Baltus le Lorrain - René Bazin - E-Book

Baltus le Lorrain E-Book

René Bazin

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1924. Jacques BALTUS, dit Baltus le Lorrain, est instituteur. Son fils a disparu pendant la grande guerre, ce qui a rendu sa femme un peu «folle». Elle le croit encore vivant et met des morceaux de pain à tous les carrefours des chemins, pour nourrir ce fils qui ne vit que dans son esprit. Le père fait le voyage à Verdun en compagnie de sa fille Orane, pour essayer de retrouver la dépouille du fils... Un livre poignant, qui se passe en Lorraine allemande.

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Baltus le Lorrain

Baltus le LorrainIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIPage de copyright

Baltus le Lorrain

 René Bazin

LA HORGNE-AUX-MOUTONS

En Lorraine de langue allemande, tout près de la frontière, une grande ferme est posée au bord de la forêt. Sa façade principale regarde la France. Comme elle est bâtie sur une colline, on voit de là, et bien loin, les campagnes pour lesquelles les hommes se sont tant battus ; et si l'on fait, en arrière, du côté de l'orient, trois cents mètres seulement, — vergers, grands arbres, champs de fougères et quelquefois de pommes de terre, — on entre dans la forêt du Warndt, qui est de la Sarre.

Cela se nomme la Horgne-aux-moutons, cet ensemble de bâtiments où la même famille, depuis quatre générations au moins, — le reste, qui le sait ? — cultive le sol profond dans la plaine, fauche les prés de la pente, et cueille les fruits épars que des futaies protègent contre les vents glacés de l'est. La Horgne ? Le nom lui fut donné aux temps où la Lorraine, peuplée de Celtes et gouvernée par Rome, parlait la langue latine : horreum, la grange. Et il y en a, des Horgnes autour d'elle ! Rien que dans le pays messin, on le rencontre au moins sept fois, ce nom : près de Peltre, près de Nouilly, près de Chesny, près de Pontoy, près d'Amélécourt et ailleurs. Mais la ferme la plus proche, l'invisible voisine, séparée par un plateau, une vallée, et un plateau encore, se nomme La Brûlée, et lui ressemble un peu de visage. Elle a remplacé la ferme anonyme, à jamais privée d'état civil, qui fut brûlée en 1635, quand les Suédois et de nombreux irréguliers ravageaient la Lorraine. La Horgne-aux-moutons, solide sur un promontoire, surveille tout un pays. La route de Carling à Sarrelouis, longeuse de frontière, passe derrière elle et un peu au-dessus ; les lignes forestières qui partent de là conduisent en Allemagne.

La Horgne est seule, puissante, peuplée.

Hélas ! l'homme qui la commande n'a pas d'enfants. Dans cette féconde Lorraine, lui, fils aîné de ceux qui lui transmirent la ferme, lui qui, tout jeune, en est devenu propriétaire, il est seul de son nom sur la terre des Baltus. Sa femme, une belle fille de Pange, épousée à vingt ans, est morte en donnant le jour à un enfant qui n'a pas vécu. D'autres ont cherché à plaire à maître Léo, et, pendant une période qui fut longue parce qu'il était riche, on parla plus d'une fois d'un nouveau mariage, avec celle-ci, avec celle-là, et elles eussent consenti, assurément, à devenir maîtresses de la Horgne-aux-moutons. Mais lui, il ne voulait pas.

Il est vieux à présent. Il a passé toute la guerre de 1914 dans sa Horgne, seul avec de jeunes gars, ou des bossus, bancals, malingres, que la conscription allemande lui laissait, travaillant comme à trente ans, et il en aura tout à l'heure soixante. Son aide la plus assurée et constante, ça été Glossinde, une vieille fille silencieuse et dévouée, claire de regard, d'âme intrépide, douloureuse à jamais, comme tant de femmes de Lorraine qui ont vu les deux guerres, et que la victoire elle-même n'a pas consolées.

Le voici, dans la grande salle de la ferme. Le soir du jeudi saint, 17 avril 1924, il est rentré des champs plus tôt que d'ordinaire, puisqu'il y a encore un peu de jour, et qu'on voit assez « pour se conduire dans la campagne » . Par les deux fenêtres, on aperçoit, dans le ciel au-dessus de France, de grands nuages ronds, compagnons du soleil en fuite, éclairés par en bas, et rouges de son feu. Il fait très froid dehors. Glossinde tourne autour de la cheminée, rapprochant les bouts de tisons, écumant le pot de terre où elle a mis toutes sortes de légumes à bouillir. Léo Baltus est assis devant le feu, sur une chaise basse, penché en avant, les mains à la flamme. Ses genoux sont remontés ; son grand corps replié, tassé, paraît plus gros qu'il n'est ; il a des épaules de porteur de grains, une tête ronde, aux cheveux gris abondants et coupés ras, un visage sans barbe, les traits épais, les yeux jaunes, les sourcils droits. Son frère, le cadet, qui est près de lui, à sa gauche, lui disait autrefois : « Tu as le masque d'un vieux Latin, Léo, et on ne t'appelle pas pour rien « le Romain ».

