Les déviants sacrés - Tome 1 - Christine Barsi - E-Book

Les déviants sacrés - Tome 1 E-Book

Christine Barsi

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Beschreibung

Sylvainth regorgeait de paysages stupéfiants. Ces roches instables, ces forêts d’une humanité dérangeante… et ce désert… Il n’était pas de jour, où je ne m’enthousiasmais pas pour l’un de ces mystères.
Le Grand Dessein auquel j’étais assujettie m’amenait à partager l’existence des hommes-guerriers et à les aider à traquer des Aliens sur notre monde depuis trois cents années. Nous, les amazones, n’avions-nous fait qu’entériner les volontés croisées de nos communautés ? Je pensais, que ce à quoi j’aspirais s’avérait plus complexe que mes idéaux à court terme et que ces aptitudes qui émergeaient chez moi m’affolaient plus qu’elles ne me rassuraient.
Condamnée à ce rôle de femme-appât sous la coupe du Dragaãnh, cet être énigmatique et solitaire sur lequel couraient maintes rumeurs, j’étais contrainte à l’obéissance, et je n’étais pas prête à m’affranchir de cet officier et de ses vétérans ; mais cette soumission qu’ils escomptaient ne ferait pas long feu. J’allais jouer avec eux, et à la toute fin je leur échapperais… si tant est que cet officier ténébreux me le permette. Il me fallait découvrir ce qu’il incarnait ; mais ensuite, aurais-je encore le choix de ma destinée ? Et qu’étais-je, moi-même, pour qu’il me hante à ce point, et qu’il ne parvienne pas à se détacher de moi ?

À PROPOS DE L'AUTEURE

Christine Barsi est une scientifique qui puise son inspiration dans ses études en biologie et science de la nature et de la vie, ainsi que dans son métier dans les ressources humaines et l’ingénierie. L’auteure écrit en parallèle depuis 1998 des romans de science-fiction et de fantastique, avec à son actif onze romans publiés à compte d’éditeur. Elle est membre du Conseil d’administration de sa ville, afin de promouvoir la littérature.

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Christine Barsi

LES DÉVIANTS SACRÉS

Saga des Mondes Mutants

Tome 1 : Le Grand Dessein

Du même auteur

– Déviance

roman, 5 Sens Éditions, 2017

– Teralhen (tome 1 du Cycle des Trois Marches)

roman, 5 Sens Éditions, 2017

– Mutagenèse (tome 2 du Cycle des Trois Marches)

roman, 5 Sens Éditions, 2018

– L’éveil du Dieu Serpent

roman, 5 Sens Éditions, 2018

– Déviance II (Renaissance)

roman, 5 Sens Éditions, 2019

– Déviance III (Les Aulnes Jumeaux)

roman, 5 Sens Éditions, 2019

 

Saga des Mondes Mutants :

 

– SolAs

5 Sens Éditions, 2019

– La Passion de l’Arachnee (Tome 1 : L’Odyssée)

5 Sens Éditions, 2020

– La Passion de l’Arachnee (Tome 2 : Thanäos)

5 Sens Éditions, 2020

– La Passion de l’Arachnee (Tome 3 : Le Bal du Léviathan)

5 Sens Éditions, 2020

 

 

À mes écrivains fétiches qui m’ont inspirée dans ce domaine de la science-fiction.

 

Voici une phrase de George Bernard Shaw que j’apprécie beaucoup : « Vous voyez des choses et vous dites : « pourquoi ? » Mais moi je rêve de choses qui n’ont jamais existé, et je dis : « pourquoi pas ? »

 

 

Prologue

Les Archives d’un prêtre rörhte : Il est un monde au-delà des mondes, où même le sol possède une existence en propre. Ne pénétrez pas ses forêts, ne vous exilez pas dans ses montagnes !

 

Depuis bientôt trois cents ans de l’ère d’après les changements, on se battait toujours sur Sylvainth. L’ancienne civilisation telle qu’on la connaissait avait disparu pour laisser la place à une autre, faite d’un côtoiement anarchique de groupuscules vivants chacun en autarcie au sein d’un système démantelé. Trois cents ans précisément, depuis l’apparition des premiers Draegs venus d’une planète de l’une des galaxies spirales de l’Univers de Thoryns ; à ce qui se disait. L’invasion avait été insidieuse, extrêmement progressive ; et quand les Sylvaneeths avaient réalisé le danger, il était déjà bien trop tard pour repousser l’ennemi.

Sylvainth était un monde de forêts immenses et d’innombrables lochs petits ou grands, enserrés entre de hauts plateaux d’une terre lourde et riche. Aucune éminence suffisamment élevée pour mériter le nom de haute montagne. Pas vraiment. Aucune barrière géologique infranchissable sur ce vaste monde, dix fois plus imposant que les planètes voisines appartenant au système solaire d’Andyn. La civilisation s’était insérée, là où ça avait été possible ; c’est-à-dire près des plans d’eaux ou bien des aqualides, ces bassins liquides constitués le plus souvent d’une eau couleur de sang ayant l’ultime propriété de régénération dans certaines conditions particulières, ou encore non loin des driverlides, ces courants d’eau lévitant au-dessus du sol à quelques pas1, voire dizaines de pas, comme portés par une force invisible qui les maintenait en suspension d’une manière quasi surnaturelle.

Il n’avait jamais été humainement possible d’habiter au cœur des forêts changeantes. La croissance des arbres s’y avérait tellement rapide qu’un mois seulement après le tronçonnage puis l’abattage de l’un d’eux, d’autres plus nombreux réapparaissaient aussi grands et massifs que l’avait été le précédent. À l’instar des êtres de Sylvainth, les arbres vivaient pleinement. La destruction de l’un d’eux engendrait, de fait, systématiquement, la naissance, l’accroissement et la multiplication d’autres spécimens de l’espèce ; et puis surtout, ils étaient dangereux.

Les Sylvaneeths avaient cessé de s’attaquer aux forêts, pour édifier leurs cités dans les vallées proches des lochs. Seules, certaines ethnies d’amazones osaient contrevenir à cette mesure liée à leur survivance. Sur les plateaux, les sols instables avaient de même été évités. La géodynamique de Sylvainth faisait qu’il était quasi-impossible de vivre en altitude. Les substrats en profondeur travaillaient en permanence. Une élévation de terrain ne demeurait en l’état que quelques mois, jamais vraiment plus, avant de s’effondrer plus ou moins sur elle-même. Le relief de ces plateaux subissait des variations sujettes à une sorte d’équilibre géologique interdisant la croissance des massifs et la formation de hautes montagnes. Il n’y avait que les vallées pour rester immuables dans la fabuleuse ossature de ce monde. Même les lochs ou les bassins vibraient d’une existence propre. Leurs eaux sanglantes ou brunes déferlaient ou refluaient sans prévenir, sans dépasser leur niveau culminant, mais pouvant disparaître en presque quasi-totalité sans qu’aucune prévision ne puisse être envisagée.

PREMIÈRE PARTIE

LE TÉNÉBREUX DESTIN DES AMAZONES

Chapitre 1 : Les hommes-guerriers de Sylvainth

Introspection du Dragaãnh : Qui sait ce que renferme le cœur d’un redoutable guerrier dont les intentions d’acier monopolisent l’intérêt de ses soldats au point de paralyser chez eux, la moindre velléité de désobéissance ? Mais pouvait-on dire que j’étais l’un de ceux-là ?

 

Searle supervisait l’entraînement de ses hommes. Depuis la veille, au lendemain de leur retour de l’une de leurs expéditions en zone à risque, aucun ne s’était vraiment reposé ; à commencer par lui-même. L’officier était furieux. Contre lui-même, contre ses guerriers éduqués avec un acharnement frisant la démence, furieux également contre cette femme qui s’était fait sauvagement déchirer et qui en était morte. Furieux aussi contre la naïveté de cette dernière. Il haïssait ce travail dérisoire et stérile, d’une absurdité dégradante, mais il n’avait pas le choix d’un autre but. Lui seul pouvait protéger la caserne ; lui seul détenait la connaissance.

