hors ces cas rares, il ne s’écartait pas volontiers de la maison, aidait le père, aidait les sœurs, aidait le valet. Tout son cœur tenait dans sa Genivière, et s’y trouvait heureux.

Pierre était tout différent. Physiquement, il ressemblait au père : brun, largement taillé, les traits réguliers. Sa mâchoire carrée, surmontée d’une bouche très fine, annonçait une volonté énergique : mais les yeux surtout indiquaient une nature puissante. Bleus ou verts, on ne savait trop, enfoncés qu’ils étaient dans l’ombre blonde de l’orbite, ils avaient un regard ardent, droit, le regard sans nuances des êtres forts qui vont brusquement d’un extrême à l’autre. Pour un reproche, pour une contrariété même légère, ils s’animaient et flambaient. Au repos, ils étaient un peu hautains ; rarement ils s’attendrissaient. La mère les aimait cependant les yeux sombres de son Pierre, et souvent, quand elle les rencontrait fixés sur elle, il lui arrivait de songer, elle aussi : « Mon Noellet n’a pas son pareil dans toutes les Mauges ! »

Peut-être même l’avait-elle dit. Ni ces mots, ni la flatterie muette de ces sourires qu’il provoquait autour de lui n’échappaient à l’enfant. Vers treize ans, il sortit de l’école, et, de suite, remplaça le second valet que le père congédia, tout content d’être aidé par son fils. Mais, chose rare dans les campagnes, l’écolier survécut à l’école ; il resta liseur et curieux de savoir ; son esprit n’était point au labour, ni même à la joie âpre de la moisson. Pierre travaillait bien, mais sans goût ; il avait une façon de se retirer à l’écart, aux heures de relâche, au lieu de rire avec les autres, tandis que le harnais soufflait, une manière indifférente de regarder les bêtes de l’étable, dont le père s’attristait, lui dont la terre était l’unique orgueil. Son plaisir était de lire, à la veillée ou le dimanche, des livres empruntés à une bibliothèque paroissiale fondée par les Laubriet au Fief-Sauvin, des fragments de journaux dans lesquels étaient enveloppés les coiffes ou les souliers de ses sœurs achetés à Beaupréau, les affiches placardées sur les murs. Aux foires, où il suivait le père à présent, il écoutait les conversations des marchands de grain et de bestiaux, qui voyagent beaucoup et raisonnent un peu sur tout. Mille choses le frappaient, que le père ne remarquait pas bien qu’il les entendit également. Il y songeait en travaillant aux champs. Et ainsi se formait autour de l’enfant une atmosphère d’idées et d’imaginations où il vivait confiné. Chaque jour la distance croissait entre son esprit, ses jugements, ses goûts et ceux de ses parents. Eux le sentaient vaguement, lui plus nettement. Une inquiétude ambitieuse l’agitait, un désir de s’élever sans cesse excité par les hommes, par les choses, par cette influence mystérieuse qui vient de tous côtés, par dessus les collines, les clochers, les rivières, jusqu’aux métairies des vieux pays, jusqu’aux humbles toits situés très loin des centres, comme était la Genivière sur son coteau boisé. Il ne s’ouvrait d’ailleurs à personne, et nul n’aurait pu dire ce que pensait Pierre Noellet.

Brusquement, le lendemain de ses quatorze ans, il déclara qu’il voulait être prêtre. Cette vocation n’avait rien d’étonnant dans ce pays de la Vendée, terre sacerdotale où, depuis comme avant la Révolution, Dieu lève chaque année une dime de jeunes hommes. La mère en fut ravie. Elle enviait, dans le fond de son âme, plusieurs femmes du bourg qui avaient un enfant ou curé ou vicaire et qu’on voyait se promener avec lui, à de rares intervalles, émues, partagées et comme embarrassées entre la tendresse pour le fils et le respect pour le prêtre. Aussi n’hésitait-elle point à dire oui. Elle eût voulu que le père fît de même. Mais il refusa de donner, pour le moment, aucune suite au projet. Pour une idée d’enfant toute nouvelle et qui ne durerait pas sans doute, se priver d’un aide déjà utile, renoncer à l’espoir de le voir un jour prendre la direction de la métairie, l’éloigner et s’obliger pour des années à de lourdes charges, la pension à payer, les livres, les habits, vraiment non ! Il fallait attendre au moins douze mois avant même d’y réfléchir. Et pendant une année entière la question ne fut pas une seule fois agitée entre Julien et son fils. Pierre laboura, hersa, coupa les luzernes et les foins comme un futur métayer, sans une plainte, sans une allusion à ce qui les avait divisés.