Jacques Baltus, lui, de six années moins âgé, habillé en demi-bourgeois, assis sur le bout d'un banc de cerisier qu'il a rapproché du foyer, une jambe passée sur l'autre, le dos bien droit, maigre et bâti en hauteur, a le type militaire des grands Lorrains qui servent dans la cavalerie. Ses cheveux, clairsemés sur le haut du crâne, fournis et bouffants sur les côtés, sont blonds, et sa moustache est plus blonde encore. Il a plus de rides que son frère aîné ; il a des yeux bleus, aux mouvements rapides ; les lèvres fortes, trop portées en avant, défaut que cachent à demi les moustaches gauloises, tombantes le long des joues. Pas plus que Léo, Jacques Baltus n'a fait la guerre contre nous, dans les armées allemandes. Sa profession l'a exempté, en 1914 : il est instituteur primaire à Condé-la-Croix.

La conversation, commencée depuis une heure peut-être, avec son frère, ne vit plus que par soubresauts. On s'est dit à peu près tout ce qu'on pouvait se dire. Tantôt, il regarde Léo, qui ne bouge pas, lui, creusant la même idée, et tantôt il regarde sa fille, dans l'ombre, là-bas, et qui n'a pas dit un mot, ni fait un geste. Elle se tient debout, longue et mince, la poitrine appuyée au mur, et son front touche les vitres de la fenêtre, qui est haute. On lui a donné, ou bien elle s'est donné à elle-même, une consigne dont elle ne s'écarte pas. Elle attend quelqu'un qui doit apparaître, dans les ténèbres presque faites de la cour et des terres en pente. La lumière ne vient plus du dehors à son visage ; la flamme de la lampe, celle du foyer mettent seulement quelques points d'or sur les cheveux blonds qu'Orane porte en bandeaux, selon la mode ancienne. Si, à travers les vitres, un passant apercevait la jeune fille ainsi penchée vers l'ombre, il pourrait ne pas la trouver jolie. Elle est simplement agréable ; on la devine brave, pure, et, tout au fond, tendre. Mais brave d'abord. C'est un être sûr, et qui, malgré sa jeunesse, a le parfait commandement de soi-même. Elle a des yeux tout neufs, tout clairs, tout bleus, où tremblent des étamines jaunes, et elle les gouverne à merveille. Ils se posent sur les yeux de celui qui lui parle, et ils jugent ; et après cela, si vous avez déplu, cherchez-les : vous ne les trouverez plus. Elle excelle à cacher sa sensibilité frémissante. Elle parle peu. Pour ce qu'elle aime, elle est capable de parler très bien et même avec esprit, et d'attendre indéfiniment, et d'être héroïque. Elle a de la défense, des amitiés, des répulsions, vierge attentive et passionnée.

En ce moment, elle guette ; son cœur est occupé d'une seule pensée, qui trouble aussi, mais inégalement, les deux frères Baltus. Ceux-ci mettent de longs intervalles entre des phrases qui sont des répétitions de crainte ou d'espoir déjà exprimés, et qu'ils prononcent uniquement pour garder le contact, navires en voyage, et qui disent : « Rien de nouveau à bord. » Les ténèbres sont de plus en plus épaisses, sur la campagne. Les nuages les plus bas ont à peine un peu de pourpre à l'ourlet.

— Tu dis, Jacques, qu'elle a quitté ta maison à deux heures ? Dans quelle direction ?

— Le charpentier Cabayot l'a vue, qui se dirigeait de vos côtés.

— Elle n'a pas paru à la Horgne. Les bois sont grands : les chiens s'y perdent.

— C'est tous les jours à présent qu'elle court la campagne, avec ses morceaux de pain dans son tablier.

— De combien, chaque morceau, qu'elle perd ainsi ?

— D'une livre, une livre et demie.

Le paysan serra les deux poings qu'il tendait à la flamme.

— Tu supportes cela, Jacques !

— Que veux-tu ? le chagrin l'a changée !

— Je l'aurais corrigée, moi !

— …Tu n'en sais rien, Léo : tu es veuf depuis trop longtemps, pour être sûr que tu aurais fait cela. Moi, je ne le crois pas.

L'homme de l'école, rude aussi, mais plus raffiné, eut un sourire douloureux, en regardant la flamme dansante du foyer. Il reprit, longtemps après :

— J'ai toujours fait bon ménage avec elle, Léo.

La vieille Glossinde, à ce mot-là, tourna la tête ; la jeune fille qui guettait, sans se retourner, fit un mouvement : mais il n'y eut ni réponse, ni suite. L'horloge, dans sa gaine de bois peint, sonna sept heures. Le chef de la Horgne-aux-moutons tira, de son gousset, un ognon d'argent, montre héritée, et la monta, avec la clé qui pendait à la chaîne d'acier. Le meuglement d'une vache, dans l'étable voisine, affaibli par les cloisons, remplit la salle, et fit trembler une assiette en équilibre dans le vaisselier.

— J'ai livré le veau ce matin, dit le paysan.

Le silence dura ensuite un peu de temps, rompu, tout à coup, par quatre notes jeunes, claires, heureuses :

— Voilà Mansuy !

La guetteuse quitta la fenêtre, courut à la porte, et l'ouvrit. L'air glacé entra, balayant des brins de paille qui coulèrent sur le sol, et de la poussière qui tourbillonna autour de la lampe.