Son regard balaya la scène. Une cinquantaine de Sylvaneeths endurcis par les combats, éparpillés en une apparente confusion, investissait à cet instant l’imposante cour intérieure de la garnison pavée de pierres brun rouge extraites des fonds liquides des aqualides. La teinte immanente imprégnait le camp militaire, d’un rougeoiement sanglant qui accentuait l’atmosphère morbide régnant en permanence au sein de l’iloth. Sanglant comme la boucherie qui avait eu lieu deux jours auparavant, sanglant comme le corps de cette Sylvaneeth insouciante qui leur avait servi de leurre et d’appât pour quelques Draegs repérés au cours des précédentes incursions dans la zone de l’ancienne cité, là où pullulaient ces monstres non humains qui, mois après mois, année après année, réduisaient le nombre des Sylvaneeths et de leurs compagnes.

« La Cité des Morts », voilà comment l’on appelait, chez eux, la vieille cité abandonnée sur les berges de l’un des plus impressionnants aqualides découverts à ce jour. C’est en raison de la proximité de l’énorme loch et de la ville perdue que les soldats sylvaneeths avaient constitué, ici, leur camp de base, à un peu plus d’une journée de marche.

La guerre acharnée à laquelle se livraient les deux races s’avérait si ancienne qu’ils en avaient gommé jusqu’au souvenir de son origine. L’apparition des Draegs ne remontait pourtant qu’à trois cycles de temps2, s’insurgeait l’officier qui ressentait, chaque fois, une haine singulière et féroce pour le passé. Si l’on avait su prévoir…, se répétait-il souvent. Si les Humains d’alors avaient pu prévoir ? Ensuite, il avait été trop tard ; et aujourd’hui, ils continuaient tous à en payer le prix.

Searle sentit poindre la colère familière qu’il tentait vainement de maîtriser, de dompter depuis toujours. La cause pour laquelle ils se battaient l’horrifiait, comme un anachronisme de temps révolus qui pilonnerait la réalité du lendemain. Le sang de Searle bouillonnait dans ses veines de la frustration de ces dernières semaines, de l’insuffisance et de l’impuissance de leurs brigades face aux hordes de Draegs vicieux qu’ils affrontaient à longueur d’année. La femme-artifice était morte, morte de leur incompétence ; et lui, Searle, n’avait rien pu faire à part assister au massacre, comme tous les autres. Aucun recours possible ; ils étaient tellement démunis que c’en était sordide ; sordide en même temps que grotesque. Il serra les poings ; ses lèvres se fermèrent en un trait à peine visible. Ses yeux se plissèrent sous l’immonde vision. L’un de ses hommes fit une fausse manœuvre, et son capitanh s’emporta en rivant sur le maladroit un regard froid.

– Sors des rangs, Briehaemnt ! Réintègre la section des juniors, durant sept jours, avant d’oser revenir parmi nous. Tes impulsions sont exécrables, et tu le sais.

Le Sylvaneeth ainsi hué devant ses compagnons ne broncha pas, conscient de l’humeur massacrante du Dragaãnh. Il quitta le groupe sous l’écho de ses pas qui résonnèrent interminablement sur le sol pierreux avant que le martèlement de ses bottes de cuir bardé de métal ne décrût.

Un silence lourd et palpable s’installa chez les soldats qu’un ordre de l’officier fit immédiatement disparaître. La voix de Searle s’éleva de nouveau, rauque et draconienne, exhortant les hommes à reprendre l’entraînement. Chacun, avec la peur au ventre de ne pas être à la hauteur de la volonté souveraine de leur capitanh. Aucun ne devinant le mal-être de ce dernier, ni son amertume à être là, ce soir, parmi eux.

Quand, à la nuit, ils réintégrèrent leur cellule du sous-niveau, à demi enseveli, une profonde fatigue les terrassait.

Avant de se joindre à ses hommes pour prendre du repos dans l’une des loges solitaires réservées aux officiers, Searle s’attarda au-dehors, toujours en proie à une rage sous-jacente qui le rongeait de l’intérieur. Le froid, l’obscurité naissante et l’opalescence brune des astres dans leur écrin de nuit firent davantage pour l’apaiser que ces deux dernières journées de pratiques intensives. Searle aimait la nuit, à l’instar de tous les siens, ceux de son clan, ceux qu’il avait volontairement abandonnés dans un lointain passé désormais plus le sien. Aakash ; tel avait été son nom dans le langage de son peuple d’alors. Et comme tout ce qui concernait son mode de vie antérieure, il l’avait rejeté, régurgité, vomi à tout jamais afin de ne pas, un jour, avoir à se souvenir ; jamais… Searle, Searle Népalhânh : voici le nom qui avait fait de lui un nouvel homme, digne d’appartenir à l’élite des Sylvaneeths, dans ce camp retranché des Oryanskes de près de trois mille guerriers. Subtilement, avec une patience minutieuse, il s’était efforcé de changer, de modifier ses mœurs, ses habitudes, ses postures et jusqu’à la moindre gestuelle, et bouleverser de même jusqu’à sa façon de penser, de réfléchir, d’aborder la vie sous tous ses aspects. Et tout cela, en vue de devenir ce qu’aujourd’hui il était : l’un de ces guerriers farouches, honnis de l’autre race, et l’un des éléments clefs d’un corps d’armée parmi les plus prestigieux de Sylvainth.

Searle leva le regard vers l’ample voûte de nuit parsemée de pluie d’étoiles. Où donc se dissimulait l’univers perdu de Thoryns, berceau des Draegs voyageurs ? Nul, certainement, ne le savait plus. Ses yeux balayèrent les ombres environnantes ; les contours flous des bâtiments se révélaient à lui dans leur opacité menaçante qui contrastait avec la nébulosité de l’air ambiant. L’homme nota le taux d’humidité élevé et la baisse de la température. Des bruits furtifs à la limite de son audition, des mouvements éthérés au-delà des limites des hauts murs de la caserne, dans la forêt omniprésente. Searle percevait tout cela et plus encore, bien plus qu’un Humain standard. Mais bien sûr, il n’était pas un Humain standard. Bref sourire à peine esquissé sur ses lèvres masculines, tandis que des bribes de souvenirs brouillés tentaient d’émerger du vernis de sa personnalité façonnée. Une envie soudaine d’un air vif, d’un oxygène plus condensé le fit avancer vers la cahute abritant les gardes de faction près de la sortie. Un salut ébauché à leur intention, et il quittait l’enceinte sécurisante du camp militaire pour les profondeurs captivantes de la Theÿimb3.

 

Devant l’accès menant au mezhçadinh, le réfectoire des hommes-guerriers, Xanthos Ckräendt fumait une shilve au calibre impressionnant. L’odeur de terre qui se dissipait en volutes du bout rougeoyant lui procurait un plaisir véritablement animal. Sous la vague de contentement, ses pensées ployèrent, indécises, flottantes jusqu’à ce qu’il les focalise sur l’un de ses sujets favoris. Il attendait son officier qui, comme souvent, s’éclipsait la nuit dans la forêt. Nul autre ne se risquait à l’imiter. Trop de dangers pour un homme solitaire que d’arpenter ces terres forestières infestées de prédateurs, rongées par le froid et les vents, et malmenées par les arbres eux-mêmes. Searle, lui, paraissait ne rien redouter.