Mais, l’année expirée, vers septembre, il réitéra sa demande. Cette fois, on ne pouvait plus raisonnablement exiger un nouveau délai. Il fallait consentir ou refuser. Le métayer se résigna. Il alla parler de l’affaire au curé de Villeneuve, l’abbé Heurtebise, qui fit venir l’enfant, l’interrogea, et répondit : « Il y a du pour, il y a du contre, mais comme il y a plus de pour que de contre, et que, d’ailleurs, on ne sait jamais, envoyez-le-moi trois fois par semaine, j’en fais mon affaire : il entrera l’année prochaine au collège de Beaupréau, et pas en huitième, je vous en réponds ! »

Depuis lors, Pierre Noellet se rendait au presbytère de Villeneuve, son sac sous le bras. Ce vieux sac, une poche de cuir, autrefois jaune, traîné sur les bancs de l’école, ayant servi tour à tour de massue, de coussin, de boîte à transporter les œufs d’oiseaux dénichés, tout sali et déformé qu’il fût, Pierre le portait fièrement, à présent qu’il pouvait montrer à l’intérieur des livres latins, des dictionnaires, de grosses histoires grecque et française, et des cahiers de devoirs demi-cartonnés comme pas un gars de son âge n’avait eu l’honneur d’en posséder ou d’en voir seulement. Il rencontrait souvent par les chemins de ces anciens compagnons de lecture ou d’écriture. Leurs étonnements le flattaient. Il leur faisait peser ses dictionnaires, à bout de bras. Et c’était bien autre chose quand l’écolier, ouvrant au hasard, devant ces apprentis bouviers, le De viris illustribus du bon Lhomond, leur faisait épeler une phrase de latin.

– Comprends-tu ? demandait-il.

– Nenni, répondait le gars.

– C’est pourtant bien facile, reprenait Pierre en haussant les épaules : ça veut dire qu’Épaminondas mourut à Mantinée.

Épaminondas, Mantinée, il n’en fallait pas davantage pour être réputé savant au Fief-Sauvin, et Pierre Noellet ne tarda pas à devenir, dès le début de ses mystérieuses études classiques, l’objet d’une certaine considération parmi ceux de son temps et même parmi les anciens.

Ainsi, quand il se rendait au presbytère de Villeneuve, il lui fallait traverser le bourg du Fief-Sauvin dans toute sa longueur et faire encore un bon kilomètre au delà : dans le trajet, il passait devant plus d’une maison amie d’où partait à son adresse un mot aimable ou plaisant, un salut, un petit hochement de tête, signes révélateurs d’une importance naissante. Fauvêpre, le maréchal ferrant et charron, un gros homme jovial dont la forge est à droite, tout au haut de la côte, s’arrêtait de ferrer, et lui criait, tenant toujours le pied du cheval sur son tablier de cuir : « Bonjour, rosa la rose ! » ; l’épicier en demi gros et détail, le père Huet, toujours à trois pas de la porte, ce qui lui permettait de dire : « Après vous » au client qui entrait, et de s’acquérir une réputation d’urbanité, dodelinait de la tête en le regardant : la mère Mitard, la rentière hydropique, souriait à travers les vitres de sa maison neuve ; l’aubergiste, un libéral, haussait les épaules, et lui jetait : « C’est-il pas dommage de faire un curé avec ça ; grand fainéant, va ! »

Il y avait aussi, tout à l’extrémité du Fief, sur la gauche, la maison de Nicolas Rainette, un tisserand qu’on trouvait plus sûrement au cabaret qu’à son métier. Mais si le père n’était pas exact à l’ouvrage, la fille l’était pour deux, Mélie Rainette, d’un an plus âgée que Pierre et la meilleure amie de ses sœurs. Par les fenêtres basses de la cave, on la voyait à toute heure du jour, penchée sur la lourde machine en bois et faisant courir, entre les fils tendus, la navette comme une souris grise. Celle-là, quand Pierre passait, ne disait rien. Elle levait seulement les yeux ; son visage plein et sérieux s’animait un peu, et, jusqu’à ce qu’il fût sorti du cadre de l’étroite ouverture, sans bouger de place, elle suivait l’élève de l’abbé Heurtebise.