— Et voilà maman en arrière !

Elle s'élança dehors. L'instituteur s'était levé le premier, et l'avait suivie jusqu'auprès du seuil. Léo Baltus se levait aussi, mécontent d'avoir perdu deux heures peut-être, et des mots, par la faute de cette belle-sœur à demi folle. Le bruit de plusieurs voix mêlées entra en vol de bourdon, sans qu'on pût deviner ce qu'elles disaient. Trois hommes, au lieu d'un, apparurent, montant les marches : Mansuy, solide gars, d'allure dégagée, qui venait d'achever son service militaire ; le berger tout vieux, barbu jusqu'aux yeux, couvert de sa houppelande ; un adolescent courtaud, robuste, petit valet de ferme. Et ils allèrent dans l'ombre, de l'autre côté de la table. On les vit passer, on ne les regardait pas. Tout le monde regardait celles qui devaient entrer maintenant. Jacques Baltus s'était effacé le long du mur. Elles entrèrent dans la lumière, la fille et la mère, se donnant la main. Elles étaient de même taille, l'une très blonde, l'autre presque brune, et pâle, et dont les yeux étaient cernés d'une grande ombre.

— C'est Mansuy qui l'a retrouvée ! dit la jeune fille. Il n'a pas eu à l'appeler. Elle l'a vu dans le champ. Elle a dit : « Si c'est Marie-au-pain que vous cherchez, elle est dans le chemin ! » Il a descendu, à toute vitesse, et il l'a trouvée sur la route, la chère maman. Elle allait chez nous, à Condé-la-Croix. Elle a grand chaud, elle se dépêchait. N'est-ce pas, maman, que vous saviez bien que vous étiez en retard ?

Elle disait cela pour excuser la mère, qui inclina la tête, en signe d'assentiment, et répondit :

— J'avais dû aller plus loin que d'habitude, à des carrefours, dans les forêts. J'ai idée que c'est par là qu'il reviendra. S'il était en France, nous l'aurions déjà, dans sa petite chambre, dans son lit qui est fait, les draps bien tirés, une fleur fraîche à côté, pour qu'il repose mieux.

La jeune fille avait fermé la porte. La mère était seule, debout près de l'entrée, disant avec volubilité, et comme si elle récitait une leçon, ces choses qui semblaient déraisonnables aux autres. À peine avait-elle l'air de les reconnaître, ceux qui se trouvaient là, dans la salle. Son mari, que sa fille avait rejoint, près du mur, à droite, se taisait, gêné.

Ce fut la forte voix du maître qui essaya de tirer du rêve la mère hallucinée. Il la connaissait mal. Il n'avait jamais su la comprendre, même au temps des noces de Jacques ; il ne voyait pas en elle, sans dépit, une sorte de demi-dame, qui avait passé plusieurs années au pensionnat des religieuses de Peltre ; il attribuait à son influence le peu de goût qu'avait montré, pour la vie rurale, Nicolas Baltus, le disparu, le neveu, l'espoir trompé de la ligne terrienne.

— Eh bien ! avez-vous découvert sa trace, ma pauvre Marie ?

Elle tressaillit, et répondit, comme un témoin répond au juge, tâchant d'assurer sa voix, de ne dire que l'essentiel :

— Non ; mais mon espoir est invincible ; les chemins sont longs pour moi, ils sont longs pour lui ; il n'a pas encore passé la frontière.

— Vous le croyez toujours en Allemagne ?

— Oui, Léo, peut-être, ou bien ailleurs.

— Ma pauvre amie, voilà six ans bientôt qu'il n'a point été revu.

— Six ans aujourd'hui même : c'est pour cela que j'ai été plus loin que d'habitude.

— Vous n'en pouvez plus ! Regardez-moi cette mine-là ! Et ces yeux creux ! Et cette robe tachée de boue, plus que mes culottes de labour, bien sûr ! Vous croyez que c'est prudent, à une femme qui n'est pas encore trop désagréable à voir, d'errer des demi-journées dans les forêts de la Sarre ?

— Les mères qui cherchent leur enfant, ça n'a peur de rien, Léo.

— Allons il faut vous en retourner à Condé. Je vous dirais bien de souper avec nous…

— Oh ! non, merci !

— Je sais que vous n'aimez plus la compagnie… Prenez une goutte de café ; ça vous soutiendra, jusqu'à l'école… La nuit est devenue toute noire : Mansuy, tu allumeras la lanterne, et tu les reconduiras jusqu'à la route !

Du groupe des trois hommes qui avaient assisté, muets, à l'entrée de la belle-sœur du patron, Mansuy se détacha aussitôt, il traversa la cuisine en diagonale, ouvrit la porte qui, en face de la cheminée, donnait accès dans les autres pièces de la grande ferme, et revint quelques instants plus tard, portant au bout de son bras gauche, une lanterne d'écurie d'un modèle antique, construite en forme de tour, grillagée, cerclée de métal, coiffée d'un toit à plusieurs étages noircis par la fumée, meuble fabriqué surtout en vue de résister aux chocs, et d'où s'échappait, cependant, une petite lumière. En passant devant la fille de Marie Baltus, le jeune homme, à l'aise dans la ferme comme un vrai fils, leva un peu la lanterne, en manière de salut. Orane sourit. Les adieux furent rapides. Léo Baltus reconduisit son frère et sa belle-sœur jusqu'à trois pas au delà du seuil. Il les regarda descendre un moment, puis remonter pour gagner la route de Carling à Sarrelouis. La femme, fatiguée de la longue course dans la forêt, boitait un peu, tout à côté de son mari. En avant, Mansuy allait, balançant la lanterne, et éclairant le sentier quand il y avait une pierre, ou un tournant. Orane était près de lui.