Depuis que Xanthos le connaissait, il n’avait jamais discerné, chez l’officier, la moindre lueur de peur. C’est lui, Xanthos, qui l’avait encouragé à s’enrôler quelques années auparavant. Ils avaient tellement besoin d’hommes tels que lui ! Et il n’avait pas cru à sa chance, quand l’autre avait accepté après un dur affrontement verbal. Il se demandait, encore, les raisons qui avaient fait que Searle se rallie à sa proposition et au marché qu’ils avaient conclu en ce temps-là. Il ne regrettait pas l’incorporation de l’officier. Avec lui dans leurs rangs, les choses avaient ensuite été plus faciles. Un bref coup d’œil en direction des astres Nöhrr et Söhrr, sombres et irradiants, lui apprit que Searle ne tarderait plus ; la nuit avait plongé la cour dans une obscurité totale, un océan de noirceur que ne reflétait plus aucune des lunes au-dessus de Sylvainth.

Xanthos sursauta. L’apparition soudaine de son officier le dérouta, comme à chaque fois. Un dénoëmh, l’un de ces énormes chats sauvages de la forêt, n’aurait pu être plus silencieux. La comparaison amusa le Général qui songeait que son homme, par son comportement tantôt violent et tourmenté, tantôt impavide, aurait pu être une incarnation de l’un de ces formidables félins farouches et indomptés qui n’hésitaient pas à planter leurs griffes démesurées dans le corps des soldats quand l’occasion ou la faim les poussaient à se découvrir. Searle était ainsi : un fauve à peine contrôlable. Pourtant, il lui obéissait ; jamais, au cours de ces quelques années à son service, Xanthos ne l’avait pris en défaut ; et parfois, l’honnêteté de l’officier le déconcertait. Un accord tacite liait les deux soldats, au-delà de la relation hiérarchique qui commandait leurs rapports.

La main qui s’abattit sur Xanthos Ckräendt le fit de nouveau sursauter :

– Encore à m’attendre, Général ?

– Je ne m’en lasse jamais, Searle. Te voir revenir, chaque fois, en dépit des périls de la Theÿimb me rend admiratif. Mais prends garde qu’un jour… Tu n’es ni indestructible ni invincible.

– Ce jour-là n’arrivera pas, Général. Je ne me laisse pas aisément surprendre.

– Oui…, sans doute… mais il me déplait que tu abandonnes la caserne et nous autres…

– Allons, je ne suis pas si important, je…

– Tu l’es à mes yeux, le coupa son supérieur.

Le regard de Xanthos Ckräendt erra vers le torse puissant de son officier. Sous la tenue de toile rude se cachait une armure de métalocuir des plus résistantes qui, à elle seule, contribuait à faire de l’homme qui la revêtait, une véritable légende vivante. Que d’histoires racontées, lors des soirées entre soldats, sur cette extraordinaire protection qui ne quittait jamais le torse de l’officier ! Façonnée, conçue à partir d’un alliage inconnu de métaux sylvaneeths ainsi que de cuir d’animaux, aucun d’eux n’aurait pu la porter tant elle était lourde, et cependant, aux dires de ses autres compagnons d’armes, Searle ne l’ôtait en aucune occasion. La cuirasse, même dissimulée, rajoutait à son attrait l’irrésistibilité des surhommes. Searle ne fit aucun commentaire.

– Tu ne réagis pas au quart de tour comme à l’accoutumée, Searle ?

Et comme son soldat ne rétorquait rien, Xanthos insista :

– Que se passe-t-il ? Est-ce votre expédition qui…

Cette fois, l’homme riposta :

– Je me refuse à participer davantage à cette boucherie, si vous ne retirez pas du programme la présence de ces femelles. Elles ne font qu’attirer les complications. Nous n’avons aucunement besoin d’elles, pour appâter les Draegs afin qu’ils émergent hors de leur antre. Vous le savez, j’ai un don pour ça…

Le rire de Ckräendt s’éleva dans l’air de la nuit, en les surprenant tous les deux.

– Je n’en suis pas si sûr, Searle ; pour évidences, vos retours bredouilles des semaines passées.

– Les Draegs avaient déserté les lieux, Général.

– Tout simplement ? Et comment pourrais-tu connaître leurs intentions ? Et comment expliques-tu qu’ils soient justement revenus, le jour même où je vous impose « l’une de ces femelles » comme tu les nommes ? Pure coïncidence, selon toi ?

– Je n’ai rien à vous prouver.

– Exactement ! Et toi et tes hommes continuerez selon mes plans, Searle.

– Je ne crois pas, non. La prochaine fois, cantonnez-moi à l’entraînement de nos soldats, si cela vous convient, mais je ne participerai plus à un tel carnage.

– C’est ton rôle d’assurer la protection des Piégeuses de Draegs.

– Eh bien, je ne l’assume plus, Général ! Changez-moi mes fonctions.

– Nous verrons, Searle. En attendant, apaise tes peurs.

– Je n’ai pas de peurs.

– Que tu dis, Searle.

Les deux hommes s’affrontèrent du regard, et c’est Xanthos qui le premier abaissa les yeux. La colère sourde s’emballait de nouveau dans ceux de son compagnon ; le Général préféra, pour une fois, céder avant que l’entretien ne s’envenime. Il ne désirait pas exacerber l’humeur de son officier trop prompt à sortir de ses gonds.

– Bonne nuit, Searle.

Ce dernier inclina légèrement la tête en guise de salut, et pénétra dans les quartiers de repos des soldats de son rang.

Chapitre 2 : Le rabatteur

Introspection du Dragaãnh : Assumer une identité qui n’est pas exactement la sienne génère des incohérences de tempéraments intolérables pour celui qui en est le sujet. Et j’en étais le sujet.

 

Ils venaient de franchir les murs de l’ancienne cité. Les relents caractéristiques des aqualides leur parvenaient, denses et suaves, baignant l’air d’un parfum d’algues fermentées qui avait toujours procuré à Searle un insidieux plaisir où se mêlaient de manière équivoque violence et sensualité. Ses hommes, au contraire, détestaient l’odeur qu’ils qualifiaient de pestilentielle. En général, en prévision de ce moment, ils portaient un filtrant censé leur éviter l’inconvénient tout en les protégeant des émanations de gaz toxiques et pulvérulents. Searle, jamais. Son organisme luttait apparemment avec efficacité, contre ces dernières. Ce qui le différenciait, une fois de plus, du commun des guerriers. Les capteurs anamorphiques4 qu’ils consultaient régulièrement n’indiquaient aucun mouvement suspect, mais l’officier savait pour l’avoir vécu des centaines de fois, que l’absence de vibration ne prouvait rien sinon que le risque de danger latent n’en était que plus tangible. Se laisser surprendre par l’un de ceux qu’ils traquaient équivalait à une mort certaine pour lui et ses hommes. La rapidité légendaire des Draegs n’était pas surfaite, non plus que leur énorme potentiel énergétique ni les effets désastreux de leur chimie héréditaire sur les organismes étrangers. Les Draegs s’avéraient capables de lancer une offensive sur plus d’un quart de marche, bondissant sur des longueurs invraisemblables selon les critères des Sylvaneeths et taraudant les volontés, de leur haleine soufrée, avant d’être à portée de tirs. Mais en dépit de ces avantages, les Aliens préféraient se terrer dans des crevasses de la roche ou des béances de métal déchiré, et saisir les insouciants qui passaient à leur portée. Dans de tels cas, la stratégie de Searle qui échappait à toute logique visait à prendre d’assaut ces fentes naturelles du terrain, de s’y infiltrer et d’aller coincer le Draeg dans son propre nid, en l’arrosant d’un acide corrosif auquel il s’avérait sensible. Encore fallait-il, cependant, que les Sylvaneeths identifient ce qu’étaient ces nids ; et tout le problème était là. La tactique habituelle, que redoutait chaque fois l’officier, restait l’intervention des amazones qui déambulaient sur les territoires habités jusqu’à ce qu’un Draeg ou plusieurs flairent l’odeur caractéristique des femelles sylvaneeths et sortent de leur trou en oubliant toute prudence.