Lui, sans penser à rien, ou bien répétant ses leçons, continuait par la route qui ondoie sur le plateau, et, en un quart d’heure, il gagnait Villeneuve, c’est-à-dire une douzaine de maisons et de closeries groupées sans ordre autour d’une église neuve. À côté de l’église, le presbytère, également neuf et sentant le plâtre : entre les deux, une cour abandonnée où poussaient des touffes d’herbes aromatiques, lavande, hysope et sauge.

Pierre entrait.

– Monsieur le curé n’est pas là, Gillette ?

– Vous savez bien qu’il est dans le pré, voyons ! Tous les jours, il faut vous le dire.

Le pré n’était qu’une bande de terre étroite, derrière la cure, où l’herbe ne poussait guère, tondue par la vache, martelée par les sabots du curé ou des paroissiens qui venaient l’y trouver. L’abbé n’en parlait cependant qu’avec révérence, et s’y plaisait incroyablement. C’était un grand vieillard à grandes jambes, osseux, droit, avec des cheveux blancs, ras et frisés, le cou cuit par le soleil, un nez long et épais et deux petits yeux très noirs perdus sous des sourcils gris. Il accueillait son élève très gravement, répondait à son bonjour par une inclination de tête, et prenait le devoir des mains tremblantes de Pierre. Bientôt il s’agitait, soufflait fortement, s’arrêtait pour regarder l’enfant d’un air terrible.

– Tu as fait cela tout seul ?

– Oui, monsieur le curé.

– Personne ne t’a aidé ?

– Dame, monsieur le curé, qui voulez-vous qui m’aide ?

– C’est incroyable, ma parole, tout compris, sans une faute : une version qu’on donnait de mon temps en cinquième !

Et alors le pré, pendant une heure ou deux, résonnait de mots latins, d’apostrophes, de noms propres empruntés à l’histoire ou à la géographie, et bien faits pour déconcerter les vieilles gens assis non loin sur le pas de leur porte, et qui écoutent toujours, dans l’atmosphère silencieuse de leur maison.

Les séances se prolongeaient aussi longtemps que le réclamaient la correction des devoirs et la récitation des leçons. Puis l’écolier, la bride sur le cou, reprenait le chemin de la Genivière, le plus souvent par la traverse, assoiffé de liberté et d’exercice violent. Il avait besoin de la fatigue du corps pour se reposer de l’autre, et, venant à l’heure où maîtres et valets, portant tout le poids de la journée, se sentaient moins vaillants, il les surpassait tous, qu’il s’agît de faucher un coin de luzerne pour les bêtes, de tenir la charrue, d’abattre des châtaignes, pieds nus sur une branche, ou d’enlever d’un seul coup de tranche un pied de pommes de terre. Maintenant que ce n’était plus un métier, et que personne ne l’y contraignait plus, il aimait ces rudes besognes. Il y mettait l’aisance robuste d’un homme fait. Et le père, qui le remarquait bien, ne pouvait s’empêcher de songer quel beau chef de ferme il aurait eu en lui. Il soupirait, pour se reprocher ensuite cette faiblesse d’un moment.