On ne les entendait ni marcher, ni parler, ces quatre voyageurs dans la nuit, car ils se disaient seulement des mots à voix basse, et l'herbe, et l'humidité de la terre, assourdissaient le bruit des pas. Au-dessus d'eux, les étoiles luisaient, voilées de brume. C'était la nuit de printemps, qui mouille les germes entr'ouverts et les premières feuilles, plus douce que la pluie, et plus lente.

Au bout du sentier, ils trouvèrent la route de Carling, route de hauteur, bordée, à droite, par les massifs forestiers du Warndt, et qui côtoie, à gauche, deux kilomètres après la Horgne-aux-moutons, ce village où habitait Baltus, ce Condé-la-Croix, dont les maisons sont posées en accent circonflexe sur les flancs d'un plateau cultivé. Mansuy continuait, soi-disant, d'éclairer le chemin. Mais la lanterne, pendue à sa main gauche, et dont la vitre était tournée vers l'arrière, ne donnait un peu de lumière qu'à Baltus et à Marie qui suivaient ; et lui, il demeurait dans l'ombre, marchant près d'Orane à pas mesurés, balancés au rythme des labours.

Quand deux jeunes gens s'en vont ainsi, ne se regardant pas l'un l'autre, mais graves, le visage levé, disant aux étoiles, à voix basse, des mots que n'entendent point les parents qui les suivent, on peut être assuré que l'amour est entre eux. La mère, épuisée, possédée d'autres songes, avait perdu, depuis longtemps, ce don qu'ont les mères d'interroger sans cesse, en esprit, leurs filles un peu grandes et en danger d'amour. Marie Baltus ne voyait que ceci : par la nuit sans lune, elle avait, pour la mieux guider sur le chemin, le chef de culture de la Horgne, un homme qui avait la confiance du maître, et auquel celui-ci avait dit : « Reconduis-les jusqu'à la route. »

Mansuy fit beaucoup plus. Il ne s'arrêta qu'au commencement du village, aux premières de ces maisons qui avaient toutes une fenêtre éclairée, mais une seule : habitations de cultivateurs ou d'artisans, façades claires, longs toits, fumiers le long des murs, deux ruisseaux encadrant la chaussée bien empierrée, descendant de là-haut, où était la place de l'école. Ni trop de paroles, ni trop de gestes. Peut-être avait-il, furtivement, serré la main d'Orane Baltus. On vit seulement qu'il se retournait, qu'il enlevait sa vieille toque de fourrure : « Bonsoir, la compagnie ! » et qu'il reprenait le chemin de la Horgne, à grandes enjambées.

Quand il fut éloigné de cinquante ou soixante pas, il se mit à chanter, pour être encore un peu près de celle qu'il aimait. Marie Baltus n'y fit point attention. Orane, qui s'était mise à gauche de ses parents, connaissait les paroles de la chanson d'ancienne France, la chanson qu'elle lui avait apprise, afin de l'habituer à mieux prononcer le français :

S'il fut jamais, s'il fut un jour

Un amant payé de retour,

Ce n'est pas moi :

Vive le roi !

Le refrain s'en alla parmi les ensemencés et parmi les arbres du Warndt. Il ne s'adressait qu'à une seule créature au monde. Elle riait secrètement, les yeux mi-clos. Elle entendit le premier couplet, et le sourire s'allongea encore :

Vous êtes sûre de vous-même,

Votre cœur, sans doute, est fermé :

Si c'est pour ne pas être aimé,

Pourquoi voulez-vous qu'on vous aime ?

Orane n'entendit pas la suite. Le chanteur était déjà trop loin. Elle se rappelait le jour où ce timide, dans le verger de la Horgne, lui avait dit : « Pour être certain de vos amitiés, il en faut, du temps, mademoiselle Orane ! » et comment elle avait répondu : « Lent à donner sa foi, et fort ensuite pour la défendre, mais, Mansuy, c'est toute la Lorraine ! »

 Elle songeait à ce passé, qui datait de trois mois. Les premières maisons de Condé remplaçaient les poiriers plantés au bord de la route. Aucun feu derrière les volets clos. Elles dormaient, et de même celles d'après. La rue était déserte. Elle débouchait dans une place rectangulaire, trois fois large comme elle, montant de même vers le sommet du plateau, et que barraient, en haut, les bâtiments de l'école. Orane, son père et sa mère, arrivés devant le perron, tournèrent à gauche, où était le logement de l'instituteur, et rentrèrent chez eux, là où il y avait eu du bonheur, autrefois.