Searle appréhendait invariablement cette phase des opérations, mais il devait reconnaître qu’elle était efficace. Les Draegs devenus fous de désir ne percevaient plus de la même façon le danger réel, et ne pensaient plus qu’à assouvir leur instinct atavique : la propagation de leur race via le ventre accueillant des étrangères. Des histoires racontaient que certaines femmes résistaient au viol et au massacre de leur chair ; certaines histoires ; oui, peut-être. Mais ni Searle ni ses hommes n’en étaient généralement les témoins. La plupart du temps, l’amazone pourvoyeuse des précieuses phéromones menait les soldats à la curée sans en avoir seulement conscience, et il arrivait trop souvent que dans l’action elle en néglige les précautions de base et se fasse happer par un Draeg plus tenace. Elle disparaissait, alors, invariablement avec lui dans les profondeurs de quelques repaires infâmes. Il arrivait aussi que le monstre, impatient, assouvisse son atavisme devant la troupe pétrifiée ; s’ensuivaient des visions d’horreur insoutenables qui clouaient les hommes les plus courageux sur place. Aucun recours que d’être le spectateur passif des actes de barbarie inimaginable, auxquels la victime était assujettie avant de succomber bien plus tard, si ce n’est sur le moment quand les excès auxquels se livraient ces monstres s’avéraient insurmontables.

Les rêves de Searle se peuplaient de ces atrocités qui revenaient le hanter, à intervalle régulier, sans qu’il parvienne à les juguler. Ses nuits étaient constamment soumises à des violences de ce type, qui le faisaient se réveiller brutalement en plein milieu d’un sommeil profond.

Aujourd’hui, nulle amazone dans son petit groupe de vétérans. Dans un tel cas, lui seul jouait au rabatteur afin d’attirer les démons hors de leur tanière. Et il était assez bon pour cela ; meilleur que tous ces hommes qui le guettaient scrupuleusement, faussement impavides, tentant de surprendre l’Alien semi-humain afin de le canarder de leur acide biologique neutralisant chez lui certains muscles moteurs essentiels. Nul ne s’étonnait plus de ce que, à l’instar des amazones, leur officier parvenait suffisamment à canaliser l’attention des monstres pour les faire jaillir de leur antre.

Searle avançait, plein d’une assurance apparente qui provoquait l’admiration de ses soldats, mais qui n’était que feinte et artifice. Au contraire, il éprouvait régulièrement la singulière impression de trahir un peu l’une et l’autre race. Depuis le temps, il aurait dû s’y accoutumer. Cette fois encore, l’atavisme seul pouvait expliquer, à ses propres yeux, cette réaction équivoque chargée de dissimulation. Pourtant, Searle avançait et rien n’aurait pu le dissuader d’agir autrement. Lorsque ses ondes semaient assez de curiosité chez l’ennemi, ce dernier surgissait de son nid au risque de se faire abattre. Chaque affrontement causait des victimes à la fois chez les Draegs et chez les Sylvaneeths ; rares s’avéraient les fois où ce n’était pas le cas. Le conflit perdurait, ainsi, depuis des cycles-temps5 sans aboutir vraiment qu’à un équilibre artificiel et transitoire des forces à l’œuvre. Aucune des deux races ne se développerait tant qu’existerait l’autre pour l’éliminer. Aucun remède ni aucune ruse, à ce jour, ne parvenait à supplanter l’une ou l’autre.

Un grondement sauvage retentit sur la gauche de Searle. Du coin de l’œil, ce dernier vit ses hommes se mettre en position derrière les monticules de roches disséminées sur le terrain accidenté. De la tôle entremêlée de terre et d’un fatras hétéroclite composé de déblais de rocs, de moellons ou de pavés brisés recouverts d’une végétation larvaire autant que résistante parsemaient les alentours. La fissure d’où fusaient les sons gutturaux s’avérait bien trop proche, pour que Searle puisse aisément se défiler ensuite. S’il voulait en réchapper, il devrait agir à la vitesse de l’éclair, plus rapidement que le monstre lui-même.

Conscient de ses propres limites, le traqueur s’était immobilisé, attendant l’apparition infernale de l’ennemi dont le souffle déjà le brûlait par anticipation. Quand l’Extraterre se manifesta, Searle était prêt et plongeait sur le côté, évitant de justesse l’exhalaison soufrée qui vint calciner la roche derrière lui. Un autre bond de Searle, débordant d’une énergie magnifique, l’amena sur un piton de pierre, tandis que le démon à demi humain se jetait dans sa direction en proie à une fureur animale pleine de frustration. C’est généralement à ce moment que ce dernier se révélait le plus dangereusement mortel, mais c’est aussi à cet instant précis que les guerriers sylvaneeths le fauchèrent de leurs armes chimiques. En un lancinant mouvement de chute, à l’instar d’une scène minutieusement préparée, le Draeg s’effondra au sol cinq altipas6 en contrebas pour rester prostré de longues minutes sans réagir. Searle et ses hommes demeurèrent prudemment à l’écart, le temps qu’une dernière déferlante acide jaillisse de nouveau sur la masse inerte du monstre anéanti.

Impassible, Searle observa la salve foudroyante perpétrer son œuvre. Il n’intervenait que très rarement, dans la phase de mise à mort ; une curieuse réticence l’en empêchait, une fois son propre rôle achevé ; comme si, avec une circonspection étudiée, il n’était là que pour témoigner de l’accomplissement de la mission, s’étant borné lui-même à guider ses guerriers vers le lieu de l’hallali. Il n’en allait pas toujours ainsi, cependant. Et parfois, il défiait lui-même le monstre en se dressant tel un dieu de justice sur le chemin du mal afin de l’enrayer.

Le Draeg avait trépassé sans entraîner d’autres morts que la sienne. Satisfait, Searle encouragea ses hommes à fouiller le site par mesure de sécurité. Des nids furent découverts, et avec eux des traces de leurs occupants.

Leur tâche exécutée, les mercenaires ne s’éternisèrent pas plus que nécessaire, et s’en retournèrent promptement, en s’éloignant de l’endroit macabre. Des Draegs reviendraient ; il en revenait sans cesse dans la zone de l’ancienne cité, mais ce ne serait pas avant un bon bout de temps ; et pas ici, dans l’un des cirques sous la surface.

À son habitude, Searle s’était détaché de sa troupe pour suivre la progression de ses hommes. Il aimait à prendre du recul, à garder jalousement sa solitude qui lui permettait de mieux développer ses perceptions sensorielles et d’être plus à même de veiller sur ses soldats, du plus loin qu’il pouvait. Ceux-là le repéraient à intervalle, érigé sur une flèche de granit, telle une gargouille de roche grise fondue aux brisants du roc lui-même ; à l’affût du moindre bruit suspect.

Sur le chemin du camp militaire, Searle ne pouvait se délester du sentiment d’échec qui lui avait explosé à la face lorsque cette égérie guerrière, cette Zorainee, s’était fait massacrer sous ses yeux, quelques jours auparavant, sans qu’il puisse agir d’une quelconque façon. Impression terrible de cette défaite qu’il refusait de réitérer, quitte à abandonner définitivement la caserne si on l’y obligeait. La veille, Xanthos ne s’y était pas risqué et ne s’y risquerait pas avant longtemps. Ce n’était néanmoins qu’un simple délai gagné sur le temps ; Searle en était bien lucide, mais sa conscience ne supporterait pas un autre revers de cet ordre. Il en avait assez de ces engeances sottes et obtuses qui rêvaient d’incarner les héroïnes d’une histoire qui jamais ne se matérialisait. Indubitablement, ces dernières y laissaient leur peau, certaines à plus ou moins longue échéance, mais le terme fatal survenait tôt ou tard, et Searle avait décidé qu’il ne serait plus le bourreau qui les conduirait à leur destination finale ; au dénouement ultime. Du moins pas avant un bon bout de temps. Désormais, ces gourdes sentimentales se débrouilleraient sans lui ; elles étaient si peu dorénavant, et représentaient tant ! Comment, songeait l’officier, les Draegs pouvaient-ils s’enticher de cette manière pleine de folie, de ces femelles humaines et de leur ventre à féconder ?