Pierre ne se mêlait plus, d’ailleurs, que par boutades aux grands travaux de la Genivière. Pour qu’il eût mieux le temps d’étudier, on l’envoyait, avec ses livres et ses cahiers, garder les vaches à la place de ses sœurs. Et c’est là, en pleine nature, dans la solitude parlante de la campagne, que son esprit s’ouvrait aux premières notions des lettres. La bonne école que celle-là, et comme il en profitait ! Une fièvre intense de vie emportait son esprit. Il prenait cela pour des pensées. C’étaient d’étranges échappées dans toutes les voies nouvelles qui s’ouvraient, une procession tumultueuse de rêves, d’images flottantes, d’aspirations vagues. À de certains moments, son cœur débordait aussi. Il s’émerveillait de cette joie qui lui était venue tout à coup. Car, à présent, de voir des choses ordinaires, cent fois vues, la houle blonde des froments, de petites fuites de vallons, des groupes d’arbres, d’entendre d’une colline à l’autre la chanson des bœufs qu’il avait chantée lui-même, cela l’enivrait. Il avait envie de remercier les arbres, l’herbe et le ciel d’être beaux, souriants, jeunes comme lui. Il se demandait quelle fête c’était dans le monde pour que tout fût ainsi radieux autour de lui, et parfois, à certaines heures plus tendres du jour, quand il levait les yeux de dessus ses livres, il les fermait aussitôt, sentant quelque chose se fondre dans sa poitrine.

Bien souvent il ne rentrait que pour souper. Le repas achevé, il restait dans la pièce commune, la maison, où il couchait avec Jacques, tandis que son père, sa mère et ses sœurs se retiraient dans l’appartement voisin, le plus propre et le mieux orné de la ferme, qu’on nomme en Vendée la chambre. Les devoirs n’étaient pas toujours finis, car l’abbé Heurtebise en donnait beaucoup. Une heure, deux heures encore l’écolier veillait. Le feu se mourait dans l’âtre, de gros champignons rouges poussaient dans la mèche de la chandelle de suif, une odeur de levain sortait de la huche, Jacques ronflait, l’épaule saillant hors du lit et faisant une grande tache d’ombre sur le mur : la petite plume tête de mort courait toujours, égratignant le papier, jusqu’à ce que la mère, couchée de l’autre côté et remarquant la lumière qui passait sous la porte, dit à voix basse en frappant le mur du doigt :

– Éteins la chandelle, mon Noellet, il est tard.

Il obéissait. Mais parfois, les nerfs trop montés pour dormir, il ouvrait la porte de la cour pour humer l’air frais, ou bien il s’amusait à compter, par le trou béant de la cheminée, les étoiles qui passaient là-haut. Il y en avait qu’il préférait entre toutes : les trois du baudrier d’Orion, et, comme il n’était pas sans désir de gloire, il lui arrivait de rêver qu’il portait l’une d’elles sur le front, deux autres à chaque oreille, et qu’il s’en allait ainsi, magnifiquement, parmi les astres.

III

Mélie avait une étoile, elle aussi, qu’elle aimait. Dès le matin, à l’heure, variable suivant les saisons, où le soleil dépassait le toit de la maison d’en face, un rayon entrait par la fenêtre de la cave. Il glissait sur le bois du toilier, gros rouleau où s’enroule la toile, ou sur la châsse, vernie par le frottement, que la main attire et repousse d’un mouvement régulier. Elle le connaissait, elle lui souriait. Il lui manquait dans les jours sombres. Quand il se perdait, le soir, dans l’angle de la cave, parmi les barriques vides chargées d’écheveaux de fil et de pièces de rechange, elle se sentait le cœur serré.

Ce petit rayon-là, voyez-vous, c’était de la joie. Et il y en avait si peu dans la maison du tisserand !

Aucune maison du Fief-Sauvin n’était plus vieille ni plus délabrée. Les murs, affaissés, coupés de lézardes que cimentaient seules des mousses compatissantes, faisaient ventre sur la route. Le toit se creusait d’une solive à l’autre, et dessinait la charpente. Un petit corridor qui la traversait, une chambre à droite pour le père et d’où l’on descendait dans la cave par une trappe, une chambre à gauche pour Mélie, c’était toute la maison des Rainette. Avec un petit jardin derrière, c’était toute leur fortune. Encore eût-il fallu, pour savoir ce qu’ils possédaient, déduire les dettes du bonhomme. Il en avait dans tous les cabarets du bourg et des bourgs voisins. Le père Rainette buvait. Du temps de sa défunte femme, quelques-uns prétendaient qu’il n’était ivre qu’un jour sur deux. Mais ils devaient se tromper. Mélie n’avait aucun souvenir pareil : dès sa plus petite jeunesse, elle s’était trouvée mêlée aux drames lugubres de la boisson et de la misère, et l’image qu’elle avait gardée de sa mère était celle d’un pauvre être battu, résigné, heureux de la mort comme d’une délivrance.