LES TROIS BALTUS

Qu'étaient ces Baltus ? les représentants d'une des plus anciennes familles de Condé-la-Croix, le feuillage caduc, mais vert pour le moment, d'un des chênes les mieux enracinés de la frontière lorraine. On prétendait, — et c'est l'abbé Gérard qui disait cela, sans assez de preuves et un peu glorieusement, — les rattacher à ce Louis Baltus qui fut échevin de Metz vers les années 1690, et dont le fils publia le Journal de ce qui se faisait à Metz, lors du passage de Marie Leczinska. Il se peut. La ligne collatérale était demeurée dans l'ombre, en tout cas ; elle avait mérité d'une autre manière : au service du blé, du seigle, de l'herbe et de la forêt. C'étaient, ces gens de Condé, des fermiers de longue lignée sur des terres difficiles. Elles exigeaient des laboureurs habiles, parce qu'elles sont inégales souvent, ou à flanc de coteau, et des hommes de grand courage, parce qu'elles n'ont jamais cessé d'être disputées. Les soldats de toutes les Allemagnes, ceux des ducs de Lorraine, ceux de France, ceux de Suède même et d'ailleurs, étaient entrés, tour à tour, dans la Horgne-aux-moutons, celle d'à présent, vieille de deux siècles, ou l'une de celles qui avaient été bâties sur la même falaise boisée, dominant la vallée. Les contrebandiers la connaissaient bien, les déserteurs aussi, et chacune des espèces de rôdeurs de bois. Il fallait être un chef pour tenir là, en bon ordre, les champs, les greniers, les troupeaux et les gens.

Léo Baltus en était un. Aîné de deux frères, il avait été maintenu en possession du domaine indivis que le père, un des plus rudes paysans de ce coin de Lorraine, avait acheté de demoiselle Collin, dernière héritière d'une famille du pays. On ne sait plus à quelle date remontait, dans les âges, l'association de ces deux noms, les Collin propriétaires, les Baltus fermiers de la Horgne. Il n'y avait plus de Collin, du moins de cette famille-là ; il y avait encore trois Baltus, et l'aîné, à l'automne de chaque année, donnait, à Jacques et à Gérard, leur part de bénéfices. Il ne la faisait jamais large. Si la récolte de froment, ou de seigle, ou d'avoine, ou de pommes de terre, avait été bonne, il trouvait toujours à dire que les valets de ferme avaient demandé une augmentation de gages ; que deux vaches avaient péri ; que la provision d'avoine n'avait pas suffi pour les chevaux ; que les réparations soit aux bâtiments, soit aux attelages, aux charrettes, aux charrues, ne laissaient pas grand'-chose aux co-partageants. Il recevait ses frères une ou deux fois l'an, et princièrement, à sa table ; il savait, à l'occasion, faire un cadeau, soit à l'abbé, soit aux enfants de l'instituteur : personne ne s'était jamais plaint, et la Horgne-aux-moutons passait, non sans raison, pour une des fermes les mieux tenues de toute la contrée.

Gérard, l’abbé, était d'un demi-pied plus haut que Léo et que Jacques, déjà fort grands. Ce dernier venu de la famille eût ressemblé à un de ces athlètes dont on voit le portrait dans les journaux de sport, s'il avait été formé, dès sa jeunesse, aux exercices du corps, à la gymnastique, au lancement du disque et du javelot, au patinage, à la lutte, au maniement des haltères. Prêtre, et passionné pour les études d'histoire, — bien entendu pour l'histoire de Lorraine, — il ne prouvait guère son aptitude aux jeux de force que par l'ampleur de sa voix et une incroyable résistance aux fatigues de la marche. Il parlait d'une voix grave, méthodiquement, avec beaucoup de sens commun. Puis, tout à coup, sa bonne figure pleine s'illuminait, il riait d'avance d'une plaisanterie ou d'un mot vif qu'il allait dire, et ce n'était pas toujours drôle, mais on s'amusait, malgré soi, au plaisir qu'il y prenait. Âme candide et régulière, sans ambition humaine, tout pétri d'ambition divine, il était plus porté que d'autres à ne point cacher ses sentiments, et non seulement sa foi, mais ses préférences, son amour pour la France, qu'il connaissait uniquement par les livres, par une comparaison devenue quotidienne avec l'immigré allemand, et par le sang des Baltus, qui était pur. Lorsque sa mère, première avertie, avait appris de lui-même, un soir, dans le fournil, qu'il se croyait appelé au sacerdoce, elle s'était écriée : « Ah ! cet honneur-là nous était bien dû, pour tous les prêtres que nos grands-parents ont cachés, à la Horgne, pendant la Révolution ! » Elle avait assisté à la première messe de Gérard, communié de la main de son fils, puis, comme si sa raison de vivre eût désormais cessé, tranquille, elle avait quitté ce monde.

Son grand Gérard, attaché d'abord à l'Œuvre des jeunes ouvriers de Metz, et devenu l'hôte toujours présent et toujours accueillant de la maison bâtie au sommet de la ville, avait été nommé, plus tard, curé d'une toute petite paroisse de Metz-Campagne. Mais il ne devait pas occuper son poste très longtemps. La guerre éclata : les Allemands avaient eu soin d'inscrire l'abbé Gérard Baltus sur la liste noire.