Une petite pensée perverse s’insinuait invariablement en lui, afin de lui remémorer que lui aussi… Mais lui n’avait jamais fait grand cas de ces rapports inter races. Et l’évocation, aussi minime et vénielle soit-elle, lui apportait, chaque fois, le seul entendement possible : l’imprévisible appel à la chair, cet unique espoir de procréation qui guidait chacune des races vers la survie et donc vers l’acte incompréhensible et criminel. Les Draegs s’évertuaient, en de vains et infructueux essais, à enfanter ne serait-ce que des images déformées d’eux-mêmes ; ils y parvenaient, mais pour combien de tentatives avortées et combien de souffrances inéluctables pour l’Humaine sujette à l’emprise des mâles aliens. Le Sylvaneeth ne supportait plus les fugitives visions qui s’emparaient de son esprit en ébullition, à chacun de ces rappels d’une réalité divergente et fantasque. Il préférait ne plus voir, ne plus percevoir, ni deviner ce qu’il aurait pu être dans d’autres circonstances.

Chapitre 3 : La cité de Guénoêthl

Réflexion de la Mère Druaë Nomashëin : Comment assumer un choix qui ne vous appartient pas, mais qui incarne vos espoirs aussi bien que vos peurs ? Quels sont ceux qui sont les plus à même de prédire l’identité de l’élue qui sera amenée à quitter votre communauté, alors que vous n’aspirez qu’à la retenir à vos côtés ?

 

Le village retranché des femmes, tel un îlot de survivance acharnée au beau milieu du continuum infini et grouillant des arbres vivants de Guénoêthl, l’un des massifs les plus hauts de Sylvainth, se protégeait derrière la nasse ardente et belliqueuse de ses végétaux centenaires en nombre si grand qu’ils auraient pu se comparer aux grains de sable dans un désert et qui matérialisaient un véritable obstacle aux intrusions depuis l’extérieur.

Depuis près de cent cinquante années-hommes qu’avait été édifiée cette cité perdue au milieu de nulle part, les amazones occupaient le terrain, cohabitant dans une autarcie presque totale à l’exclusion des quelques rares passages d’hommes-soldats venus prélever leur tribut suite aux Premiers Accords établis près de deux cycles-temps auparavant. Chaque cystäen, soit une année-homme, une femme pouvait être revendiquée en signe de contribution aux dieux de Sylvainth.

Le choix de la Sylvaneeth, proposée en offrande, pouvait être déterminé par l’une des Mères des amazones, par l’intéressée elle-même ou bien par un officier mâle du camp guerrier le plus proche de la cité. La sélection de l’exclue donnait lieu à des festivités particulières au cours desquelles chacune des amazones faisait montre de ses capacités propres dans l’art du combat et de l’autodéfense. L’une d’elles était désignée et aussitôt emportée vers sa nouvelle existence, au cœur de la caserne qui l’adopterait pour un temps ; le temps de sa survie, le temps d’un sursis et d’une fin prochaine ajournée, mais indubitablement prévisible. Le temps pour elle de piéger un ou plusieurs démons crachés des enfers de Sylvainth ou plus précisément de l’Univers de Thoryns, au plus profond du ciel étoilé ; le temps pour elle de jouer l’innocent appât et de mourir ensuite, fragile oiseau de femme-enfant née pour périr dans la souffrance de la chair. Amarhand n’était pas l’unique cité à offrir ses enfants, pour la gloire de Sylvainth.

Ainsi allaient les pensées de Druaë Nomashëin, la Mère des amazones, en proie au doute lancinant de ce choix alors que le cystäen presque écoulé allait indiquer la sacrifiée de l’année. Défilaient dans sa tête, la centaine de femmes-enfants qu’elle avait participé à forger de son autorité et de ses certitudes. Sa propre existence avait presque parcouru le cycle de temps imparti à chacun, si l’on n’y mettait pas fin par la violence. Son corps était vieux, flétri et perclus de douleurs, et cependant toujours en vie.

Combien d’amazones pouvaient prétendre à ce privilège du destin ? Tellement d’autres n’avaient pas survécu, victimes de leur innocence ou de leur inconscience. Selon les termes du Premier Accord, l’une de ses amazones devrait bientôt s’exiler. Par Dhéosh ! À présent, ce maudit protocole ! À quoi pouvait-il bien servir, dorénavant ? Pourquoi ces crétins de Draegs prenaient-ils ce malin plaisir à se soulager, dans le ventre des étrangères ! Où avaient disparu leurs propres femelles pour qu’ils se jettent, à corps perdu, sur la chair de leurs proies ignorantes, au risque de s’y perdre eux-mêmes. Ce non-sens évident n’avait plus sa place, après trois cycles-temps de survie précaire et de partage des terres de Sylvainth. Après ce laps de temps considérable, l’une des races aurait dû prévaloir.

Druaë revenait de l’antique barrière dressée contre le monde extérieur, loin à l’extrémité du centre d’Amarhand.

Ses pas la portaient lourdement vers le Temple des Croyances, fermé depuis la veille en prévision des festivités. Une dizaine de ses femmes guerrières allaient postuler pour le Grand Dessein. Serait-ce la douce Lhanéae, ou Grindelwald, la plus puissante d’entre elles ? À moins que Gwauld ne l’emporte par sa séduction et sa ruse ou bien encore l’innocente orpheline Maeween qui leur venait du Nord et qu’un beau jour, un Sylvaneeth avait déposée au pied du haut rempart des arbres ceignant le village. Druaë elle-même, près de vingt ans auparavant, l’avait découverte, pauvre enfançon d’alors, chétif et malingre comme un oisillon tombé de son nid. Elle n’avait pu agir autrement que la prendre sous son aile attentive. Observer le chemin réalisé par cette enfant lui était chaque fois source de contentement renouvelé.

La petite avait grandi plus que les autres, ses forces s’étaient développées différemment. Mais Druaë soupçonnait que le corps de la jeune femme n’avait pas atteint son achèvement, qu’il se façonnerait encore. Cette dernière, bien qu’élancée, avait conservé des rondeurs juvéniles, charmantes, certes, mais qui trahissaient une certaine incomplétude, voire une certaine immaturité guerrière ; loin de cette dureté de la chair que recherchaient les amazones, une fois passé le cap de l’enfance. Sans doute également, celle-là manquait-elle de cette aura d’assurance que plusieurs de ses camarades se targuaient de posséder sans en avoir pourtant la moindre once. Toutes ces jeunes femmes étaient loin de cette énergie mentale qui imprégnait chacun des gestes d’une Piégeuse de Draegs expérimentée. Cette enfant…, songeait la Mère des Amazones en revenant à ses réflexions sur Maeween Baäelt. Cette enfant… qu’avaient été ses brèves années avant que d’être parachutée ici, à Amarhand, unique cité sise en plein centre de l’immense forêt du massif de Guénoêthl ? Ce mystère, par moments, taquinait la vieille mère qui ne parvenait pas à se débarrasser d’un sentiment d’inquiétude latent à ce sujet.

Elle espérait que Maeween ne serait pas celle qui les quitterait pour le Grand Dessein. Souvent par le passé, elle avait interrogé l’enfant, puis la jeune fille, sur ses premières années ; mais jamais Maeween n’avait pu répondre à ses questions. Son regard, chaque fois, s’était refermé comme sur un secret trop accablant. L’occlusion des souvenirs, accidentelle ou non, n’était pas volontaire, et la jeune fille avait souffert de sa mémoire défaillante et sélective à l’instar d’un trou béant absorbant tout ce qui n’était pas sa vie présente.