Pour l’arracher autant que possible au triste intérieur du tisserand, les sœurs de l’école avaient retenu Mélie plusieurs années après les années d’études réglementaires, lui apprenant tout ce qu’elles savaient elles-mêmes : beaucoup de douceur et de piété, un peu de littérature, ce qu’il en faut pour le petit brevet, et de jolis secrets d’aiguilles, dentelles, crochet, broderie, où elles excellaient. À leur contact, Mélie n’était pas seulement devenue la plus fine ouvrière du Fief-Sauvin : son âme, naturellement délicate, s’était formée. Elle avait pris de ces femmes d’humble condition, mais que leur vocation rendait si supérieures au milieu où elles vivaient, quelque chose de leur manière d’être. La grosse gaieté rurale lui était étrangère, les plaisanteries équivoques des repas de noces la gênaient. Ses joues blanches que colorait seulement une tache rose aux pommettes, semblaient avoir connu l’ombre de la cornette. Elle était peu curieuse des choses du dehors. Elle avait tant à faire ! Sa mère morte, – il y avait de cela dix-huit mois, – elle avait dû tenir le ménage, et, le père ne travaillant pas ou presque pas, travailler pour lui. Le matin, d’ordinaire, Nicolas Rainette consentait à descendre dans la cave, à s’asseoir en face de Mélie, et clac, clac, clac, clac, la chanson laborieuse commençait, répétée par le métier de Mélie qui faisait aussi clac, clac, clac. Il était bon ouvrier, la toile paraissait couler de ses doigts, tant il avançait à la tisser. Mais il n’avait pas fait une demi-journée de travail, qu’il disparaissait brusquement, comme appelé par une force irrésistible.

Ses séances au cabaret lui coûtaient plus qu’il n’avait gagné. En outre, le fabricant, c’est-à-dire l’industriel qui occupe plusieurs douzaines, quelquefois plusieurs centaines d’ouvriers auxquels il fournit le fil et paye la toile, n’aurait pas souffert que la tâche de huit jours fût livrée en retard.

Aussi Mélie n’hésitait pas. Sitôt sa pièce achevée, elle continuait l’autre sur le métier abandonné de Nicolas Rainette, et, quand le père rentrait, à la brune, ivre mort, buttant contre les murs pour trouver son lit, elle se levait, lasse et satisfaite, prenait son châle, et sortait un peu sur la route. Encore prolongeait-elle quelquefois la journée pour s’acquitter de quelque menu ouvrage confié à ses mains adroites : une coiffe à repriser, une ruche à monter, un chiffre à broder. Il y avait toujours dans son armoire un ou deux objets de cette sorte qui attendaient une heure de loisir.

Elle n’avait donc pas de temps à perdre. Les marchands de veaux et de porcs qui passaient devant la maison dans leurs carrioles à claires-voies, au trot de leurs chevaux efflanqués, avaient beau faire claquer leur fouet, ils n’arrivaient point à voir la couleur des yeux de cette grande fille brune penchée sur sa toile. Les anciens du bourg eux-mêmes qui, par manière de plaisanterie, venaient tambouriner avec leurs cannes sur les vitres du châssis, n’obtenaient qu’un signe rapide de connaissance.

Et cependant, un jour, elle fit une exception remarquable, à ses habitudes.

C’était un matin d’avril, le samedi d’avant les Rameaux. Il y avait six mois que Pierre apprenait le latin, et, bien que l’hiver fût fini, que le soleil clair chauffât déjà la route, il portait encore la casquette en fausse loutre que sa mère lui avait donnée pour ses étrennes et dont les autres mères du Fief avaient parlé comme d’un luxe sans précédent. Cette fourrure allait bien à ses cheveux blonds. Sa blouse bleue était correctement serrée à la taille par une ceinture de cuir verni. Pierre se soignait, comme un garçon qui grandit.