Le clergé lorrain leur était en particulière détestation. Ils n'ignoraient pas que l'esprit latin voit en eux des barbares, et qu'un cœur catholique est porté à aimer la France, un peu, beaucoup, passionnément, selon le degré de connaissance qu'il en a. Quarante-quatre années n'avaient pas changé les âmes nobles de Lorraine. Qui incarnait cet esprit, et qui dirigeait ces cœurs, si ce n'est les prêtres, descendants presque toujours des familles les plus exactes dans la foi ? Les gens de la Prusse le savaient bien. S'ils avaient pu détruire les souvenirs du « temps français », eux, les maîtres de l'Allemagne ! Mais la foi, l'histoire et la légende échappent aux plus puissants. Ils n'avaient que bien peu réussi. Ils accusaient les prêtres, — non sans raison, — d'avoir été, d'être toujours, avec bon nombre de maires et d'instituteurs, l'obstacle principal à la germanisation de cette province, que les historiens teutons déclaraient allemande, et que la guerre de 1870 avait arrachée à la France. Dès la déclaration de guerre, et quelquefois avant que la nouvelle officielle fût publiée, ils se hâtèrent donc d'arrêter les plus connus de ces « ennemis de la patrie allemande ». Sous quels prétextes ? les plus variés, les plus vaguement formulés. Quatre ou cinq soldats, baïonnette au canon, un officier arrivant en automobile, et descendant, revolver au poing, ordonnaient au curé de les suivre. C'était à la porte du presbytère, à la sortie de l'église, sur une route, quand le prêtre revenait d'administrer un de ses paroissiens. Le curé demandait les raisons de cette arrestation : « Qu'ai-je fait ? » On lui répondait : « J'ai l'ordre. Vous saurez plus tard. » Plus tard, cela signifiait : « Quand nous voudrons » ; cela signifiait aussi : « Jamais. » Les soldats aimaient à plaisanter. Quand ils eurent arrêté, par exemple, l'abbé Vechenauski, qui venait de célébrer la messe à Orny, ils lui demandèrent : « Pourquoi avez-vous été, ce matin, à Chérisey ? — Parce que c'est l'annexe de ma paroisse. — Oui, répliquèrent-ils ; votre annexe, c'est le diocèse de France. » Souvent le prisonnier n'est pas autorisé à rentrer dans son presbytère, pour y prendre un manteau ou du linge. Il faut l'emmener au plus vite à la prison militaire de la ville la plus proche, d'où il sera expédié en Allemagne, à moins qu'on ne préfère le garder en cellule, dans quelque forteresse de Lorraine ou d'Alsace. Il y a des gares où l'on change de train, pour gagner les lieux de destination : aubaines pour la canaille déchaînée ! Soldats et immigrés se rassemblent autour des « espions » ; les injures sont toutes permises, les coups de pied, de canne ou de crosse de fusil autorisés, les plaisanteries teutonnes applaudies, celles surtout qui font beaucoup souffrir, car « c'est la guerre », et la conscience allemande est en syncope. Une des meilleures farces des officiers et sous-officiers consiste à faire aligner leurs captures, prêtres et laïques, le long d'un mur, à les prévenir qu'on va les fusiller, à commander à un peloton de charger les armes et de mettre en joue, puis à déclarer que l'exécution aura lieu à un autre moment. Lorsque le vieux curé de Gélucourt eut été arrêté, en août 1914, un supplice inédit fut inventé par les soldats, dans la gare de Sarreguemines : ils s'approchèrent, en file, du vieillard qu'ils avaient adossé à un mur, et, l'un après l'autre, ils lui écrasèrent les pieds à coups de talon de bottes.

Songez donc : il y avait, parmi ces prêtres, des hommes convaincus d'avoir dit qu'ils étaient fiers d'être nés avant 1870 ; il y en avait d'autres qui avaient refusé de faire des sermons en allemand, devant des populations habituées à entendre le français ; d'autres, qu'on avait vus monter sur les coteaux et approcher l'oreille de terre, pour écouter si le bruit du canon français ne se rapprochait pas, et, de tous, on pouvait dire ce qu'écrivait à l'évêque de Metz, en décembre 1914, un fonctionnaire impérial : « Je ferai observer que, non seulement le sous-préfet de Thionville-est, mais aussi d'autres sous-préfets se plaignent de ce que le clergé, en opposition flagrante avec la vieille Allemagne, ou bien ne parle pas du tout, ou bien parle trop peu, à l'église, de la guerre, dans le sens national allemand. »

Ainsi furent saisis, emmenés en captivité, généralement aux premiers jours de la mobilisation, des curés de paroisses lorraines, ou des professeurs ecclésiastiques, connus pour leurs sentiments français, comme l'abbé Vechenauski ; le Père Bonichut, du couvent de Saint-Ulrich ; l'abbé Hennequin, curé de Moyenvic ; l'abbé Théodore Robinet, curé de Gélucourt ; l'abbé Rhodes, curé de Maizeroy ; l'abbé Courtehoux, curé de Corny, qui mourut peu après ; l'abbé Étienne, aux yeux clairs, fils d'instituteur, oncle de deux officiers français, curé de Lorry-lès-Metz ; l'abbé Jean, curé de Château-Noué, arrêté pendant la bataille de Sarrebourg, et mort par suite des mauvais traitements endurés ; l'abbé Betsch, qui ne rentra dans sa paroisse de Destry qu'au bout de cinquante-deux mois ; l'abbé Reinert, curé de Vannecourt ; l'abbé Michel, curé de Falchwiller ; l'abbé Leidinger, curé de Morange-Silvange ; l'abbé Ritz, alors rédacteur au Lorrain, et collaborateur de ce grand patriote, le chanoine Collin, qu'il avait fait partir pour la France quelques heures avant que les soldats allemands ne vinssent enfoncer la porte du logis de la rue du Haut-Poirier ; l'abbé Lacroix, curé de Norroy ; l'abbé Walbock, curé de Sailly ; l'abbé Pierre, archiprêtre de Delme, accusé d'avoir « combattu l'idée allemande » ; l'abbé Mouraux, curé de Sérouville ; l'abbé Hippert, curé de Longeville-lès-Metz ; et tant d'autres, tant d'autres !