Par la suite, Druaë avait cessé ses interrogatoires aussi vains que stériles. Elle avait eu suffisamment à s’occuper avec les nombreuses générations de femmes guerrières qui vivaient au sein de la grande cité. Connaissance des fondements de l’histoire de Sylvainth et apprentissage de l’art des combats résumaient, à eux seuls, les maîtres mots des amazones ; Druaë agissait en sorte qu’aucune d’elles ne l’oublie. Celle qui serait choisie dans les jours à venir serait de nouveau façonnée par les hommes-guerriers, qui, à leur tour, lui inculqueraient leurs propres méthodes.

La Mère des amazones soupira. Puis très vite, l’apparition du Temple à proximité l’apaisa. Ses forces déclinaient, ces derniers temps. Ses pas se faisaient lents, lourds et traînants. Sa vue, si fine dans sa jeunesse, se réduisait désormais en cette vision floue et trouble qui lui permettait tout juste de se diriger et de distinguer les contours des visages de ceux qu’elle côtoyait. Pourtant, l’esprit demeurait vif et rapide à discerner les auras de ses interlocuteurs ; ainsi que les vérités qui transparaissaient, inévitablement, de chacune de leurs attitudes. Ce rappel amena une ride amusée sur ses traits parcheminés. Dommage que son corps douloureux, qui tanguait par moments de la force qu’elle en puisait afin de le conduire, ne parvienne plus à lui servir aussi bien que par le passé. Un coup d’œil contrarié s’appesantit sur les angles du temple, encore bien loin pour ses articulations noueuses.

Bientôt, néanmoins, elle atteignait l’enceinte du bâtiment, et pénétrait discrètement à l’intérieur, par l’un des porches dissimulés sur le côté. La vaste et unique salle au milieu de laquelle trônait le réceptacle des Offrandes était sombre et emplie d’un parfum d’herbes odorantes. Des piliers massifs enserraient l’espace de doubles colonnades végétales donnant l’impression d’un équilibre entre roches minérales et troncs d’arbres forestiers, comme autant d’hommages aux dieux de Guénoêthl. Les arbres s’avéraient précieux pour les amazones ; précieux et funestes à qui ne les respectait pas. Au début des âges d’Amarhand, maintes amazones oublieuses de cet aspect particulier en étaient mortes de ne pas les avoir suffisamment honorés. Dans les mémoires demeuraient les rites d’adoration à leurs images propres à éveiller et conserver le soutien des mastodontes. Depuis, les arbres-sentinelles leur offraient leur protection ainsi que leur bois, leur feuillage, leur faune.

Druaë abaissa la tête, révérencieusement, devant chacun des piliers vivants. Elle se disposait à vérifier si tous les préparatifs pour les solennités des prochains jours progressaient de manière satisfaisante, quand un bruit furtif provenant de derrière l’un des piliers dressés, la fit sursauter et lâcher le tabernacle qu’elle avait pris en main.

– Qui ose… ? interrogea-t-elle, irritée que l’on enfreigne le règlement qui interdisait de pénétrer au sein du Temple en dehors des cérémonies.

– C’est moi, Mère, murmura une voix intimidée.

Une jeune femme dégingandée émergea de l’ombre des piliers, pour plonger dans la lumière rasante jaillissant du dôme en hauteur. Les mains féminines et minces se tordaient l’une contre l’autre, indiquant la confusion qui emplissait le cœur de leur propriétaire.

– Madlinéa ? Mais que fais-tu là, seule, quand tu devrais te trouver avec tes compagnes en entraînement ?

– Je… Je voulais m’entretenir avec vous, Mère.

– Tu choisis mal ton moment et le lieu, mon enfant.

– Oui… Je… C’est à propos du Grand Dessein…

– Tu connais le règlement.

– Oui…

Druaë soupira bruyamment avant de prendre la direction de la sortie. Ce n’était pas maintenant qu’elle pourrait se recueillir.

– Viens, quittons le Temple. Nous le souillons de nos paroles.

La jeune femme la précéda sans hésitation. Au-dehors, elle cligna des yeux. Cela faisait plus d’une demi-heure qu’elle guettait l’arrivée de la Mère. Elle connaissait parfaitement le circuit qu’empruntait régulièrement cette dernière, dans ses cheminements quotidiens. Madlinéa n’avait pas trouvé d’autre moyen pour lui parler en toute quiétude ; et à l’approche du jour de la venue des hommes, son cœur s’affolait à l’idée de ne pas être l’élue, de ne pas être celle qui, par sa présence, ferait sortir les Draegs de leurs trous.

Les deux amazones marchèrent quelque temps avant de s’asseoir sur un banc en retrait du sentier, dissimulé derrière des haies vives.

– Dis-moi ce qui te perturbe, exigea finalement d’un ton sec la vieille femme.

– Je ne supporte pas l’attente. Je veux être celle qui partira en compagnie des guerriers. Vous pouvez aider en ce sens…, je crois…

– Tu sais que tu n’as aucun droit à me demander cela, Madlinéa. Tu es trop impulsive et cette exaltation pourrait te coûter la vie… plus tard. Si je devais orienter le choix des soldats, ce ne serait pas toi que je sélectionnerais.

– Mais qui, alors ? À qui pensez-vous ?

Impatience mêlée de respect dans la voix juvénile qui s’adressait à la Mère des amazones. Cette dernière retint un sourire qui fleurait à la commissure de ses lèvres ravinées. Elle ne devait manifester aucun attendrissement ni laisser percer aucun encouragement qui eut pu influer sur la résolution ou le comportement de la jeune femme à ses côtés.

– Si cette décision m’appartenait, je n’enverrais personne, Madlinéa ; non pas que vous ne soyez pas à la hauteur, tes compagnes et toi, en comparaison des précédentes recrues des années passées. Mais qui pourrait être à la hauteur d’une telle tâche ?

– Nous nous devons à la cause des hommes, Mère. Nous ne pouvons nous esquiver ainsi.

– Certainement, mais… De toute manière, d’autres possèdent certaines caractéristiques plus à même de fournir l’aide… escomptée, Madlinéa.

– Mais qui ? Vous pensez à Grindelwald, n’est-ce pas ?

– En effet, il se pourrait, mais…

– Ou bien à Gwauld, ou…

Méfiante tout à coup, la jeune femme se tut un instant. Intéressée par ce qu’elle ne disait pas, Druaë patienta avant d’interroger :

– Ou ?

– À… Maeween, murmura l’amazone, plus pour elle-même.

– Maeween ? Et pour quelle raison ?

Druaë était soudain très curieuse de connaître le point de vue de l’une de ses postulantes. Elle ne s’était pas attendue à autant de clairvoyance de la part de la jeune Sanyitcjhoën.

– Elle est la plus maligne d’entre nous… même si elle ne le montre pas forcément.

Druaë réfléchit intensément.

– Vous vous entendez à la perfection, Maeween et toi. Et tu désires, malgré tout, quitter notre cité, abandonner ton amie, presque ta sœur ?

– Oui, je…

– Ne te torture pas ainsi, Madlinéa. La décision qui sera prise, bientôt, sera la plus juste et la plus équitable possible. La seule façon pour toi de convaincre les membres de notre communauté et les guerriers étrangers sera de faire preuve des plus grandes capacités dans l’art du combat et de la logique. Tu vois, tout est entre tes mains.

– Mais…

– N’en discutons pas davantage, jeune présomptueuse. Nous n’y sommes pas autorisées, et tu le sais.

Chapitre 4 : Introspection

Journal de Maeween Baäelt : Il en est des manifestations de ce monde comme de toute chose. Tout est relatif, et dépend de la perspective personnelle de celui qui en est le témoin privilégié.