Justement il s’était arrêté de l’autre côté de la route, un peu en arrière, pour contempler la glycine de la mère Mitard, une grosse liane tordue sur laquelle s’attachaient déjà, par masses duvetées, une multitude de grappes près de fleurir.

– Bonjour, Pierre, dit une voix.

Il se retourna, aperçut la jeune fille à la porte de la chambre, et répondit d’un air étonné :

– Comment, c’est vous, Mélie ?

Puis il vint, en se berçant sur ses longues jambes, s’appuyer au contrevent, à côté de Mélie debout et encadrée dans l’ouverture.

Elle était bien un peu rouge, cette pâle Mélie, d’avoir osé le héler et des regards qui l’observaient. Mais elle avait son projet.

– Je ne sais pas si j’ai bien dit, fit-elle : à présent que vous étudiez, il faudrait peut-être vous appeler monsieur Pierre ?

– Oh ! dit l’écolier intimement flatté, vous voulez rire. Que faites-vous là ?

– Une reprise donc, si fine même que j’en ai les yeux perdus.

– Et c’est pour me montrer que vous travaillez bien que vous m’appelez ? Je savais cela, Mélie.

– Mais non, mon pauvre garçon, je veux vous demander si vous avez des rameaux pour demain.

– Je ne crois pas… Vous en vendez ?

– Non, par exemple, reprit-elle un peu froissée, j’en donne. Autrefois, quand les demoiselles de la Landehue venaient à Pâques, elles me défleurissaient tout mon romarin. À présent qu’elles ne viennent plus, j’ai de quoi en donner à mes amis. Si cela vous plaît ?

– Certainement, Mélie. Seulement, dépêchons-nous. J’ai ma leçon !

– Venez ! dit-elle.

Tandis qu’elle se levait, Pierre ouvrait la porte de la maison. Ils se rencontrèrent à l’extrémité du couloir, où commençait le jardin bien primitif des Rainette : une allée entre deux carrés mal cultivés, avec deux poiriers à l’entrée, deux pruniers au bout, et, ça et là, près des rangs de choux et de céleri, quelques bottes de tulipes et de primevères rouges qui avaient réjoui plusieurs générations. Dans le coin de gauche, au fond, s’épanouissait le romarin, planté à l’angle de la haie vive qu’il débordait de toutes parts, superbe, empanaché, formant un vrai buisson d’aiguilles argentées et de fleurs mauves. Au delà, il y avait un sentier.

Mélie et Pierre s’approchèrent du romarin. Un bourdonnement de mouches en sortit. Puis, avec son couteau, la jeune fille se mit à couper les plus belles branches qu’elle passait à mesure à son compagnon.

– Tenez, le rameau du métayer… celui de la métayère… pour Marie, celui-là… pour vous…

Pour vous, c’était la tête de l’arbuste, la couronne splendide du buisson.

Pierre répondit :

– Comme ils sentent bon !

– Pour Jacques… pour Antoinette, continua Mélie.

– Savez-vous, Mélie, ajouta Pierre, que vous êtes encore plus grande que moi ?

– Croyez-vous, Pierre ?

– Regardez !

– Pour votre valet, celui-ci…

Elle se redressa très droite, à côté de Pierre.

– Bien sûr, Mélie, vous avez l’épaule d’un doigt plus haute que moi. Ça n’est pas étonnant, du reste : vous êtes plus vieille.

– Oh ! fit-elle en riant, treize mois à peine ; qu’est-ce que cela ? D’ailleurs, vous êtes déjà mon aîné par l’esprit : on vous dit si savant !

– Non, Mélie, dit Pierre gravement, mais je le deviendrai. Vraiment vous êtes une aimable fille, on passerait volontiers plus de temps avec vous.

– Oh ! fit-elle.

– Mais j’ai ma leçon, et je suis en retard.

Elle lui aida à ranger sur son bras les branches fleuries, toute contente d’une joie enfantine d’avoir pensé aux rameaux. Il traversa de nouveau le jardin, pour s’en aller. Elle le suivit. Sur le seuil de la porte, il lui jeta un adieu de belle humeur, et sortit en courant. Elle lui fit un petit salut de la tête, et le regarda qui s’éloignait du côté de Villeneuve, par la route ensoleillée.