Gérard Baltus fit partie de cette levée en masse de suspects. Saisi par cinq soldats allemands, au petit matin, quand il sortait de son presbytère pour aller dire sa messe, le 1er août 1914, il était conduit à la prison militaire de Metz, et recommandé à la sollicitude particulière du feld webel geôlier Koch. Après un mois, transféré à Coblentz, puis à Cassel, il ne rentra à Metz qu'à la fin de novembre 1918. La prison avait été dure pour ce fils de laboureur, habitué à la vie au grand air ; les « repas impériaux », composés d'un morceau de pain large comme la main, et d'une tasse d'eau, les alertes continuelles, les réveils en sursaut, que multipliaient les gardiens ouvrant à toute heure le guichet, l'absence de nouvelles des siens, la saignée quotidienne que lui faisait subir la vermine des cachots, la douleur où le jetaient les acclamations des Allemands, saluant les victoires annoncées par l'état-major, avaient altéré la plus belle santé de Lorraine. L'abbé Baltus était devenu un géant maigre, travaillé de rhumatismes, sans cesse menacé de crises cardiaques. Il n'avait gardé, du temps d'avant-guerre, que sa foi, sa voix et sa passion de l'histoire lorraine : « tout l'essentiel », disait-il. Et il retrouva, dans la joie, sa petite paroisse de l'arrondissement de Metz-Campagne. Souvent, dans la famille, on l'avait appelé : « Gérard l'Asseuré » ; il demeurait, après la longue épreuve, digne du surnom qui signifiait, ici, que l'homme n'avait point l'air de ceux qui se rendent facilement, ni dans une discussion, ni dans une bataille.

Le second des Baltus avait quitté la Horgne-aux-moutons, comme Gérard, et il était devenu maître d'école. Ce corps des instituteurs lorrains, les Français le connaissaient mal. Ils en donnèrent la preuve immédiate, lorsque la France rentra dans ses provinces reconquises. Il parut alors convenable de rédiger et de publier un petit guide en Alsace-Lorraine, un vade-mecum pour tant de « Français de l'intérieur », qui allaient parcourir le domaine, depuis quarante ans fermé à clé du côté de l'ouest, administré, exploité, et de plus en plus envahi par les Allemands. La joie ne suffisait pas au vainqueur, en effet, pour reprendre sa place. L'administration militaire fit donc savoir aux officiers, aux soldats, aux fonctionnaires, quelles amitiés ils avaient chance de rencontrer, dans les villages, à qui se fier, de qui se défier.

Une petite brochure fut imprimée. Imparfaite et sommaire, elle disait, des instituteurs de Lorraine et d'Alsace : « Il n'y a pas grande confiance à accorder aux instituteurs : ils sont allemands et pangermanistes. Dans les agglomérations agricoles, on pourra les distinguer suivant les promotions. Les vieux maîtres d'école restent fidèles à la France, mais ils sont de plus en plus rares. D'autre part, les tout jeunes instituteurs, partisans actifs du nationalisme alsacien-lorrain, commençaient parfois à se dérober aux influences officielles, et à se rapprocher des idées françaises ; mais ils sont presque tous mobilisés. On se trouvera donc en présence d'instituteurs pliés à la discipline allemande, ou gâtés par la soi-disant culture d'outre-Rhin. »

Ce furent des lignes injustes pour beaucoup de ces instituteurs, vieux, moyennement jeunes ou tout à fait, auxquels on prêtait, avant que l'enquête pût être approfondie, des sentiments qu'ils n'avaient pas. Nous eûmes bon nombre d'amis, au temps de notre abandon, dans le « personnel enseignant » que surveillait le schulrat de Metz ; oui, de grands amis, dont l'amitié fut méritoire, et il faut entendre par là non seulement les religieuses de Peltre, de Sainte-Chrétienne, de Saint-Jean-de-Bassel en Lorraine, de Ribeauvillé en Alsace, admirables femmes, qui continuèrent de former, à la française, le cœur de toutes les femmes de Lorraine et d'Alsace, mais d'autres maîtres et maîtresses d'école, dénoncés, inquiétés, obligés de ne point déclarer leur amour pour le pays de France, habiles pourtant et résolus à ne pas le renoncer. Il y eut des héros parmi eux : Jacques Baltus en fut un.