 

En périphérie de la cité, au cœur d’un parc ombragé par les dais feuillus des paranes qui ceignaient leur village et dont les couverts créaient des ombres épaisses suffisamment étendues pour venir plonger jusque loin au-dessus d’Amarhand, Maeween s’exerçait physiquement avec deux de ses compagnes sélectionnées tout comme elle pour le Grand Dessein. Avec une silhouette élancée, l’amazone détonnait néanmoins nettement des deux autres par ses formes généreuses. Celles-là, plutôt minces et petites, possédaient un charme que Maeween désespérait d’acquérir un jour. Son regard sévère lui renvoyait une impression de lourdeur et de maladresse imprégnant chacun des mouvements de son corps disgracieux. Heureusement, ces temps-ci, Maeween observait en elle un commencement de modification au niveau de la taille, des membres, de sa tenue même. Ce n’était pas trop tôt, pensait-elle amèrement. Était-ce qu’elle devenait femme, enfin, avec un peu de retard, ou n’était-ce que le résultat de l’entraînement intensif de ces nombreux mois, auquel elle et ses compagnes s’avéraient subordonnées ?

Cela n’avait pas d’importance, finalement. Son corps n’avait pas tant d’intérêt ; ce qui en avait en revanche, c’était l’énergie qui affluait depuis peu, physiquement et mentalement. Sa tête, son cerveau, tout son être paraissait, à intervalle, le centre d’une activité occulte qui lui donnait le sentiment qu’elle allait exploser ou se pâmer face à cette vitalité importune ; la manifestation la surprenait, chaque fois, par sa puissance, sans qu’elle puisse anticiper le singulier phénomène s’apprêtant à frapper son corps et son esprit. Elle n’en parlait pas. Pas même à Madlinéa qui l’aurait ouvertement raillée ; pas même à la Mère Druaë Nomashëin toujours attentive à son bien-être. Non, Maeween n’avait pas osé s’épancher. Son problème ne durait pas depuis assez longtemps, pour qu’elle le prenne à ce point au sérieux ; et avec les jours du Grand Dessein qui approchaient, elle aurait à atermoyer encore avant de se confier.

Son attention fut sollicitée, tout à coup, par un rapide mouvement de l’une de ses partenaires de combat. Reprenant pied dans le présent, Maeween étendit son bras pour bloquer un jeu de jambes particulièrement brutal de Gwauld et plongea sur le côté pour éviter Lhanéae. Une exclamation étouffée accueillit son saut dans les branchages. Étourdie, Maeween se demanda ce qu’elle faisait, perchée en équilibre instable, sur l’une des basses branches du végétal. Il lui fallut quelques secondes pour se rétablir, afin de ne pas retomber ni susciter l’instinct primitif du parane toujours prompt à réagir. Au sol, les glapissements étonnés de ses compagnes. L’amazone ne comprenait pas ce qui venait de survenir, mais la scène se révélait assez cocasse.

– Maeween ? interrogea Gwauld d’en bas, ça va ?

– Heu ! Oui, je crois. Pourquoi tu m’as envoyée si haut ?

– Quoi ?

Rire de Maeween, soulagée de ne pas être blessée.

– Mais j’y suis pour rien, Maeween ; je ne t’ai pas touchée !

– Ah ?

– Allez, descend de ton perchoir ! lança Lhanéae, et explique-nous avant que cet arbre ne te renvoie ailleurs.

Maeween sauta de la branche du parane tout en esquissant à son intention un geste de remerciement, et se frotta le coude gauche meurtri par l’impact avec le végétal.

– Écoutez, je ne sais pas comment ça se fait que… j’ai cru que tu m’avais projetée sur le côté, Gwauld.

– Je t’ai dit que non.

– Bon, alors j’ai dû mettre dans mon élan plus de fougue que nécessaire. Je ne sais pas…

Angoissée soudain, la jeune femme refusa de s’étendre sur le sujet.

– De toute façon, on ne va pas épiloguer plus longtemps là-dessus ; aucune importance…

– Sans doute, mais tu aurais pu te blesser plus sérieusement que cette déchirure au coude, Maeween.

– Ça n’a pas été le cas.

– On poursuit ? suggéra Lhanéae.

– Non. Ça suffit pour aujourd’hui.

– Allons, les filles, les encouragea Gwauld. Un peu de vaillance. Savez-vous où est passée Madlinéa ?

– Non, répondit Maeween, soucieuse, tout en se remettant en posture de combat. Depuis quelque temps, elle est fuyante comme l’une de ces shandles fuselées fouissant au sein d’un driverlide particulièrement dense et se fondant à ses eaux du fait de ses couleurs. Nous ne nous voyons plus autant.

– Le Grand Dessein, souffla Lhanéae. C’est ça qui l’inquiète… à l’instar de nous toutes.

Aucune de ses deux compagnes n’émit de commentaire, tant sa remarque s’avérait évidente. Elles s’étaient toutes les trois repositionnées et se tournaient autour, mais sans l’allant du début de leur entraînement du jour.

– Je ne sais pas si j’aurais le courage de renoncer à cette cité, continua Maeween en surveillant ses arrières et Lhanéae qui se rapprochait ; et vous ?

– J’aimerais un peu de changement, lança Gwauld qui tentait de reprendre le dessus par un enchaînement glissant. Ici, c’est trop tranquille. À part les visites des Draegs… Tu te contenterais de la cité, Maeween ?

Le pied de cette dernière partit vers sa cible, comme en réponse à la question dérangeante. Lhanéae gémit, tout en faisant un bond sur le côté pour éviter un autre coup.

– Je ne suis pas certaine de ce que je veux, répliqua l’interpellée, guettant la nouvelle tactique de Gwauld. J’aime la quiétude de notre vie, son atmosphère paisible… Mais je crois qu’à… l’extérieur, il y a plus ; beaucoup plus.

Son bras jaillit après un tournoiement sur elle-même, qui amena une protestation de son adversaire. Maeween rit, laissa échapper un souffle court puis reprit :

– Je veux apprendre ce qu’est réellement Sylvainth. Et ici, nous nous enfermons dans notre quotidien ; nous n’avons à notre disposition que des bribes de connaissances, et cela ne me suffit pas, évidemment. Mais quitter tout ça…

Maeween s’était relâchée et embrassait du regard tout l’univers d’Amarhand, depuis son centre jusqu’à ses frontières végétales, denses et solides, protectrices. Là-haut, dans les ombres sous les paranes, dansaient les poussières de sables en provenance du Grand Extérieur. Ses compagnes abandonnèrent leurs joutes et s’avancèrent à presque se toucher, toute méfiance désormais dissipée.

– Madlinéa affirme qu’il y a effectivement plus encore au-dehors, surenchérit Lhanéa.

– Elle le dit, en effet, grommela Maeween énigmatique et peu encline à traduire les humeurs de l’absente.

Madlinéa nourrissait en elle tant de désirs qui la rongeaient, songeait Maeween. Depuis quelque temps, celle-là devenait impossible à vivre et gâchait la précieuse connivence qui avait été la leur jusqu’à peu. Madlinéa disparaissait, parfois, sans prévenir ; leur complicité s’était émoussée, alors qu’avant…, elles étaient inséparables.

Lhanéae et Gwauld semblaient avoir oublié l’évènement de tout à l’heure, et c’était tant mieux. Maeween ne souhaitait pas que ce dernier fût relaté dans toute la cité. Elle ne parvenait pas à assimiler ce qui lui était advenu, et il valait sans doute mieux qu’elle ne se focalise pas dessus. L’amazone recula soudain et lança, déterminée :

– On reprend, les filles !

Tout le temps que durèrent leurs exercices, la jeune femme fit mine de s’y donner, mais le cœur n’y était plus.

Mouvements sur soi-même, impulsions en avant, feintes, replis en plongeant, sauts de chat latéraux. Autant d’actions effectuées par simples automatismes de son corps exercé. Ce qui lui laissait tout le loisir d’élargir et d’investiguer le champ des alternatives offertes à sa curiosité : Madlinéa et son tempérament instable, Druaë Nomashëin et sa vigilance constante la concernant, elle, Maeween ; les bouleversements internes de son corps et de sa psyché qui prenaient un peu plus d’importance chaque jour qui s’écoulait.

La veille, elle avait été surprise par la façon dont elle avait anticipé les pensées de l’une de ses camarades ; Maeween lui avait quasiment ôté les mots de la bouche ; Leïlnonh n’avait rien remarqué, trop intériorisée elle-même sur ses propres difficultés. Mais l’attention de Maeween s’était accrochée à ce moment. Elle avait littéralement prédit ou « lu » la pensée de l’autre ; ça n’avait pas été comme si elle était tombée sur le schéma intellectuel de sa compagne par pur hasard. Il n’y avait pas eu de hasard. Angoissantes secondes d’incompréhension de soi-même, qui ne faisaient que se prolonger dans le temps depuis des semaines. À moins que la tension imposée par la venue des hommes-guerriers ne soit le catalyseur de ces réactions en chaîne dans son esprit surmené, et qu’une fois les étrangers repartis, tout redevienne comme avant. Fallacieux espoirs, supputait Maeween qui n’y croyait pas. Et du coup, peur aussi de l’avenir.

Elle fut soulagée quand ses amies mirent fin à l’entraînement et proposèrent de revenir vers le showanï, l’axe central de la cité. Fin de ses arguties inextricables. Le bavardage des deux amazones empêchait toute autre remise en question. Tranquillité imposée et appréciée à sa juste valeur.

Les trois jeunes femmes croisèrent nombre de leurs aînées, en approchant des rues étroites du cœur du showanï. Maeween posait sur les bâtiments et les gens, un regard différent. Elle avait le déconcertant pressentiment que bientôt, tout cela se dissoudrait dans un embrouillamini nébuleux dont elle ne faisait que suspecter l’imminence. Que serait son futur ? Resterait-elle parmi ces gens ? Certains jours, elle l’espérait ; mais à d’autres, elle souhaitait bousculer les usages, les traditions, troquer un mode de vie pour un autre, bousculer les rites désuets, le rythme des cycles, convertir à ses idées, s’affranchir de l’immobilité mentale et intrinsèque pour lui substituer d’autres schèmes de pensées, d’autres environnements et parvenir à voir le monde sous d’autres horizons, se battre davantage pour ses croyances profondes bien divergentes, contraires, même si pas encore affinées ni étudiées. Vouloir s’extraire du quotidien et des modèles assenés inlassablement.

Maeween désirait s’échapper. Cette pulsion en elle avait pris forme à l’annonce de la date du jour du Grand Dessein, et depuis ne la quittait plus ; et cependant, cette soif d’errance s’accompagnait de la crainte de perdre tout ce qui constituait, jusqu’à maintenant, le panorama étriqué de son existence ; étriqué, mais fiable, sûr et rassurant. Et tous ces gens… Maeween avait déjà été dépossédée de toute une vie avant d’être accueillie au sein d’Amarhand ; en perdre une autre l’affligeait, l’effrayait et l’incitait à refuser les opportunités de se distinguer. Chaque fois qu’il en était ainsi, elle avait l’impression de se recroqueviller sur elle-même et de disparaître à la vue des autres. Madlinéa et elle incarnaient tout ce qu’il y avait d’antinomique. Autant sa sœur par adoption cherchait toutes les occasions de se mettre en avant, autant elle, Maeween, les repoussait systématiquement. L’une en apparence très brillante et extravertie, la seconde d’une intelligence discrète et volontairement en retrait. Seule, Mère Druaë Nomashëin n’était pas dupe de ce comportement réservé ; elle avait perçu chez sa protégée beaucoup plus de perspicacité et de raison que n’en disposeraient jamais beaucoup d’autres amazones de la cité. Sous le regard inquisiteur de la vieille femme, Maeween éprouvait un malaise non exempt d’une angoisse latente qu’elle ne parvenait pas à maîtriser.

Maeween rêvait de partir et ne souhaitait dorénavant qu’une chose, c’était de rester. Contradiction douloureuse que la venue prochaine des festivités ne faisait qu’accroître, jour après jour. Mais il n’y aurait plus longtemps à patienter et ensuite, le destin ferait d’elle ce qu’il voudrait. Une voix féminine la fit se retourner sur une silhouette au loin. Madlinéa accourait vers elles trois.

– Maeween ! Attends !

Celle-ci fit comprendre à ses deux compagnes qu’elles pouvaient la laisser, et attendit sagement la nouvelle venue.

– Où étais-tu ? interrogea Maeween, avec une once de reproche.

– Avec la Mère Druaë Nomashëin.

– Encore à te torturer, Madlinéa ?

– Oui, je ne peux m’en empêcher, désolée de te causer du souci. Tu t’es inquiétée ?

– Un peu. Dans cinq jours, nous serons au fait, de ce que sera notre sort. Cinq jours, Madlinéa, et nous serons fixées.

– C’est long !

– Dans un sens, mais réalise que ce répit t’offre cinq jours d’entraînement supplémentaire pour te préparer.

– Toi…, tu exagères !

Madlinéa souriait maintenant. Maeween était la seule à parvenir à la faire rire, aussi souvent. Les deux amazones se dirigèrent vers la demeure qui les abritait depuis leur enfance. Sur les conseils de Druaë Nomashëin, la mère de Madlinéa avait pris en charge l’orpheline lorsque cette dernière avait été retrouvée voici bien longtemps, abandonnée au pied de la haute barrière protectrice qui enserrait la cité, au pied de l’un des deux arbres-sentinelles dont les racines s’étaient enchevêtrées autour de son petit corps afin de la préserver des prédateurs de la région.

Les jeunes femmes avaient vécu ensemble tout au long de ces années, partageant chaque moment à l’instar de deux sœurs. Madlinéa n’en avait pas eu, seulement trois frères, qui, à l’adolescence, avaient rejoint les hommes-guerriers quelque part dans le Grand Extérieur. On ne les avait plus revus ensuite, dans la cité des femmes. Les contacts avec les individus du sexe masculin s’avéraient exceptionnels.

Trois à quatre fois l’année, parfois plus, par petits groupes, des hommes se manifestaient aux portes d’Amarhand, en sollicitant l’hospitalité, les uns en prévision du jour du Grand Dessein, les autres pour faire du troc ou participer à des chasses aux Draegs pullulant dans les environs, d’autres encore avec le désir de copulation. C’était aussi sans compter sur la volonté de procréation de certaines amazones.

À ces occasions, les fêtes duraient plusieurs jours. Autour de feux immenses, les hommes y racontaient leurs équipées glorieuses lors de leurs combats contre les Draegs. Les Sylvaneeths ne manquaient jamais de mettre en avant la dextérité des rares amazones ayant contribué à telle ou telle expédition vengeresse contre l’ennemi commun. Certains soldats s’étaient forgé une réputation à la hauteur de leurs actes héroïques.

Ces derniers temps, un nom revenait plus régulièrement sur les lèvres des guerriers qui ne tarissaient pas d’éloges à son sujet. À les écouter, les femmes de la cité d’Amarhand chuchotaient le nom de ce guerrier farouche, se rapportaient les histoires courant à son propos avec des mines gourmandes qui ne laissaient pas de surprendre Maeween. Mais si ses compagnes rêvaient de rencontrer l’inconnu, celui-ci, hélas, ne se mêlait pas au peuple des amazones et évitait au contraire leur commerce.