Avant l'âge de quinze ans, il avait décidé de devenir instituteur, et, le soir même du jour où sa décision fut prise, il en avait avisé le père, le vieux chef qui commandait toute chose à la ferme de la Horgne-aux-moutons. Le père, homme considérable dans le pays, réputé pour sa taille, sa force, sa fortune, et son humeur française, avait répondu : « C'est bien, petit ! Je n'ai que trois fils : l'aîné est déjà, comme moi, paysan ; toi, tu seras maître d'école ; si le troisième, comme il en parle déjà, se fait curé, mes trois fils auront bien servi Dieu et la Lorraine. » Et les choses ne s'étaient point passées autrement.

Que Jacques Baltus, le second, eût, à proprement parler, la vocation de l'enseignement, on aurait pu en douter. C'était, dans sa première jeunesse, un de ces Lorrains, grands lurons tout en bois souple, qui n'aimaient rien tant que de jouer un bon tour aux maîtres germains de la Lorraine, dût la plaisanterie s'achever en bataille. Il évitait, pour ne pas nuire aux intérêts du père Baltus, de provoquer les fils des immigrés allemands qui habitaient le village de Condé-la-Croix, le plus voisin de la Horgne, mais il ne manquait guère l'occasion de manifester ses sentiments français, lorsque, dans les petites villes moins voisines, à Boulay, notamment, ou dans la grande ville capitale, il y avait une occasion de se montrer bleu, blanc, rouge.

Sur ses économies de jeune fils de ferme, — elles n'étaient pas grosses, — il trouvait le moyen de prendre le chemin de fer, et de rejoindre des amis messins, qui le surnommaient « le sergent-major ». On l'attendait à la gare ; le soir, on l'y reconduisait. Il avait ainsi, dans l'été de sa quinzième année, le 15 août, fait à bicyclette l'excursion de Metz à Mars-la-Tour, un peu pour pèleriner jusqu’à Gravelotte, et passer, en sifflant Sambre-et-Meuse, devant l'hôtel du Cheval d'or, où le vieux Guillaume a couché le 17 août 1870 ; mais surtout dans l'intention de rencontrer des bandes de jeunes Allemands qui se rendaient, avec leurs provisions de charcuterie, au monument des Hessois, qui est sur la route ; on s'était battu, dix contre dix, à coups de poing, sur un bas-côté du chemin, avant d'arriver à la Schlucht. Le vingt et unième personnage avait mis en fuite les combattants : c'était un gendarme allemand, chargé de veiller au bon ordre de la fête.

Lorsque le temps fut venu, Jacques Baltus entra à l'école préparatoire de Saint-Avold, puis à l'école normale primaire de Metz ; il y trouva des jeunes gens comme lui, tous catholiques, — les protestants étaient formés à l'école normale de Strasbourg, — très décidés à ne point servir contre la France, du moins avec un grade dans l'armée allemande, et auxquels nul maître ne tenta d'arracher la foi, ni l'amour de la Lorraine, ni le souvenir de ce que le père et la mère avaient enseigné, par l'exemple, durant la petite jeunesse. Après cinq ans, il se retrouva, au sortir de l'école normale, aussi Lorrain qu'il était entré. Et très vite, après un stage de quelques années dans un autre bourg de la Lorraine de langue allemande, il eut la chance d'être nommé instituteur dans son propre village de Condé-la-Croix. Il y était demeuré populaire : il fut, promptement, un des premiers hommes de la région.

Dans sa chaire de maître d'école, il était redouté, voyant tout, apercevant la main furtive d'un gamin qui pinçait la culotte du voisin, ou lançait une boulette de papier, habile à saisir le coupable en flagrant délit, capable encore de rire avec les petits, lorsqu'il suffisait d'avoir ainsi fait entendre : « Je te vois ! » et qu'une punition eût froissé l'esprit nuancé de cette jeunesse lorraine ; au surplus, attentif à ne point faire de jaloux, à ne point supporter de coteries et de clans parmi les élèves. C'était l'école, le lieu où le maître remplace le père. Ces âmes d'enfants, bourrées de passions, — vingt poussins sous la poule, — intéressaient au plus haut point l'instituteur. « Parbleu ! disait-il, le métier n'est pas commode : de tous mes renards, de mes ours, de mes loups et de mes moutons faire des Lorrains ! » Il avait, du Lorrain, une idée toute belle, qu’à vrai dire il tenait de son père, de sa mère, de ses aïeux, de l’air des forêts et des plaines, et qu’il regrettait de n’avoir pu étudier dans l’histoire. « Que voulez-vous, disait-il, le temps m’a toujours manqué ! Quarante gamins à instruire, les parents à recevoir, les papiers du maire à tenir à jour, ma femme à raisonner, Orane à regarder vivre, et mon petit verre de mirabelle à boire, m’empêcheront toujours d’être savant. Dans la famille, c’est le plus jeune qui est savant, l’abbé Gérard : quand nous serons vieux tous deux, je m’instruirai près de lui. Ce sera ma dernière joie de redevenir écolier. Il aura bien sa retraite, et moi aussi. »

Dure mission, celle d’un maître d’école qui a de la conscience ! Du matin au coucher du soleil, Baltus ne prenait point de repos. S’il n’était pas dans sa classe, on était sûr de le trouver à la mairie, dont il était le « greffier », comme on dit en Lorraine.